Bismarck et la Papauté/II/02

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BISMARCK ET L’ÉPISCOPAT
LA PERSÉCUTION (1873-1878)

II.[1]
LA PREMIÈRE APPLICATION DES LOIS DE MAI (Juin-Décembre 1873)

Un jour de mai 1873, un président de consistoire protestant causait avec Auguste Reichensperger. « L’issue de la lutte, lui disait-il, dépend de l’attitude des évêques, et la majorité des ecclésiastiques et des paysans protestans les secondera. » Reichensperger acceptait l’augure, mais d’autre part il prévoyait en tremblant l’effroyable poussée d’athéisme dont les populations allemandes seraient bientôt les témoins et les victimes.

Tandis que les âmes religieuses s’inquiétaient de ce que deviendrait en Allemagne le christianisme, une seule chose importait aux hommes d’État de Berlin, c’était que l’Église se soumît, et comme ils avaient légiféré sur elle sans la connaître, leur ignorance même leur faisait espérer sa capitulation. « Une fois ces lois mises en vigueur, prédisait le juriste Friedberg, toute agitation cessera ; on aura d’ailleurs assez d’énergie pour étouffer les infractions. »

Comment croire, reprenait l’historien Sybel, que les évêques d’Allemagne, après s’être conduits si pitoyablement au concile, trouveront de l’énergie pour lutter contre Bismarck ? Ni Friedberg, qui avait élaboré les lois de Mai, ni Sybel, qui les applaudissait, ni Bismarck, exalté par l’habitude de vaincre, ni les bureaucrates de Berlin, soucieux uniquement d’obéir et d’être ensuite obéis, n’avaient prévu quel drame allait se jouer, et comment les lois se heurteraient à la conscience collective de l’épiscopat, et comment l’effort même qu’on ferait pour l’asservir le pousserait à prendre son élan vers Rome, et à chercher là-bas, près d’une cime intangible, un refuge et un appui pour les droits légitimes de la société religieuse, menacée dans son indépendance, menacée dans son intégrité. « Le secret de notre vigueur, proclamera bientôt Mallinckrodt, le secret inintelligible au monde, c’est que notre épiscopat, sans se laisser fourvoyer par les promesses, effrayer par les menaces, suit la voie que le maître de l’Eglise lui a marquée. »

Ces évêques qui, sous la pression de lois hostiles, resserraient ainsi leurs liens avec le Saint-Siège, se rappelaient peut-être les pronostics lugubres que de Rome même, en 1870, l’ambassadeur Arnim avait adressés à l’un d’entre eux. Arnim avait annoncé que la définition de l’infaillibilité donnerait lieu à des difficultés politiques et qu’une, persécution naîtrait. Voilà que sonnait l’heure fatale où sur l’Eglise de Prusse allait se déchaîner un souffle de ravage, et Roon en personne semblait confirmer la prophétie d’Arnim lorsqu’il disait en laissant deviner ce menaçant lendemain : « C’est la faute de l’infaillibilisme. »

Presque tous les évêques de Prusse avaient fait partie de la minorité conciliaire ; presque tous, pour éviter d’articuler : Non placet, avaient quitté Rome sans attendre le vote final. La définition dogmatique qu’exploitaient désormais contre l’Eglise certaines susceptibilités politiques, affectées ou sincères, était devenue l’objet de leur foi, mais n’avait pas été leur œuvre. Ainsi, parmi les causes des prochains orages, il en était au moins une dont on ne pouvait les rendre pleinement responsables. Mais l’épiscopat universel avait parlé ; ils en étaient membres et s’en considéraient comme solidaires ; ils tenaient à partager, sans restriction, la responsabilité qu’avait assumée l’Eglise enseignante. Sans jamais alléguer comme une excuse personnelle cette attitude d’opposans qui dans l’assemblée œcuménique avait été la leur, sans même se demander un seul instant si les crises de 1873 justifiaient leurs alarmes de 1870, ils allaient porter en silence, avec simplicité et dignité, le poids des soupçons et des attaques que soulevait contre l’Eglise un vote conciliaire émis en leur absence et malgré leurs objections. Hostiles naguère à la définition, ou tout au moins à son opportunité, la destinée les contraindrait de glorifier par leurs souffrances, dans l’obscurité des prisons, cet article de foi que d’autres évêques en 1870 avaient glorifié par leur initiative, au grand jour du concile. Ils accueilleraient comme une sorte de grâce cette façon tardive et douloureuse d’être, eux aussi, les témoins du dogme, et de racheter ainsi ce qui tout d’abord avait pu manquer à la spontanéité de leur Amen. Alors se dérouleraient des luttes acharnées au cours desquelles, plutôt que de cesser d’être évêques, ils laisseraient l’État les faire déchoir du nom et de la dignité d’Allemands. Ces mêmes prélats qui, pour leur tiédeur et leur réserve, avaient parfois encouru en 1870 les sévérités des autres Pères du concile, deviendraient aux yeux du monde les confesseurs du dogme nouvellement défini.

Il en est pour l’édifice dogmatique comme pour l’architecture d’une cathédrale : les pierres neuves qui l’affermissent ou l’embellissent ont besoin d’une patine. Des hommes jadis avaient souffert pour les divers articles du Credo ; il convenait que, pour ce dernier article, des hommes souffrissent ; c’était là la patine dont cette pierre toute neuve avait besoin. A travers l’histoire, la possession de tous les autres dogmes avait été assurée et comme achevée par des martyres humains. Le dogme de 1870 n’échapperait pas complètement à la loi commune. Des reflets d’auréole allaient se poser sur les têtes des évêques allemands ; la majorité conciliaire, qui avait critiqué leurs lenteurs, finirait avec une respectueuse envie par admirer leurs élans, et l’on assisterait une fois de plus à l’incompréhensible mystère d’élection qui sans cesse dans l’histoire religieuse vérifie la parole de Jésus, mystère de dureté, mais aussi mystère de douceur, par l’effet duquel les derniers deviennent les premiers.


I

Melchers, archevêque de Cologne, avait, dès le 27 février 1873, consulté le cardinal Antonelli sur l’attitude qui siérait après le vote des projets de loi, projets « iniques et très contraires à l’esprit et aux lois de l’Eglise. »

La réponse de Rome survint le 24 avril. Antonelli signifiait que ni la Cour royale pour les affaires ecclésiastiques, ni les examens d’Etat pour les clercs n’étaient admissibles. Il prévoyait que certains articles des lois pourraient être l’objet d’une tolérance purement passive si une politique de résistance active risquait de provoquer certains dommages graves ; mais du moins les évêques devraient-ils alors, par des protestations ou tout autre moyen, aviser à se décharger du reproche d’inertie, qui ferait scandale. Sans entrer plus avant dans le détail, Antonelli les invitait à fixer tous ensemble une ligne de conduite uniforme, et à la suivre ensuite fidèlement dans leurs divers diocèses.

Les évêques se sentaient fortifiés par cette confiance du Vatican. Quelle qu’eût été leur attitude au Concile, il était manifeste que la générosité de Pie IX n’éprouvait à leur égard aucune suspicion. Leurs discussions annuelles de Fulda, strictement périodiques, pleinement libres, se déroulant d’après un ordre du jour que souverainement ils fixaient, témoignaient de leur droit d’initiative complètement respecté par le pouvoir romain. Bismarck et les vieux-catholiques accusaient Pie IX de les traiter comme de simples préfets et de régner sur eux par la peur. Mais les instructions d’Antonelli prouvaient précisément le contraire. Ces prétendus préfets se voyaient entre eux, se concertaient, délibéraient comme bon leur semblait, parlant librement, sans se défier d’eux-mêmes ni les uns des autres ; ils affichaient l’apostolique souci de donner tous ensemble, à l’Église d’Allemagne, un organe représentatif et directeur, de dire en son nom ce qui devait être dit, et de le dire en termes plus exacts et plus autorisés que ne le faisaient les journalistes religieux. Ils opposaient à l’intempérance de certains défenseurs de Dieu, Allemands ou Italiens, laïques sans compétence ou prêtres sans mandat, la calme et prudente sérénité de la parole de Dieu ; et l’union de ces prélats, telle que dans sa lettre Antonelli la rêvait, n’avait rien de commun avec cette uniformité d’obéissance, passive d’abord, et puis craintive et finalement inactive, que récoltent pour leur propre malheur les gouvernemens absolutistes, et qui convenait peut-être aux préfets de Bismarck, mais nullement aux évêques de Pie IX.

Ce fut sous l’impression de cette réponse cardinalice que les évêques de Prusse, du 29 avril au 2 mai, se réunirent à Fulda devant le tombeau de saint Boniface : tous sauf un se trouvèrent là, ou se firent représenter ; leurs rangs s’ouvrirent aussi à l’évêque de l’armée, à l’administrateur épiscopal de Fribourg, et à Ketteler. Ditscheid, secrétaire de l’évêque de Trêves, fut frappé du caractère de gravité que prit tout de suite la réunion : l’on sentait qu’on devait arrêter certaines décisions capitales dont les suites seraient lourdes. Dans un calme que soutenait et qu’animait leur prière, tous ces évêques, en commun, firent en quelque sorte leur testament. Ils prévoyaient qu’ils pouvaient être arrachés à leurs diocèses ; ils stipulèrent qu’en ce cas, le vicaire général hériterait de leurs pouvoirs, et que d’avance deux prêtres seraient désignés pour recueillir successivement à son défaut cet onéreux privilège.

Ils mesurèrent la portée des sanctions pénales, et l’atrocité des périls que courraient peut-être, bientôt, les propriétés et les institutions ecclésiastiques ; ils furent d’avis quand même d’opposer aux lois une résistance passive. Bien que le Saint-Siège, dans divers pays, eût accordé aux gouvernemens certains droits pour la collation des cures, ils estimèrent que la Prusse commettait un abus de pouvoir en s’arrogeant elle-même ce droit, et ils se déterminèrent à ne point obéir. Melchers, le 2 mai, prévint le Pape de ces résolutions. C’était le jour où l’on célébrait la fête de Saint-Athanase, le jour où le bréviaire parlait de ses exils. Les évêques d’Allemagne, en méditant sur son histoire, osaient-ils d’avance y discerner la leur ?

Puis, tous ensemble, ils signèrent une lettre publique par laquelle l’Eglise d’Allemagne remerciait le peuple chrétien. D’elles-mêmes, les consciences, par une intuition perspicace, avaient senti que les projets de loi mettaient en péril les liens entre les évêques et le Pape, les liens entre les fidèles et les évêques, les liens entre l’Eglise d’Allemagne et l’Eglise universelle, et qu’ils menaçaient d’une complète dislocation la charpente même de l’organisme religieux. C’était une consolation pour l’épiscopat, que les catholiques d’Allemagne, pour s’inquiéter, n’eussent pas attendu ses propres inquiétudes. Il les encourageait, les félicitait, les rassurait. Il protestait que, pour toutes les questions douteuses, l’avis du Pape serait souverain ; il réclamait qu’on ne reconnût comme pasteurs légitimes que les membres authentiques de la hiérarchie. Si ferme était cette lettre, et d’une fermeté si tranquille, si sereine, si obstinément sûre d’elle-même, que les fidèles n’avaient à redouter aucunes concessions préjudiciables aux droits de l’Église, et que l’État n’avait à en espérer aucunes. L’accent pourtant n’avait rien de belliqueux : cette lettre visait à plus et à mieux qu’à être l’épisode d’une bataille ou l’esquisse d’une parade. « Nous continuerons, proclamaient les évêques, de remplir nos devoirs envers l’autorité laïque, envers la société civile, envers la patrie ; car nous n’oublions jamais qu’en ce qui regarde les rapports entre les deux pouvoirs, Dieu ne veut pas la lutte, ni la séparation, mais qu’il veut la paix et la concorde. » Ils terminaient en recommandant à leurs fidèles de se bien conduire et de prier. Ainsi n’acceptaient-ils la lutte qu’en définissant une fois encore un idéal de paix ; et la prière humble et pacifiante était la seule tactique dont ils aimassent à tracer le programme.

Trois semaines plus tard, lorsque les projets furent devenus des lois, un nouveau message épiscopal émut l’opinion ; il était cette fois adressé au ministère et mettait en lumière le point fondamental du litige. Vivait-on sous l’ère païenne, ou sous l’ère chrétienne ? Allait-on rétrograder au-delà de Constantin, sous lequel les autonomies respectives de l’État et de l’Église étaient entrées en vigueur, et remonter à l’époque où l’État s’affichait comme la source de tout droit ? Admettre en matière spirituelle l’absolutisme de l’État, c’était répudier l’origine divine du christianisme. Donc les évêques refusaient formellement leur concours pour l’application des lois.

Une caricature, dont s’amusa l’Allemagne, symbolisa cette réponse : on y voyait une vieille femme accroupie, armée de lunettes, et qui venait d’accoucher ; elle représentait la Chambre des Seigneurs, et Bismarck et Falk recueillaient avec sollicitude les lois de Mai qui venaient de naître. Les trois cheveux que les caricaturistes prêtaient à Bismarck étincelaient comme trois rayons ; avec le geste auguste d’un Moïse descendant du Sinaï, il montrait aux évêques ces nouvelles Tables de la loi : « Elles ne me regardent pas, » répliquait un des évêques, mitre en tête. Falk se flatta dans la suite d’avoir à ce moment agi sur les évêques, avec douceur et cordialité, pour qu’ils coopérassent à l’application des lois ; mais la douceur de Falk échoua, comme bientôt sa dureté. Ils estimaient que les lois faites sans eux et sans le Pape ne les regardaient point.


II

Souvent à travers l’histoire, les ordres religieux aidèrent la hiérarchie à défendre son indépendance contre les tentatives des rois. Mais les évêques de Prusse, dans la lutte qui s’engageait, ne pouvaient plus escompter ce concours. Car en ce mois de mai 1873 où le législateur prussien enlevait à l’épiscopat le libre gouvernement de l’Eglise, des ruines nouvelles s’accumulaient dans le clergé régulier : le Conseil fédéral déclarait, le 13 mai, que les Rédemptoristes, que les Lazaristes, que les Pères du Saint-Esprit, que les Dames du Sacré-Cœur étaient affiliés aux Jésuites, et devaient être traités comme eux. La destinée de sept ordres enseignans, que la Prusse voulait frapper du même coup, était soumise à plus ample examen, mais de toute évidence leur dispersion n’était qu’une affaire de temps.

Le préfet Froté, de Porrentruy, qui était à ce moment même l’un des chefs les plus actifs du Kulturkampf suisse, exprimait son allégresse au gouvernement de Berne : « Bismarck, écrivait-il, est le premier homme d’Etat du monde, et il vient de trouver le vrai remède aux maux qui menacent la société civile. Il chasse de l’Allemagne sur la France la vermine qui a déjà anéanti cette dernière nation, et elle est certes plus redoutable encore que les uhlans. Les canons de l’Eglise romaine sont plus redoutables que les canons Krupp. »

Ainsi se réjouissait-on, partout où l’on haïssait l’Eglise, de voir disparaître du sol prussien, dans un bref délai, les troupes auxiliaires dont elle aimait à s’entourer : une police soupçonneuse les mettait en déroute. Autour des évêques et des curés réputés ennemis d’une légalité dont ils étaient les victimes, l’Etat s’acharnait à faire le vide et croyait, qu’en les isolant, il finirait par les dompter. Mais l’Etat se trompait, les évêques n’étaient pas seuls.

Derrière cet épiscopat dont les nationaux-libéraux avaient à tort escompté le silence, derrière ce parti du Centre que Bismarck inclinait à considérer comme un phénomène anormal et factice, le peuple catholique allait parler lui-même, agir lui-même, souffrir lui-même, force vivante, pleinement consciente de son droit à l’existence et de son droit au respect. Plusieurs années durant, cette force allait affronter les lois qui désorganisaient l’Eglise, se mesurer avec elles, et ne cesser de lutter qu’après avoir triomphé. Heureusement, il y a des « millions qui prient, » disait Auguste Reichensperger, pour rassurer ses douloureuses inquiétudes. Les menaces de la loi allaient faire entrer en scène cette collectivité des « millions qui priaient, » personnalité nouvelle, imprévue, qui, la veille encore, insérait loyalement son activité quotidienne dans le labeur collectif de l’Allemagne ; et qui, tressaillant subitement, allait opposer à l’omnipotence invaincue de l’État les droits désarmés de la conscience.

Reichensperger voyait juste, c’était là le principal trait de ce peuple : il priait. Il priait dans ses paroisses où l’usage des beaux chants allemands l’associait d’une façon très intime, très profonde, aux péripéties du drame sacré ; il priait dans ses vagabondages, où d’étape en étape le guettaient et le recueillaient les associations de compagnons fondées par le prêtre Kolping ; il priait dans ses émigrations, lorsque là-bas, au fond des grandes villes, l’attendaient pour lui prêter aide des œuvres de protection et de relèvement, dirigées par des chapelains.

Ce peuple pratiquait ; aujourd’hui encore, malgré l’influence amollissante que vingt-cinq années de paix religieuse auraient pu exercer, le paysan de l’Eifel ou de la vallée rhénane qui ne fait pas ses Pâques est une exception ; aujourd’hui encore, là-bas, lorsque les évêques parcourent leur diocèse pour donner la confirmation, des files de pénitens, quittant leurs champs ou leurs boutiques, les réclament au confessionnal pour un autre sacrement ; et des chuchotemens discrets, échange d’aveux et de conseils, prolongent le contact, toujours plus confiant, entre des populations qui accourent et des évêques qui s’attardent à écouter. Ainsi en était-il déjà, il y a quarante ans. Il nous faut presque un effort de pensée pour nous représenter ce qu’était, pour ces foules catholiques, l’observance de leur foi. Elles n’auraient pas considéré comme catholiques des existences familiales où le prêtre ne serait intervenu que pour baptiser des enfans qui ne comprennent pas encore, distribuer des premières communions qui souvent seront les avant-dernières et parfois les dernières, marier des adultes qui ont cessé de croire, et oindre des mourans qui ne comprennent plus.

Ce peuple savait son catéchisme. Plusieurs heures par semaine, l’instruction religieuse était donnée par l’instituteur ; puis, avant la première communion, le curé lui-même enseignait à son tour. Des prônes simples, fréquens, plus catéchétiques qu’oratoires, ressuscitaient dans la mémoire des paroissiens le souvenir des dogmes qu’ils avaient pu oublier, ou des lois morales qu’ils avaient voulu oublier. Des missions de Jésuites ou d’autres religieux survenaient parfois périodiquement : elles étaient pour la paroisse l’occasion de communions générales auxquelles presque personne ne manquait. Nous avons, pour la période s’étendant entre 1850 et 1872, les comptes rendus détaillés de toutes ces missions : on y voit des foules affluer en quête de lumières et de grâces ; des villages se vider une ou deux fois par jour et déverser sur la paroisse voisine, où prêchaient les missionnaires, le flot de leurs habitans ; on y voit des missionnaires prêchant en plein air, pour évangéliser la foule que l’église ne pouvait contenir ; d’autres, cernés du confessionnal par des rassemblemens de pénitens qu’aucune attente ne lassait ; et d’interminables rangs de communians, à jeun parfois depuis la veille au soir, s’échelonner, à des heures tardives de la matinée, depuis la place du village ou depuis le fond du cimetière, saluer au passage le vieux et gigantesque saint Christophe, qui, près du seuil de l’église, semble veiller sur Dieu ; et puis, lentement, montant vers l’autel, s’acheminer jusqu’à Dieu. Telles étaient les scènes de calme et robuste ferveur dont l’Eglise d’Allemagne donnait le spectacle constant.

Ce peuple fournissait des vocations. Des calculs faits en 1865 établissaient, pour chaque diocèse d’Allemagne, la proportion entre le chiffre des prêtres et celui des habitans : on trouvait un ecclésiastique à Augsbourg pour 388 habitans ; à Eischtaedt, pour 387 ; à Hildesheim, pour 396 ; à Osnabruck, pour 560 ; à Paderborn, pour 650 ; à Cologne, pour 775. Si l’on additionnait prêtres, moines, et religieuses, on rencontrait à Paderborn une vocation pour 33 habitans ; à Trêves, une pour 56 ; à Münster, une pour 61 ; à Cologne, une pour 213. Bien que les populations catholiques, généralement pauvres, profitassent beaucoup moins de l’enseignement secondaire que les populations protestantes, il y avait dans l’ensemble de la Prusse 96 prêtres pour 100 000 catholiques, et seulement 60 pasteurs pour 100000 protestans. Enfin, dans les vingt années qui précédèrent le Kulturkampf, les congrégations religieuses s’étaient si puissamment épanouies, que, dans le seul diocèse de Cologne, le nombre des nonnes, qui n’était en 1850 que de 240, atteignait 2 726 en 1872.

Mais les attraits du sanctuaire et du cloître n’éloignaient pas du peuple les âmes qu’ils détachaient du monde ; elles trouvaient au contraire dans les vœux des congrès, qui depuis 1848 se succédaient, dans les initiatives d’un Kolping, dans les enseignemens d’un Ketteler, une incessante leçon de dévouement social. Le recueillement de la cure ou du couvent, recueillement où du moins ne manquait pas le nécessaire, semblait leur donner élan pour méditer sur ce minimum de bien-être dont parle quelque part saint Thomas d’Aquin, et qu’il juge nécessaire aux hommes pour la pratique de la vertu. D’une telle méditation, l’action devait tout de suite germer : puisqu’il existait des solidarités si troublantes, si indissolubles, entre certaines misères matérielles et certaines misères morales, entre les conditions sociales de la vie et les attitudes intimes des âmes, l’Église devait, pour l’efficacité même de la loi divine qu’elle prêchait, regarder d’un peu près les cadres humains dans lesquels vivaient les sujets de cette loi. Ainsi faisait le clergé d’Allemagne, et c’est de son magistère moral que dérivaient ses préoccupations économiques. Dans cette même ville de Mayence qu’avaient illustrée, en 1848, les discussions sociales du premier congrès catholique, avait reparu en septembre 1871 une génération nouvelle de congressistes qui s’attachaient d’une passion toujours plus soucieuse à l’étude des questions sociales. Assez de théories, criait le curé Ibach ; passons à la pratique : il s’agit de secourir le travailleur. Des votes succédaient aux paroles ; on décidait la construction de maisons ouvrières ; la formation de cercles chrétiens sociaux pour la moralisation et le relèvement économique des travailleurs, et spécialement pour la protection des enfans, pour la fondation de caisses d’épargne et de prêt, pour le soutien et la diffusion de la presse et de la littérature chrétiennes sociales. Des idées paraissaient éclore, auxquelles on laissa le temps de mûrir : telles, par exemple, les propositions de Breuer, qui avait été jadis l’un des premiers collaborateurs de Kolping, et qui souhaitait que l’on avisât, pour l’enseignement du christianisme social, à la création de professeurs ambulans et à l’impression de conférences.

On ne songeait pas seulement à s’aider soi-même, mais à se faire aider par l’Etat. Les anciens rêves de Ketteler, qui asseyaient l’avenir social sur l’organisation de coopératives ouvrières de production, étaient relégués au second plan par le vœu, plus immédiatement réalisable, d’une législation ouvrière. Un ami de Ketteler, le chanoine Moufang, avait, dès le début de 1871, réclamé qu’une limite fût mise à la tyrannie du capital, que les pouvoirs publics fissent des avances aux sociétés ouvrières, et que les décisions de ces sociétés sur les heures de travail et les taux des salaires fussent considérées comme ayant force obligatoire. A son tour, Breuer, dans le congrès de Mayence, demandait la prohibition du travail des femmes et la fixation à dix heures de la journée ouvrière. Le congrès décida que pour l’instant une commission d’enquête, composée d’employeurs et de salariés, devait examiner la situation sociale et économique des travailleurs et préparer ainsi les élémens du futur code ouvrier ; et l’évêque Ketteler, donnant l’exemple, réclamait de tous les prêtres de son diocèse une notice sur la situation ouvrière dans leurs paroisses.

On était à la veille des persécutions, on les sentait venir. Le prêtre Majunke dénonçait l’ennemi intérieur qui voulait enlever aux catholiques leur bon droit, leur droit sacré ; le président Baudri faisait acclamer la fermeté de l’évêque Krementz en face de l’État ; le chanoine Moufang, évoquant Bismarck, déclarait que le vouloir de l’homme tout-puissant n’intimiderait pas les catholiques, et le boucher Falk, visant la bourgeoisie nationale-libérale, disait avec sa rudesse plébéienne : « La différence entre 1871 et 1848, c’est que ce ne sont plus les messieurs d’en bas, mais les gens d’en haut qui font tempête contre nous. »

Mais parmi ces discours qui donnaient au congrès de Mayence l’apparence d’une veillée des armes, la pensée d’une action positive, s’exerçant sur le terrain économique pour le bien commun, continuait de captiver les consciences. Prêtres et nobles, à qui parfois la presse hostile faisait grief de leur commerce avec le petit peuple, mettaient d’autant plus d’allégresse à se montrer fiers et à se rendre dignes d’une telle intimité. « Nous ne pouvons que saluer comme le plus haut éloge des prêtres, disait un congressiste, ce reproche qu’on leur adresse de trouver leur appui parmi les paysans. Nous les félicitons ; car ils ont réellement conquis des hommes qui connaissent et aiment le christianisme et qui, par-là, possèdent la vraie culture. » Le baron de Schorlemer-Alst, qui depuis huit années, groupant en associations les ruraux de Westphalie, les avait victorieusement affranchis de l’usure, avait lu dans un journal national-libéral que la noblesse catholique était allée jusqu’à marcher avec les travailleurs la main dans la main, mais qu’heureusement dans cette noblesse il restait encore des hommes n’ayant rien de commun avec de tels ultramontains. Schorlemer devant le congrès s’emparait de ce méprisant propos : « Je regrette, ripostait-il, que parmi la noblesse catholique il reste encore des hommes qui ne veulent rien faire en ce sens. Ce dont on nous fait un grief, je l’accepte comme un hommage. Nous voulons aller avec les travailleurs la main dans la main, pour leur relèvement religieux, moral, matériel. » Ainsi souriaient aux intérêts populaires les défenseurs attitrés des intérêts religieux : et le même principe de justice au nom duquel on invoquait toutes les libertés confessionnelles dominait et suscitait toutes les revendications économiques. Le Congrès catholique de Breslau, de 1872, avait continué l’œuvre en recommandant d’élire des députés dévoués à la défense des travailleurs et d’organiser des institutions contre la misère et le chômage.

Les divisions entre les lassaliens et le parti ouvrier social-démocrate, les dissensions entre Liebknecht et M. Bebel au sujet de l’activité parlementaire des socialistes, laissaient espérer aux nationaux-libéraux l’apaisement des exigences tumultueuses ; mais lors même que ce recul apparent des partis révolutionnaires aurait été durable, d’autres tribuns s’offraient à la foule, pour empêcher le silence de certaines détresses et l’abdication passive de certains droits lésés.

Ces tribuns étaient les catholiques et parlaient au nom de leur foi. Du haut de cette cime, ils distinguaient entre les articles du programme socialiste, ils en retenaient certains, en répudiaient d’autres ; et lorsque les nationaux-libéraux dénonçaient je ne sais quel frôlement entre la robe épiscopale d’un Ketteler et le bourgeron des « rouges, » Ketteler les faisait taire en leur criant : Ces hommes dont vous avez peur, ce sont vos fils intellectuels ; et cette philosophie matérialiste dans laquelle ils encadrent certaines idées tantôt légitimes, tantôt discutables, elle est commune avec la vôtre, elle est votre héritage.

Dans les grandes agglomérations industrielles de la vallée rhénane, les ouvriers catholiques prenaient une attitude bien personnelle, entre la bourgeoisie nationale-libérale à laquelle généralement appartenaient leurs patrons, et le jeune parti socialiste qui lentement conquérait leurs camarades protestans ; et l’originalité même de cette attitude se reflétait dans leur organisation politique. Le Centre incarnait pour eux certaines visées de justice sociale, en même temps qu’un superbe parti pris de défense religieuse ; le Centre devenait l’abri derrière lequel, confians, ils se retranchaient pour la protection de leur vie morale, pour l’amélioration de leur vie matérielle. Et comme les revendications sociales que savait faire gronder, au fond de leurs consciences croyantes et pratiquantes, l’éloquence évangélique d’un Ketteler, n’étaient que l’épanouissement de leurs propres conceptions chrétiennes ; comme ils s’associaient, pétitionnaient, se défendaient et manifestaient, en vertu des mêmes principes qui les faisaient prier, s’agenouiller et communier ; comme la foi au nom de laquelle ils demandaient à être respectés par le riche était celle-là même au nom de laquelle ils aimaient obéir au prêtre, on devine quelle force c’était, pour les évêques et le Centre, de s’appuyer ainsi sur des natures profondément unifiées par le christianisme, et d’épanouir intégralement dans la vie publique tout ce que ces natures recelaient.

Les seuls partis qui ont la vie dure sont ceux qui expriment quelque chose de réel. Il advint parfois que de rares publicistes invitèrent à la création d’un Centre protestant, et toujours leur avis tomba dans le vide ; quelques groupemens, un manifeste, et même beaucoup de bruit ne suffisent pas à faire un parti, et qu’importe, en définitive, à des masses devenues indifférentes un programme de libertés confessionnelles ? En réalité, le peuple catholique préexistait au Centre, avec des croyances, avec des aspirations issues de ces croyances, auxquelles ce Centre n’avait qu’à offrir un écho pour acquérir une raison d’être et une puissance. C’est ce que comprenait, à demi le publiciste conservateur Wagener lorsqu’en janvier 1872, il écrivait à Bismarck : « Le parti ultramontain est d’autant plus dangereux que les organes de l’Eglise réussissent à attirer les masses. Sur aucun domaine le fanatisme religieux ne se développe plus efficacement qu’en présence des aspirations sociales. Même les socialistes reconnaissent que sur le Rhin et en Westphalie l’Eglise leur dérobe le terrain. » Wagener allait jusqu’à conclure qu’il fallait prendre garde de pousser les « sociaux » dans le camp clérical, et qu’un empereur social aurait vite fait de devenir plus fort que le pape social. Mais l’Église et le Centre avaient une grande avance sur le roi de Prusse et sur Bismarck.

A mesure que se développait le parti du Centre, l’expérience même de l’action politique révélait de plus en plus nettement à l’Eglise et au petit peuple la solidarité de leurs intérêts : le Centre représentait cette solidarité. Les élections dues au suffrage universel donnaient en faveur des catholiques des résultats beaucoup plus décisifs, que les élections dans lesquelles certaines conditions de cens favorisaient la classe riche : le mécanisme de la vie publique amenait l’Eglise à considérer que sa véritable force électorale résidait dans le peuple des pauvres.

Ainsi les habitudes de collaboration politique et sociale entre un peuple épris de christianisme et une Eglise éprise de réformes accroissaient sans cesse, entre ces deux forces, la vigueur et l’intimité des liens. Mais à l’origine de cette imposante puissance parlementaire et populaire, il n’y avait pas de savantes combinaisons politiques péniblement élaborées par de lents pourparlers ; il n’y avait pas d’embrigadement factice, groupant sous l’ascendant de certaines influences les votes passifs d’un peuple docile, mais chez qui la docilité ne serait qu’une forme d’indifférence. Il n’y avait pas encore, quoi qu’on en puisse croire parfois, un très grand développement du journalisme catholique, car en 1871 même on se plaignait que la Gazette populaire de Cologne n’eût même pas en dix ans atteint 10 000 abonnés ; et les progrès de la presse catholique furent l’effet de la lutte plutôt qu’ils n’en furent la cause.

Au début de ce merveilleux phénomène politique dont les catholiques d’Allemagne donnèrent le spectacle, vous trouvez une donnée primordiale, beaucoup plus simple et qui explique tout, une donnée qui n’avait elle-même rien de politique : c’est la foi profonde des foules, non point une foi se déchaînant en intolérances, car le Centre au contraire, on l’a déjà vu, n’aspirait à rien de moins qu’à accueillir des protestans ; mais une foi plus difficile pour elle-même qu’hostile aux âmes étrangères, plus empressée de s’exprimer en actes de dévouement qu’en gestes d’attaque, et d’autant plus vaillante dès lors pour les terribles sacrifices qu’imposeraient peut-être un jour les nécessités de la défensive.

L’assise fondamentale de cette tour d’ivoire qui s’édifia si soudainement et demeura si indestructible, et contre laquelle l’épiscopat d’Allemagne s’adossa victorieusement, n’était pas une assise politique, mais une assise religieuse ; c’était une immense fraternité, s’étendant chaque jour davantage, entre des âmes soigneusement formées par leur Église, désireuses que l’État leur laissât toute liberté pour organiser leurs rapports avec Dieu comme leur catéchisme l’exigeait, et désireuses aussi d’intervenir dans l’État pour aviser, d’après l’idéal défini par ce catéchisme, à la réorganisation chrétienne des rapports sociaux. Voilà sur quoi reposa la fortune du Centre allemand, rien de plus, mais rien de moins. Si le Centre se fit craindre, si l’épiscopat se sentit fort, c’est parce que, aux heures décisives, passant de l’arrière-garde à l’avant-garde, les consciences s’insurgeaient en un plébiscite incoercible ; et Reichensperger faisait acte d’homme politique, non moins que de chrétien, lorsqu’il pacifiait ses anxiétés en songeant aux millions qui priaient.


III

Une tentative eut lieu, dès le lendemain du vote des lois de Mai, pour faire brèche parmi ces millions et pour diviser les catholiques d’Allemagne. Elle s’essaya dans cette Silésie où certains magnats, baptisés catholiques, ne pouvaient supporter l’humiliation d’avoir à rendre des comptes au petit peuple et d’être battus aux élections par d’obscurs et zélés chapelains. Le comte Frankenberg, vieil ennemi du Centre, expliqua, dans un projet de manifeste, qu’en face des ultramontains solidement organisés, prudemment dirigés par les Jésuites, et servis par des journaux aveuglément dévoués, les « catholiques nationaux » (deutschgesiunte) n’avaient ni direction, ni organisation, ni presse, et qu’ils étaient en butte, tout à la fois, aux vexations ultramontaines, parce que patriotes ; aux défiances de l’État, parce que catholiques. Et Frankenberg voulait que ces catholiques nationaux se groupassent autour d’un programme, qui rassurerait l’État sur leur loyalisme. Sa voix fut entendue ; et, le 14 juin, le duc de Ratibor, le prince Lichnowski, les comtes Hatzfeldt, Renard, Stillfried, Oppersdorf, et Frankenberg lui-même, signèrent une adresse à l’Empereur. Se retranchant derrière la phrase sereine par laquelle les évêques, protestant contre les lois de Mai, avaient déclaré vouloir la paix et ne point oublier leurs devoirs envers l’Etat, ces plumes seigneuriales continuaient : « Nous ne voulons pas voir la paix troublée par l’intervention et les agitations d’un parti extrême, qui bouleverse profondément, dans le peuple, la concorde confessionnelle. Nous ne voulons pas que des lois existantes soient contestées et méprisées. » Ainsi leur lettre à Guillaume se terminait-elle par une adhésion aux lois de Mai ; ils admettaient expressément que le gouvernement n’était hostile ni aux catholiques, ni à la papauté, et que c’était le droit de l’État de régler les frontières entre les deux pouvoirs. Guillaume en personne leur répondait, le 22 juin ; il les félicitait d’aspirer à une entente pacifique sur le terrain des lois ; il les remerciait de fortifier ainsi la confiance qu’il avait dans l’attachement des catholiques.

Les signataires affectaient d’admettre tous les dogmes de l’Eglise ; ils ne se rebellaient pas contre l’infaillibilité ; mais c’est par leur attitude à l’endroit de la législation de l’Etat qu’ils prétendaient se distinguer des « ultramontains, » et s’opposer à eux. Ce qu’ils définissaient dans leur adresse, ce que l’Empereur approuvait et estampillait, c’était une façon légale d’être catholique. L’aventure était peu flatteuse pour le vieux-catholicisme. Si médiocre était la diffusion de cette petite Eglise, si mesquines en étaient les chances de succès, que l’Etat prussien, tout en lui continuant ses faveurs, cherchait contre l’« ultramontanisme » d’autres auxiliaires, plus influens et plus écoutés. On les appela tout de suite les catholiques d’État (Staatskalholisch) ; ils avaient la prétention d’épargner à l’Eglise les tracasseries imminentes, mais c’était à la condition qu’elle acceptât pleinement les réglementations souverainement édictées par le Landtag. Ils lui demandaient de capituler devant les préfets et se chargeaient ensuite de désarmer les gendarmes.

Bismarck se réjouissait, il était plein d’espoir. Dans la Silésie d’où partait ce mouvement, plus de quatre cents bénéfices ecclésiastiques étaient pourvus par des patrons ; et chacun de ces catholiques d’Etat, qui prosternaient devant le Roi et devant la loi leur docilité de fidèles, espérait bien faire s’agenouiller à leur tour, devant ces deux augustes pouvoirs, les curés qui relevaient de lui. De puissantes influences de caste s’agitaient : l’adresse courait dans le peuple en quête de signatures, qu’on réclamait au nom du seigneur, qu’on réclamait au nom du Roi. La Correspondance provinciale insistait pour que, d’un bout à l’autre de la Prusse, se multipliassent les adhésions. On en recueillit six à sept mille, et ce fut tout. La presse du Centre veillait ; elle signifiait à ses lecteurs qu’en acceptant des lois qui excluaient la juridiction du Pape, on cessait d’être catholique. L’épiscopat, le centre, le peuple, formaient une troupe compacte qu’aucune division n’affaiblissait.


IV

A peine avait-on fini de forger sur l’enclume législative l’arme massive des lois de Mai, que Falk se disposait à l’employer. Sur son ordre, le pédagogue Wiese dressait pour les futurs prêtres un copieux programme d’examen, qui portait sur la philosophie, l’histoire d’Allemagne et la littérature nationale : le pouvoir civil exigeait désormais, avant de leur permettre le ministère sacerdotal, que de bonnes notes, décernées par un jury d’Etat, attestassent leur savoir et garantissent leur esprit.

Puis, dans les provinces, les autorités civiles commencèrent d’interroger les évêques sur le fonctionnement, le personnel, les statuts, de leurs grands ou petits séminaires, et des maisons diocésaines ouvertes aux prêtres repentans ; les évêques répondirent que c’étaient là des établissemens d’Eglise, laissèrent voir les locaux au point de vue de l’hygiène, donnèrent connaissance des statuts à titre documentaire, mais refusèrent tout autre détail et répudièrent toute autre inspection. Les sanctions étaient rapides : à Paderborn, dès le 28 juin, le séminaire Théodorien, où les clercs faisaient des études analogues à celles des Universités, cessa d’être reconnu par l’Etat, et les revenus qui le faisaient vivre furent saisis ; à Posen, le 23 août, le grand séminaire fut fermé ; çà et là, à Breslau par exemple, des fonctionnaires civils dirigeaient des enquêtes dans le clergé, pour s’éclairer en vue de la collation des cures : alors la hiérarchie donnait l’ordre de ne pas répondre.

La cour royale pour les affaires ecclésiastiques, prévue par les lois de Mai, se constitua, mais les rôles de ce tribunal demeuraient vides ; la rébellion des prêtres contre la juridiction des évêques ne se produisait point. Un vicaire enfin survint pour se servir des lois de Mai et recourir ù la justice d’Etat ; il s’appelait Moennicke. Prêtre pour l’éternité, il avait, trois ans plus tôt, été suspendu par l’évêque Martin de Paderborn. Il se pourvut devant la Cour royale ; elle se déclara compétente et, par une sorte d’application rétroactive des lois de Mai, s’occupa de détruire un acte de juridiction épiscopale qui remontait à 1870.

L’impatience de Falk à mettre ces lois en vigueur était d’autant plus fiévreuse que les évêques, ne bougeant pas, agissaient comme par le passé, comme si les lois n’existaient pas. Fatalement aucun jour ne se passait sans que l’Eglise de Prusse fût délinquante. Dès le mois de juin, on poursuivit Melchers, archevêque de Cologne, et son coadjuteur, pour avoir publié la sentence d’excommunication dont ils frappaient deux prêtres devenus vieux-catholiques ; une amende fut le châtiment : ainsi l’exigeait la loi sur l’usage des moyens de contrainte ecclésiastique. La loi sur l’éducation et sur la nomination des prêtres était singulièrement plus grave, parce que, presque quotidiennement, il y avait à l’appliquer, et, dès lors, à la violer. Si pacifique qu’on pût supposer l’humeur des évêques et quelque désireux qu’ils pussent être d’éviter les causes de conflit, ces causes, par une sorte de mécanisme fatal, s’imposaient et agissaient. D’abord les prélats qui faisaient élever leurs clercs dans des grands séminaires entraient immédiatement en collision avec la loi. Par ce fait même qu’ils ne voulaient pas accorder à l’Etat, dans ces maisons tout épiscopales, les droits que s’était spontanément arrogés le législateur, elles ne pouvaient pas aspirer à l’équivalence avec les facultés de théologie ; et dès lors, les jeunes gens qui en sortaient étaient considérés par l’Etat comme inaptes au ministère pastoral. Les autres évêques, ceux dont le clergé se formait dans les universités, devenaient à leur tour des réfractaires ; car ils ne permettaient à leurs futurs prêtres, ni de subir les examens étranges arbitrairement prescrits par le pouvoir civil lui-même, ni de demander à l’Etat dispense de ces examens ; et du jour où ils voudraient faire de ces prêtres des curés ou des vicaires, le veto de la loi se dresserait. Systématiquement ignorans de cette loi qu’on avait faite sans le Pape et sans eux, ils les expédieraient à leur poste. Alors le parquet surviendrait et noterait deux délits : le délit de nomination, commis par l’évêque ; le délit d’exercice du sacerdoce, commis par le prêtre. A la rigueur, pourtant, et c’est ce que dans certains diocèses on essaya, tous ces jeunes ecclésiastiques pouvaient être laissés sans fonctions ou bien envoyés sur la terre étrangère, pour d’autres moissons. Mais qu’était-ce qu’un diocèse où le clergé cesserait de se renouveler ? La mort d’ailleurs y ferait des vides ; c’est une grande souveraine, elle protesterait contre cet exil ou cette mise en disponibilité des jeunes clercs à qui la vie faisait crédit et que les fidèles réclamaient.

Le jeu des lois de Mai, dans ces diocèses mêmes qui exilaient leur jeunesse cléricale, suscitait fatalement d’autres difficultés. D’un bout à l’autre de la Prusse, le décès d’un curé devait avoir pour résultat un conflit entre l’évêque et l’État. Il y avait là une répercussion inévitable, que rien ne pouvait conjurer. De deux choses l’une, en effet : ou bien l’évêque, tout de suite, nommerait un curé nouveau, et cette nomination serait illégale parce que la collation des postes d’Eglise était désormais soumise à l’assentiment du président supérieur de la province, et parce que la hiérarchie se dérobait à cette exigence, qu’un concordat seul aurait pu légitimer. Ou bien l’évêque laisserait le poste vacant ; et au bout d’un an, ne pouvant, puisque la loi était pour lui lettre morte, réclamer du président supérieur la permission de prolonger le veuvage de cette paroisse, il tomberait sous le coup de l’article qui l’obligeait, sous des peines graves, à ne pas laisser une cure sans titulaire pendant plus de douze mois. Ainsi, chaque fois que s’achevait pour un curé la route du cimetière, s’ouvrait déjà devant son évêque et devant le curé du lendemain, et sans qu’ils eussent aucun moyen d’obliquer ou de se dérober, le chemin du tribunal correctionnel.

Le cas était pire encore, pour l’archevêque de Cologne et les évêques de Munster et de Trêves. Il y avait dans leurs diocèses un certain nombre de paroisses, toujours régies par le droit ecclésiastique français, et dont les curés étaient de simples desservans, susceptibles d’être déplacés ou révoqués ; si la loi devait être strictement appliquée, il suffirait de compter ces paroisses pour savoir de combien de délits, au bout d’un an, se serait enrichi le casier judiciaire de ces évêques, car la législation prétendait que dans ce délai toutes les cures fussent pourvues de pasteurs inamovibles, et passivement les évêques s’y refuseraient.

Enfin, de par l’ordre de leur évêque, les curés une fois condamnés poursuivraient dans les villages qui leur étaient confiés leur besogne apostolique et délictueuse, mais chaque fonction sacerdotale remplie par eux les exposerait à des procès nouveaux ; ni les gendarmes ne se lasseraient de verbaliser, ni les juges de condamner, ni le prêtre de dire la messe, la messe délinquante que Dieu attendait, que l’évêque commandait, que les fidèles suivaient. Ainsi se dessinaient, sur un horizon tout prochain, comme deux lignes parallèles dont on ne voyait pas le terme, une longue série d’infractions toujours plus nombreuses, et une longue série de châtimens, toujours plus acharnés ; et pour que cessât de se prolonger l’une ou l’autre de ces avenues qui menaient à l’abîme, il faudrait que l’Eglise cédât ou bien que l’Etat capitulât.

Ledochowski, archevêque de Posen, et Kœtt, évêque de Fulda, ouvrirent, à la date du 28 août 1873, 1e cortège des condamnés : le premier, prenant un vicaire, en avait fait un prévôt ; le second, d’un professeur de pensionnat, avait fait un vicaire, et d’un vicaire avait fait un curé. Trois délits en tout, qui chacun coûtèrent 200 thalers d’amende. Les récidives furent immédiates ; le même tarif s’appliqua. L’Etat, qui, dans la Posnanie surtout, désirait se faire respecter, mobilisa tout de suite des gendarmes, dans la paroisse illégalement pourvue ; ils expliquèrent aux paysans, dans la belle langue polonaise, qu’articulaient pour une fois des lèvres prussiennes, qu’il y avait là des prêtres qui n’étaient pas de bons curés, qui mariaient mal, qui enterraient mal ; les procès-verbaux succédaient aux offices ; la liturgie récidivait, bravant, le dimanche suivant, d’autres procès-verbaux.

Mais les subtilités juridiques de l’Etat ne prévalaient pas contre cette remarque courante que le prêtre nommé par l’archevêque avait le droit d’agir en prêtre, et le bon sens populaire faisait de chaque fidèle un canoniste très correct. Alors la force publique entrait chez ces curés, leur reprenait les livres d’état civil, le sceau de la paroisse ; ils étaient déchus du droit d’inscrire sur un livre qu’un enfant était né ; et si l’état civil demeurait-en souffrance, ce serait tant pis pour les populations qui s’attachaient à ces curés-là. Ledochowski tranquille laissait s’entasser les pénalités et continuait sa besogne d’archevêque ; il fut dépouillé, le 1er octobre, des dotations d’Etat qui complétaient ses revenus. Les amendes grossissaient, les subsides se dérobaient : le ministère des Cultes ne lui donnait plus d’argent, et le ministère de la Justice lui en réclamait sans cesse. Il ne répondait pas, il attendait. Un spectateur peu suspect écrivait sévèrement : « Ces peines pécuniaires rendent l’État méprisable. » Il n’était autre que Keyserling, dont Bismarck avait un instant voulu faire un ministre des Cultes en 1872.

Nombreux étaient, dans les cercles officiels, ceux qui pensaient comme Keyserling. Mais, en face de l’État prussien, dont l’omnipotence avait je ne sais quoi de morne, l’Eglise au contraire était remuée et comme soulevée par d’étranges courans de joie. D’indiscrètes menaces de choléra empochaient les catholiques de tenir leur congrès annuel ; mais ils n’avaient pas besoin de manifester pour se sentir forts. Louis de Gerlach, qui voyait l’historien Janssen, lui trouvait des airs de triomphateur. La confiance de Janssen avait quelque chose de conquérant : « On ne risquerait de s’assoupir, s’écriait-il, que si Bismarck s’en allait. » Et il parlait à Gerlach des communions qui augmentaient, des œuvres de charité qui se développaient ; il lui racontait que Blum, évêque de Limbourg, à son dernier passage à Francfort, avait été stupéfait des progrès du catholicisme. En voyant le peuple agir pour la foi et la foi agir dans le peuple, les évêques accumulaient dans leurs âmes les réserves d’énergie qui les aideraient bientôt soit à vaincre, soit à souffrir.


V

Au courant du mois d’août, une lettre personnelle de Pie IX parvenait au palais impérial. Pie IX y constatait que toutes les démarches du gouvernement prussien tendaient de plus en plus à la destruction du catholicisme. Il cherchait des motifs de cette politique et ne les voyait point. Le bruit courait que Sa Majesté ne l’approuvait pas, et les lettres que jadis Elle avait écrites à Rome permettaient de le croire… Mais dès lors, quels résultats pouvait-Elle attendre de ces mesures, sinon l’ébranlement du trône ? « Je parle courageusement, terminait Pie IX, car la vérité est mon bouclier ; j’accomplis jusqu’au bout un de mes devoirs qui m’oblige à dire la vérité à tous et, par conséquent, à celui-là même qui n’est pas catholique : car quiconque a été baptisé appartient en quelque mesure au Pape ; ce n’est pas ici le lieu de l’expliquer. Je suis convaincu que Votre Majesté accueillera mes remarques avec sa bienveillance habituelle et donnera des ordres appropriés. »

La lettre était courte, mais pleine : les affirmations s’y succédaient, impérieuses et drues ; Pie IX n’avait cherché ni les finesses, ni les habiletés… Bismarck la lut ligne par ligne ; il sut la commenter, la solliciter, y trouver des injures, et les venger. Il arriva de Varzin le 31 août pour étudier sur place l’usage qu’on pouvait faire de ce document et la réponse qu’on y devait donner. Le 3 septembre, un Conseil des ministres se réunit, et Bismarck ensuite redevint campagnard.

Dans ce Conseil du 3 septembre furent définitivement arrêtées les grandes lignes de la lettre personnelle que Guillaume, ce jour-là même, expédiait au Pape. Guillaume releva, dans la lettre pontificale, deux assertions qu’il n’acceptait pas. Sur de faux rapports, disait-il à Pie IX, vous avez cru et affirmé que je n’approuvais pas la politique religieuse de mon gouvernement : ce n’est pas possible, puisque au contraire j’y donne ma sanction. En vertu de votre foi, continuait-il, vous avez cru et affirmé que quiconque est baptisé appartient à la juridiction du Pape : « Votre Sainteté doit savoir que la croyance évangélique, professée par moi, par mes ancêtres et par la majorité de mes sujets, ne permet point d’admettre un autre médiateur auprès de Dieu que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. » Guillaume se plaignait : il dénonçait le parti politique qui s’efforçait par de sourdes menées de troubler la paix religieuse, la résistance ouverte que le haut clergé catholique opposait aux lois, le concours prêté aux ennemis de l’ordre, dans la plupart des pays, par les prêtres et les fidèles de l’une des confessions chrétiennes ; il affirmait sa ferme décision de maintenir, dans son Etat, l’ordre et la loi, aussi longtemps que Dieu lui en donnerait la force. C’était là pour lui un devoir royal, dont plus tard Dieu lui demanderait compte, et auquel il voulait être fidèle, lors même qu’il fallait, pour le remplir, poursuivre les serviteurs de l’Église.

La plume impériale, d’un bout à l’autre de ce message, s’était astreinte à une certaine courtoisie hautaine : les formules de politesse, les périphrases d’une patiente longueur, attestaient le calme imposant, d’autant plus redoutable, avec lequel l’Empereur adressait au Pape deux démentis bien nets, une accusation formelle, une raide et froide menace.

Le même jour où cette lettre était signée, le ministère prussien, déférant à la demande que lui avait présentée M. Schulte au nom des communautés vieilles-catholiques, décidait de reconnaître, sur le territoire prussien, la juridiction épiscopale du professeur Joseph Hubert Reinkens, excommunié depuis deux ans par l’Eglise romaine, nommé évêque le 4 juin par ses coreligionnaires vieux-catholiques et sacré à Rotterdam, le 11 août, par l’évêque janséniste de Deventer. Un billet de Guillaume daté du 19 septembre fit savoir à tous les présidens supérieurs, présidens et fonctionnaires administratifs, à tous les vassaux et sujets, qu’ils devaient reconnaître et honorer Reinkens comme évêque « catholique ; » sans le Pape, à l’encontre du Pape, le gouvernement prussien disposait de ce nom de « catholique » et de ce titre d’« évêque, » et attribuait à Reinkens les mêmes prérogatives qu’aux membres légitimes de la hiérarchie romaine. La Gazette Générale de l’Allemagne du Nord inclinait son admiration devant cet « évêque missionnaire de toute l’Allemagne que venaient d’élire, à la manière antique, des clercs et des laïques patriotes, et qui, dans son premier mandement, s’affichait comme un loyal Allemand, avec un cœur allemand et une langue allemande ; » elle vaticinait sur ce grand événement ; elle reconstituait le décret même par lequel « la Sagesse éternelle » semblait l’avoir préparé, en vue de l’unité religieuse de l’Allemagne ; et comme le gouvernement de Guillaume se faisait l’auxiliaire de cette Sagesse, comme bientôt, par l’effet des lois de Mai, beaucoup de communes seraient sans prêtres, comme on n’y saurait plus comment se marier, ni comment faire baptiser ou inhumer les siens, la Gazette prédisait que le peuple demanderait à Reinkens des curés, et qu’un jour les générations formées par ces curés-là tendraient la main aux protestans « pour l’édification d’une Église allemande qui bannirait les contradictions dogmatiques et le fatras des formules. »

Un évêque désormais existait, que Sa Majesté qualifiait de catholique, et qui pourrait légalement, à l’écart du Pape et des évêques, donner aux catholiques des curés et combler les vides douloureux et béans, chaque jour multipliés dans l’Eglise par l’application des lois. Le jugement rendu le 24 mai précédent par le tribunal suprême de Prusse, et d’après lequel les outrages contre les vieux-catholiques tombaient sous le coup de la loi qui punissait les outrages contre les catholiques, était ainsi définitivement ratifié. Politiquement, la Prusse distinguait entre les catholiques romains qu’elle persécutait, et les vieux-catholiques qu’elle inclinait à protéger ; juridiquement, au contraire, elle les assimilait les uns aux autres et créait ainsi des occasions nouvelles de tracasser les premiers.

On prenait par exemple le texte du serment que depuis de longues années les évêques récemment nommés prêtaient au Roi ; on y ajoutait en deux passages l’engagement d’observer en conscience les lois de l’Etat ; on supprimait le membre de phrase où il était question de l’autre serment prêté par l’évêque au Pape ; et le 7 octobre 1873, Reinkens, à Berlin, dans une salle du ministère des Cultes, jura d’après cette formule nouvelle. Mais ensuite on décréta que les futurs évêques catholiques romains seraient astreints au même serment que Reinkens avait prêté : l’État prussien, après avoir réglé les droits de l’évêque vieux-catholique sur les droits mêmes dont jouissait l’épiscopat catholique romain, semblait ainsi modeler les obligations de l’épiscopat catholique romain sur celles qu’acceptait l’évêque vieux-catholique. Lorsque bientôt, de Berlin, on pressentit deux des prêtres que proposait, pour le siège de Fulda, le chapitre de cette ville, lorsqu’on leur demanda s’ils consentiraient, une fois évêques, à prêter le serment ainsi modifié, leurs deux réponses furent négatives ; les sièges épiscopaux que la mort ferait vacans étaient destinés à demeurer vides pour longtemps. Les contradictions réciproques qui accentuaient ainsi l’opposition entre le Pape et l’Empereur se dessinaient donc comme des contradictions d’ordre théologique : il n’en est pas de plus graves, ni de plus insolubles. Vous appartenez en quelque mesure à mon troupeau, avait écrit Pie IX à Guillaume, et Guillaume, au nom de la théologie évangélique, avait répondu non. Vous êtes évêque catholique, disait Guillaume à Reinkens, et la théologie catholique disait : non.

Bismarck, à l’heure par lui choisie, publia les lettres échangées entre Pie IX et Guillaume, afin d’étaler leur antagonisme sous les yeux de l’Allemagne entière. Ce fut le 14 octobre, au milieu de la campagne électorale qui devait aboutir à la nomination d’un nouveau Landtag, que Bismarck jeta cette pâture à l’opinion allemande. Il s’agissait de brouiller avec les catholiques les protestans conservateurs : on se servirait à cette fin de la lettre dans laquelle Pie IX semblait englober dans sa juridiction les luthériens eux-mêmes. Il s’agissait de brouiller avec le Centre les catholiques patriotes : on jouerait à cet effet de la lettre de Guillaume. La presse fut savamment conduite ; plusieurs jours durant, elle ne s’occupa que de ces deux documens. On vit des sous-préfets, celui d’Aix-la-Chapelle par exemple, déclarer officiellement que la publication des deux lettres éclairait la situation politique. Le ministre Eulenburg écrivit au président supérieur de la province du Rhin pour qu’un placard qui les reproduisait et les confrontait fût distribué à profusion dans le corps électoral. Guillaume apparaissait comme l’antagoniste du Pape ; on commentait le duel, on applaudissait aux coups de l’Empereur ; libéraux et vieux-catholiques lui adressaient des messages de remerciement. La Gazette Nationale racontait que les Berlinois en s’abordant ne se disaient plus : Comment cela va-t-il ? mais : Que dites-vous du Pape ? On se servait des affiches, aussi, pour faire connaître l’ardente querelle qui mettait aux prises les deux moitiés de Dieu ; de vastes placards s’étalaient sur lesquels la couronne et la tiare semblaient s’affronter.

Cette descente de Guillaume dans la bagarre électorale émut les conservateurs, et commença de les ébranler : un appel que publiait la Gazette de la Croix déclara qu’aucun protestant, aucun patriote ne pouvait décidément marcher avec l’ultramontanisme. Lorsque d’en haut, de très haut, l’Empereur semblait sonner le ralliement autour de sa personne, lorsqu’il le sonnait contre un pape soupçonné de vouloir régner sur les fidèles mêmes de l’Eglise évangélique, les conservateurs, sous la double impulsion du loyalisme féodal et d’un protestantisme chatouilleux, oubliaient un instant le fossé profond qui s’était ouvert entre eux et l’Etat bismarckien, et répondaient à l’appel du monarque. Mais il y avait d’autres cercles où la mise en scène concertée par Bismarck ne faisait aucune dupe. C’étaient les cercles dans lesquels s’élaborait l’opinion catholique, et dans lesquels elle se préparait à se transformer en votes. En vain les documens dont Bismarck essayait un usage provocateur attestaient-ils une opposition formelle entre Guillaume et le Centre, les catholiques demeuraient fidèles au Centre, comme à l’émanation de leurs consciences, comme à l’organe de leurs fiertés.

Ils avaient vu le Centre s’opposer aux lois de Mai ; ils voyaient les prêtres y résister : ils voteraient pour le Centre en songeant aux prêtres.

Dans cette Prusse disciplinée, où la loi fait baisser les (êtes et mouvoir les bras, des populations entières comprirent que leurs évêques et leurs curés, retranchés derrière un devoir supérieur, courussent avec sérénité le risque de passer pour rebelles. Le 8 octobre, la Correspondance Provinciale déclara que c’en était assez, et qu’au prix des rigueurs nécessaires on saurait courber ou briser la superbe romaine. La Gazette de Spener faisait prévoir des mesures qui permettraient d’exiler les évêques. L’affolement de cette presse inspirait à Falk lui-même sa circulaire du 24 octobre, par laquelle il édictait de nouvelles sévérités. Il ordonnait que chaque délit fût l’objet d’une instruction judiciaire contre l’évêque ; qu’on redoublât de rigueur à l’égard des prêtres qui continueraient d’exercer illégalement leurs fonctions ; qu’on les poursuivît pour chaque acte du culte, et qu’ainsi des pénalités multipliées s’abattissent incessamment sur leurs têtes ; et qu’enfin, s’ils étaient insolvables, on les emprisonnât. « Est-il plus périlleux, disait à Hohenlohe le théologien Gelzer, de transformer les évêques en martyrs, ou de relâcher la rigueur des lois ? C’est difficile à décider ! » Mais Falk ignorait ces incertitudes, il comptait sur la vertu de la loi et sur la vertu de la prison. « Il n’y a pas à reculer avec effroi, écrivait-il à ses agens ; au contraire, pour le maintien de l’ordre légal, il est tout à fait souhaitable de faire sentir aux prêtres la pleine vigueur de la loi. » Trois jours après, Ledochowski, déjà débiteur de 16000 thalers d’amende, reçut la visite des huissiers du Roi ; l’État, dans son palais, saisit de quoi se payer. À la période des jugemens succédait celle des exécutions : les protestations de Pie IX recueillaient cette nouvelle riposte.


VI

De très haut, de très loin, Bismarck assistait à l’application des lois de Mai ; son imagination s’envolait ailleurs, et son besoin de dominer l’Europe élargissait et aggravait la portée du conflit. Lorsque la Correspondance de Genève, dès le 21 mars 1873, l’avait accusé de vouloir soulever toute l’Europe contre Rome, et d’organiser contre le Pape une sorte de blocus continental, elle avait deviné très exactement la pensée du chancelier. Le publiciste officieux de Bismarck, Constantin Roesler, demandait dans les Grenzboten s’il n’y aurait pas à poursuivre la lutte sur le terrain international : « Ne devrait-on pas, écrivait-il, demander à la famille européenne si elle consent à reconnaître le Pape comme seul représentant de la foi chrétienne ? Il y aurait lieu d’enlever à la papauté la situation qu’elle a usurpée, de représentante unique des prétentions du christianisme dans la société européenne. »

Bismarck considérait l’Europe comme une grande famille dont il était le chef. Il en avait corrigé certains membres, l’Autriche, la France ; il maîtrisait les autres, d’une main prête à s’abattre ; l’Italie était tour à tour gâtée et tancée II attendait de cette vaste famille qu’elle s’armât contre le pape du jour et qu’elle fît élire un meilleur pape le lendemain.

En ces mois de printemps où s’était achevée la discussion des lois de Mai, le théologien protestant Gelzer était venu aux écoutes, à Rome, pour étudier la question du conclave, et Bismarck avait même songé dès le mois d’avril, — le fait résulte d’une dépêche de Gontaut-Biron, — à pourvoir de nouveau l’ambassade d’Allemagne auprès du Saint-Siège en y installant Schloezer, ministre à Washington. Ainsi Schloezer, dont dix ans plus tard il se servira pour faire la paix religieuse, lui avait semblé dès 1873 qualifié pour jouer un rôle à Rome. Le rôle qu’il fallait jouer, et que, durant un fugitif instant, Bismarck rêva de lui confier, c’était la préparation du conclave futur. Bismarck ne pensait à rien de moins, qu’à faire remanier, avec le concours de l’Europe, les règles mêmes de l’élection papale. Arnim, dès la fin d’avril 1873, expliquait à Rémusat qu’une élection consommée par un Sacré Collège fort réduit en nombre, mesquin et obscur, ne répondrait pas aux nécessités présentes. Il faudrait donc, continuait l’ambassadeur, que l’Eglise entière, c’est-à-dire un concile ou une délégation de tous les épiscopats, se chargeassent de mettre la souveraineté pontificale en harmonie avec la société moderne. Les moyens de transmettre cette souveraineté étaient insuffisans, une réorganisation s’imposait. Les puissances de l’Europe pourraient, en cas de mort de Pie IX, signifier au Sacré Collège qu’il eût à suspendre ses séances jusqu’à ce qu’un grand concile fût réuni. C’est hors d’Italie que ce concile devrait se réunir, et gracieusement Arnim laissait entendre à Rémusat qu’on pourrait le tenir en France.

Ainsi le chancelier, dont Arnim était ici l’organe, ne songeait plus seulement, en 1873, comme dans la dépêche du 15 mai 1872, à faire apprécier par les puissances la légalité et la régularité de la future élection papale, mais à promouvoir, de concert avec elles toutes, une réforme de l’Eglise.

L’heure où il déclarait la guerre aux évêques était celle où son regard inquiet s’attachait le plus obstinément au centre même de l’Eglise, pour chercher les moyens d’y régner. Aussi lorsque, le 9 juin 1873, le progressiste Loewe avait réclamé la suppression des 17 500 thalers affectés à l’entretien d’un poste diplomatique auprès du Saint-Siège, Bismarck avait opposé son veto. Il déclarait que, si le poste était vide, c’était de peur que le représentant de l’Empereur ne fût exposé, là-bas, à entendre un langage inacceptable ; mais quant au poste même, il désirait le maintenir, car les choses pouvaient changer : « Je ne voudrais donc pas, expliquait-il, couper un fil qui peut se renouer, ni rejeter absolument parmi les choses mortes un contact qui, pour le moment, n’existe plus en pratique. Eventuellement, l’existence de ce poste offre un moyen d’entente, grâce auquel aucune des parties n’aurait à dire qu’elle fait le premier pas. » Il soutenait des lois qui réglementaient sans Rome la vie de l’Eglise prussienne ; et s’il avait eu là-bas un ambassadeur, il ne l’aurait autorisé qu’à expliquer ces lois, mais non point à accepter de les discuter ; la causerie, ainsi, — rappelons-nous ce que naguère il disait et faisait dire au sujet de la mission du cardinal Hohenlohe, — se serait résumée dans un échange de constatations et n’aurait jamais affecté le caractère de pourparlers. Mais qu’un jour ou l’autre ce genre de causerie, tel quel, pût s’engager utilement, Bismarck persistait à le croire, et il tenait d’autant plus à ne point perdre Rome de vue, qu’il se brouillait plus formellement avec l’épiscopat. Au-delà de la Rome d’aujourd’hui, il gardait l’espoir d’influer sur la Rome de demain. Sans doute, il cachait au Rechstag les ordres donnés à ses diplomates, et sa bonne foi laissait à désirer lorsqu’il promettait à Auguste Reichensperger de ne pas s’ingérer dans le conclave ; mais il corrigeait tout de suite cette fallacieuse promesse par des vœux en faveur de l’élection d’un pape modéré, et déclarait à l’avance qu’il examinerait la légitimité des opérations électorales, afin de s’assurer si l’élu aurait le droit d’exercer en Allemagne les prérogatives de Pontife romain.

Tels étaient les soucis que l’Europe devait partager et docilement servir. Bismarck en venait à juger les nations et les ministères d’après l’idée qu’il se faisait de leurs dispositions à l’endroit du Vatican. Si la chute de Thiers l’émut, c’est parce qu’il craignait que les hommes de Droite, amenés au pouvoir par le 24 mai, et que le roi de France, auquel peut-être ils allaient frayer les voies, n’intervinssent en Italie pour Pie IX, à l’instigation des Jésuites : de là l’inquiétude que Guillaume témoignait à Gontaut-Biron au sujet des pèlerinages de Paray-le-Monial ; tout soubresaut du catholicisme français apparaissait à Bismarck comme une offense personnelle. Saint-Vallier, à la fin d’août 1873, apprenait de Manteuffel que le chancelier accusait le clergé allemand de mendier l’appui de la France et le gouvernement français de soutenir sous-main la résistance du clergé catholique alsacien : un mandement patriotique qu’avait publié à la fin de juillet l’évêque Foulon, de Nancy, était retenu par le Cabinet de Berlin comme pièce à conviction contre le gouvernement et le clergé de la France, et la plainte orale que le 20 octobre le comte Arnim adressait au duc de Broglie au sujet des « provocations commises par les fonctionnaires en vue, » aussi bien temporels que spirituels, montrait au Cabinet de Paris quel péril se préparait.

La Belgique, aussi, devait prendre garde à elle ; le bruit courait que le roi Léopold avait jugé nécessaire, pour apaiser l’irritable Bismarck, d’aller trouver Guillaume à Hambourg, en octobre, et de donner quelques explications sur un mandement suspect de l’archevêque de Malines. L’Italie, dès le 7 mars 1873, était invitée par la Gazette de Spener à écraser la vipère qu’elle gardait encore dans son sein : la loi italienne du 20 juillet, qui supprimait les vœux religieux, écrasait la « vipère. » Alors la presse bismarckienne criait bravo ; Pie IX, le 25 juillet et le 5 août, protestait contre les lois allemandes ; et les bravos redoublaient ; Keudell, envoyé par Bismarck à Rome, préparait le voyage de Victor-Emmanuel à Berlin : il fallait que s’affirmât la solidarité des deux nations qui luttaient contre l’ultramontanisme.

On savait glisser aux oreilles des politiciens italiens certains mots inquiétans ; on leur donnait à comprendre qu’on n’ignorait pas les coquetteries occultes qu’ils avaient essayées jadis avec le gouvernement de Napoléon III. « Tu sais, écrivait Minghetti à son ami Castelli, qu’on connaît par le menu, à Berlin, toutes les histoires de 1869 et 1870. Ces soupçons qu’on n’a jamais pu vaincre complètement, reparaîtraient plus forts, si le Roi n’allait pas à Berlin. » Victor-Emmanuel déclara donc qu’il irait à Berlin, et Bismarck, redoublant d’audace, fixa les étapes du voyage. Une de ces étapes, souverainement commandées par le chancelier, fut Vienne : c’était un nouveau défi à l’adresse de Pie IX. Les difficultés étaient devenues assez sérieuses entre le Pape et le gouvernement de François-Joseph : Bismarck ne demandait qu’à les aggraver.

Il concertait donc un échange de cordialités, à Vienne même, entre Victor-Emmanuel et François-Joseph, entre le nouveau maître de Rome et la Majesté Apostolique, entre la moderne Italie et le successeur de l’archaïque Saint-Empire ; et cette ébauche de Triple-Alliance que sa haine s’amusait à préparer aurait pour ciment une commune hostilité contre le pape Pie IX. Victor-Emmanuel fut à Vienne le 20 septembre, trois ans exactement, jour pour jour, après que ses troupes étaient entrées dans Rome : la date même de la visite était une provocation. Le 22, il fut reçu à Berlin, on l’y caressa. Les journaux faisaient de lui une sorte de pèlerin couronné de l’antipapisme ; la fierté facile de son peuple se grisait, en constatant que ce bon soldat paradait en Europe comme le représentant de la pensée libre. C’était Bismarck qui le haussait jusqu’à cette altitude, afin d’ennuyer le Pape. Mis en rage par les résistances de l’Eglise d’Allemagne, le chancelier peu à peu faisait de la lutte contre Pie IX la tâche essentielle de la diplomatie allemande, et, peu à peu, subordonnait à cette lutte toute la politique de l’Empire. Moins d’un mois après le voyage de Victor-Emmanuel à Vienne, Bismarck lui-même y emmenait Guillaume. Les deux empereurs causèrent de l’Europe et du monde ; mais Bismarck, à la stupéfaction d’Andrassy, ne parlait que du Pape.

Il effrayait son interlocuteur par sa puissance de haine et par ses débordemens d’aveugle colère. Pie IX, disait-il, est un péril pour tous les pays et pour tous les trônes, c’est un révolutionnaire, un anarchiste, que toute l’Europe devrait combattre, si un prince voulait encore être en sûreté sur son trône. Andrassy surpris le regardait, et les yeux de Bismarck se congestionnaient de plus en plus, ses mots se bousculaient, c’était sur ses lèvres une cascade de malédictions contre ce Pape, qui pouvait, impunément, tout mettre à feu et à sang, et sur lequel on n’avait aucune prise, parce qu’il était devenu un pape sans terres. Vingt-quatre heures après, au théâtre de la Burg, Bismarck et Andrassy voyaient jouer Henri VI de Shakspeare. L’émeutier John Gade, on se le rappelle, s’y proclame appelé par une inspiration d’en haut à renverser rois et princes. Andrassy, qui venait au théâtre pour se reposer de la comédie politique, écoutait tranquillement les apostrophes de John Cade : « C’est le pape incarné, » murmura Bismarck. Andrassy mit quelque temps à comprendre, et constata que décidément Bismarck pensait toujours au Pape, qu’il y pensait trop, que cette frénésie même l’exposait sans doute à un échec. Et puis se ravisant, Andrassy se demandait si, dans ce flot de paroles, il n’y avait pas quelque mimique, et si le chancelier ne travaillait pas à l’apeurer pour accélérer en Autriche l’explosion d’un Kulturkampf. Andrassy n’était pas disposé à se presser, mais l’amitié publique entre le vainqueur et le vaincu de Sadowa frappait les esprits en Europe, à l’heure où l’Eglise à laquelle appartenait François-Joseph avait succédé à la France et à l’Autriche comme point de mire des hostilités prussiennes.


VII

Ce fut sous la triple impression du duel épistolaire entre Pie IX et Guillaume, des nouvelles menaces brandies par Falk, et du voyage impérial à Vienne, que, le 4 novembre, la population prussienne vota. Bismarck avait tout machiné pour que la lutte électorale d’où le nouveau Landtag devait sortir eût la portée d’un combat singulier entre le Pape et l’Empereur, entre Rome et la patrie ; de bons Allemands permettraient-ils que l’Empereur fût vaincu, et la patrie humiliée ? Battre un député du Centre, cela s’appelait reconquérir un district à la patrie. La nation allemande, que Bismarck incarnait en lui, devait traiter les hommes du Centre en ennemis extérieurs et parler de leurs fiefs électoraux comme de territoires perdus.

Le résultat fut pour Bismarck un chagrin. Des cinquante-deux arrondissemens prussiens qui avaient donné au Centre leur confiance, deux seulement la lui retirèrent en laissant succomber les députés sortans ; et trente-sept nouveaux arrondissemens furent conquis par cette entreprenante fraction. Elle rentrait au Landtag avec 89 membres ; elle retrouvait en face d’elle un parti national-libéral grossi de 50 membres. On cherchait les conservateurs ; à peine en voyait-on les épaves. A leurs dépens s’étaient fortifiées la majorité nationale-libérale franchement favorable au Kulturkampf, et la minorité, franchement hostile.

Le fait capital, c’était la fidélité croissante des suffrages catholiques aux intérêts de Dieu, tels que les définissait l’épiscopat ; ce vote même, et l’avenir qu’il laissait présager, mettaient les bureaux de Falk en un cruel embarras.

Certains canonistes vieux-catholiques prodiguaient des leçons de tactique. Ils prévoyaient qu’après la déposition d’un évêque par l’État, Rome pourrait frapper le diocèse d’interdit ; d’avance ils dictaient les moyens de riposte. Les fidèles feraient du bruit : on mobiliserait l’armée. Les prêtres, tenant compte de l’interdit, refuseraient de faire leur besogne : on leur supprimerait tous leurs revenus, et puis on les expulserait de l’école primaire. On inviterait les patrons ou les fidèles à pourvoir eux-mêmes les cures vacantes ; et l’on s’adresserait à l’évêque Reinkens pour donner aux prêtres ainsi nommés les pouvoirs nécessaires. Ainsi « l’homme du commun pourrait toujours aller à l’église, se confesser, » et peu lui importerait dès lors ce qui se passerait à Cologne ou bien à Paderborn, et que les évêques de ces deux villes fussent assis encore sur leurs sièges ou qu’ils en fussent renversés. Pas de mesures d’expulsion ou d’internement contre les évêques, comme déjà certains législateurs y songeaient ; on n’avait qu’à briser leur crosse ; ils ne compteraient plus, une fois déchus, et les morceaux n’en pèseraient pas lourd. Le ton d’assurance avec lequel se déroulait ce programme semblait défier toute critique. Si ces prélats révoqués filaient à l’étranger pour continuer leurs complots, on mettrait des policiers à leurs trousses pour les surveiller ; et s’ils restaient au milieu de leur troupeau, il suffirait de renvoyer à l’expéditeur toute lettre qui leur serait adressée et qui les mentionnerait comme évêques, d’empêcher qu’eux-mêmes ne scellassent d’un cachet épiscopal les messages qu’ils enverraient, de s’opposer à toute publication de mandement : les notables du vieux-catholicisme fondaient de grands espoirs, dans la lutte contre les évêques, sur le zèle averti des postiers.

Il était facile, dans un cabinet de canoniste, d’élaborer ces résolutions excitées. Le métier de conseillère est une besogne où volontiers la haine s’acharne : elle est prolixe en ses avis, ingénieuse en ses artifices ; elle se construit, à l’avance, certains plans de victoire ; et l’on dirait qu’elle les suspend dans l’espace, perdant de vue le terrain des réalités. Falk, qui voyait les hommes de plus près et avec une responsabilité plus immédiate, commençait de prévoir qu’à la longue on ne pourrait pas éviter la sécularisation complète des biens d’Eglise et l’inauguration d’un régime qui mettrait complètement à la merci de l’État la vie matérielle des curés.

Mais dès maintenant l’application des lois de Mai, par une curieuse répercussion, rendait inévitable, en Prusse, l’établissement du mariage civil. Tous ces prêtres, que l’Etat se refusait à considérer comme curés légitimes, et qu’il punissait même pour oser faire fonction de curés, bénissaient les mariages de leurs ouailles. Autant de mariages nuls aux regards de l’Etat. Ainsi se faisait sentir, du haut en bas de la population, l’effet des lois de Mai : mariés par le prêtre auquel l’Etat défendait d’agir en curé, les couples catholiques n’étaient, au point de vue civil, que des concubinaires. « Ce sont là des mesures plus nuisibles qu’utiles, » déclarait Keyserling, et il rappelait qu’en Russie une politique toute pareille n’avait pas entravé dans leurs progrès les sectateurs du Raskol. Bon gré mal gré, pour sortir d’embarras, il fallait que l’Etat prussien revînt à cette idée du mariage civil, qui répugnait à Guillaume, qui répugnait à Bismarck ; et cela devenait urgent, puisque le nombre des mariages invalidés devait aller croissant avec le nombre des prêtres délinquans. « Il me faut le mariage civil, déclara Falk, dès le mois d’octobre ; il me faut, même, le mariage civil obligatoire. » Roon était trop conservateur, en son for intérieur, pour goûter cette solution ; mais Falk montrait l’impasse dans laquelle l’Etat s’acculait ridiculement. Une loi sur le mariage civil apparaissait comme l’issue nécessaire. « Je la signe, si Bismarck la signe, » expliqua Roon. Signature légalement superflue, puisque Bismarck n’était plus membre du Cabinet prussien. Mais on fit savoir au chancelier que, s’il ne signait pas, Roon, Camphausen et Falk s’en iraient. Alors il signa, et l’on obséda l’Empereur pour qu’à son tour il consentît au plus vite. L’entourage impérial était rebelle, mais Falk redisait : « Il y a là une question vitale, je veux cette loi ou je m’en vais. »

L’opinion s’agitait, pour ou contre Falk, et puis, subitement, s’occupa d’autre chose : on apprit que, pour l’instant, un autre ministre s’en allait, c’était le président même du ministère, c’était Roon en personne, que fatiguaient ses soixante et onze ans, et que la quotidienne bagarre entre les procureurs et les consciences commençait peut-être d’écœurer. Après les premiers enthousiasmes de la lutte, il avait éprouvé des doutes de plus en plus pénibles sur l’efficacité de la politique religieuse à laquelle il travaillait, et même, croit-on, sur la légitimité de certaines mesures. Il aimait toujours la vieille Prusse, les vieux conservateurs de Prusse, tout ce que la politique bismarckienne frappait de disgrâce. Il avait signifié à Blanckenburg, dès le 8 octobre, à Bismarck, dès le 12, qu’il n’en pouvait plus.

Tel qu’un conscrit qui aspire au licenciement de la classe, le vieux maréchal aspirait à quitter le ministère, et il fallait que Bismarck, en novembre, reprît la présidence et redevînt ainsi directement responsable du Kulturkampf.

Blankenburg, tout ami qu’il fût du chancelier, lui refusa cette fois encore d’accepter un portefeuille ; et Bismarck, au moment où il assumait une fatigue nouvelle, se sentait isolé. Il se raffermissait en méditant le texte sacré d’après lequel Dieu résiste aux orgueilleux : les orgueilleux, c’étaient les « prêtres de l’idolâtrie romaine, » c’étaient des conservateurs comme Kleist-Retzow et Gerlach. Et lui, Bismarck, un humble apparemment, avait mission de Dieu d’être sur la brèche contre ces gens-là : « Derrière mon maître terrestre, continuait-il dans une lettre à Roon, aucune ligne de retraite ne reste ouverte, donc : Vexilla régis prodeunt : je veux, malade ou bien portant, tenir le drapeau de mon maître en face de mes factieux cousins (ainsi nommait-il les conservateurs), comme en face du Pape, des Turcs et des Français. »

Roon le quitta, désertant sa politique. C’était une déchirure encore, s’ajoutant à toutes les déchirures que le Kulturkampf avait déjà provoquées : mais Bismarck s’étourdissait à parler de Dieu, et du drapeau, et de la France, essayant de brider son émotion, de faire taire son cœur. Et puis il se trahissait, et sous les broussailles du sourcil semblait perler une larme : « Epaule contre épaule, disait-il à Roon, nous avons combattu, en 1863, 1866, 1870 ; souvent je regarderai votre place au sopha du Conseil, et je me dirai : J’avais un camarade. »

Sur l’accablante cime où Bismarck était monté, il n’avait plus de camarades, mais seulement des serviteurs ; c’était la rançon de son triomphe ; c’était à la fois la cause et l’effet de l’étrange endurcissement de son âme. Un camarade lui restait, Roon ; celui-là aussi s’en allait, et Bismarck lui écrivait un adieu où réapparaissait enfin quelque chose d’humain.

Quant au bon camarade, enfin déchargé du pouvoir, il hivernait en Italie et descendait jusqu’à Rome. Cédait-il, peut-être, à la curiosité de mieux connaître ces ennemis contre qui dix mois durant il avait pris d’ingrates mesures ? Dans un repos recueilli, Boon regarda la papauté. La « superstition, » les anathèmes, lui demeurèrent odieux ; mais il éprouva quelque admiration pour la « vigueur et l’autorité » du papisme. « Où trouver ailleurs, écrivait-il même, une force qui mette en branle tous les ressorts moraux du christianisme ? C’est de quoi l’Etat moderne est incapable ; ce qui lui fait défaut, tout comme à l’Etat antique, c’est un point d’attache transcendant ; avec de simples paragraphes de loi, on ne peut rien faire. » C’est ainsi que le maréchal Roon, quelques mois seulement après avoir fait voter les lois de Mai par les nationaux-libéraux, s’abandonnait à des méditations sur la faiblesse des pouvoirs qui ne s’appuient plus à Dieu, sur la fragilité des textes législatifs, sur l’impuissance morale de l’Etat moderne, et sur l’efficacité de l’action chrétienne exercée par le « papisme. »


VIII

Bismarck avait repris sa place à la table des ministres, lorsque le nouveau Landtag s’ouvrit. Le premier soin de Windthorst fut de réclamer que les élections à cette Chambre fussent faites désormais par le suffrage universel, direct et secret ; un autre catholique, Schroeder, demandait que les membres du Reichstag reçussent un traitement et fussent indemnisés de leurs voyages.

Au grand scandale du protestant Gerlach, à qui tout courant démocratique faisait peur, le Centre voulait développer l’influence politique des masses profondes, protéger la dignité des élus, faciliter aux députés peu aisés l’exercice de leur mandat ; c’étaient là des vœux qui répondaient au programme électoral émis dès 1867 par les nationaux-libéraux et qui auraient pu s’appuyer aussi sur certains écrits et discours de Bismarck, datant de 1866, 1867, 1869, et dirigés contre le système de vote par classes ; mais la proposition Windthorst était ajournée à six mois, et la proposition Schroeder était évincée. Toute réforme demandée par les « cléricaux » paraissait dangereuse. Lasker, sans ambages, en faisait l’aveu.

« Nous sommes ici pour tout le pays, insistait Windthorst, et pour apprécier les motions avec calme et impartialité, non en regardant si elles viennent de tel ou tel parti. » Mais cette leçon d’équité parlementaire demeurait sans écho. Ou, pour mieux dire, c’est au dehors qu’elle trouvait audience et gratitude. Elle parvenait aux oreilles du petit peuple, de cette troisième classe électorale, plus attachée aux vraies traditions, disait Windthorst, que ne le sont dans les classes élevées les « hommes de l’or. »

Puisque les idées de l’État moderne et païen étaient les bienvenues dans les deux premières classes, Windthorst considérait qu’on ne ferait preuve ni de vrai conservatisme, ni d’intelligence politique en laissant dans ces classes l’axe de l’Etat. Et inversement, c’était en avocat même du peuple qu’il prétendait attaquer la politique anticléricale. Il imputait à cette politique un but occulte : faire oublier la question sociale. « Je déplore très profondément, poursuivait-il, les nombreux erremens qui se produisent dans ce domaine social ; je déplore surtout les nombreux symptômes d’irréligiosité qui s’y joignent. Mais interrogeons-nous sérieusement : avons-nous à cet égard fait notre devoir ? » Il harcelait dans leur victoire les nationaux-libéraux, représentans de la richesse mobilière en même temps que de l’esprit de secte, en les sollicitant à ces examens de conscience que les puissances sociales n’aiment jamais.

Ainsi le Centre étalait-il ses affinités populaires et son souci des intérêts populaires, et puis, donnant tout de suite une voix aux aspirations mêmes de ses électeurs, il chargeait Mallinckrodt, Reichensperger et Windthorst de réclamer du Landtag le retrait immédiat des lois de Mai. Il était visible que dans un diocèse au moins, celui de Posen, le pouvoir civil était à bout de rigueurs : le 24 novembre, le président supérieur de Posnanie avait sommé l’archevêque Ledochowski de se démettre, et l’archevêque avait refusé. Entre ce haut fonctionnaire qui disait au prélat : Je ne vous connais plus, et ce prélat qui disait à la loi : Je ne te connais pas, insoluble était le conflit. Windthorst, le 10 décembre, demandait que la loi disparût.


Elle va contre les consciences, proclama-t-il, et voilà pourquoi les catholiques ne peuvent la suivre. Si on ne la retire pas, si même on l’aggrave, nous opposerons et nous devons opposer la résistance passive, ainsi que firent les premiers chrétiens ; l’anéantissement de notre Église, jamais nous n’y souscrirons. Des convictions pour lesquelles on souffre de tels sacrifices doivent avoir de profondes racines : et quiconque souffre ainsi pour sa conviction, fût-elle erronée, a droit au respect suprême de toutes les âmes bien nées.


Et Windthorst, continuant, prenait Falk à partie, lui demandant compte pour la prétention qu’avaient eue des protestans de réglementer l’Eglise romaine.


Eh bien ! monsieur le ministre, vous avez affranchi le clergé, le voilà complètement émancipé des évêques, il peut en appeler au tribunal de toutes leurs décisions ; et pourtant il ne se soulève pas, le voilà debout, librement, près de ses évêques. C’est la preuve qu’il agit par libre conviction. Et si l’évêque, si le clergé, si le peuple catholique sont ainsi resserrés de toute l’unanimité de leurs énergies, tout homme d’État calme et sensé devrait se demander : Comment cela est-il possible ? Le peuple veut garder sa religion, garder l’Église telle qu’elle est.


Résistance passive, résistance active, c’étaient là des distinctions dans lesquelles Falk n’entrait pas ; juriste assez subtil pour les comprendre, il se raidissait contre elles avec une arrogance de gendarme. Active ou passive, cette résistance était toujours une révolte, aux yeux de Falk ; et d’une telle révolte, Falk ne voulait point. Il reprochait à l’Eglise de ne pas accepter en Prusse ce qu’elle acceptait en Bavière, en Wurtemberg, en Alsace-Lorraine, en Oldenbourg, et ne voulait pas se souvenir que les privilèges dont jouissaient ces Etats résultaient de concessions faites par le Saint-Siège et qu’il s’agissait au contraire en Prusse d’une usurpation spontanée, commise avec désinvolture par d’impertinens législateurs.

Les lois subsisteraient : les retirer, au dire de Falk, eût été sacrifier la souveraineté prussienne. Falk prévenait le Centre qu’au retour des vacances, de nouveaux projets lui seraient apportés ; et puis il prévenait la Gauche que l’idéal de séparation entre l’Eglise et l’Etat, caressé par certains de ses membres, n’était point celui de la Prusse. Les nouveaux projets n’auraient pas un caractère exclusivement répressif, mais la politique des lois de Mai continuerait.

C’est par cette fin de non-recevoir que Falk répondait aux désirs du Centre ; et la presse bismarckienne faisait un crime au Centre d’avoir même osé les exprimer. Vainement Windthorst, Reichensperger, Mallinckrodt, se retranchaient derrière l’inoubliable souvenir qu’avait laissé la politique tolérante de Frédéric-Guillaume IV ; ils étaient accusés par la Gazette de l’Allemagne du Nord d’avoir manqué de respect à la dignité de la couronne.

« Conseiller maintenant à notre auguste souverain, y lisait-on, de retirer la sanction qu’il a donnée à ces lois ou d’en approuver l’abrogation, c’est là une des demandes les plus insolentes que l’on ait jamais adressées à un roi de Prusse. Quand ces demandes émanent de sujets directs de l’Empereur, quand des Prussiens s’oublient jusqu’à faire de semblables propositions à leur Roi, on peut voir par-là combien l’ultramontanisme s’est éloigné des fondemens de notre vie politique ; cet outrage ne tombe pas sous le coup du code pénal, mais il est condamné par la loi morale de notre temps. »

Etranges commentaires, en vérité, et singulièrement offensans pour l’initiative du Parlement. Au début du Kulturkampf, et pour engager la lutte, Bismarck avait allégué la nécessité d’avoir égard aux désirs de la majorité parlementaire ; aujourd’hui que le Centre préparait une action légale, soit pour amener à résipiscence cette majorité, soit pour la changer, l’action légale du Centre était considérée comme une atteinte à l’intangible volonté du souverain, et l’historien Treitschke, notant les acclamations par lesquelles les évêques, la Pologne et la presse de France avaient accueilli la motion du Centre, dénonçait une fois de plus les complicités de ce parti.

Windthorst, avant de se taire, avait insidieusement annoncé comme imminent un projet de loi sur le mariage civil. « A nous, disait-il tout doucement, cela ne nous fait plus rien ; mais cela fera du mal à l’Eglise évangélique. Je me suis permis de le dire, parce que je voudrais, dans une légère mesure, lui adoucir le coup. » Il était au courant : ce jour-là même, Guillaume, cédant à Falk, signait le projet de loi qui établissait le mariage civil et qui permettait par-là même aux nombreux protestans, détachés de toute Eglise, de convoler désormais en justes noces, sans s’adresser à un pasteur. L’Eglise évangélique fut très morose et se sentit blessée. Elle pâtissait des mesures qu’avait prises l’Etat contre l’Eglise catholique. Qu’on retirât ces mesures comme le demandait Windthorst, qu’on laissât libres d’être curés les prêtres que désignait l’évêque, et qu’on reconnût valides, enfin, les unions bénies par eux : immédiatement, on n’aurait plus besoin du mariage civil. Mais cela ne se pouvait point : dût-on même à ce prix rassurer l’Eglise évangélique, on ne s’abaisserait point à capituler devant l’Eglise catholique.

Bismarck en personne le signifia au Landtag, dans la séance du 17 décembre. Il parla des grandes luttes intérieures qu’il avait subies : il avoua ne réclamer le mariage civil qu’à contre-cœur. « Mais j’ai appris, expliquait-il, à soumettre mes convictions personnelles aux nécessités de l’État. Il y en a qui disent, dans le service de l’État, qu’ils ont leur conviction, qu’ils ne peuvent agir autrement, dût l’État périr. C’est comme s’ils jetaient l’enfant avec l’eau du bain. Des évêques révolutionnaires, érigeant leur propre jugement au-dessus de la puissance législative, ont déchaîné une telle crise, que l’État doit faire une loi sur le mariage civil pour préserver une partie des sujets des maux dont ils sont menacés. » Ainsi Bismarck présentait comme une mesure de circonstance une loi qui introduisait une véritable révolution dans la vie civile de l’Empire. La politique de tracasserie contre les prêtres avait conduit la Prusse à bouleverser l’école primaire, puis à corriger la Constitution ; elle allait toucher aujourd’hui, avec regret et par contrainte, à ces bases mêmes de la famille auxquelles s’attachait avec ténacité le vieux protestantisme prussien. L’État voulait que l’Église changeât, qu’elle devînt ce qu’il lui plaisait qu’elle fût ; et c’était lui, État, qui dénaturait, peu à peu, les conditions fondamentales de sa propre existence, afin de rendre compatibles avec la vie du pays certaines lois qui systématiquement étaient incompatibles avec la vie de l’Église.

Ainsi l’exigeait l’entêtement de Bismarck. L’échec était visible. « Le mouvement catholique gagne du terrain, criait à Bismarck Edvvin de Manteuffel, nos coups d’épingle légaux agacent sans tuer. » Mais la Prusse, au lieu de s’en prendre à elle-même, s’en prenait à la France, ou bien à la Belgique. Si le clergé allemand résistait, c’était la faute, disait-on, au gouvernement de Bruxelles. Edwin de Manteuffel sonnait l’alarme ; il craignait que la Belgique n’abritât le général des Jésuites ; il signalait ce pays comme le centre de la résistance ; c’est là, déclarait-il, qu’il fallait porter le combat. On épluchait, d’autre part, dans les bureaux de Berlin, la dizaine de mandemens français qui, au cours de novembre 1873, avaient répété et commenté les griefs du Pape contre Bismarck, et l’on en distinguait deux, pour s’en plaindre. Ils étaient signés de l’évêque Freppel, d’Angers, et de l’évêque Plantier, de Nîmes. L’Angleterre seule apparaissait à Bismarck comme digne d’un témoignage de satisfaction ; là, du moins, Disraeli discourait contre Rome. La Gazette de l’Allemagne du Nord se réjouissait que « le pays d’Elisabeth et de Cromwell, sentant s’éveiller la conscience de sa vraie mission, » se rangeât à côté de Bismarck contre Pie IX.

Mais gare à Bruxelles et gare à Paris ! Edwin de Manteuffel dogmatisait que la lutte religieuse devait être transportée du terrain intérieur sur le terrain extérieur. La Correspondance de Genève avait déjà redouté, dès le 8 novembre, que la guerre de religion en Allemagne n’eût pour conséquence inévitable la guerre européenne : c’était une perspective devant laquelle il ne semblait pas qu’Edwin de Manteuffel reculât.

Cependant les parquets et les maréchaussées, dont moins vaste était l’horizon, continuaient strictement leur besogne : depuis le 15 novembre, il ne restait plus en Prusse un seul évêque qui n’eût pas de condamnation. Ils terminèrent l’année par un acte nouveau ; pour la première fois, un prêtre qui avait prêché contre les lois de Mai, et à qui l’on était las de réclamer le montant d’une amende, fut arraché à ses paroissiens pour passer en prison quatre semaines : il s’appelait Pierre Loga, et était vicaire à Morke. Le glas que firent sonner les fidèles traduisait leurs sentimens ; il s’en alla, lui, en criant : Deo gratias ! Quelques semaines encore, et le petit drame dont on avait offert aux villageois de Morke la répétition générale se jouerait un peu partout sur la terre prussienne.

A l’heure même où le prêtre Loga devenait un prisonnier, les derniers meubles de l’archevêque Ledochowski étaient mis aux enchères ; des amendes restaient dues, et les exécuteurs du lise ne trouvaient plus rien à confisquer. Le primat de Pologne avait commis plus de délits que ne le permettaient ses ressources, sans parler du crime d’être Polonais ; et de nouvelles dettes, chaque jour, grossissaient l’inextinguible passif. Délinquant insolvable et délinquant impénitent, recevant les huissiers dans une maison vide pour leur tendre des mains vides, il relevait désormais des gendarmes du Roi. La saisie, châtiment fait pour les riches, n’était plus de mise avec le primat de Pologne ; il était tombé au rang des pauvres, qu’on arrête et qu’on enferme.

Bismarck ne croyait pas déshonorer l’année 1874, lorsqu’il se laissait aller à ces deux rêves : l’Église en prison ; l’Europe en feu : le premier seul devait s’accomplir. Le Dieu dont il était toujours féal, et au nom duquel sa conscience prétendait toujours travailler, laissa souffrir l’Église, mais fit grâce à l’Europe.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.