Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886.djvu/Plaideurs et Gens de Robe

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VI

plaideurs et gens de robe


I. — Deux paysans comparaissent devant le juge de paix.

— « Monsieur le juge de paix, dit Pierre, j’ai prêté cent francs à Jean, sur sa simple parole. Maintenant, il le nie. Commandez-lui de me rembourser.

— Réponds, Jean.

— Monsieur le juge de paix, Pierre ment. Les cent francs qu’il m’a prêtés, je les lui ai rendus. Je suis prêt à lever la main, pour faire serment. »

Mais avant de lever la main, Jean fait semblant d’être embarrassé d’un panier qu’il porte, et le passe à Pierre.

— « Monsieur le juge de paix, je jure que j’ai rendu à Pierre les cent francs que je lui devais.

— Pierre, dit le juge de paix, fouille au fond de ce panier. Tes cent francs y sont. »

Pierre obéit. Les cent francs se trouvent, en

effet, au fond du panier.

II. — Une grande et forte fille traîne devant le juge de paix un pauvre garçon, qui n’a pas plus de quatre pieds de haut.

— « Monsieur le juge de paix, dit-elle, ce brigand vient de m’embrasser par force.

— Tu mens, Jeanne, répond le juge. Jamais un si petit homme n’a pu atteindre jusqu’à ta joue.

— Monsieur le juge de paix, je l’ai fait monter sur mes sabots.

— Dehors, Jeanne. J’ai des affaires plus pressantes à régler. »

III. — Un témoin fait le sourd, pour se dispenser de répondre.

— « Je n’ai rien entendu. Je suis sourd. Monsieur le juge de paix. Je suis sourd comme une pierre.

— Eh bien, mon ami, répond le juge de paix à voix très basse, si tu es sourd, prends ton béret et va-t’en. »

Vite, le témoin prend le chemin de la porte.

— « Retourne ici, gueux. Tu n’es pas plus sourd que moi. Parle vite, et ne mens pas. Sinon, gare la prison. »

IV. — Un juge de paix interroge une fille de mauvaise vie.

— « Votre nom ?

— Jeanne.

— Votre âge ?

— Vingt ans.

— Votre profession ?

— Putain, Monsieur le juge de paix, à votre service. »

Le juge de paix, indigné :

— « Greffier, écrivez couturière. »

V. — Un juge de paix dicte un inventaire à son greffier.

— « Item, dans une étable, trois cochons, dont un grand, un petit, et le troisième raisonnable.

— Item, une chaise et un banc, sur lequel nous sommes assis, mon greffier et moi, le tout ne valant pas grand’chose. »

VI. — Sentence attribuée au juge de paix de Miradoux (Gers).

— « Attendu qu’un pet ne saurait constituer une injure verbale, surtout quand il n’est pas certain que ledit pet a été proféré au mépris de M. le maire de la commune de Saint-Antoine[1], agissant dans l’exercice de ses fonctions :

« Par ces motifs, le Tribunal se déclare incompétent, et relaxe le prévenu, sans dépens. »

VIL — Un juge de paix, dont la raison déménageait, condamne un pauvre homme à la peine des parricides, pour n’avoir pas fait ramoner sa cheminée.

VIII. — En cour d’assises, présidées par un conseiller beau parleur :

Le président à un paysan, qui n’entend pas un mot de français :

— « Témoin, l’extrémité de l’instrument contondant, dont s’est servi l’accusé pour frapper Monsieur le maire d’Ornézan[2], agissant dans l’exercice de ses fonctions, était-elle enduite de matière fécale ? »

Le témoin, ahuri :

— « Hé ?

— Témoin, je vous demande si l’extrémité de l’instrument contondant dont s’est servi l’accusé pour frapper Monsieur le maire d’Ornézan, agissant dans l’exercice de ses fonctions, était enduite de matière fécale ? »

Le témoin, encore plus ahuri :

— « Hé ?

— Huissier, traduisez ma question au témoin, en langage vulgaire.

I auèuo merdo, au cap dou barrot ?

O ! Moussu, n’i auèuo rede[3]. »

IX. — Un vieux juge a dormi toute l’audience. On le réveille pour opiner.

— « À mort ! À mort !

— Mais il s’agit d’un pré.

— Qu’on le fauche ! »

X, — Un avocat plaide une question d’adultère. Les inculpés ne sont restés seuls que peu de temps.

— « Messieurs, un grand philosophe, Sénèque[4], a dit : « Pour consommer un adultère, il faut le temps de faire cuire un œuf à la coque, et de le manger. »

« J’en conviens, Messieurs, les inculpés sont demeurés seuls durant le temps nécessaire pour faire cuire un œuf à la coque, pour l’assaisonner de sel et de poivre, pour découper en mouillettes une tranche de pain. Mais ont-ils eu le temps de manger l’œuf, comme l’exige impérieusement le grand philosophe Sénèque ? Voilà, Messieurs, voilà le grave problème qui s’impose à vos méditations. »

XI. — Il y avait autrefois, à Lectoure, un avocat, voleur comme une pie, gourmand comme une lèchefrite. Cet avocat avait en main le procès du plus grand braconnier du pays. C’est dire qu’il mangeait souvent des lièvres et des perdreaux qui ne lui coûtaient pas cher.

Enfin, à force de chicaner, l’avocat gagna son procès. Aussitôt, il écrivit au client :

— « Mon ami, viens vite. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. »

À lettre vue, le braconnier alla prendre dans son garde-manger, quatre beaux perdreaux, tués de la veille, les lia par les pattes avec une cordelette, et les mit dans un panier, sous une bonne couche de foin. Deux heures après, il entrait à Lectoure, par le faubourg, et s’arrêtait chez un cordonnier de ses amis. En ville, tout le monde savait déjà que le braconnier avait gagné son procès. Pour mieux l’en complimenter, le cordonnier mena son ami boire un coup, à la cuisine.

Tandis que tous deux choquaient le verre, les apprentis du cordonnier fouillaient vite, vite, dans le panier.

— « Quatre perdreaux ! Bonne affaire ! »

En un tour de main, les perdreaux étaient remplacés, au bout de la cordelette, par une paire de vieilles formes en chêne, dures comme des cailloux, puantes comme des charognes,

— « Gueusard ! Voilà pour t’apprendre à trinquer sans nous avec le bourgeois. »

Sans se méfier de rien, le braconnier, gai comme un merle, reprit son panier, et courut chez l’avocat.

— « Ah ! Té voilà, mon ami[5], lui cria le chicaneur.

Qu’est-cé qué tu diriais,
Si jé té disiais
Que tu as gagné toun procès ?
— Et bous, moussu l’aboucat,
Qu’est-cé qué bous diriais.
Si je vous foutiais…
Une paire de perdreaux à la figure.
— Fais, mon ami, fais. Tu en as lé drroit. »

Croyant toujours porter ses perdreaux, le braconnier saisit sa cordelette, lança de toute sa force les deux vieilles formes à la figure de l’avocat, et lui cassa la mâchoire.

XII. — Ce même avocat avait gagné le procès du meunier de Repassac[6], qui n’avait pas son pareil comme pêcheur. Aussitôt, il écrivit au client :

— « Mon ami, viens vite. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. »

À lettre vue, le meunier alla prendre une paire de superbes anguilles, qu’il tenait en réserve dans une auge, les enferma dans un panier rempli d’herbe, et ficela le couvercle. Cela fait, il s’habilla de neuf, et partit pour Lectoure, en prenant par le hameau de La Côte[7]. Là, il s’arrêta un bon moment chez un tisserand, pour avoir des nouvelles d’une pièce de toile que la meunière attendait. Tandis que les deux hommes devisaient, la femme du tisserand déficela le panier, enleva les deux superbes anguilles, et rétablit vite le couvercle comme auparavant.

Le meunier repartit, et entra, fier comme un paon, dans le cabinet de l’avocat. À la vue du panier, le chicaneur se mit à rire.

— « Bonjour, mon ami.

— Bonjour, Monsieur l’avocat. Je vous apporte… Je vous apporte… Vous allez voir ça. »

Le meunier tira son couteau, et coupa la ficelle qui retenait le couvercle.

— « Monsieur l’avocat, je vous apporte… je vous apporte… »

Le meunier cherchait les deux superbes anguilles, à travers l’herbe du panier.

— « Monsieur l’avocat, je vous apporte… je vous apporte… »

Le meunier cherchait toujours les deux superbes anguilles à travers l’herbe du panier.

— « Monsieur l’avocat, je vous apporte… je vous apporte… Je ne vous apporte rien. »

XIII. — Voici comment s’y prenait le même avocat, pour duper les paysans qui venaient le consulter.

— « Bonjour, Monsieur l’avocat, disait un pauvre paysan, je viens pour vous demander un avis.

— Mon ami, ne parle pas. Si tu parles, c’est quarante sous.

— Mais…

— Tu as parlé. Crache-moi quarante sous. Et maintenant, mon ami, conte-moi ton affaire. »

Jusqu’au bout, l’avocat écoutait, sans souffler mot.

— « Mon ami, je vois ce que c’est. Tu veux une consultation. J’en ai à trois prix, selon les livres dont je me sers. Consultation avec le petit livre, un écu[8] Consultation avec le moyen livre, deux écus. Consultation avec le grand livre, un louis d’or[9] et une paire de chapons gras. Mon ami, te voilà prévenu. Tu es libre. Choisis.

— Monsieur l’avocat, si vous preniez le petit livre ?

— Oui, mon ami. Le petit livre ne tient pas plus pour l’un que pour l’autre. Peut-être y trouverai-je ce qu’il te faut. Crache-moi l’écu. »

L’écu craché, l’avocat prenait le petit livre, y cherchait un moment, et fronçait le sourcil.

— « Mon ami, ton affaire n’est pas de celles où l’on voit clair au premier coup. Nous n’aurions pas dû commencer par le petit livre. Il fallait le moyen, ou le grand. Maintenant, te voilà prévenu. Choisis.

— Monsieur l’avocat, si vous preniez le moyen livre ?

— Oui, mon ami. Le moyen livre ne tient ni pour l’un ni pour l’autre. Peut-être y trouverai-je ce qu’il te faut. Crache-moi les deux écus. »

Les deux écus crachés, l’avocat prenait le moyen livre, y cherchait un moment, et fronçait le sourcil.

— « Mon ami, ton affaire n’est pas de celles où l’on voit clair au premier ou au second coup. Nous n’aurions pas dû commencer par le petit livre et continuer par le moyen. Il fallait le grand livre. Maintenant, te voilà prévenu. Avec le grand livre, je me fais fort de t’expliquer ton affaire.

— Eh bien, Monsieur l’avocat, prenez le grand livre.

— Oui, mon ami. Crache-moi le louis d’or, en attendant que tu m’apportes la paire de chapons gras. »

Alors, l’avocat essayait ses lunettes, prenait le grand livre, et y cherchait longtemps, longtemps.

— « Mon ami, le grand livre te donne droit. Il faut plaider, et plaider bientôt. Mais je ne plaide pas pour rien. Retourne ici dans huit jours, et viens me compter cent francs d’avance. »

XIV. — Un paysan disait un jour à son avocat :

— « Ah ! Monsieur l’avocat, mon affaire est bien merdeuse. J’ai bien besoin que vous m’y foutiez un coup de langue[10]. »

  1. Commune du canton de Miradoux (Gers).
  2. Commune du canton d'Auch (Gers).
  3. — Y avait-il de la merde, au bout du bâton ? — Oh ! Monsieur, il y en avait beaucoup.
  4. Est-il besoin de noter que Sénèque n’a jamais rien dit de pareil ?
  5. Ici le narrateur imite le français, avec un accent plus particulièrement remarquable chez les vieux Gascons. Naturellement, l’avocat parle le français. Son client veut en faire autant. Sa dernière phrase, que j’ai dû traduire, se dit en gascon : « Un pareil de perdigails pous potz, une paire de perdreaux à la figure. » Par un mouvement ce familiarité reconnaissante, encore usité dans mon pays, le braconnier voulait chatouiller, avec son gibier, le visage de l’avocat.
  6. Moulin sur le Gers, dans la commune de Lectoure.
  7. Hameau à mi-chemin entre Lectoure et le Gers.
  8. De trois livres.
  9. De vingt-quatre livres.
  10. Les quatorze anecdotes ci-dessus m’ont été fournies par M. de Boubée-Lacouture, mort juge au tribunal de Lectoure, et M. Lodéran, mort greffier de la justice de paix de la même ville.