Bismarck et la formation de l’Empire allemand

La bibliothèque libre.
Bismarck et la formation de l’Empire allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 800-831).
BISMARCK
ET LA
FORMATION DE L’EMPIRE ALLEMAND
A VERSAILLES

L’histoire doit reconnaître que c’est à Bismarck seul que revient l’honneur d’avoir donné un corps et une âme à l’unité allemande. Il fallait un homme aussi fort qu’audacieux, aussi opiniâtre que subtil, aussi autoritaire que souple pour accomplir une création que tous ses compatriotes attendaient depuis longtemps, pour imprimer à l’Allemagne une même impulsion et une même direction s’incarnant dans l’Empire. Quand le comte de Bismarck prit le pouvoir, la Prusse était en proie à des divisions néfastes. Mais lui qui avait, à la diète de Francfort, appris à pénétrer les hommes et les choses, à mépriser les chimères et à. n’admettre que les réalités, à découvrir les ruses et les intrigues de la diplomatie, la situation exacte de l’Europe, les hésitations, les caprices et les reviremens frivoles de la France, la faiblesse de l’Autriche, l’égoïsme de l’Angleterre, l’apathie de la Russie, les timidités et les petitesses de la plupart des Etats de second ordre, il a voulu et préparé cette unité que l’Allemagne souhaitait sans savoir comment y arriver. Il est allé droit à son but envers et contre tous, bravant les reproches et les menaces, surmontant les obstacles, passant au travers de tous les périls, ne se laissant détourner de sa route longue et malaisée par aucune difficulté. On sait comment le succès a répondu à tant d’habileté et à tant d’efforts.

L’unité commencée par les guerres contre le Danemark et l’Autriche, allait se consolider par la guerre contre la France. Les Allemands du Nord et du Sud marchèrent contre nous comme un seul homme, et cette union que les hostilités nouvelles avaient faite momentanément, Bismarck devait, par sa politique, la transformer en unité définitive, unité dont le prince de Bülow louait récemment la puissance inébranlable et en reportait « au plus Allemand des Allemands » le légitime honneur.

Pour celui qui examine les faits rapidement et se borne à un bref coup d’œil, la tâche paraît de prime abord assez facile. Les victoires ont dû tout aplanir et celui qui a contribué, plus que personne, à les assurer, était sans aucun doute tout-puissant. Erreur grave ! Aucune opération ne fut plus dure que celle-là. « Pour satisfaire les vieux Prussiens, les patriotes unitaires et les Bavarois particularistes, pour concilier les Junkers férus de réaction et les gens de Gotha épris de liberté, pour forger un Empire tout ensemble d’autorité et de régime parlementaire, pour contenter le Roi et son fils, les princes et les peuples, Bismarck va peiner pendant quatre mois, empruntant la forme au passé et les idées au temps présent, ne s’inféodant à aucun parti, mélangeant le droit divin et le droit des peuples, donnant et refusant à tous. »

Dans le troisième et dernier volume que M. Paul Matter a consacré à l’histoire de M. de Bismarck et son temps[1] et dont j’ai détaché ces dernières lignes, volume qui comprend en ses divers chapitres la candidature Hohenzollern, la dépêche d’Ems et la Déclaration de guerre, les faits mémorables qui se sont déroulés de Berlin à Sedan et de Sedan à Versailles, le traité de paix et la consolidation de l’Empire allemand, la libération du territoire français, puis le Kulturkampf et l’alerte de 1875, le congrès de Berlin et l’alliance austro-allemande, la politique intérieure et extérieure de l’Empire de 1879 à 1889, enfin la chute de Bismarck et ses dernières années d’exil et de rage, tous événemens décrits avec science et talent par un auteur très bien informé, j’ai choisi pour sujet de cette étude « la Renaissance de l’Empire allemand à Versailles. » Elle m’a semblé constituer une des parties les plus saisissantes et les plus originales de cet important ouvrage, à laquelle je pouvais apporter quelque contingent de recherches et d’observations nouvelles. Rien, à mon avis, ne montre mieux à la fois la volonté intrépide, la ténacité puissante, l’énergie extraordinaire du chancelier allemand qui, en face des plus difficiles épreuves auxquelles un homme d’Etat puisse être exposé, osa tenir tête à son Roi, au prince royal, aux princes allemands, aux représentans du Reichstag et des autres Parlemens, aux courtisans et aux conseillers de tout ordre, et parvint à triompher de leurs jalousies, de leurs susceptibilités, de leurs exigences et de leur opposition ouverte ou cachée pour atteindre le but qu’il s’était proposé. C’est ce que nous allons voir de près.

Au bruit des premières victoires remportées sur le sol de la France, toute l’Allemagne crut l’unité germanique faite, mais en même temps surgirent des divergences graves sur la formation de cette unité. Les progressistes voulaient l’unité par les peuples et la constitution préparée par les Parlemens avec un ministère responsable. Les nationaux-libéraux voulaient un Empire, sans s’inquiéter des origines et des moyens. Les vrais Prussiens voulaient l’Empire absolu, absorbant toute l’Allemagne au profit des Hohenzollern, de l’aristocratie et de l’armée. Les princes fédérés du Nord, la Saxe, Cobourg, Oldenbourg et Weimar, espérant une situation meilleure, consentaient à devenir les vassaux de l’Empereur allemand. Parmi les princes du Sud, le grand-duc de Bade et le grand-duc de Hesse se soumettaient franchement, eux et leurs sujets, à l’Empire. Le roi de Wurtemberg hésitait et louvoyait, tandis que le roi de Bavière se dérobait, tous deux sachant que leurs peuples étaient jaloux de leur indépendance. Les destinées du nouvel Empire étaient livrées à trois hommes : le roi de Prusse, le prince royal, le chancelier. Le Roi, passionnément Prussien, estimait que le titre de roi de Prusse l’emportait sur tous les autres et lui donnait une autorité plus accentuée. Il aurait voulu que l’unité germanique se fit au seul profit de la Prusse avec les formes autoritaires. Comme ses prédécesseurs, il tenait à montrer aux autres souverains la supériorité des institutions prussiennes. Le titre impérial lui paraissait inférieur au titre royal, quelque chose comme une fonction subalterne dont s’était peu soucié le grand Frédéric et que lui, il appelait ironiquement « Charakterisierter Major, le commandant honoraire. » Il avait plus d’estime pour la grandeur de la Prusse que pour l’unité constitutionnelle de l’Allemagne. Il se croyait plus grand et plus fort comme roi héréditaire que comme empereur élu. Sa résistance et ses exigences allaient soulever de longues et pénibles difficultés.

Le prince royal, au contraire, et quoi qu’en ait dit Bismarck, était très impérialiste. Il aurait désiré faire de toutes les monarchies allemandes un seul et même Empire avec une Chambre haute dont feraient partie les princes, avec un Reichstag élu directement par la nation, et un ministère responsable. Mais il n’entendait pas qu’il y eût des princes dominans et des Etats indépendans[2], Il voulait l’unité. absolue, opérée par la menace et par la force, s’il le fallait. Un moment il avait pensé au titre de « roi des Allemands, » mais Bismarck lui avait démontré que ce titre n’offrait pas de meilleures garanties que celui d’empereur. Le chancelier ajoutait qu’à côté de l’empereur, du roi de Germanie, ou du roi des Allemands il se trouverait des rois de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg. Le prince s’irrita. « Je fus surpris, rapporte Bismarck, de l’entendre déclarer que ces dynasties devraient cesser de porter le titre de roi pour reprendre celui de duc. J’exprimai la conviction qu’elles n’y consentiraient pas de bonne grâce. Si on voulait au contraire employer la force, ces mesures coercitives ne seraient pas oubliées pendant des siècles et sèmeraient la méfiance et la haine. » Ainsi raisonnait un profond politique qui soutenait l’unité pour la plus grande gloire et le meilleur profit de la race germanique, tout en conservant habilement aux petits monarques et à leurs sujets une certaine indépendance, en ménageant leur amour-propre et leurs traditions. Quant au titre d’empereur que le roi semblait dédaigner, le chancelier répondait : « Votre Majesté ne peut pas rester éternellement un substantif neutre, das Præsidium ? Présidence est une abstraction. Empereur indique au contraire une grande force, un être puissant. » Il soutenait que l’élargissement de la Confédération nécessitait l’adoption par le Roi du titre impérial, ce qui devait amener nécessairement l’unité et la centralisation désirées. Ses raisons étaient excellentes, mais elles durent être répétées, soutenues avec force et opiniâtreté, pour entrer dans un cerveau rebelle. L’idée de l’absolutisme prévalait chez Guillaume sur toute autre idée.

L’acquisition de l’Alsace n’était pas faite pour accommoder les conflits entre les princes[3]. Les uns auraient voulu qu’on formât sur la frontière un État allemand homogène ; les autres, qu’on donnât l’Alsace à la Prusse. Le prince royal estimait au contraire qu’il fallait faire sentir à l’Alsace qu’elle ferait partie à l’avenir d’un grand État ; mais la Bavière réclamait l’Alsace pour le grand-duché de Bade à la condition expresse que celui-ci lui cédât le Palatinat. Le parti de la grande Allemagne désirait qu’avant de partager le gâteau, la Bavière et le Wurtemberg prissent l’initiative de la transformation de la Confédération du Nord en union allemande. Devant l’hésitation de ces deux États, le gouvernement de Bade, au lendemain de Sedan, demanda à entrer dans la Confédération, à faire de l’Allemagne une seule et même nation et à rétablir le titre impérial. C’était bien, mais le chancelier attendait mieux encore. Il voulait que la Bavière fît d’abord la demande et il se montrait pressant à cet égard. Le 12 septembre, le comte de Bray, ministre de Louis II, émit la proposition au nom du roi, mais sous une forme restreinte. Il offrait de créer une Fédération qui comprendrait un Parlement à compétence limitée et une armée homogène en temps de guerre, en laissant à chaque État le droit d’ambassade et de traité, le commandement de ses troupes en temps de paix, ses uniformes et ses couleurs, sa législation et son budget, ses postes, télégraphes et chemins de fer. Cette proposition n’était pas celle que Bismarck aurait désirée, mais elle lui permettait d’entrer en matière et d’arriver par étapes à son but. Il allait employer à cette tâche laborieuse un diplomate de grand mérite, Delbrück, son dévoué collaborateur. Bismarck avait besoin d’un auxiliaire intelligent et zélé, car sa situation n’était pas facile. La prépondérance qu’il avait acquise dans les affaires, par son talent et son courage, avait naturellement suscité d’ardentes jalousies. Les princes et les courtisans lui étaient hostiles. Les officiers supérieurs, appelés par lui « les demi-dieux, » le détestaient. Ils ne lui avaient point pardonné l’indulgence avec laquelle il avait traité l’Autriche en 1866, et le général de Podbielski avait déclaré qu’un tel fait ne se renouvellerait plus. On lui avait en conséquence caché toutes les mesures et tous les projets concernant les opérations militaires, sans s’inquiéter de savoir si cela pouvait nuire ou non à la politique générale. Pour sortir d’embarras et pour être renseigné à temps, le chancelier avait dû recourir à de hauts personnages inoccupés et à un correspondant anglais. On le traitait ainsi, lui qui avait mis l’Allemagne à cheval, lui qui avait décidé la guerre, lui qui préparait si patiemment l’unité allemande ! Et cela au moment même où une intervention quelconque aurait peut-être pu enlever aux Allemands le prix de la victoire. « Dans des nuits sans sommeil, dit-il, j’étais tourmenté par la crainte que nos grands intérêts politiques ne fussent, après de grands succès, compromis par notre lenteur et par nos hésitations dans noire attaque contre Paris[4]. »

Le 12 septembre, le jour même des premières propositions de la Bavière, il mande à sa femme qu’un flot d’encre s’est répandu sur lui. Il se plaint des faux ramiers de la paix et de leurs roucoulemens hypocrites. Il gémit de l’incroyable esprit de routine et de la sotte jalousie des militaires. « Si, dans le civil, je devais travailler au milieu d’une telle confusion de ressorts, il y a longtemps que j’aurais éclaté comme une bombe ! » Il se moque de ces héros devant l’ennemi qui, « une fois devant leurs tables de travail, étaient attachés los uns aux autres par leurs perruques comme le légendaire Roi des rats ! » Mais il dédaigne les intrigues et les petitesses de ses ennemis. Il ne redoute ni les princes, ni les généraux, ni les conseillers intimes. Il n’est pas de ceux qui disaient avec découragement : « Il ne faut pas compter sur la Bavière ! » Il veut arriver, il arrivera quand même à son but, l’unité allemande, et il envoie, avec ses instructions, l’habile Delbrück à Munich. Celui-ci, qui avait déjà obtenu l’adhésion de la Saxe, cherche à s’entendre avec le comte de Bray, ministre de Louis II, et avec M. de Mittnacht, ministre du roi de Wurtemberg. Le Bavarois refuse d’abord d’entrer dans la Confédération du Nord. Le Wurtembergeois semble hésiter. Delbrück calme l’effroi de l’un et apaise la résistance de l’autre. Il amène le comte de Bray à prendre pour base des pourparlers le texte de la Constitution fédérale du Nord. Il promet d’écarter tout ce qui pourrait porter atteinte à l’indépendance des alliés. M. de Mittnacht commence à approuver. Le 20 septembre, Delbrück les quitte, persuadé que bientôt les ministres de Bavière et de Wurtemberg accepteront les grandes lignes de la Constitution fédérale. Sa conviction est telle qu’il ose écrire : « L’unité allemande est assurée ! » Bismarck satisfait invite alors le grand-duc de Bade à renouveler sa demande d’accession à la Confédération du Nord, afin de provoquer les Bavarois et les Wurtembergeois à faire de même. Cette première partie avait été bien jouée. Il s’agissait maintenant de bien jouer la seconde, plus difficile encore, c’est-à-dire d’amener le Roi et le prince royal à accorder les concessions nécessaires pour déterminer l’unité complète. Ce fut une lutte véritable. Elle se déroula à Versailles et dura jusqu’au matin du 18 janvier 1871, quatre grands mois pendant lesquels, à chaque instant, le chancelier redouta l’écroulement subit de ses combinaisons. « Delbrück arrive, écrit le prince royal dans son journal à la date du 6 octobre, et dit que la Bavière veut conclure une alliance à propos de l’entrée dans la Confédération, mais sous réserve d’avoir sa diplomatie et son armée indépendantes. Les ministres sont divisés entre eux et rapportent des opinions contradictoires du Roi. » Ce n’était pas tout à fait exact, et l’on comprend que le chancelier, devant cette assertion du prince royal, devait être assez embarrassé. Aussi décrivait-il ses ennuis à sa femme qui devenait sa confidente, et lui faisait-il part des désaccords que le projet de la nouvelle Constitution suscitait à Versailles. Fallait-il réunir les princes en Congrès et le Reichstag dans cette ville ? Fallait-il appeler les rois de Bavière et de Wurtemberg à Fontainebleau pour rédiger le pacte définitif que signeraient ensuite les princes et que ratifieraient leurs peuples ? Mais Louis II, dont la tête peu équilibrée se laissait aller aux mouvemens les plus bizarres, demandait un agrandissement de son royaume à l’Ouest. Le roi Charles de Wurtemberg hésitait toujours, puis, vigoureusement sollicité par Mittnacht et Suckow ses ministres, promettait de déléguer deux ministres à Versailles pour étudier le nouveau pacte fédéral. Le 12 octobre, Bismarck invite Mittnacht et Suckow à venir, en même temps que Jolly et Freydorf, les représentans du grand-duc de Bade. Le 18 octobre, Louis 11 se décide à envoyer, comme délégués de la Bavière, le comte de Bray, les généraux de Lulz et Prankh. La Hesse désigne comme délégués MM. de Dalwigh et Hoffmann, ce qui forme un conseil de neuf membres qui va se réunir à Versailles, pour des propositions pratiques, sous la présidence du chancelier.

La position de Bismarck était loin d’être une sinécure. Il avait à traiter en même temps de l’armistice avec M. Thiers ; de la liberté de la Mer-Noire avec les Russes et les Anglais ; de l’unité allemande avec les délégués des princes et des rois. En conflit avec le Roi et le prince royal, avec l’état-major et les courtisans, il n’avait alors que Delbrück pour l’aider, et bientôt même il devait s’en séparer pour les négociations de Berlin. Aussi, continuait-il à se plaindre à sa femme de ses fatigues et de ses énervemens, des marchandages et des utopies dont on l’accablait. Il finit par obtenir pour collaborateur secret dans cette délicate négociation le grand-duc Frédéric de Bade, qu’il avait mandé tout exprès le 6 novembre à Versailles, pour se servir de son influence sur les princes allemands.

Le comte de Bray émettait l’idée bizarre d’unir par un traité d’amitié la Confédération du Nord avec la Bavière, en augmentant la Confédération de l’adhésion de Bade, de la Hesse et du Wurtemberg, et en laissant à chaque Etat sa propre individualité. Le roi de Bavière à côté de l’empereur allemand paraîtrait comme représentant de l’Empire, ce que Bismarck appelait plaisamment l’Empire alternatif. Comment réaliser une combinaison par laquelle le Roi voulait que l’Empire allemand, c’est-à-dire la présidence de la Confédération, alternât héréditairement entre la maison de Prusse et la maison de Bavière ? Les idées de Louis II paraissaient être celles d’un agité. Au milieu des pourparlers, il menaçait tout à coup d’abdiquer. Et, au même moment, le roi de Wurtemberg se dérobait à son tour. Tremblant devant les menaces des particularistes qui défendaient avec passion l’indépendance du royaume, ce prince télégraphia le 11 novembre à Mittnacht et à Suckow de surseoir à toute signature et d’attendre la décision de la Bavière.

L’irritation de Bismarck fut extrême. « Mes barbouilleurs d’encre, écrivait-il à sa femme, manœuvrent nuit et jour et intriguent à la façon de Francfort. À moins qu’un ouragan allemand ne tombe au milieu d’eux un de ces jours, nous n’arriverons à rien avec ces diplomates et ces bureaucrates de la vieille école, du moins pour cette année. » Il gémissait de son travail de galérien, de son existence pauvre en distractions, « épicée tout au plus par des visites de messieurs haut placés dont je combats, disait-il, les utopies politiques… Les affaires allemandes, ajoutait-il, donnent le plus de besogne. De cette dernière, Delbrück assume la plus grande partie, seulement il ne peut pas se débarrasser des princes, ni des Européens… Il part cet après-midi. Dis-lui combien je lui suis reconnaissant de son inépuisable et fertile force de travail. » La Bavière opposait des difficultés nouvelles aux désirs du chancelier, mais un diplomate américain, Bancroft, très au courant des événemens, mandait le 10 novembre à sir Hamilton Fish : « La Bavière tiendra un peu plus longtemps : toutefois, l’opinion publique est décidée à ne pas laisser arrêter la consolidation de l’union par les scrupules d’un opposant entêté. » Il y avait bien encore quelques autres velléités de résistance dans certaines cours du Sud, mais Bismarck, qui avait fait saisir au château de Cernay les papiers secrets de Rouher, menaçait ces cours de révéler certaines correspondances contre la Prusse échangées entre elles et l’ancien ministre français, et cette menace fut de nature à hâter les négociations.

Une scène très vive éclata le 14 novembre à Versailles entre lui et le prince royal. Bismarck demandait au prince ce qu’il faudrait faire contre les Allemands du Sud. Convenait-il de les menacer ? « Il n’y a pas de péril à le faire, répondit le prince. Montrons-nous fermes et impérieux, et vous verrez que j’avais raison de dire que vous n’avez pas assez conscience de votre force. » A cela, Bismarck objecta que des menaces jetteraient les Etats du Sud dans les bras de l’Autriche. Il fallait laisser la question allemande se résoudre avec le temps. Le prince royal répliqua que, représentant l’avenir, il ne voulait pas admettre ces hésitations. On pouvait encourir le risque de voir la Bavière et le Wurtemberg se rallier à l’Autriche. S’ils l’osaient, rien de plus facile que de faire proclamer l’Empire par les souverains allemands présens à Versailles, et de promulguer la Constitution garantissant les droits du peuple allemand. Les monarques du Sud ne résisteraient pas à cette pression. Le chancelier fit remarquer au prince que son opinion était isolée. Pour atteindre le but, il faudrait une motion du Reichstag. S’abritant derrière la volonté du roi de Prusse, Bismarck regrettait le langage du prince et jugeait que, s’il était connu, il ferait mauvais effet. Le prince se fâcha et protesta énergiquement contre cette façon de lui fermer la bouche quand l’avenir était en jeu. C’était au Roi seul à lui prescrire le silence. Le chancelier répondit que si le prince commandait, il obéirait. Celui-ci répliqua qu’il n’avait pas d’ordres à lui donner. Alors Bismarck ajouta qu’il ferait place volontiers à tout autre personnage que l’on croirait plus apte que lui à diriger les affaires, mais qu’en attendant, il était obligé d’agir suivant ses principes et l’expérience acquise. « Si j’ai été vif, dit le prince quelques instans après, c’est qu’il m’est impossible de considérer avec indifférence un événement aussi important pour l’histoire du monde[5]. »

A la suite de cet entretien, le chancelier, d’accord avec le grand-duc Frédéric, résolut d’isoler la Bavière et de s’en tenir tout d’abord à l’entente formée avec Bade, la Hesse et le Wurtemberg du 15 au 19 novembre, puis il fit convoquer pour le 24 le Reichstag où Delbrück allait lui servir de porte-parole. Tout cela se faisait sans que la Prusse daignât consulter l’Europe. Elle informa seulement l’Autriche, qui aurait pu se souvenir peut-être des clauses du traité de Prague. Le comte de Beust répondit que son gouvernement n’avait pas l’intention d’opposer ce traité à la logique des événemens qui avaient livré à la couronne de Prusse la direction de la Confédération allemande, et qu’il acceptait sans réserves le projet d’unité de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse. Il promettait même de « saisir avec empressement toutes les occasions d’entretenir avec elles l’entente la plus cordiale. » Un mois après, il écrivait à Wimpfen qu’il était de l’intérêt des deux gouvernemens d’éviter toute discussion au sujet du traité de Prague. On ne pouvait paraître ni plus oublieux du passé, ni plus conciliant. Bismarck accueillait avec une satisfaction apparente ces protestations cordiales, mais, devant ses intimes, il exprimait sa défiance et ne pardonnait pas à M. de Beust de songer encore à une médiation, et de provoquer secrètement les autres puissances à intervenir en faveur de la France. Qu’aurait-il dit, s’il avait su que l’ambassadeur d’Autriche, M. de Bruck, conseillait sous cape au prince Otto de Bavière d’engager Louis II à ne point proposer le rétablissement de l’Empire ?

Cependant, le roi de Bavière avait appris que Bade et la Hesse avaient consenti à entrer dans la Confédération du Nord à certaines conditions concernant les impôts indirects, les postes, le droit de péage et l’indépendance de leur armée. Il savait que le mouvement unitaire s’accentuait dans son propre royaume et il commençait à se demander s’il ne pourrait pas tirer quelque bénéfice de l’adhésion à la Confédération et obtenir le Palatinat badois. Alors le chancelier, qui connaît ses hésitations, menace les négociateurs bavarois de la pression populaire et du ressentiment du Reichstag. Ceux-ci veulent bien concéder au Président de la Confédération des droits plus étendus, mais sollicitent et obtiennent des réserves sur la législation fiscale, les postes et télégraphes, ainsi que l’entrée dans le comité des Affaires étrangères du Bundesrath avec la Saxe et le Wurtemberg, puis le second rang en Allemagne et la présidence du Conseil fédéral en l’absence du ministre prussien. Bismarck accorde tout cela. Que lui importe ? Il s’agit à tout prix d’atteindre le but. « J’ai du travail par-dessus la tête, écrit-il à sa femme, mais j’arrive à un résultat avec la Bavière et le Wurtemberg. Je m’en réjouis et j’en oublie le tourment anglo-russe[6]. » L’état-major continue à lui donner des inquiétudes par sa vanité arrogante. Le chancelier redoute quelque mauvaise surprise. « Les régimens nous tirent d’affaire, mais pas les généraux. » Le 23 novembre, le Wurtemberg cède à son tour et Bismarck peut s’écrier : « L’unité allemande est faite ! » Mais le prince royal trouve que la Prusse a obtenu peu de chose. « Nous aurions pu demander plus, répond Bismarck, mais comment nous y serions-nous pris pour l’obtenir ? — Eh bien, mais en les y forçant ! — Dans ce cas, monseigneur, je ne puis que recommander à Votre Altesse Royale de commencer par désarmer les troupes bavaroises qu’Elle a sous ses ordres[7]. »

Il s’agissait maintenant d’avoir l’adhésion du Reichstag et des quatre Parlemens du Sud. Bismarck était résolu à ne pas accorder au Reichstag le moindre amendement et à presser le vote. « Si on ne faisait pas l’unité à ce moment, c’en serait fait pour des années ! » Le 24 novembre, le Reichstag se réunit, et Delbrück présenta un exposé minutieux auquel le président Simson répondit par l’éloge de l’unité germanique, sans éveiller de profondes sympathies dans l’assemblée. « Mais Delbrück, dit M. Paul Matter, pétrit subtilement la pâte parlementaire, y répandit le levain du patriotisme historique, chauffa le four de l’enthousiasme. Il fut à cette époque le véritable artisan de l’unité. » Le prince royal n’était guère de cet avis. « J’apprends, écrit-il le 9 décembre, de quelle façon Delbrück a exposé au Reichstag la question de l’Empire. Il a été faible, sec, banal. On aurait dit qu’il tirait la couronne impériale, enveloppée d’un vieux journal, du fond de sa culotte ! Il est impossible de donner du souffle à ces gens-là ! » Dans le texte soumis au Reichstag, le Bundesrath, avait fait deux changemens importans qui devaient être accueillis sans observation. Le mot Bund, confédération, avait été remplacé par Reich, Empire, et le mot Præsidium par Kaiser. Pendant que les députés délibéraient, le chancelier avait tenté une nouvelle démarche auprès de Louis II par le comte Holnstein. C’était l’écuyer du Roi qui, venu à Versailles, s’était offert à remettre à son maître une lettre de Bismarck. Celui-ci s’empressa de l’écrire. Datée du 27 novembre 1870[8], elle commençait par des éloges et faisait du Roi le prince qui, au début de la guerre, avait consommé l’unité et la puissance de l’Allemagne. Le chancelier révélait ensuite les idées qui pénétraient le peuple allemand. « L’empereur d’Allemagne, disait-il, est pour tous un compatriote ; le roi de Prusse, un voisin à qui n’appartiennent pas, à ce titre, des droits que ne peut fonder qu’une cession volontaire, consentie par des princes et des peuples allemands. Je crois que le titre d’Empereur allemand pour le Président de la Fédération des États, permettra à ceux-ci d’accepter plus facilement un chef suprême. L’histoire enseigne que les grandes maisons souveraines de l’Allemagne, y compris la Prusse, n’ont jamais considéré l’existence de l’Empereur choisi par elles comme une diminution de leur propre situation en Europe. » Suivant Bismarck, le roi Louis II pouvait donc faire plus décemment les concessions déjà accordées à l’autorité de la Présidence, s’il les faisait à un empereur allemand au lieu de les faire à un roi de Prusse. Le chancelier croyait que l’appréciation politique et dynastique de la différence entre les droits présidentiels impériaux allemands et les droits royaux prussiens devait être d’un poids décisif. Alors il rédigea lentement, posément, avec une belle écriture gothique, la lettre au roi de Prusse, que le roi de Bavière devait recopier mot à mot. Il chargea le comte Holnstein de répéter au Roi qu’il s’était inspiré de cette pensée, dont tous les Allemands étaient pénétrés, que le titre d’Allemand seul attestait que les droits transmis à l’Empereur provenaient de la libre délégation des princes et des peuples allemands et réservait l’indépendance des États alliés. Bismarck insistait à cet égard pour adoucir les exigences du roi de Bavière, qui aurait voulu que la présidence de la Fédération des États alternât héréditairement entre les Hohenzollern et les Wittelsbach.

Louis II n’accueillit le comte Holnstein que sur l’assurance formelle qu’il venait de la part du chancelier. Puis il répondit le 2 décembre au comte de Bismarck qu’il attachait un grand prix aux sentimens dévoués d’un homme tel que lui sur lequel l’Allemagne entière levait les yeux avec joie et orgueil. Il consentait à écrire la lettre au roi de Prusse, heureux de faire une démarche décisive en faveur de la cause nationale, mais en se disant assuré que la Bavière conserverait sa situation, parfaitement compatible d’ailleurs avec une politique fédérale sincère, La lettre au roi de Prusse, un peu modifiée par Louis II, était ainsi conçue : « Par suite de l’entrée de l’Allemagne du Sud dans la Confédération constitutionnelle allemande, les droits de Présidence confiés à Votre Majesté s’étendraient sur tous les Etats allemands. Je me suis déclaré prêt à accepter cette réunion des pouvoirs en une seule main, dans la conviction qu’elle répond aux intérêts communs de la patrie allemande et des princes allemands confédérés, mais en même temps aussi dans la confiance que les droits, d’après la Constitution de la Présidence fédérale, seront, par le rétablissement d’un Empire allemand et de la dignité d’Empereur allemand, désignés comme les droits que Votre Majesté doit exercer au nom de la patrie allemande sur la base de l’union de ces princes. Je me suis donc adressé aux princes allemands en leur demandant de se joindre à moi pour proposer à Votre Majesté qu’à l’exercice des droits de la Présidence fédérale soit attaché le titre d’Empereur allemand. » En même temps que cette lettre, Louis II en adressait une autre aux monarques allemands pour les inviter à transférer « à l’héroïque roi de Prusse » les droits des Empereurs allemands. Il se disait heureux de pouvoir se considérer comme appelé par sa position en Allemagne et par l’histoire de son pays « à faire le premier pas vers le couronnement des œuvres d’unification allemande. » A la veille de la nouvelle année, le 29 décembre, le roi de Bavière ajouta aux souhaits habituels pour le roi de Prusse le vœu que le souverain pût accomplir les désirs nationaux de l’Allemagne. « Si ces espérances se réalisent, ajoutait-il, si l’Allemagne unie parvient à pouvoir garantir par ses propres forces sa paix extérieure avec des frontières offrant toute sécurité, sans que le libre développement des différens membres de la Confédération soit compromis, l’attitude décisive qu’a prise Votre Majesté dans la reconstitution de la patrie commune restera à jamais inoubliée dans l’histoire et lui vaudra la reconnaissance éternelle des Allemands. » Il convient de remarquer avec quelle insistance le roi de Bavière, tout en cédant à la force des événemens et en consentant à la formation de l’Empire, cherchait à maintenir l’indépendance de son royaume et celle des autres. Il ne répétait d’ailleurs que ce que lui avait fait dire Bismarck et croyait fermement au maintien des droits assurés par la Constitution fédérale aux divers membres de la Confédération. « A ma confiance dans les sentimens nationaux de ces dynasties correspond le respect scrupuleux de leurs droits, a déclaré tout dernièrement le prince de Bülow. Il n’est permis à aucun chancelier allemand de s’écarter jamais de la voie qu’a tracée Bismarck. »

Lorsque le comte Holnstein revint à Versailles avec la lettre du Roi que le régent Luittpold remit au roi de Prusse, Bismarck lui exprima son plus vif contentement. « Cette lettre, dit-il, constituait un facteur important pour le succès d’efforts pénibles et souvent incertains dans leurs résultats... Le comte Holnstein, en écartant les obstacles extérieurs de la question de l’Empire, a pris une part importante à l’achèvement de notre unité nationale[9]. »

Dans l’intervalle, le chancelier avait passé par bien des angoisses et des inquiétudes. Il était tellement écœuré des jalousies et des intrigues dont il était l’objet, qu’il se tenait dans un isolement farouche. « Je n’ai pas une âme humaine ici, gémissait-il, pour causer de l’avenir et du passé. » Ecoutez ces aveux extraordinaires, qui montrent quelle était la reconnaissance du Roi et des princes envers celui qui avait tant travaillé, tant peiné pour la formation de l’unité allemande. « Quand on est depuis trop longtemps ministre, écrit-il à sa femme, et que, comme tel, par la volonté de Dieu, on a eu des succès, alors on sent nettement combien le bourbier glacé de l’envie et de la haine monte lentement autour de vous, s’élève de plus en plus et finit par gagner le cœur. On ne se fait plus de nouveaux amis. Les vieux meurent ou se terrent dans leur modestie aigrie, et la froideur d’en haut augmente, ainsi que l’histoire naturelle des princes, même des meilleurs, le veut... Bref, j’ai froid intellectuellement, et il me tarde d’être auprès de toi et d’être avec toi, dans la solitude, à la campagne. Un cœur sain ne pourrait supporter à la longue cette vie de Cour... Les princes avec leurs airs affairés m’importunent. De même, mon très gracieux maître avec toutes ces petites difficultés qui, pour lui, à propos de la très simple question de l’Empire, se rattachent à des préjugés princiers et à des colifichets ! » Bismarck faisait ainsi allusion, entre autres minces détails, à la question du changement ou du maintien des uniformes pour les Etats du Sud. Et, quelques jours après, il écrivait encore : « Je vais assez bien par ce temps de pluie et de tempêtes, quoique exténué par le chagrin que me donnent les sujets que tu sais, tourmenté outre mesure par le travail que me causent les personnes et non les nécessités objectives, car sans cela je ne me plaindrais pas. » Tourmenté, exténué, tel était le chancelier au mois de décembre 1870, à l’heure où l’Europe le croyait triomphant !

Le 10 du même mois, Delbrück lisait au Reichstag, au nom du Conseil fédéral, un message par lequel le Conseil fédéral de la Confédération de l’Allemagne du Nord, après s’être entendu avec les gouvernemens de la Bavière, de Wurtemberg, de Bade et de la Hesse, avait décidé de proposer au Reichstag de remplacer le titre de la constitution de la Confédération germanique par ces mots : « Cette Confédération portera le titre d’Empire allemand. » La Présidence de la Confédération devait appartenir au roi de Prusse qui porterait le titre d’Empereur allemand. Le Reichstag, devant les explications que lui donna Delbrück et la lecture qu’il lui fit de la lettre du roi de Bavière, vota les modifications demandées et une adresse au roi de Prusse, où il était déclaré tout d’abord que la nation ne déposerait pas les armes avant que la paix fût garantie par de bonnes frontières contre les attaques réitérées d’un voisin jaloux. L’adresse ajoutait que le Parlement de la Confédération du Nord se joignait aux princes de l’Allemagne du Sud pour demander à Sa Majesté de parachever l’œuvre d’union en acceptant la couronne d’Empereur. Puis, le Reichstag décida d’envoyer à Versailles une délégation de trente députés avec son président Simson, le même qui, en 1849, avait offert la couronne à Frédéric-Guillaume IV au nom du parlement de Francfort.

L’accueil fait à la délégation par Bismarck fut d’abord un peu roide, et cela à cause de la mauvaise humeur que les princes et les courtisans lui avaient causée. Mais devant la soumission et la déférence des trente députés, le chancelier s’adoucit et félicita le Reichstag d’avoir compris les nécessités urgentes qu’imposaient les circonstances. Le prince royal reçut les députés avec une grande courtoisie et les mena au roi de Prusse, qui leur donna une audience solennelle dans le palais de la Préfecture à Versailles, le 18 décembre, les princes de sa Maison étant à sa droite, les autres princes à sa gauche. Il dit, après avoir entendu la lecture de l’adresse, qu’en les voyant sur la terre étrangère, loin des frontières allemandes, son premier besoin était de remercier la Providence dont les merveilleux desseins les réunissaient dans l’ancienne ville royale de la France. Il remerciait ensuite le peuple allemand de son attachement fidèle et de sa sollicitude, puis le Reichstag pour le vote de ressources nouvelles concernant la guerre, ainsi que pour le vote décisif par lequel il avait concouru à l’œuvre de l’unité allemande. Il était convaincu que la communauté politique des Allemands se développerait d’une manière d’autant plus féconde que les bases de cette communauté avaient été calculées et offertes par les alliés du Sud, d’après leur libre détermination et leur appréciation personnelle des besoins de leurs peuples. Il espérait que les Parlemens de ces Etats suivraient leurs gouvernemens dans cette voie. Il avait reçu avec émotion la lettre du roi de Bavière, qui l’invitait à rétablir la dignité impériale de l’ancien Etat allemand. Il était heureux de trouver dans l’adresse du Reichstag la confirmation de ce vœu. « Mais ce n’est, disait-il, que dans le suffrage unanime des princes allemands et des villes libres, et dans l’unanimité aussi des vœux exprimés par la nation allemande et par ses représentans, que je reconnaîtrai la voix de la Providence à laquelle je dois obéir avec confiance. » Le prince royal Frédéric rapporte ainsi cette scène historique dans son journal : « Le président Simson laissait couler de douces larmes et, à vrai dire, il n’y avait pas un œil qui restât sec lors de la lecture de l’Adresse. La réponse du Roi suivit avec quelque hésitation, car il ne lit plus facilement sans lunettes. Mais lui aussi avait peine à retenir son émotion. Puis eut lieu la présentation des députés au Roi. Pendant toute la cérémonie, le Mont-Valérien tira. Dans la ville, les habitans s’étaient retirés dans leurs maisons... Après la cérémonie, le Roi fut très gai. Il paraissait comme allégé d’un poids. La situation que la famille royale aura dans l’avenir n’est pas encore nettement définie. Je suis profondément oppose à ce titre d’Altesse impériale. » Cette opposition ne devait guère durer.

Les Parlemens de Carlsruhe, de Darmstadt et de Wurtemberg donnèrent leur assentiment à la nouvelle Constitution avant le 1er janvier 1871 ; seul, le Parlement bavarois fit toute sorte d’objections à l’hégémonie de la Prusse et sembla même conclure au rejet du traité. Cette résistance prolongée paraîtrait indiquer que le roi de Bavière, qui regrettait de n’avoir pas obtenu que la dynastie de Wittelsbach pût avoir la présidence alternative de la Fédération des Etats, suscitait secrètement des obstacles à la réalisation dos desseins de Bismarck. Celui-ci, avec l’assentiment du roi Guillaume, résolut de faire procéder à la proclamation de l’Empire allemand, contrairement à la déclaration du 18 décembre qui stipulait un accord complet de tous les États.

Mais les plus graves difficultés n’étaient pas aplanies et le comte de Bismarck allait passer par des épreuves encore plus pénibles que les précédentes. « L’impérialisme allemand, a dit le grand-duc de Bade dans son Journal intime, né dans le palais des rois de France et sans doute du plus grand, s’enfanta, comme les belles choses, dans la douleur. Il connut les querelles, les conflits et les larmes. »

Le chancelier continuait à se plaindre des embarras et des obstacles suscités par la Cour et par le Roi lui-même. Le seul prince qui le soutînt effectivement, le grand-duc de Bade, au banquet royal du 1er  janvier, saluait dans la personne du Roi le chef suprême de l’Empire allemand et dans la couronne de cet Empire la garantie d’une irrévocable unité. Il répéta le cri du roi de Bavière : « Vive Sa Majesté le roi Guillaume le Victorieux ! » Le Roi crut devoir déclarer une fois de plus qu’il n’accepterait la couronne que si toutes les dynasties régnantes en Allemagne y consentaient. Puis, prenant à part le grand-duc, il lui dit : « Tu as fait de ton mieux pour l’unité de l’Allemagne : merci ! » Mais ce vénérable Empire allemand que le grand-duc de Bade voyait déjà renaître plus puissant et comme rajeuni, tardait à se former. Si le prince royal, avec une impatience surprenante, voulait brusquer les choses, le roi Guillaume paraissait moins ardent. « Prussien dans l’âme, constate M. Paul Matter, le vieux souverain éprouvait une mélancolie profonde à dissimuler son titre de roi de Prusse sous le nom pompeux d’Empereur. » Il considérait cette transformation comme une sorte de déchéance ou d’amoindrissement. Il confiait ses angoisses à la reine Augusta. « J’en étais si morose que j’étais sur le point de me retirer et de tout remettre à Fritz. » Il se rappelait les répugnances de Frédéric-Guillaume IV en 1849, et quoique aujourd’hui il pût compter sur le vote favorable des princes alliés, il lui en coûtait grandement encore d’abandonner le titre prussien. En réalité, il craignait de n’avoir plus les mêmes droits, le même pouvoir, la même autorité. Il redoutait les intrusions du Parlement et les exigences de rois qu’il eût voulu être des vassaux à sa discrétion. Il n’avait point, comme son chancelier, facilité les concessions nécessaires, et il était resté fidèle aux vieilles traditions de la royauté.

Enfin. le 14 janvier, Guillaume écrivit aux princes allemands qu’il acceptait de revêtir la dignité impériale et, voulant les rassurer pleinement, il consentit à déclarer qu’il avait « le ferme dessein d’être, par la grâce de Dieu, comme prince allemand, le fidèle protecteur de tous les droits et de diriger l’épée de l’Allemagne pour la protection de la patrie. » Le 15 janvier, Guillaume autorisa la proclamation de l’Empire dans la galerie des Glaces, en laissant le prince royal s’occuper des préparatifs de la cérémonie. Un grand pas était fait. Cependant, tout n’était pas encore terminé. Sur la question du titre s’élevèrent tout à coup des difficultés considérables qui durèrent jusqu’au matin même de la proclamation de l’Empire. Le Roi, qui avait voulu pendant si longtemps rester roi de Prusse, acceptait maintenant d’être Empereur ; toutefois, de crainte de voir sa puissance limitée, il refusait le titre ai : Empereur allemand proposé par le roi de Bavière et les princes, voté par le Reichstag et inséré dans la Constitution. Il tenait à être proclamé « Empereur d’Allemagne, » ce qui, à son avis, reconnaissait et affirmait mieux tous ses droits. Une discussion très longue et très vive eut lieu à ce sujet entre le Roi, le prince royal et Bismarck. Le grand-duc de Bade et le prince soutenaient le chancelier d’une manière discrète, mais, si discrète qu’elle fût, elle offensa le vieux souverain. S’il eût été seul avec son fils, le différend n’eût pas été violent ; mais devant le chancelier, il n’admettait pas que le prince royal ne fût pas tout à fait de son opinion. Il le dit avec énergie et il déclara qu’il voulait être « Empereur d’Allemagne » ou ne pas être empereur du tout. Bismarck fit remarquer avec calme et avec patience que la formule d’ « Empereur allemand » avec l’adjectif et celle d’ « Empereur d’Allemagne » avec le substantif, étaient très différentes au point de vue de la langue et de l’histoire. On avait dit autrefois « Empereur romain » et non pas « Empereur de Rome. » Le Tsar s’appelait « Empereur russe, » et non « Empereur de Russie. » Guillaume contesta ce fait. Bismarck le maintint, mais le Roi ne voulut rien entendre. Le chancelier présenta d’autres motifs. Sous le grand Frédéric et sous Frédéric-Guillaume II, les thalers portaient Borussorum et non Borussiæ rex. Enfin, le titre d’Empereur d’Allemagne impliquait des prétentions souveraines sur les territoires non prussiens ; — ce que voulait secrètement le roi Guillaume ; — mais ces prétentions, les princes n’étaient pas disposés à les admettre. La lettre du roi de Bavière portait que l’exercice des droits présidentiels serait lié au titre d’Empereur allemand. Bismarck tenait d’autant plus à cette déclaration qu’il en était l’auteur, et que le Bundesrath avait consigné et voté le titre dans la nouvelle rédaction de la Constitution. Il savait bien d’ailleurs que, si on ne l’acceptait pas, tout serait à recommencer ; or, en présence des événemens, il fallait en finir. La lutte fut très ardente entre le chancelier et le Roi qui ne voulait rien entendre.

Voici comment le prince royal la raconte dans son Journal[10]. Je traduis cette scène curieuse d’après le texte allemand : « 17 janvier. — Dans l’après-midi, chez le Roi, audience de Bismarck et moi, trois heures durant, dans une chambre surchauffée. Il s’agissait : 1° du titre à donner au chef du nouvel Empire ; 2° du règlement de la succession à la couronne. Pour ce qui regarde le titre, Bismarck constate que, lors de la discussion de la Constitution nouvelle, les plénipotentiaires bavarois ont déclaré ne pas vouloir accepter le titre d’Empereur d’Allemagne et que, pour les satisfaire, il a cru pouvoir, sans consulter préalablement Sa Majesté, leur concéder la formule d’Empereur allemand. Il a répété que le titre d’Empereur allemand était le seul titre qui convenait. Cette dénomination déplut au Roi ainsi qu’à moi-même, mais cela en pure perte. Bismarck chercha à prouver que le titre d’Empereur d’Allemagne indiquait un pouvoir territorial sur l’Empire, ce que nous ne possédions certainement pas ; tandis que « Empereur allemand » était la conséquence naturelle de Imperator romanus. Bismarck ajouta qu’il fallait se résigner à prendre ce titre, mais que, dans le langage courant, on pourrait dire « de l’Allemagne, » mais ne jamais employer l’expression de royale et impériale Majesté[11]. Puisqu’il était reconnu que nous ne possédions aucun pouvoir territorial sur l’Empire, le porteur de la couronne et son héritier étaient les seuls, à vrai dire, désignés pour avoir le titre impérial, et il fallait rejeter l’opinion émise par moi, à savoir que notre famille tout entière pouvait recevoir le titre de famille impériale.

« Il y eut ensuite de longs débats sur les rapports entre le titre d’Empereur et celui de Roi, parce que Sa Majesté, contrairement à la vieille tradition prussienne, plaçait le titre d’Empereur au-dessus de celui de Roi. Les deux ministres[12] et moi, nous avions un avis contraire en nous référant aux Archives dans lesquelles il était rappelé que Frédéric 1er faisait remarquer que lorsque le Tsar fut reconnu Empereur, jamais il n’osa prendre la préséance sur le roi de Prusse. Frédéric Guillaume Ier, en se rencontrant avec l’Empereur allemand (d’Autriche), avait lui-même exigé d’être traité comme lui et d’entrer en même temps que lui dans une tente qui avait deux portes. Enfin, on ajouta que Frédéric-Guillaume IV aurait voulu faire admettre la subordination de la Prusse à la maison archiducale d’Autriche, et le Roi dit que Frédéric-Guillaume III, lors de son entrevue avec Alexandre Ier, aurait déterminé que la préséance appartenait à ce dernier comme Empereur et qu’actuellement la volonté de son père était un exemple pour lui. En attendant, comme la discussion avait déterminé que notre famille devait garder sa situation première, le Roi exprima le désir de la placer dans la suite sur le pied d’égalité avec les maisons impériales. Mais rien ne fut décidé à cet égard. La solution fut retardée jusqu’à la paix ou jusqu’au couronnement, à une époque indéterminée. Il ne fut pas question de nommer des ministres de l’Empire. Bismarck devait être chancelier impérial, mais il ne voulut pas d’égalité sur ce point avec Beust. Il s’écria que, s’il acceptait ce titre, il se trouverait en une trop mauvaise compagnie. Il y eut peu de débats sur la question des couleurs de l’Empire, car, ainsi que le Roi le disait, ». elles n’étaient pas sorties de la boue des chemins. »

On comprend combien tous ces détails devaient agacer, irriter le chancelier. Il les trouvait puérils et il s’étonnait que son souverain y attachât tant d’importance. Le prince royal revient encore dans son Journal sur les regrets du Roi d’avoir à changer de titre. « On voyait, dit-il, combien il lui était pénible de dire adieu dès demain à la vieille Prusse, à laquelle il était si fortement attaché ! Comme je lui parlais de l’histoire de notre Maison et que je lui rappelais comment du rang de Burgrave nous étions arrivés à celui de prince Electeur, puis à la dignité royale, et comment Frédéric Ier avait su exercer un si grand prestige royal que la Prusse avait pu mériter aujourd’hui lu dignité impériale, il répliqua : « Mon fils est de toute son âme pour le nouvel état de choses, tandis que moi je n’y attache pas la moindre importance. Je ne tiens absolument qu’à la Prusse[13] ! » Je lui dis alors que le Roi et ses successeurs étaient obligés de faire de l’Empire restauré une vérité. » Ce que ne rapporte pas le prince royal, c’est qu’au moment où il appuyait une assertion historique du chancelier au sujet de la préséance, le Roi frappa la table du poing et cria : « Et quand même il en aurait été ainsi, j’ordonne, moi, à présent, comment il en sera ! » Puis il se leva furieux, s’approcha de la fenêtre et tourna le dos à ses interlocuteurs. D’après le grand-duc de Bade, qui le relate dans son Journal intime, le Roi aurait ajouté : « Ce jour aura été le plus mauvais jour de ma vie, à moins que ce ne soit demain. » Guillaume aurait même voulu décommander la cérémonie, puis il se résigna en disant : « C’est bien, mais j’abdiquerai après la paix ! » Cette pénible séance dura plusieurs heures et l’on se sépara en paraissant admettre que sur la question du titre il n’y avait désormais plus de difficultés. Ce n’était pas au fond le sentiment du chancelier qui se doutait bien que le Roi n’avait pas renoncé encore au titre d’empereur d’Allemagne.

Le matin même du 18 janvier, Bismarck rencontra le grand-duc de Bade et lui demanda quel titre il donnerait à l’Empereur. « Mais... empereur d’Allemagne, suivant l’ordre de Sa Majesté ! » répondit le grand-duc. Il lui confia qu’il venait de recevoir une lettre du Roi qui lui prescrivait d’agir ainsi, malgré l’opposition du chancelier. Bismarck se répandit en critiques amères contre son souverain qui le mettait dans l’impossibilité de bien remplir son mandat, puis il dit au grand-duc : « Si le Roi l’a ordonné, je n’ai plus rien à ajouter. Je laisse à votre jugement le soin de résoudre la question. » Dans ses Souvenirs, il précise ses observations : « Je fis valoir, dit-il, différens argumens pour lui démontrer que le vivat de la fin en l’honneur de l’Empereur ne pourrait être poussé sous cette forme. Comme argument le plus irrésistible, j’invoquai le fait que déjà le futur texte de la Constitution impériale nous était imposé par une décision du Reichstag. L’appel à la décision de l’Assemblée n’était pas un fait négligeable pour son esprit à tendances constitutionnelles, et le prince se détermina à aller encore une fois trouver le Roi[14]. » C’est dans le palais même de Versailles que le grand-duc osa faire cette dernière et hardie tentative.

La date du 18 janvier avait été acceptée par le Roi, sur la demande du prince royal, parce qu’elle était l’anniversaire du couronnement du premier roi de Prusse, date à laquelle chaque année à Berlin on célèbre la fête des Ordres au château royal pour perpétuer le souvenir de ce couronnement. La galerie des Glaces avait été choisie par le prince royal qui, dès le 20 septembre, avait écrit : « En contemplant ces salles magnifiques où tant de desseins funestes à l’Allemagne ont été formés et où la peinture représente la joie qu’a causée sa décadence, je conçois le ferme espoir que c’est ici que l’on célébrera la restauration de l’Empire et de l’Empereur. »

Dès le matin, par un jour pâle et froid, les députations des différens corps de troupes et les sommités militaires et civiles s’acheminèrent vers le palais de Versailles pour entrer à dix heures dans les grands appartemens de Versailles par le côté gauche de l’édifice qui donne sur l’Orangerie. Au centre de la galerie des Glaces et adossé aux fenêtres qui s’ouvrent sur le parc, sous la voûte qui porte par quatre fois la face du Roi-Soleil avec la fière devise : Nec pluribus impar, près de la statue de Mercure à laquelle fait face celle de Minerve, avait été dressé un autel en drap rouge que dominait la symbolique croix de fer. Autour de l’autel vinrent se ranger les députations de l’armée. La voiture du Roi, précédée d’une escorte de gendarmes, traversa la place d’Armes encombrée de troupeaux de bœufs et de moutons, de chariots d’approvisionnemens et de charrettes de foin qui formaient une haie pittoresque, mais peu solennelle. A une heure, le Roi entra dans le Palais, précédé du comte de Pückler et du comte de Perponcher, maréchaux de la Cour, et suivi des princes de la Maison royale et des princes héréditaires. Le souverain avait monté rapidement les marches du grand escalier de marbre. Comme il arrivait un peu essoufflé dans le salon des Princes, le grand-duc de Bade s’approcha de lui et crut sage de le supplier de s’en tenir à la décision prise la veille. Le Roi reçut fort mal ses conseils et se livra à de vives récriminations contre le chancelier. Le grand duc proposa d’exprimer le hoch ou vivat en des termes qui n’emploieraient ni l’un ni l’autre des titres en discussion. « Tu feras comme tu voudras, dit Guillaume irrité. Je me nommerai plus tard comme je l’entendrai, et non pas comme Bismarck le prétend ! » Puis il entra dans la galerie des Glaces, s’installa en face de l’autel, et le service religieux commença. Alors le prédicateur de division, le pasteur Rogge, prononça une allocution qui signala le caractère historique et sacré de cette cérémonie. D’après le Journal du prince royal, il fut naturellement fait allusion à l’ambition de Louis XIV.

Puis un chœur de soldats chanta le psaume : Tout l’univers loue le Seigneur. Quand le service religieux fut terminé, le Roi, très ému, alla prendre place sur l’estrade qui avait été élevée dans le fond de la galerie contre le salon de la Guerre. Là étaient rassemblés les soixante porte-drapeaux des régimens de la troisième armée. Le peintre officiel Anton de Werner a reproduit cette scène historique, — « le plus grand événement du siècle, » ont dit avec emphase les journaux allemands, — dans un tableau que j’ai vu à la Ruhmeshalle à Berlin, palais élevé à la gloire des armées germaniques et dont les statues et les différentes décorations artistiques n’ont d’autre prétention que d’être colossales, ce qui est en général le trait caractéristique des œuvres d’art allemandes. A la droite du Roi, se trouvait le prince royal, à la gauche du Roi, son frère le prince Charles de Prusse, puis autour de lui les princes Adalbert, de Saxe-Weimar et d’Oldenbourg, le grand-duc de Bade, les ducs de Cobourg, de Saxe-Meiningen et de Saxe-Altenbourg, les princes Luitpold et Othon de Bavière, le prince Guillaume et le duc Eugène de Wurtemberg, le duc de Holstein et le prince Léopold de Hohenzollern, la cause vivante de la guerre. Derrière le Roi, les porte-drapeaux du Ier régiment de la garde et aux deux côtés de l’estrade de gigantesques cuirassiers blancs, le sabre nu. Le peintre a choisi le moment où le général de Blumenthal, chef d’état-major de la troisième armée, le baron de Schleinitz, ministre de la Maison du Roi, M. Delbrück, président de la Chancellerie fédérale, le général de Fabrice, le général de Voights-Rheetz, M. de Brauchitsch, préfet de Seine-et-Oise et des officiers de tout grade formant l’assistance, viennent acclamer le nouvel Empereur. Les drapeaux s’abaissent, les sabres s’agitent, les casques se lèvent, lu même cri sort de toutes les bouches. Sur la troisième marche de l’estrade, Guillaume Ier", revêtu de l’uniforme d’infanterie de la Garde, le casque à la main droite, se tient droit et comme savourant son triomphe. Tout près de lui, le prince impérial se redresse fièrement de toute sa taille, une main sur le casque et l’autre sur l’épée. En face de l’Empereur et de son fils, se détachant au-devant du groupe des officiers, parait le maréchal de Moltke qui s’incline profondément, puis le comte de Bismarck en uniforme de cuirassier blanc, ne perdant pas un pouce de sa haute stature, tenant d’une main le texte de la proclamation impériale et de l’autre son casque, regardant avec une étrange fixité celui qui lui doit la couronne. Il semble dire à tous : Me, me adsum qui fecil

Avant d’être proclamé et acclamé, le roi de Prusse avait lu aux princes présens un discours où il remerciait les princes allemands et les villes libres de s’être associés à la demande qui lui avait été adressée par le roi de Bavière de rattacher à la couronne de Prusse, en rétablissant l’empire d’Allemagne, la dignité impériale allemande pour lui et ses successeurs. Il acceptait cette dignité et il faisait part de sa résolution au peuple allemand par une proclamation en date de ce jour qu’il ordonnait à son chancelier de lire. Alors le comte de Bismarck lut d’une voix saccadée la proclamation par laquelle Guillaume, par la grâce de Dieu, roi de Prusse, déclarait :

« Sur l’appel unanime qui nous est adressé par les princes et les villes libres d’Allemagne pour qu’au moment où est créé le nouvel Etat allemand nous restaurions et nous prenions nous-même la dignité impériale allemande qui depuis soixante ans n’a pas été exercée, et après que les dispositions correspondantes ont été introduites dans la Constitution allemande, nous avons considéré comme un devoir envers la patrie de donner suite à cet appel des princes et des villes alliées et d’accepter la dignité impériale allemande.

« En conséquence, nous et nos successeurs porterons désormais le titre impérial dans toutes nos relations et affaires de l’Empire allemand et nous espérons en Dieu que, sous l’égide de l’antique grandeur de la patrie, un avenir heureux sera réservé à la nation allemande. »

Le nouveau monarque acceptait la dignité impériale avec la Fédération allemande, promettant de protéger les droits de l’Empire et de ses membres, de défendre l’indépendance de l’Allemagne appuyée sur la force réunie de son peuple et de sauvegarder une paix durable, « protégée par des frontières capables d’assurer à la patrie des garanties contre de nouvelles attaques de la France. » Il demandait à Dieu d’être « le toujours Auguste de l’Empire, non pas en conquérant, mais en prodiguant les dons et les bienfaits de la paix sur le terrain du bien-être, de la liberté et de la morale. » Le discours et la proclamation furent acclamés avec un enthousiasme frénétique. Les députés qui assistaient à la cérémonie purent seulement remarquer que pas une fois mention n’avait été faite du vote du Reichstag ni du vote des autres Parlemens. On attendait encore celui de Bavière qui ne se prononça que trois jours après par 102 voix contre 48. Il convient de constater aussi que le discours du Roi portait les mots « Empire d’Allemagne, » mais que, dans la proclamation officielle, on y avait substitué les mots « Empire allemand. » C’est par erreur que le Moniteur officiel de Seine-et-Oise, journal du roi de Prusse, avait dit que le grand ! duc de Bade, après le discours et la proclamation, avait acclamé le souverain comme « Empereur d’Allemagne. » La vérité est que le grand-duc, qui remplaçait le roi de Bavière, s’avança au pied de l’estrade « et esquiva toute difficulté, en prononçant un hoch en l’honneur non pas de l’empereur d’Allemagne, ni de l’Empereur Allemand, mais de l’Empereur Guillaume[15]. » Ce hoch fut répété trois fois par l’assistance, puis le nouvel Empereur, qui avait repris son calme, embrassa son fils et les membres de sa famille et donna la main aux autres princes qui l’entouraient. Il reçut ensuite du haut de l’estrade les hommages des ministres et des principaux officiers. Puis, étant précédé des grands dignitaires de la Cour et aussi de tous les princes, il passa devant le front des diverses délégations en adressant les paroles les plus gracieuses aux notabilités et même à de simples soldats. Seul, le comte de Bismarck fut, à la surprise de tous, excepté de ces félicitations.

« Sa Majesté, dit le chancelier, m’en voulut tellement de la façon dont les choses s’étaient passées qu’elle affecta de ne pas me voir, alors que je me trouvai seul dans l’espace libre en avant de l’estrade et, passant devant moi, elle alla donner la main aux généraux qui se trouvaient en arrière. » Le cortège impérial, aux sons de la musique militaire qui jouait l’hymne national, défila lentement dans la grande galerie des Glaces, pendant que les regards des assistans se fixaient sur les peintures de Le Brun qui représentaient à la voûte le passage du Rhin et que des curieux écartaient les draperies du fond qui cachaient le grand médaillon de marbre, où Louis XIV à cheval foule ses ennemis renversés… Évidemment, cette solennité avait pris le caractère d’une revanche historique des Allemands contre le grand Roi, mais quels qu’aient été nos revers, la gloire de Louis XIV est demeurée une gloire ineffaçable. Nous ne sommes pas d’ailleurs la seule nation qui ait connu les vicissitudes de la fortune, et il n’y a pas longtemps encore que Napoléon faisait démolir la colonne de Rosbach.

Parmi les spectateurs de la cérémonie du 18 janvier, il se trouvait des personnages appartenant aux États du Sud qui devaient regretter que l’on eût choisi pour date de la fondation de l’Empire celle d’un anniversaire personnel aux Hohenzollern, ce qui était une façon de montrer que l’Empire allemand n’était que l’agrandissement même de la Prusse, Guillaume l’avait compris ainsi, et c’est pourquoi, avec son désir d’étendre et d’exalter son propre royaume, il avait souffert dans son orgueil de n’avoir pas été reconnu ouvertement le maître absolu de tous les Etats alliés et annexés à la Prusse. Ce qui le prouve, c’est cette lettre écrite par le nouvel Empereur à l’impératrice Augusta le jour même de la proclamation : « Je reviens à l’instant du château, l’acte impérial accompli ! Je ne puis t’exprimer dans quelle émotion morne j’étais pendant ces jours derniers, d’une part à cause de la haute responsabilité que j’ai maintenant, d’autre part et avant tout à cause de ma douleur de voir le titre prussien au second plan. Hier, dans une conférence avec Fritz, Bismarck et Schleinitz, j’ai fini par être si triste que j’étais sur le point de me démettre et de tout transmettre à Fritz. c’est seulement après m’être adressé à Dieu dans une fervente prière que j’ai recouvré la fermeté et la force ! Qu’il accorde que tant d’espérances et d’attentes puissent s’accomplir par moi ! Quant à mon loyal vouloir, il ne fera pas défaut[16]. » On va retrouver ces mêmes impressions dans le Journal du prince Frédéric qui forme une véritable page d’histoire. « 18 janvier. — Toutes les ambitions temporelles de nos ancêtres, tous les rêves de nos poètes sont maintenant réalisés et l’Empire, délivré de ses entraves et des scories de l’Empire romain, s’élève et se rajeunit tout à coup dans sa tête et ses membres. La nouvelle de la victoire de Werder à Chenebier fit bonne impression sur le Roi et le rendit tout allègre. De Moltke venait de lire tout haut les dépêches, lorsque la musique éclata. Les soixante étendards suivaient. Cette vue mit le Roi de bonne humeur. J’avais tout calculé pour déterminer cette heureuse impression et ordonné que l’on ferait un détour pour arriver, en même temps que les équipages, à la préfecture, et j’avais indiqué l’heure à laquelle la musique se ferait entendre. Un rayon de soleil traversa les nuages en cet instant. La fête fut incomparable. » Le prince héritier regrette seulement que le commandement d’enlever les casques pour la prière ait été oublié. « Après que Sa Majesté eut lu une courte harangue aux princes allemands, Bismarck s’avança et, de la voix sèche et rapide d’un rapporteur d’affaires, lut la proclamation au peuple allemand. Au passage qui concernait l’extension des frontières de l’Empire, je remarquai un tressaillement dans toute l’assistance qui d’ailleurs ne dit mot. Alors le grand-duc de Bade s’avança avec cette dignité paisible qui lui est si naturelle et s’écria : « Vive Sa Majesté l’empereur Guillaume ! » Je pliai un genou devant l’Empereur et lui baisai la main. Alors il me releva et m’embrassa d’une façon vraiment spontanée. Là-dessus toute la Cour défila. Au dîner, Sa Majesté me dit que je devais être maintenant appelé « Altesse impériale, » quoique mon titre ne fût pas encore spécifié... La première fois qu’on m’appela Altesse impériale, ce titre m’effraya par son aspect pompeux. » Cette timidité dura peu, mais elle a lieu d’étonner de la part d’un prince qui s’était montré si impatient de voir renaître l’Empire et qui aurait voulu réduire de force les monarques du Sud à la situation de simples princes ou de ducs. On peut constater aussi que le prince Frédéric ne dit pas un mot de l’attitude glaciale de l’Empereur à l’égard du chancelier. Elle fut pourtant très remarquée, et cela se comprend. Si quelqu’un devait être reconnaissant au comte de Bismarck d’avoir mené à bien la tâche si considérable, si difficile de l’unité allemande, c’était bien le nouvel Empereur. Il ne le fut pas, au moins à l’heure solennelle où devant tous il aurait dû l’être. C’était là une petitesse ; c’était aussi une faute. Certains hommes d’Etat allemands qui eussent été incapables d’accomplir le dixième de la lâche de Bismarck, lui avaient reproché d’avoir peu obtenu, et celui-ci répondait : « Celui qui dira cela aura peut-être raison, mais il ne se rendra pas compte que ce à quoi j’attachais le plus d’importance, c’était que mes partenaires fussent contens de moi. Les traités ne sont rien quand les gens qui les signent sont contraints et forcés. Et moi, je sais que ces gens-là sont partis contens... Le Roi non plus n’était pas satisfait. Je n’ai emporté son adhésion qu’en lui faisant craindre l’intervention de l’Angleterre. Il trouvait qu’un tel traité n’avait pas de valeur. Ce n’est pas mon opinion. Je considère, moi, que c’est le résultat le plus considérable que nous ayons atteint dans ces dernières années. Quant au titre d’Empereur, je n’ai réussi à le faire accepter aux plénipotentiaires qu’en leur montrant combien il serait plus aisé et plus agréable pour leur souverain d’accorder certains privilèges à l’empereur d’Allemagne que de les accorder à son voisin le roi de Prusse. » On peut hardiment affirmer que, sans le maintien de la personnalité propre à chacune des dynasties allemandes, comme le relevait le prince de Bülow, lors de l’installation récente du buste de Bismarck au Walhalla, l’unité ne se fût pas faite en 1871. Il aurait donc fallu féliciter hautement le comte de Bismarck sur l’heure même et ne pas le traiter en fonctionnaire banal. L’histoire a été plus juste pour lui.

Le chancelier avait été, comme on le pense, très froissé. Le 21 janvier, il écrivait à sa femme et en lui demandant pardon d’avoir tardé à lui envoyer de ses nouvelles : « Cet enfantement d’empereur était laborieux et, pendant ces périodes, les rois ont leurs envies bizarres comme les femmes avant de donner au monde ce qu’elles ne sauraient quand même pas garder. Comme accoucheur, j’éprouvai plusieurs fois le besoin pressant d’être une bombe et d’éclater, de façon à mettre en pièces tout l’édifice !... » On comprend cette colère si justifiée, et l’on ne peut qu’admirer la force extraordinaire que le chancelier eut sur lui-même en résistant à l’envie naturelle de la manifester. A défaut des félicitations officielles qui lui revenaient de plein droit le 18 janvier 1871, il eut une réelle compensation dans la satisfaction personnelle qu’il ressentit pour avoir mené jusqu’au faîte l’édifice de l’unité, et cela dans les conditions où il avait osé le prédire lui-même, « par le feu et par le fer, igne et ferro. » Ces conditions terribles, il les avait envisagées de sang-froid, il les avait même conseillées. Que lui importaient alors, pourvu qu’il réussît dans sa tâche, que lui importaient la destruction et la mort ? Cet artisan farouche allait froidement à sa besogne, les bras ensanglantés.

« Le lendemain de la proclamation de l’Empire, dit Albert Sorel, le canon de Buzenval annonçait l’agonie de Paris. Le bombardement de Paris continuait. Saint-Cloud commença de brûler ; l’incendie dura huit jours, allumé par des mains barbares en l’honneur du nouvel Empire. C’est ainsi que fut proclamé dans le monde le triomphe de l’œuvre de Bismarck[17]. » Le 24 janvier, à la Conférence de Londres, la Russie, pour remercier la Prusse d’avoir laissé rompre en sa faveur le traité de 1856, saluait Guillaume Ier empereur, et les autres représentans des puissances, moins celui de la France qui avait refusé de venir à Londres, s’empressaient de ratifier le titre impérial. « L’Empire allemand sortait du système des nationalités comme l’empire de Napoléon était sorti de la Révolution française. Il s’imposait au continent comme une menace permanente et portait en lui le germe de terribles conflits, mais l’Europe s’était condamnée au silence ou approuvait. » Cette approbation, ce silence, le comte de Bismarck les avait prévus. Au jeu qu’il avait intrépidement engagé, ses calculs avaient été exacts et ses gains décisifs. Le but qu’il s’était fixé depuis de longues années avec une patience et une opiniâtreté indomptables, il y était enfin arrivé. Tous les obstacles, il les avait écartés un à un. Un monarque rebelle aux aventures, il l’avait décidé à partager son audace et sa confiance. Une Europe défiante et jalouse, il l’avait subjuguée. L’unité qu’il fabriquait pièce à pièce, il l’avait achevée en provoquant les hostilités nécessaires et en faisant croire adroitement que la Prusse avait été provoquée. Le patriotisme farouche des Allemands, il l’avait utilisé non seulement pour la guerre elle-même, mais pour la formation de l’Empire auquel le Sud s’était tout d’abord refusé. La couronne impériale que son maître dédaignait, il la lui avait fait peu à peu désirer ardemment. La paix définitive, il l’avait conclue comme il l’avait voulue, inexorable.

Maintenant, qui dira, même après trente-sept années de durée, si cette œuvre est bâtie sur un roc indestructible ? Pour le savoir, c’est à Bismarck lui-même qu’il faut le demander. Au lendemain de sa disgrâce, il déclarait à un journaliste venu à Friedrichsruhe : « Ma vie entière a été un grand jeu fait avec l’argent des autres. Je n’ai jamais pu prévoir avec certitude si mes plans réussiraient... Le banquier, quand il a fait une opération de Bourse, évalue immédiatement son gain en marks et pfennigs ; il peut se frotter les mains et boire du Champagne. L’homme politique, lui, n’est jamais dans cette position agréable. Il est constamment tourmenté par l’incertitude de savoir si, finalement, il n’en résultera pas des conséquences nuisibles. Il n’est jamais assuré là-dessus. La politique a en cela une certaine ressemblance avec la sylviculture. Il y a chez nous une école de sylviculture au fronton de laquelle on lit cette inscription : « Nous récoltons ce que nous n’avons pas semé, et nous semons ce que nous ne récolterons pas. » L’homme politique, après la conclusion d’une affaire, si belle qu’elle paraisse, ne peut rien inscrire à son avoir avec certitude. Cela ne m’est pas arrivé, même après une paix aussi brillante que celle de Francfort[18]. »

Voilà le jugement de Bismarck lui-même en 1897, vingt-six ans après la proclamation de l’Empire. Le vieux chancelier se rendait bien compte que si son œuvre avait donné une ampleur prodigieuse à la Prusse en assurant sa domination sur l’Allemagne ; que si elle lui avait permis de déployer une plus grande force d’expansion et d’activité dans tous les genres, d’accroître son industrie et d’exercer une vaste propagande commerciale sur tous les points du monde, elle forçait aussi l’Allemagne à se tenir sans cesse sur le qui-vive, à s’allier à deux autres peuples pour tenir en respect le peuple vaincu dans la dernière guerre, à augmenter démesurément ses forces militaires et navales, à accroître par là même sa dette publique, à créer de nouveaux et lourds impôts, à compromettre sa prospérité et à obliger aussi les autres nations à dépenser continuellement des sommes énormes pour des fortifications et des armemens nouveaux. La paix promise à tous, par la proclamation du 18 janvier 1871, n’a été en réalité qu’une paix armée. L’Europe inquiète, qui oppose alliances à alliances et se ruine en préparatifs de guerre, vit dans la crainte perpétuelle d’événemens tragiques. Tel est, en somme, le résultat le plus appréciable de la formation de l’Empire allemand par le plus grand politique que l’Allemagne ait jamais connu.


HENRI WELSCHINGER.

  1. Alcan éditeur, 1 vol. in-8, 1908.
  2. Il oubliait qu’il avait écrit dans son Journal : « Que de grands devoirs nous impose l’attitude de ce peuple qui a des sentimens si allemands ! Ce serait sage d’admettre certaines de ses prétentions. »
  3. Otto de Manteuffel avait écrit, le 23 août 1870, au comte de Bismarck que l’Alsace et la Lorraine devraient être enlevées à la France et devenir pays d’Empire, mais avec neutralité au point de vue du droit des gens. Le chancelier lui répondit le 8 septembre : « Je suis, comme Votre Excellence, sans appréhension sur la future réunion de tous les États allemands en un grand Empire. Votre Excellence comprendra mon scrupule à parler dès à présent du prix de la victoire, mais dans le cas où, s’il plait à Dieu, la victoire resterait fidèle à nos drapeaux et où l’Allemagne pourrait reconquérir son ancien pays d’Empire, votre idée que ces territoires ne soient point partagés, mais déclarés pays d’Empire et administrés au nom de l’Allemagne, a déjà été agréée par Sa Majesté le Roi aussitôt après les premières victoires. En revanche, il me paraît impossible de concilier la neutralité avec une semblable situation. Il faut que les nouveaux pays deviennent une partie intégrante de l’Allemagne pour laquelle leurs forteresses créeront la base qui manquait jusqu’ici à sa défense du côté de l’Ouest. De leur neutralité naîtrait le danger que les sympathies des habitans et de leur armée ne gravitent vers la France en cas de guerre et que ces sympathies françaises, qui resteront immanquablement dans la majorité de la population, ne trouvent probablement dans leur armée un point de cristallisation dangereux. » (Mémoires d’Otto de Manteuffel, tome III.)
  4. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 131.
  5. Journal du prince royal.
  6. En recevant le 19 novembre la note de Gortrhakof qui s’empressait de dénoncer le traité de 1856, le chancelier s’était écrié devant le prince royal : « Les imbéciles ont commencé quatre semaines trop tôt ! »
  7. Souvenirs de Bismarck, par Busch, t. Ier, p. 205.
  8. Pensées et Souvenirs, t. Ier, p, 438.
  9. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 141, 142.
  10. Bismarck, que bien des passages du Journal intime avaient contrarié, essaya, quand il parut, d’en contester l’authenticité, mais ce fut en vain. Il témoigna la plus grande hostilité au conseiller Geffcken qui l’avait publié dans la Deutsche Rundschau du 1er octobre 1888 et il obtint son emprisonnement comme accusé d’avoir falsifié un document des plus graves. Geffcken fut traduit en justice et acquitté. Croyant ou voulant trouver dans quelques mots la preuve que le journal du prince avait été altéré, Bismarck avait fait un rapport à Guillaume II (le 23 septembre 1888) où il exprimait son indignation contre le faussaire Geffcken, le guelfe hanséate, « un ambitieux aigri, qui depuis 1866 se croyait méconnu. » (Pensées et Souvenirs, t. Ier, p. 149.) — Ce qu’il faut retenir des insinuations de Bismarck contre le Journal du prince royal, c’est d’abord la crainte que lui avait causée le rappel du règne libéral d’un prime en désaccord avec lui ; puis, c’est l’injure faite à la mémoire de Frédéric VII, dont le chancelier avait dit qu’en 1870 le prince était « tenu en dehors des négociations politiques, parce que le Roi, d’une part, craignait les indiscrétions qui pouvaient être commises avec l’Angleterre encore remplie de sympathies pour la France, et que, d’autre part, il redoutait un refroidissement avec les alliés allemands à cause du but trop éloigné et des moyens violens qui étaient recommandés au Kronprinz par des conseillers politiques d’une compétence douteuse. » Ainsi, le chancelier supposait que le prince royal était capable de trahir les secrets de l’État et de s’opposer par caprice à la formation de l’Empire. Qui, de lui ou de Geffcken, était coupable de lèse-majesté ?
  11. L’Empereur actuel signe cependant ses actes officiels : Imperator Rex.
  12. Schleinitz assistait à la discussion. Le grand-duc de Baile également.
  13. Le vicomte de Gontaut-Biron, dans ses Souvenirs : Mon Ambassade en Allemagne, rapporte qu’en 1872 le prince de Bismarck ne disait pas « l’Empereur » ou « l’Impératrice. » mais « le Roi et la Reine. » Gontaut-Biron en fit l’observation à des Allemands qui lui répondirent que l’Empereur tenait beaucoup à être à Berlin le roi de Prusse, comme pour ne pas laisser oublier que l’Allemagne était la conquête de la Prusse. Ils ajoutèrent que Guillaume ne s’entendait jamais appeler l’Empereur sans devenir sérieux, presque triste, et que cette sensation était encore plus marquée chez l’Impératrice.
  14. Pensées el Souvenirs, t. II, p. 144.
  15. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 144.
  16. Unser Helden Kaiser, — Notre héros impérial, par le professeur W. Oncken. — Cette lettre corrobore les assertions du grand-duc de Bade.
  17. Histoire de la diplomatie de la guerre franco-allemande, t. II.
  18. Horst-Kohl, Bismarck-Jahrbuch, t. IV.