Aller au contenu

Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Le Voyage de Notre-Seigneur

La bibliothèque libre.

IV

le voyage de notre-seigneur



Un jour, Notre-Seigneur partit, avec saint Pierre et saint Jean, pour aller demander l’aumône. Tous trois s’arrêtèrent devant la boutique d’un forgeron, qui essayait de ferrer un cheval. Mais la bête ruait, et le forgeron jurait comme un païen, sans pouvoir faire de bon travail.

— « Forgeron, dit Notre-Seigneur, laisse-moi ferrer ce cheval.

— Passe ton chemin, effronté. Sinon, je te marque de mon fer chaud.

— Forgeron, je te dis de me laisser ferrer ce cheval. »

Le forgeron finit par laisser faire.

— « Voici, dit Notre-Seigneur, comment on ferre un cheval. »

Il coupa la jambe droite de la bête, la ferra tout à son aise, la remit en place, et repartit avec saint Pierre et saint Jean.

— « J’en ferai bien autant que cet homme, pensa le forgeron. »

Alors, il coupa la jambe gauche de devant au cheval, et la ferra tout à son aise. Mais la pauvre bête saignait, et le forgeron ne put remettre le membre à sa place. Aussitôt, il courut après Notre-Seigneur.

— « Mon ami, mon ami, venez m’aider, je vous prie, à remettre la jambe au cheval. »

Notre-Seigneur vint remettre le membre à la bête, et dit :

— « Forgeron, voilà qui est fait. À l’avenir, ne jure plus comme un païen, et n’insulte plus ceux qui veulent te rendre service. »

Notre-Seigneur repartit avec saint Pierre et saint Jean. Tous trois s’en allèrent frapper à la porte d’une pauvre métairie.

— « Un morceau de pain, s’il vous plaît, métayère, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie. Pater noster, qui es in cœlis…

— Pauvres gens, vos prières ne nous profiteront guère. Je n’ai qu’un morceau de pâte dans le pétrin.

— N’ayez pas peur, métayère. Votre pâte va augmenter. Il y en aura assez pour tous.

En effet, la pâte augmenta à vue d’œil, jusqu’à déborder par-dessus le pétrin. Alors, la métayère chauffa le four. Quand le pain fut cuit, tous quatre se mirent à manger. Pendant qu’ils mangeaient, les trois enfants de la métayère s’étaient cachés dans l’étable à cochons et criaient.

— « Métayère, dit Notre-Seigneur, qu’avez-vous dans cette étable ?

— Pauvre, ce sont trois petits porcs. »

Le repas fini, Notre-Seigneur repartit avec saint Pierre et saint Jean. Mais quand la métayère voulut aller chercher ses enfants dans l’étable à cochons, elle y trouva trois petits porcs.

Aussitôt, elle courut après Notre-Seigneur.

— « Pauvre, je vous ai menti, lorsque je vous ai dit que c’étaient trois petits porcs qui criaient dans l’étable. C’étaient mes trois enfants. Quand vous avez été parti, j’ai trouvé trois petits porcs à la place.

— Rentrez chez vous, métayère. Vous retrouverez vos trois enfants. Mais il ne faut plus mentir. »

Notre-Seigneur repartit avec saint Pierre et saint Jean. Tous trois s’en allèrent frapper à la porte d’un château.

— « Un morceau de pain, s’il vous plaît, monsieur, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie. Pater noster, qui es in cœlis, sanctificetur…

— Foutez-moi le camp, canailles. Vous n’aurez pas un croûton, fainéants. Vite, tournez-moi les talons. Sinon, je lâche les chiens sur vous.

— Saint Pierre, dit Notre-Seigneur, bâte-moi cet âne. »

Le maître du château se trouva aussitôt changé en âne. Saint Pierre le bâta, et lui mit un licou.

Notre-Seigneur repartit avec saint Pierre et saint Jean. Tous trois s’en allèrent frapper à la porte d’un petit moulin, où il n’y avait qu’une femme.

— « Un morceau de pain, s’il vous plaît, meunière, pour l’amour de Dieu et de la Sainte-Vierge Marie. Pater noster, qui es in cœlis…

— Pauvres gens, vos prières ne vous profiteront guère. Je n’ai plus rien à vous donner que ce petit morceau de pain. Partagez-vous-le.

— Merci, meunière, dit Notre-Seigneur. Pour votre petit morceau de pain, je vous donne cet âne, avec son bât et son licou. Faites-le travailler ferme, et ne lui donnez ni foin ni paille. Il saura bien aller tout seul chercher sa vie, le long des chemins et parmi les haies. »

Notre-Seigneur repartit avec saint Pierre et saint Jean. Au bout de sept ans, ils repassèrent devant le petit moulin. Tous trois s’en allèrent frapper à la porte.

— « Un morceau de pain, meunière, s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie. Pater noster, qui es in cœlis…

— Avec plaisir, pauvres gens. Entrez, La soupe est sur la table. Voici une miche de pain, de l’ail, du sel. Je descends à la cave, pour vous tirer du vin vieux. Il y a sept ans, trois pauvres, plus jeunes que vous, passèrent par ici. Ils me donnèrent cet âne avec son bât et son licou, en me recommandant de le faire travailler ferme, sans lui donner ni foin, ni paille. Je l’ai toujours laissé aller chercher sa vie tout seul, le long des chemins et parmi les haies. Pourtant, j’ai pitié de ce pauvre animal. C’est avec lui que j’ai achalandé mon moulin et fait ma fortune.

— Meunière, c’est nous qui vous avons donné cet âne, avec son bât et son licou. Maintenant, il faut nous le rendre.

— Avec plaisir, pauvres gens. »

Notre-Seigneur, saint Pierre et saint Jean montèrent tous trois sur l’âne, qui les porta jusqu’à son château.

— « Un morceau de pain, madame, s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie. Pater noster…

— Avec plaisir, pauvres gens. Tenez. Voici trois miches de pain de dix livres chacune. Il y a sept ans passés, trois pauvres plus jeunes que vous, vinrent demander l’aumône à la porte de ce château. Mon mari les insulta, et les menaça des chiens. Alors, un de ces pauvres le changea en âne. Un autre le bâta, lui mit un licou, et ils l’emmenèrent avec eux.

— Reconnaîtriez-vous votre mari, madame ? dit Notre-Seigneur.

— Oui, pauvre. Je le reconnaîtrais.

— Âne, lève-toi, et reprends ta première forme. »

L’âne se leva et reprit sa première forme. Le maître du château mourut le lendemain. Mais il avait fait pénitence sur la terre, et Notre-Seigneur lui donna place dans son paradis[1].

  1. Dicté par ma belle-mère, Madame Lacroix, née Pinèdre