Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886/Le Fils du roi d’Espagne

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V

Le Fils du roi d’Espagne



Il y avait, une fois, un vieux roi qui avait perdu sa femme. Ce roi vivait dans son Louvre avec sa fille, une princesse belle comme le jour, et sage comme une sainte.

Quand la princesse eut dix-huit ans, le roi devint triste, bien triste. Nuit et jour, il se disait :

— « Ma fille est bonne à marier. Les galants ne vont pas manquer. Je suis vieux. Si ma fille m’abandonne, que vais-je devenir, tout seul dans mon Louvre ? Il ne faut pas que cela soit. À tous les galants qui viendront, j’imposerai trois épreuves si terribles, si terribles, qu’elles leur coûteront la vie. »

Le lendemain, un beau jeune homme, monté sur un cheval blanc, arrivait au grand galop dans la cour du Louvre.

— « Valets, je veux parler au roi. Vite, menez-moi dans sa chambre. »

Les valets obéirent. Mais la princesse avait tout vu, et elle s’arrangea de façon à écouter derrière la porte sans paraître.

Le beau jeune homme entra sans peur ni crainte.

— « Bonjour, roi. Je suis le Fils du roi d’Espagne. Mon père est plus riche que la mer. Moi, je suis fort et hardi comme pas un. Roi, j’ai vu ta fille. Elle est belle comme le jour. On la dit sage comme une sainte. J’en suis amoureux à perdre la tête, et je vous la demande en mariage.

— Fils du roi d’Espagne, je vais t’imposer trois épreuves terribles. Si elles ne te coûtent pas la vie, tu auras ma fille en mariage. Va me chercher le vin qui rend la jeunesse. Va couper la tête à l’Ogre, haut de deux toises, qui fait le malheur de mon pays. Va me chercher la cuirasse à l’épreuve de l’épée, de la balle et du boulet.

— Roi, vous serez obéi. »

Le Fils du roi d’Espagne salua le roi et sortit. Derrière la porte de la chambre, il rencontra la princesse.

— « Fils du roi d’Espagne, j’ai tout entendu. Tu es beau. Je t’aime. Si tu fais ce que t’a commandé mon père, tu auras prouvé que tu es fort, adroit, et hardi. Pars. Je prierai pour toi le Bon Dieu, et la sainte Vierge Marie.

— Princesse, vous serez obéie. »

Le Fils du roi d’Espagne salua la princesse, sauta sur son cheval blanc, et partit au grand galop.

Au bout de trois lieues, il s’arrêta dans un grand bois, sous un vieux chêne, pour laisser souffler sa bête. Tout en-haut du vieux chêne, un hibou se débattait, la tête prise entre deux branches.

Que fit le fils du roi d’Espagne ? Il grimpa comme un chat tout en-haut du vieux chêne, cassa les deux branches, et délivra le hibou.

— « Fils du roi d’Espagne, merci. Ton service te sera payé. Fils du roi d’Espagne, je suis le Roi des Hiboux. Je sais qui tu es, et ce que tu veux. Tu veux le vin qui rend la jeunesse.

— Roi des Hiboux, tu as dit la vérité.

— Fils du roi d’Espagne, du vin qui rend la jeunesse, il ne reste plus qu’une bouteille, une bouteille conservée depuis les noces de Cana, où fut invité Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette bouteille est là-bas, là-bas, au plus fourré de ce grand bois, gardée par une terrible Bête sauvage, qui ne dort ni nuit ni jour. Fils du roi d’Espagne, je t’aiderai quand il te faudra faire bataille. Partons. »

Le Fils du roi d’Espagne sauta sur son cheval blanc, et le Roi des Hiboux s’accrocha sur le pommeau de la selle.

— « Au galop ! »

Le cheval blanc partit aussi vite que le vent, jusqu’au plus fourré du grand bois.

— « Hardi ! Fils du roi d’Espagne. Voici la terrible Bête sauvage. »

Pendant une grosse heure d’horloge, le Fils du roi d’Espagne fit bataille, à grands coups d’épée, contre la terrible Bête sauvage, sans jamais pouvoir la frapper au bon endroit. Il commençait à se lasser. Alors, le Roi des Hiboux partit plus vite qu’un éclair. En deux coups de bec, il creva les yeux de la terrible Bête sauvage.

— « Hardi ! Fils du roi d’Espagne. Frappe au bon endroit. »

Le Fils du roi d’Espagne obéit.

— « Fils du roi d’Espagne, la terrible Bête sauvage a fini de mal faire. Prends le vin qui rend la jeunesse, le vin dont il ne reste plus qu’une bouteille, le vin conservé depuis les noces de Cana, où fut invité Notre-Seigneur Jésus-Christ. Fils du roi d’Espagne, je t’ai payé ton service. Adieu. »

Et le Roi des Hiboux s’envola dans le grand bois. On ne l’a revu jamais, jamais.

Alors, le Fils du roi d’Espagne sauta sur son cheval blanc, et repartit au grand galop. Au bout de trois lieues, il s’arrêta près d’un ruisseau, pour laisser souffler sa bête. Au bord du ruisseau, un grand loup se débattait, la tête prise dans un traquenard.

Que fit le Fils du roi d’Espagne ? Il écarta les mâchoires du traquenard, et délivra le grand loup.

— « Fils du roi d’Espagne, merci. Ton service te sera payé. Fils du roi d’Espagne, je suis le Roi des Loups. Je sais qui tu es, et ce que tu veux. Tu veux couper la tête à l’Ogre, haut de deux toises, qui fait le malheur de ce pays. Tu veux la cuirasse à l’épreuve de l’épée, de la balle et du boulet.

— Roi des Loups, tu as dit la vérité.

— Fils du roi d’Espagne, l’Ogre, haut de deux toises, qui fait le malheur de ce pays, est là-bas, là-bas, au plus fourré de ce grand bois. La cuirasse à l’épreuve de l’épée, de la balle et du boulet, l’Ogre l’a sur le dos et sur la poitrine. À la place du cœur, il y a dans la cuirasse un trou gros comme le poing. C’est là le bon endroit pour frapper. Fils du roi d’Espagne, je t’aiderai quand il faudra faire bataille. Partons. »

Le Fils du roi d’Espagne sauta sur son cheval blanc, et prit en croupe le Roi des Loups.

— « Au galop ! »

Le cheval blanc partit aussi vite que le vent jusqu’au plus fourré du grand bois.

— « Hardi, Fils du roi d’Espagne. Voici l’Ogre, haut de deux toises, qui fait le malheur de ce pays. »

Pendant une grosse heure d’horloge, le Fils du roi d’Espagne fit bataille, à grands coups d’épée, contre l’Ogre armé d’un marteau de fer, du poids de sept quintaux. Mais l’Ogre avait sur le dos et sur la poitrine la cuirasse à l’épreuve de l’épée, de la balle et du boulet. Le gueux s’arrangeait toujours de façon à ne présenter jamais le trou gros comme le poing, percé à la place du cœur, le bon endroit pour frapper. Le Fils du roi d’Espagne commençait à se lasser. Alors, le Roi des Loups partit plus vite qu’un éclair, et sauta aux jambes de l’Ogre.

— « Hardi ! Fils du roi d’Espagne. Frappe au bon endroit. »

Le Fils du roi d’Espagne obéit.

— « Fils du roi d’Espagne, l’Ogre, haut de deux toises, a fini de faire le malheur de ce pays. Coupe la tête, prends la cuirasse de ce gueux, et charge-la sur ta bête. Fils du roi d’Espagne, je t’ai payé ton service. Adieu. »

Et le Roi des Loups se perdit dans le grand bois. On ne l’a revu jamais, jamais.

Alors, le Fils du roi d’Espagne chargea, sur son cheval blanc, la cuirasse de l’Ogre, et repartit au grand galop pour le Louvre du roi.

— « Bonjour, roi. Buvez. Voici le vin qui rend la jeunesse. »

Le roi vida la bouteille. Aussitôt, il redevint jeune comme à dix-huit ans.

— « Roi, voici la tête de l’Ogre, haut de deux toises, qui faisait le malheur de ce pays. Roi, voici la cuirasse à l’épreuve de l’épée, de la balle et du boulet. Et maintenant, il me faut votre fille en mariage.

— Fils du roi d’Espagne, la cuirasse n’est pas à ma taille. À la place du cœur, il y a un trou gros comme le poing. Et puis, qui me prouve que la cuirasse est à l’épreuve de l’épée, de la balle et du boulet ?

— Roi, c’est juste. Demain, l’épreuve sera faite au lever du soleil. En attendant, préparez tout ce qu’il faut pour la noce. »

Le Fils du roi d’Espagne sauta sur son cheval blanc, et partit au grand galop.

Au bout de trois lieues, il s’arrêta devant la boutique d’un forgeron, qui frappait le fer avec ses sept apprentis.

— « Forgeron, regarde cette cuirasse. Y a-t-il assez de fer et d’acier pour en forger deux ?

— Oui, monsieur.

— Forgeron, je te paierai bien, et tes sept apprentis seront contents de mon étrenne. À l’ouvrage. J’entends avoir les deux cuirasses demain, trois heures avant le lever du soleil.

— Monsieur, vous serez obéi. »

Le lendemain, les deux cuirasses étaient forgées trois heures avant le lever du soleil.

— « Forgeron, voici mille pistoles. Apprentis, partagez-vous ces mille autres. »

Alors, le Fils du roi d’Espagne s’ajusta la plus belle des deux cuirasses, chargea l’autre sur son cheval blanc, et repartit au grand galop pour le Louvre du roi.

— « Bonjour roi. Voici deux cuirasses, une pour moi, l’autre pour vous. Choisissez.

— Fils du roi d’Espagne, je choisis la plus belle. Je choisis celle que tu t’es ajustée.

— Eh bien, roi, faisons-en l’épreuve. Tirez votre épée, et frappez fort. »

Le roi tira son épée, et frappa fort. La cuirasse était à l’épreuve de l’épée.

— « Roi, déchargez sur moi vos deux pistolets à bout portant. »

Le roi déchargea ses deux pistolets à bout portant. La cuirasse était à l’épreuve de la balle.

— « Roi, commandez à vos canonniers de me tirer un coup de canon.

— Canonniers, tirez. Tirez juste. »

Sur le coup de canon, le Fils du roi d’Espagne tomba. Mais aussitôt il se releva leste et gaillard.

— « Roi, la force du boulet m’a couché. Mais je n’ai aucun mal. Regardez. »

La cuirasse était à l’épreuve du boulet.

— « Et maintenant roi, prenez ma cuirasse, et donnez-moi votre fille en mariage.

— Fils du roi d’Espagne, tu l’as bien gagnée. »

La noce se fit le matin même. Jamais on n’a vu ni ne verra la pareille. Le lendemain, le Fils du roi d’Espagne prit sa femme en croupe, et l’emmena dans son pays, où ils vécurent longtemps riches et heureux[1].

  1. Dicté par Marianne Bense. Quand j’étais enfant, ma grand’mère maternelle, Marie Couture, native de Bordeaux, mais dont la famille était originaire du Périgord, m’a souvent cité ce conte, qui n’est pas encore oublié en Gascogne et en Agenais.