Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886 L’Âne de Montastruc

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IV

l’âne de montastruc



Au nord de l’église de Montastruc[1], il y a une mare commune. C’est là que les bouviers abreuvent leur bétail, et que les femmes lavent leurs lessives.

Un soir, vers les six heures, et par le temps du mois mort[2], la lune se reflétait dans l’eau de la mare, comme elle eût fait dans un grand miroir. En ce moment, un homme arriva, pour faire boire son âne. Pendant que la bête buvait, le vent changea tout à coup, et couvrit le ciel de nuages pour toute la nuit. Alors l’homme, épouvanté, partit en criant :

— « Ah ! Mon Dieu ! Ah ! Mon Dieu ! Mon âne a bu la lune ! Mon âne a bu la lune ! »

À ces cris, tous les gens de Montastruc accoururent épouvantés.

— « Que dis-tu, malheureux ?

— Mon âne a bu la lune ! Mon âne a bu la lune ! »

Les gens de Montastruc regardaient dans le ciel, dans la mare, et ils braillaient, en pleurant :

— « Son âne a bu la lune ! Son âne a bu la lune ! »

Aussitôt, les consuls[3] s’assemblèrent, pour aviser, devant la porte de l’église.

— « Amenez-nous l’âne qui a bu la lune. »

On leur amena l’âne par le licou.

— « Âne ! C’est donc toi qui as bu la lune. »

L’âne leva la queue, et se mit à braire.

— « Tu as beau dire, c’est toi qui as bu la lune.

Comment ferons-nous, dorénavant, pour y voir pendant la nuit ? »

L’âne releva la queue, et se remit à braire.

— « Ah ! Voilà le cas que tu fais de la justice. Eh bien ! Nous te condamnons à mort. Tu vas être pendu. »

Dix minutes plus tard, l’âne était pendu à un arbre.

Alors, un des consuls se ravisa.

— « Mes amis, dit-il, nous avons dépassé nos pouvoirs de juges. Certes, il nous est permis de condamner à mort ; mais nous n’avons pas le droit de faire mourir. Ce droit n’appartient qu’au juge-mage de Lectoure. À sa place, je prendrais fort mal tout ce qui vient de se passer. Pour nous remettre en paix avec lui, envoyons-lui force volailles. Faisons-lui porter aussi l’âne mort. Le juge-mage choisira un chirurgien, pour délivrer la lune prisonnière dans le ventre de la bête. Il ne manque pas, à Lectoure, de grandes échelles doubles. En en dressant une sur le clocher de Saint-Gervais[4], un serrurier fort et hardi trouvera, je pense, le moyen de reclouer la lune à sa place dans le ciel. »

Ce qui fut dit fut fait. Douze jeunes gens de Montastruc partirent aussitôt, chargés de poulardes, de chapons, d’oies, et de dindons, pour le juge-mage. Douze autres prirent sur leurs épaules une longue barre de chêne, où l’âne mort pendait, lié par les quatre pieds. Jusqu’après Fleurance[5], tout alla bien. Mais là, les loups du Ramier[6] sentirent l’odeur de l’âne mort, et arrivèrent par bandes, en criant comme des possédés du Diable. Les jeunes gens, épouvantés, jetèrent leurs volailles, ainsi que l’âne, et s’enfuirent au galop vers Montastruc. En un moment, les volailles étaient avalées, et l’âne rongé jusqu’aux os.

Le lendemain, la lune brillait au ciel comme de coutume. Alors, les consuls de Montastruc éprouvèrent un grand soulagement.

— « Les loups du Ramier, dirent-ils, nous ont rendu un fameux service. Maintenant que l’âne est mangé, le juge-mage de Lectoure ne saura pas que nous l’avons fait pendre. Quant à la lune qu’il avait bue, vous voyez qu’elle est plus fine que les loups. Elle leur a échappé ; et, d’elle-même, elle est remontée à sa place dans le ciel[7]. »

  1. Commune du canton de Fleurance (Gers).
  2. Les Gascons nomment ainsi le mois de décembre.
  3. Dans la portion de la Gascogne comprise dans le ressort du Parlement de Toulouse, les officiers municipaux avaient le titre de consuls. Ils portaient celui de jurats dans le reste de la province, inégalement divisé entre les Parlements de Bordeaux et de Pau.
  4. Cathédrale de Lectoure.
  5. Ville située sur la route d’Auch à Lectoure.
  6. Forêt entre Fleurance et Lectoure.
  7. Raconté par mon oncle, l’abbé Bladé, curé du Pergain-Taillac, canton de Lectoure (Gers).