Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886.djvu/Le Signe de la Croix

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V

le signe de la croix



Il y avait, une fois, un brave paysan, qui vivait heureux dans sa maisonnette, avec sa femme et son petit garçon. Mais le bonheur ne dure pas. Un jour, la femme tomba malade, et se mit au lit.

— « Mon homme, dit-elle, je vais mourir. Quand je ne serai plus là, comment feras-tu pour tenir notre maisonnette en ordre, et pour élever notre petit garçon ?

— Pauvre femme ! Je devine ta pensée secrète. Tu crains que je ne me remarie. Meurs tranquille. Je ne me remarierai pas. Nuit et jour, je travaillerai, pour tenir notre maisonnette en ordre, et pour élever notre petit garçon.

— Mon homme, merci. »

La pauvre femme mourut, et le brave paysan n’oublia pas sa promesse. Il ne se remaria pas. Nuit et jour, il travailla, pour tenir la maisonnette en ordre, pour élever son petit garçon.

L’enfant n’était pas bête. À l’école, il apprit vite et bien, tout ce que le régent était en état de lui enseigner. Alors, l’enfant dit à son père :

— « Père, envoyez-moi au séminaire d’Agen. Je veux étudier pour devenir prêtre.

— Mon ami, fais à ta volonté. »

Le garçon partit donc pour le séminaire d’Agen. À vingt-quatre ans, il en avait appris autant que ses maîtres ; si bien que l’évêque nomma le petit abbé curé de la paroisse, où son père vivait toujours.

Mais le petit abbé était devenu glorieux comme un paon. Il avait honte d’être le fils d’un paysan, et de loger dans une maisonnette sans premier étage. Le jour même de son arrivée, il manda les maçons, pour bâtir ce qui manquait ; si bien que, trois mois plus tard, il logeait en haut, dans une belle chambre à deux lits, un pour lui, l’autre pour les gens riches et haut placés qui venaient lui faire visite. Comme autrefois, le père couchait toujours en bas, dans la cuisine. Certes, le pauvre homme était triste de voir son fils si glorieux ; mais il ne faisait aucune plainte.

Un beau soir, l’évêque d’Agen arriva dans la paroisse, pour y confirmer les enfants le lendemain. C’était un brave homme, dévot et aumônier comme un saint, juste comme l’or, et peu gêné pour châtier publiquement les gens qui le méritaient.

Après souper, le petit abbé fit monter l’évêque dans la belle chambre.

— « Monseigneur, voici votre lit, et voilà le mien. Bonne nuit.

— Merci, petit abbé ! Mais où couche donc ton brave père ?

— Monseigneur, il couche en bas, dans la cuisine. C’est bien assez pour lui.

— Tu crois, petit abbé ? Nous verrons. En attendant, bonne nuit. »

Tous deux montèrent au lit. Le lendemain, l’église regorgeait de monde. Après la confirmation, l’évêque d’Agen monta en chaire.

— « Petit abbé, dit-il, tu passes pour le plus savant de mes prêtres. »

Le petit abbé faisait la roue, comme un dindon.

— « Petit abbé, puisque tu en sais si long, je veux te faire briller devant tous ces braves gens.

Monte à l’autel, et tourne-toi vers moi. Que tout le monde te voie. Bien, Et maintenant, petit abbé, fais le signe de la croix.

— Au nom du Père, du Fils…

— Assez, petit abbé. Je te fais grâce du reste. Explique-moi seulement ce que tu fais. Que signifie ta main droite que tu montes au front, en disant : « Au nom du Père, » et que tu descends à la poitrine, en disant : « du Fils ? »

— Monseigneur, cela signifie… Cela signifie…

— Petit abbé, je t’écoute, et tous ces braves gens avec moi.

— Monseigneur, cela signifie… Cela signifie… »

L’évêque commençait à rire, et le peuple faisait comme lui.

— « Oui, petit abbé. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Monseigneur, cela signifie… Cela signifie…

— Allons, petit abbé.

— Cela signifie… Cela signifie… »

Le peuple crevait de rire.

— « Monseigneur, cela signifie… Cela signifie…

— Petit abbé, tu n’es qu’un âne. Puisque tu n’es pas en état de me répondre, c’est moi qui parlerai pour toi. Quand tu montes ta main droite au front, en disant : « Au nom du Père, » cela signifie que ton père, qui couche en bas, dans la cuisine, doit coucher en haut, dans la belle chambre. Quand tu descends ta main droite à la poitrine, en disant : « du Fils, » cela signifie que toi, le fils, qui couches en haut, dans la belle chambre, tu dois coucher en bas, dans la cuisine. As-tu compris, petit abbé ?

— Oui, Monseigneur. »

Le petit abbé profita de la leçon. Il cessa d’être glorieux comme un paon, et n’eut plus honte d’être le fils d’un paysan. Désormais, il fit coucher son brave père dans la belle chambre d’en haut, et coucha lui-même à la cuisine[1].

  1. Dicté par Marianne Bense, du Passage-d’Agen (Lot-et-Garonne).