Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Les Sirènes

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les sirènes



Il y a des Sirènes dans la mer. Il y en a aussi dans les rivières. Tout-à-l’heure, vous aurez la preuve qu’on en a vu dans le Gers.

Les Sirènes ont des cheveux longs et fins comme la soie, et elles se peignent avec des peignes d’or. De la tête à la ceinture, elles ressemblent à de belles jeunes filles de dix-huit ans. Le reste du corps est pareil au ventre et à la queue des poissons. Ces bêtes ont un langage à part, pour s’expliquer entre elles. Si elles ont affaire à des chrétiens, elles parlent patois ou français.

On dit que les Sirènes vivront jusqu’au jugement dernier. Certains croient que ces créatures n’ont pas d’âmes. Mais beaucoup pensent qu’elles ont dans le corps les âmes des gens noyés en état de péché mortel. Là-dessus, je suis hors d’état de rien décider.

Pendant le jour, les Sirènes sont condamnées à vivre sous l’eau. On n’a jamais pu savoir ce qu’elles y font. La nuit, elles remontent par troupeaux, et folâtrent, en nageant, au clair de la lune, jusqu’au premier coup de l’Angelus du matin. Il arrive parfois qu’elles se battent. Alors, elles s’égratignent, et se mordent, pour se sucer le sang. Au premier coup de l’Angelus, elles sont forcées de rentrer sous l’eau.

Force mariniers, en voyageant sur la mer, ont vu des troupeaux de Sirènes nager autour des navires. Force bateliers en ont vu aussi dans la Garonne. Elles chantaient, tout en nageant, des chansons si belles, si belles, que vous n’avez jamais entendu ni n’entendrez jamais les pareilles. Par bonheur, les patrons des navires et des barques se méfient, et savent ce qu’il faut penser de ces chanteuses. Ils empoignent une barre, et tombent à grand tour de bras sur les jeunes mariniers qui sont prêts à plonger pour aller trouver les Sirènes. Mais les patrons ne peuvent pas toujours avoir l’œil partout. Alors, les Sirènes tombent sur les plongeurs. Elles leur sucent la cervelle et le sang, et leur mangent le foie, le cœur et les tripes. Les corps des pauvres noyés deviennent autant de Sirènes, jusqu’au jugement dernier.

Et maintenant, voici la preuve qu’il y a des Sirènes dans le Gers.

Il y avait autrefois, au hameau de la Côte, tout proche de la ville de Lectoure, un jeune tisserand si passionné, si passionné pour la pêche, qu’on lui avait donné le surnom de Bernard-Pêcheur[1]. Chaque soir, au coucher du soleil, il s’en allait tendre, dans le Gers, des filets et des lignes de fond, qu’il levait le lendemain matin, avant la pointe de l’aube.

Un soir, au temps de la moisson, Bernard-Pêcheur était allé poser ses filets et ses lignes de fond en face de la métairie de Talayzac, dans la commune du Castéra-Lectourois. Cela fait, il se dit en lui-même :

— « Ma maison est loin : la métairie de Talayzac est proche. Je connais le métayer. Il me logera pour la nuit. Demain, je lui ferai présent d’une carpe ou d’une anguille. »

Le métayer fit souper Bernard-Pêcheur, et l’envoya dormir dans un bon lit. Après son premier sommeil, Bernard-Pêcheur sauta par terre, s’habilla dans l’obscurité, ouvrit la fenêtre, regarda la lune et les étoiles, et pensa :

— « Trois heures ne sont pas loin. Il s’en va le temps de lever ses filets et ses lignes de fond. »

Aussitôt, Bernard-Pêcheur descendit vers la rivière. À cent pas du Gers, il entendit des cris et des rires de jeunes filles.

— « Au Diable ! pensa-t-il. Les jeunes filles du Castéra sont venues se baigner ici. Elles auront épouvanté le poisson. Je n’aurai pas besoin d’emprunter la jument poulinière du métayer de Talayzac, pour rapporter ma prise à la maison. »

Bernard-Pêcheur s’approcha doucement, doucement de la rivière, en se cachant derrière les buissons, les frênes et les saules, pour bien voir les jeunes filles, sans leur donner à comprendre qu’il était là. Les jeunes filles peignaient, avec des peignes d’or, leurs cheveux fins comme la soie. Elles nageaient et folâtraient au clair de la lune. Bernard-Pêcheur entendait leurs cris et leurs rires.

— « Le Diable m’emporte, pensa-t-il, si je connais aucune de ces jeunes filles, si je comprends un seul mot de ce qu’elles disent. »

La pointe de l’aube n’était pas loin, et Bernard-Pêcheur regardait toujours. Enfin, une des jeunes filles l’aperçut, et cria :

— « Un homme ! Un homme ! »

Aussitôt, toutes les jeunes filles se tournèrent vers Bernard-Pêcheur :

— « Bernard-Pêcheur, mon ami, viens, viens nager avec nous.

— Mère de Dieu ! Je suis tombé sur un troupeau de Sirènes.

— Bernard-Pêcheur, mon ami, viens, viens nager avec nous. »

Alors, les Sirènes commencèrent une chanson si belle, si belle, que vous n’avez jamais entendu ni n’entendrez jamais la pareille. Par la vertu de cette chanson, Bernard-Pêcheur était forcé de se rapprocher de l’eau de plus en plus.

Les Sirènes chantaient toujours.

— « Mère de Dieu ! pensait le tisserand, je suis tombé sur un troupeau de Sirènes. »

Les Sirènes chantaient toujours.

— « Mère de Dieu, je suis tombé sur un troupeau de Sirènes. »

Les Sirènes chantaient toujours.

Bernard-Pêcheur était au bord de la rivière. Il allait plonger, sans le vouloir, quand les cloches de l’église du Castéra sonnèrent le premier coup de l’Angelus. Aussitôt, les Sirènes finirent leur chanson, et se cachèrent sous l’eau.

Bernard-Pêcheur tremblait comme la feuille du trèfle sauvage. Il était pâle comme un mort. Il leva ses filets, et ses lignes de fond. Jamais le tisserand n’avait pris tant et de si beaux poissons. Mais il n’en garda rien pour lui, et donna tout au métayer de Talayzac. Cela fait, il rentra chez lui, à la Côte, et demeura sept jours sans sortir.

Le huitième, il partit, avant le jour, pour Notre-Dame-de-Bétharam, qui est un lieu de dévotion renommé, dans le pays de Béarn, Là, Bernard-Pêcheur passa tout un mois à faire brûler des cierges, et à entendre des messes, depuis le lever du soleil jusqu’à midi. Le soir, il disait son chapelet, jusqu’à l’heure du coucher. En rentrant à la Côte, Bernard-Pêcheur brûla ses filets et ses lignes de fond. Il ne pêcha plus, et conseilla à ses amis d’en faire autant. La nuit, il s’écartait du Gers, car il avait peur de retomber sur un troupeau de Sirènes[2].

  1. Nom du héron en Gascogne. On l’applique parfois au Martin-Pêcheur
  2. Dicté par feu Cazaux, de Lectoure (Gers).