Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886 Le Forgeron de Fumel

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III

le forgeron de fumel



Il y avait, autrefois, à Nérac[1], un roi qui s’appelait Henri IV. Ce roi était riche comme la mer, aumônier comme un prêtre, hardi comme un lion, juste comme l’or. Pourtant, Henri IV n’était pas heureux. Nuit et jour, il se disait :

— « Les galériens ne souffrent pas autant que moi. Je n’ai qu’une fille, plus belle que le jour, et plus sage qu’une sainte. Mais elle est si triste, si triste, que nul galant ne peut se vanter de l’avoir fait rire une seule fois. Aussi, l’a-t-on surnommée la Princesse Triste-Mine. J’ai sept cents chevaux superbes, tous noirs comme l’âtre. Pourtant, je n’aime que mon grand cheval blanc. Mais il est si méchant, si méchant, que le plus habile forgeron[2] de la terre est hors d’état de le ferrer des quatre pieds. Aussi l’a-t-on surnommé Brise-Fer. Non, les galériens ne souffrent pas autant que moi. »

Enfin, Henri IV n’y put plus tenir, et manda dans son château le tambour de ville.

— « Tambour, voici mille pistoles. Va-t-en courir le monde, et crier partout : « L’homme capable de faire rire une seule fois la Princesse Triste-Mine, et de ferrer des quatre pieds le grand cheval blanc Brise-Fer, sera le gendre et l’héritier de Henri IV. »

— Roi, vous serez obéi. »

Ce qui fut dit fut fait. Force galants se présentèrent, pour tenter les deux épreuves. Tous s’en retournèrent comme ils étaient venus. En ce temps-là, vivait à Fumel[3], avec sa vieille mère, un jeune et hardi forgeron.

— « Mère, dit-il un soir à souper, demain, je pars pour Nérac. C’est moi qui ferai rire, au moins une fois, la Princesse Triste-Mine, et qui ferrerai des quatre pieds le grand cheval blanc, Brise-Fer. Ainsi, je serai le serai le gendre et l’héritier de Henri IV.

— Pars, mon fils, et que le Bon Dieu te conduise. »

La brave femme alla se coucher. Alors, le Forgeron tira de son coffre toute sa petite fortune, cent écus de six livres, et cinquante louis d’or. Avec les cent écus de six livres, il forgea quatre fers d’argent. Avec les cinquante louis, il forgea vingt-huit clous d’or, sept pour chaque fer.

À la pointe de l’aube tout était prêt. Le Forgeron partait pour Nérac, sa besace de cuir en bandoulière. Dans cette besace, il y avait un pain, une gourde pleine de vin, un marteau, les quatre fers d’argent, et les vingt-huit clous d’or.

Trois heures plus tard, le Forgeron mangeait et buvait, assis au bord du chemin. Dans un champ de blé voisin, chantait un grillon noir comme la suie.

— « Cri cri cri. Bonjour, Forgeron.

— Bonjour, grillon. Qu’y a-t-il pour ton service ?

— Cri cri cri. Forgeron, je veux savoir où tu vas.

— Grillon, je vais à Nérac, faire rire la Princesse Triste-Mine, et ferrer le grand cheval blanc Brise-Fer. Ainsi, je serai le gendre et l’héritier de Henri IV.

— Cri cri cri. Forgeron, emporte-moi. Je te rendrai peut-être service.

— Grillon, avec plaisir. Allons ! Hop ! Ancre-toi fort et ferme sur mon menton. »

Ce qui fut dit fut fait. Le Forgeron repartit, emportant le grillon ancré sur son menton.

Trois heures plus tard, il buvait et mangeait encore, assis au bord du chemin. Dans un champ voisin, un petit rat grignottait une feuille de tabac.

— « Couic couic couic. Bonjour, Forgeron.

— Bonjour, rat. Qu’y a-t-il pour ton service ?

— Couic couic couic. Forgeron, je veux savoir où tu vas.

— Rat, je vais à Nérac, faire rire la Princesse Triste-Mine, et ferrer le grand cheval blanc Brise-Fer. Ainsi, je serai le gendre et l’héritier de Henri IV.

— « Couic couic couic. Forgeron, emporte-moi. Je te rendrai peut-être service.

— Rat, avec plaisir. Allons ! Hop ! Ancre-toi fort et ferme sur mon béret. »

Ce qui fut dit fut fait. Le Forgeron repartit, emportant le grillon ancré sur son menton, et le rat ancré sur son béret.

Le même soir, il ronflait comme un bienheureux entre deux draps, dans une auberge d’Agen. À la pointe de l’aube, il s’éveilla brusquement, piqué sur le bout du nez.

— « Forgeron, debout, debout. Assez dormi, fainéant.

— Qui es-tu ? Je t’entends, mais je ne te vois pas.

— Forgeron, je suis la Mère des Puces, et je suis ancrée sur le bout de ton nez. Forgeron, je veux savoir où tu vas.

— Mère des Puces, je vais à Nérac, faire rire la Princesse Triste-Mine, et ferrer le grand cheval blanc, Brise-Fer. Ainsi, je serai le gendre et l’héritier de Henri IV.

— Forgeron, emporte-moi. Je te rendrai peut-être service.

— Mère des Puces, demeure ancrée fort et ferme sur le bout de mon nez. »

Ce qui fut dit fut fait. Le Forgeron repartit, le grillon ancré sur son menton, le rat ancré sur son béret, et la Mère des Puces ancrée sur le bout de son nez.

Trois heures après le lever du soleil, il était à Nérac, assis sur un banc de pierre, tout à côté de la maîtresse-porte du château du roi.

Valets et servantes le regardaient en riant.

— « Forgeron, qu’es-tu venu faire ici ?

— Braves gens, je suis venu parler à Henri IV, et à la Princesse Triste-Mine.

— Forgeron, les voici justement, qui reviennent de la messe. »

Le Forgeron se présenta sans peur ni crainte.

— « Bonjour, Princesse Triste-Mine. Je suis venu pour vous faire rire. Bonjour, Henri IV. Je suis venu pour ferrer le grand cheval blanc Brise-Fer. Ainsi, je serai votre gendre et votre héritier. »

En voyant ainsi son prétendu, avec un grillon ancré sur le menton, un rat ancré sur le béret, et la Mère des Puces ancrée sur le bout de son nez, la Princesse Triste-Mine éclata de rire.

— « Henri IV, la première moitié de mon travail est faite. La princesse Triste-Mine vient de rire, pour la première fois de sa vie.

— Forgeron, c’est juste. Et maintenant, il s’agit de descendre à l’écurie, et de ferrer mon grand cheval blanc, Brise-Fer.

— Henri IV, je suis à votre commandement. »

Tous trois descendirent à l’écurie. Là, le Forgeron tira de sa besace son marteau, les quatre fers d’argent, et les vingt-huit clous d’or. Henri IV et la Princesse Triste-Mine ouvraient de grands yeux.

— « Forgeron, voilà des fers et des clous qui n’ont pas leurs pareils au monde.

— Princesse Triste-Mine, je ne suis pas un forgeron comme les autres. L’or et l’argent ne me manquent pas. Henri IV, je ne suis pas un forgeron comme les autres. Vous allez voir ce que je sais faire. »

Mais le grand cheval blanc, Brise-Fer, se méfiait. Il se cabrait, il ruait, il hennissait à se faire entendre à plus de sept lieues. Le Forgeron ne faisait qu’en rire.

— « Grillon, fais ton métier. »

Aussitôt, le grillon sauta dans l’oreille du grand cheval blanc Brise-Fer, et se mit à chanter tant qu’il put :

— « Cri cri cri. Cri cri cri. Cri cri cri. »

Assourdi par ce tapage, le cheval eut bientôt fini de se cabrer, de ruer, et de hennir. Doux comme un mouton, il baissait le nez à terre.

— « Rat, fais ton métier. »

Aussitôt, le rat sauta sous le nez du grand cheval blanc, Brise-Fer, et se mit à péter et à vesser tant qu’il put.

— « Pau ! pan ! pan ! Ft ! ft ! ft ! »

Pets et vesses empestaient le tabac, dont le rat avait coutume de se nourrir. À cette odeur, le cheval s’endormit.

Alors, le Forgeron le ferra des quatre pieds, lui mit la bride et la selle, et sauta dessus, sans peur ni crainte.

— « Hue ! Hue donc ! »

Le grand cheval blanc Brise-Fer se leva. Maintenant, il obéissait à la main et à la voix.

Alors, le Forgeron dit au roi :

— « Henri IV, la seconde moitié de mon travail est faite. Le grand cheval blanc, Brise-Fer, est ferré des quatre pieds. Ainsi, je dois être votre gendre et votre héritier.

— Forgeron, c’est juste. J’entends que tu épouses ma fille ce matin même. Intendant, cours avertir le curé. Et vous, servantes et valets, préparez vite une belle noce. »

Ce qui fut dit fut fait. Jamais on n’avait vu, jamais on ne verra noce pareille. Pourtant, le Forgeron n’était pas content, et ne mangeait pas de bon appétit. Il pensait :

— « Voici venir l’heure des embarras. Ce matin, j’ai dit devant la Princesse Triste-Mine et Henri IV : « L’or et l’argent ne me manquent pas. » Pourtant, je suis plus pauvre que les pierres. Mon petit avoir est passé, passé tout entier à ferrer des quatre pieds le grand cheval blanc, Brise-Fer. Que faire, mon Dieu ? Que faire ? »

Au sortir de table, un jeune homme s’approcha du marié.

— « Forgeron, je veux te parler en secret.

— Mon ami, je suis à ton commandement.

— Forgeron, j’aime de tout mon cœur la Princesse Triste-Mine, qui n’a pas voulu de moi. Forgeron, je suis riche comme la mer. Écoute. L’heure approche où tu dois aller te coucher avec ta femme. Jure-moi, par ton âme, de n’y pas toucher de toute la nuit, et demain matin je te donne un grand sac, plein de quadruples d’Espagne.

— Mon ami, c’est convenu. »

Ce qui fut dit fut fait. Au lieu de souffler la lumière, et de se coucher près de sa femme, le Forgeron passa toute la nuit à se promener dans la chambre. D’heure en heure, il demandait à la Princesse Triste-Mine :

— « Femme, sais-tu combien de quadruples d’Espagne peut contenir un grand sac ? »

Au lever du soleil, il s’en alla trouver le jeune homme.

— « Mon ami, j’ai gagné ce que tu m’as promis hier soir. »

Tandis que le Forgeron cachait son or, Henri IV entra dans la chambre de la Princesse Triste-Mine.

— « Eh bien ! ma fille, comment as-tu passé ta première nuit de noces ?

— Mon père, ne m’en parlez pas. J’ai couché seule. Toute la nuit, mon mari s’est promené dans la chambre. D’heure en heure, il me demandait : « Femme, sais-tu combien de quadruples d’Espagne peut contenir un grand sac ? »

— Ma fille, ton mari t’a fait un grand affront. Je compte bien que, la nuit prochaine, il ne recommencera pas. »

Mais le Forgeron avait un autre grand sac de quadruples d’Espagne à gagner comme le premier. Au lieu de souffler la lumière, et de se coucher près de sa femme, il passa toute la nuit à se promener dans la chambre. D’heure en heure, il demandait à la Princesse Triste-Mine :

— « Femme, sais-tu combien de quadruples d’Espagne peut contenir un grand sac ? »

Au lever du soleil, il s’en alla trouver le jeune homme.

— « Mon ami, j’ai gagné ce que tu m’as promis hier soir. »

Tandis que le Forgeron cachait son or, Henri IV entra dans la chambre de la Princesse Triste-Mine.

— « Eh bien ! ma fille, comment as-tu passé ta seconde nuit de noces ?

— Mon père, ne m’en parlez pas. J’ai couché seule. Toute la nuit, mon mari s’est promené dans la chambre. D’heure en heure, il me demandait : « Femme, sais-tu combien de quadruples d’Espagne peut contenir un grand sac ? »

— Ma fille, ton mari t’a fait un autre grand affront. Je compte bien que, la nuit prochaine, il ne recommencera pas. »

Mais le Forgeron avait un autre grand sac de quadruples d’Espagne à gagner, comme les deux premiers. Au lieu de souffler la lumière, et de se coucher près de sa femme, il passa toute la nuit à se promener dans la chambre. D’heure en heure, il demandait à la Princesse Triste-Mine :

— « Femme, sais-tu combien de quadruples d’Espagne peut contenir un grand sac ? »

Au lever du soleil, il s’en alla trouver le jeune homme.

— « Mon ami, j’ai gagné ce que tu m’as promis hier soir. Et maintenant, je suis assez riche. Ce soir, ma femme aura de mes nouvelles. »

Tandis que le Forgeron cachait son or, Henri IV entra dans la chambre de la Princesse Triste-Mine.

— « Eh bien ! ma fille, comment as-tu passé ta troisième nuit de noces ?

— Mon père, ne m’en parlez pas. J’ai couché seule. Toute la nuit, mon mari s’est promené dans ma chambre. D’heure en heure, il me demandait : « Femme, sais-tu combien de quadruples d’Espagne peut contenir un grand sac ? »

— Ma fille, ton mari a fini de te faire de grands affronts. Je ne veux pas d’un chapon pour gendre, et tu n’en veux pas pour mari. Ton mariage, je le romps. Ce matin même, tu épouseras le riche galant dont tu ne voulais pas. »

Ce qui fut dit fut fait. Alors, le Forgeron devint bien triste, car il aimait sa femme de tout son cœur.

Le grillon, le rat, et la Mère des Puces le consolaient.

— « Bon courage. Forgeron. Nous ne t’abandonnerons pas. »

En effet, une heure avant le coucher, les trois bestioles attendaient, cachées sous le coussin du lit de la Princesse Triste-Mine.

Les mariés se mirent au lit.

Aussitôt, le grillon et la Mère des Puces sautèrent sur le mari, pour le tourmenter et le mordre jusqu’au sang. Il criait et sautait, comme un possédé du Diable. À force de se démener, le pauvre homme épuisé finit par retomber comme une masse. Alors, le rat sauta sous son nez, et se mit à péter et à vesser tant qu’il put.

— « Pan ! pan ! pan ! Ft ! ft ! ft ! »

Pets et vesses empestaient le tabac dont le rat avait coutume de se nourrir. À cette odeur, le mari s’endormit comme une souche.

Le lendemain, comme il ronflait toujours, Henri IV entra dans la chambre de la Princesse Triste-Mine.

— « Eh bien ! ma fille, comment as-tu passé la première nuit de tes noces ?

— Mon père, ne m’en parlez pas. Regardez plutôt ce rien qui vaille. Je préfère encore le Forgeron.

— Ma fille, tu auras contentement. Ton second mariage, je le romps. Ce matin même, tu épouseras de nouveau ton premier mari. »

Ce qui fut dit fut fait. La nuit venue, le Forgeron prouva qu’il n’était pas un chapon[4].

  1. Chef-lieu d’arrondissement du département de Lot-et-Garonne. On sait que Henri IV, alors qu’il n’était encore que roi de Navarre, tenait généralement sa petite cour à Nérac.
  2. En Gascogne, beaucoup de forgerons travaillent en même temps comme maréchaux-ferrants.
  3. Chef-lieu de canton du département de Lot-et-Garonne.
  4. Dicté par feu Aristide Tessier, de Sainte-Bazeille, qui avait recueilli à Tombebeuf (Lot-et-Garonne) ce conte, dont le fond est encore très populaire dans la Gascogne et l’Agenais.