Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886.djvu/Le Prédicateur muet

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III

le prédicateur muet



Il y avait, autrefois, à Castet-Arrouy[1], un curé savant comme un livre, et honnête comme l’or. Chaque fois qu’il avait à composer un beau prône, ou un grand sermon, le brave homme s’en allait promener seul, au bois du Gajan[2].

Un soir qu’il se promenait ainsi tout soucieux, le curé rencontra un tisserand de la commune, qui faisait paître, au bois, une paire de cochons.

— « Bonsoir, tisserand.

— Bonsoir, Monsieur le curé. Qu’avez-vous donc ? Vous avez l’air tout soucieux.

— Tisserand, c’est vrai. Je suis soucieux, et j’ai bien raison de l’être.

— Vous, Monsieur le curé ? Allons donc. Vous êtes l’homme le plus heureux de la terre. Pour un tout petit travail, vous êtes largement payé. Bons écus, bon vin, bons chapons. Vous venez ici, vous promener presque tous les soirs. Parlez-moi de ça. Sans me fouler la rate, je me sens capable d’en faire autant que vous. Mais, à vrai dire, je me sentirais un peu gêné pour prêcher.

— Pour prêcher, tisserand ? Rien n’est pourtant plus facile.

— Vous croyez, Monsieur le curé ?

— Tisserand, j’en suis sûr. Pour prêcher, il n’y a qu’à monter en chaire, à faire le signe de la croix, et à parler de n’importe quoi, pendant une heure d’horloge.

— Vous croyez. Monsieur le curé ?

— Tisserand, j’en suis sûr. Tiens, veux-tu en faire l’épreuve ! Demain, c’est le dimanche des Rameaux, en attendant celui de Pâques. Tu sais que, ce jour-là, j’ai coutume de prêcher, à vêpres, un grand sermon. Veux-tu parler à ma place ? Je te prête une soutane, un surplis et un bonnet carré. Ainsi vêtu, nul ne te reconnaîtra. Allons, tisserand, décide-toi. Ce n’est ni la mer à boire, ni la lune à manger. Si l’épreuve réussit, compte sur moi, pour te faire nommer curé dans une bonne paroisse.

— Mais mes enfants, Monsieur le curé ? Mais ma femme ? Mais ma femme ?

— Tisserand, je me fais fort d’arranger cette affaire avec l’évêque.

— Eh bien, Monsieur le curé, c’est dit. Je prêcherai à vêpres, le jour de Pâques.

— Tisserand, c’est dit. Compte que force gens viendront de loin, pour t’écouter. »

Le lendemain, à la fin du prône de la messe de paroisse, le curé dit aux gens de Castet-Arrouy :

— « Mes frères, soyez contents. J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Voici une lettre où le pape de Rome me mande qu’ici-même, et pas plus tard qu’aux vêpres de Pâques prochaines, prêchera le plus fameux prédicateur de la terre. Venez tous, et ne manquez pas d’inviter, dans toutes les communes voisines, vos parents et vos amis. »

Le soir de Pâques, l’église de Castet-Arrouy était vingt fois trop petite pour contenir les gens de la paroisse, et ceux qui étaient venus de Lectoure, de Saint-Avit, de Miradoux, de Peyrecave, de Flamarens, de Saint-Antoine, et d’Auvillars[3].

— « Quel bonheur ! Nous allons donc entendre le plus fameux prédicateur de la terre. »

Enfin, le prédicateur parut. Il se moucha, toussa, cracha, et renifla lentement une prise de tabac. Assis, tout en haut de l’escalier de la chaire, le curé de Castet-Arrouy se frottait les mains, et regardait.

Enfin, le tisserand commença :

« In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen.

— Fort bien, tisserand, souffla le curé.

Et Spiritus Sancti. Amen. — Fort bien, tisserand.

Et Spiritus Sancti. Amen. Mes frères…

— Fort bien, tisserand.

— Mes frères… Mes frères… mn mn mn… Mes bien chers frères…

— Fort bien, tisserand. — Mes bien chers frères… mn mn mn… mn… mn…

— Fort bien, tisserand. »

Le malheureux tisserand suait à grosses gouttes.

« Fort bien, tisserand. Courage !

— Mes bien chers frères… mn mn mn… »

Le prédicateur n’en pouvait plus, et toujours le curé soufflait :

« Fort bien, tisserand. Courage ! »

Enfin, le pauvre tisserand ne tint plus. Il jeta bas son surplis, son bonnet carré, sa soutane, et parut en bras de chemise. Tout le monde crevait de rire.

— « Le tisserand ! Le tisserand ! »

Le pauvre homme était tout bleu de colère.

— « Que le Diable vous emporte, Monsieur le curé ! Vous m’aviez dit : « Prêcher ! Rien de plus facile. « Vous en avez menti, gueusard. Prêcher ! J’aime encore mieux pousser ma navette, et garder mes porcs au Gajan.

— Tu as raison, tisserand. Chacun son métier, et l’ouvrage sera bien fait[4]. »

  1. Commune du canton de Miradoux (Gers).
  2. Forêt entre Lectoure et Miradoux, aujourd’hui défrichée presque en entier.
  3. Communes limitrophes ou voisines de Castet-Arrouy.
  4. Dicté par feu Cluzet, garde-forestier du Gajan, alors âgé de près de soixante ans.