Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886.djvu/La Merlesse et le Renard

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V

la merlesse et le renard



Il y avait, une fois, dans le vallon de Cruzos[1], une Merlesse[2] qui avait bâti son nid au bord d’un ruisseau, dans le plus fourré d’un hallier. Là, grandissaient quatre merluchons, sains et gaillards. Nuit et jour, la Merlesse pensait :

— « Encore quelques jours, et mes merluchons auront déniché. »

Par malheur, le Renard vint à passer.

— « Bonjour, Renard.

— Bonjour, Merlesse. On m’a dit que tu avais quatre merluchons beaux comme le jour. Je serais curieux de les voir. Montre-les-moi.

— Non, Renard. Tu les mangerais.

— Merlesse, montre-les-moi. Par mon âme, je ne les mangerai pas.

— Renard, tu n’as pas bonne réputation. Je ne te crois pas ; et pourtant, tu as juré par ton âme.

— C’est vrai, Merlesse, j’ai mené longtemps mauvaise vie. Mais hier, je me suis confessé à un moine de Bouillas[3]. Maintenant, je suis converti. Pour ma pénitence, il m’est défendu de manger de la viande pendant un an. Tu vois bien, Merlesse, que tu peux me montrer tes merluchons. »

Le Renard parla tant et si bien de sa conversion, que la Merlesse finit par y croire.

— « Eh bien, Renard, voici mes quatre merluchons. Regarde, comme ils sont sains et gaillards.

— Merlesse, tu te moques de moi, de me montrer ainsi quatre tanches au lieu de quatre merluchons.

— Renard, ce sont bien des merluchons.

— Non, Merlesse, ce sont des tanches. La preuve, c’est que je vais les manger comme telles. »

Tandis que le Renard mangeait les quatre merluchons, la Merlesse chantait à la cime d’un frêne :

— « Mange, Renard. Mange, mon ami. Tanches ou merluchons, je souhaite que ce repas te profite. Mange, Renard. Mange, mon ami. »

Voilà ce que la Merlesse chantait. Mais on ne chante pas toujours comme on pense.

La Merlesse pensait :

— « Pauvres, pauvres petits merluchons ! Gueux de Renard ! Je ne suis pas née pour faire bataille contre toi. Mais, patience. Je saurai bien trouver ton maître. »

Le Renard parti, la Merlesse prit sa volée jusqu’au pâtus communal de Marsolan[4]. Là, dormait, à l’ombre d’un pailler, un grand chien fort, leste, et hardi comme pas un. La Merlesse se posa près de lui, sans peur ni crainte.

— « Compère Riouet ! Compère Riouet[5] !

— Merlesse, tu m’ennuies. Je veux dormir.

— Compère Riouet, écoute, écoute, par pitié.

— Merlesse, je te dis que tu m’ennuies. Tu parleras quand j’aurai dormi. En attendant, chasse les mouches. »

Le chien s’endormit, et la Merlesse chassa les mouches jusqu’à son réveil.

— « Compère Riouet, venge-moi. Le Renard m’a mangé mes quatre merluchons.

— Merlesse, ça m’est égal.

— Compère Riouet, venge-moi. Quoi que tu demandes, je te promets de te donner contentement.

— Merlesse, je veux d’abord manger tout mon soûl.

— Compère Riouet, suis-moi. »

Tous deux prirent par la route de Marsolan à Lectoure, où il y avait grande foire ce jour-là. Deux marchandes cheminaient, portant chacune sur sa tête une grande corbeille recouverte d’une belle serviette blanche. De ces corbeilles s’échappait une bonne odeur de tortillons[6] chauds.

— « Compère Riouet, que dis-tu de ces deux corbeilles de tortillons ?

— Merlesse, je dis que j’aimerais autant les bâfrer, que de les voir filer pour la foire de Lectoure.

— Compère Riouet, attention. »

Alors, la Merlesse se mit à voler, en retombant tous les dix pas, comme font les oiseaux qui ont du plomb dans l’aile. Pour mieux courir après elle, les deux marchandes posèrent sur le chemin leurs corbeilles de tortillons, que le chien bâfra vite, vite, jusqu’à la dernière miette.

— « Eh bien, compère Riouet, es-tu content ?

— Non, Merlesse. Je veux maintenant boire tout mon soûl. »

En ce moment, passait sur la route un bouvier, conduisant une charrette chargée d’une barrique de bon vin blanc.

— « Compère Riouet, attention. »

Alors, la Merlesse se remit à voler, en retombant tous les dix pas, comme font les oiseaux qui ont du plomb dans l’aile. Ainsi volant, elle s’alla percher sur le fosset de la barrique de bon vin blanc.

Aussitôt, le bouvier lui lança un coup d’aiguillon, et courut à sa poursuite, sans prendre garde que, par le fosset brisé du coup d’aiguillon, sa barrique se vidait. Le chien lampa vite, vite, le bon vin blanc jusqu’à la dernière goutte.

— « Eh bien, compère Riouet, es-tu content ?

— Non, Merlesse. Je veux maintenant rire tout mon soûl. »

En ce moment, passaient, leurs bâtons à la main, le curé de Marsolan et deux de ses paroissiens, qui s’en allaient ensemble à la foire de Lectoure.

Alors, la Merlesse alla se percher sur le chapeau à trois cornes du curé.

Aussitôt, ses deux paroissiens lui lancèrent chacun bon coup de bâton.

— « Ah ! gueux, criait le curé, vous m’avez cassé la tête. Attendez, canailles. Attendez. »

Le chien riait tout son soûl, tandis que le curé de Marsolan et ses deux paroissiens s’assommaient à coups de bâton.

— « Eh bien, compère Riouet, es-tu content !

— Oui, Merlesse. J’ai mangé, j’ai bu, j’ai ri tout mon soûl.

— Eh bien, compère Riouet, venge-moi.

— Merlesse, c’est impossible. Le Renard a trop peur de moi. Dès qu’il me sent venir, il se cache, au plus profond de son terrier.

— Compère Riouet, tu n’auras pas à le poursuivre jusque-là. Je me charge de conduire le Renard à ta portée.

— Toi, Merlesse ?

— Moi, compère Riouet. Sais-tu ce que le Renard a dit de toi ?

— Non, Merlesse.

— Eh bien, compère Riouet, le Renard a dit de toi que tu es un lâche. Il s’est vanté de t’avoir pissé et chié dans la bouche.

— Ah ! Merlesse, le gueux s’est vanté de ça ?

— Oui, compère Riouet. Venge-moi donc, et venge-toi. Écoute. Va te coucher, le ventre en l’air, la bouche ouverte, les jambes raides, sur le pâtus communal de Marsolan. Fais comme si tu étais mort, et attends. »

Le chien obéit. Alors, la Merlesse prit sa volée, et s’en alla trouver le Renard.

— « Bonjour, Renard.

— Bonjour, Merlesse. Quoi de nouveau ?

— Renard, sois content. Ton ennemi, compère Riouet, est mort. Depuis trois jours, il gît, le ventre en l’air, la bouche ouverte, les jambes raides, sur le pâtus communal de Marsolan. C’est une véritable infection.

— Merlesse, tu me fais plaisir. Ah ! compère Riouet est mort. Le gueux m’a fait passer plus d’un mauvais quart d’heure.

— Renard, je le sais. Mais compère Riouet a fini de mal faire. À ta place, j’irais lui pisser et lui chier dans la bouche.

— Merlesse, tu as raison. »

Une heure après, la Merlesse et le Renard arrivaient au plateau de Marsolan. Le chien attendait, faisant le mort, couché le ventre en l’air, la bouche ouverte, les jambes raides.

— « Regarde, Renard. T’ai-je menti ? »

Sans se méfier, le Renard s’approcha, et leva la jambe.

— « Ouah ! »

Le chien sauta sur le Renard, et l’étrangla[7].

  1. Métairie de la commune de Lectoure (Gers).
  2. La femelle du merle. Pour la rapidité de ma traduction, j’ai forgé ce mot d’après le terme gascon (merlesso). Il en est de même pour « merluchon » ou petit merle (merlatoun).
  3. Autrefois abbaye de Bernardins, dans la forêt du Ramier, commune de Pauillac (Gers).
  4. Commune du canton de Lectoure (Gers).
  5. Le nom de compère Riouet (coumpai Riouet), appliqué au chien, revient assez souvent dans les contes populaires de la Gascogne.
  6. Pâtisserie locale, faite en forme de tortil. Les tortillons de Marsolan, sont renommés à cinq lieues à la ronde.
  7. Dicté par ma vieille cousine, feu Marthe Duvergé, veuve Le Blant, morte à Marsolan (Gers), âgée de plus de soixante-dix ans. Ce conte, diversement localisé par les narrateurs, est encore fort répandu en Gascogne.