Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886 Les Gens de Sainte-Dode

La bibliothèque libre.

II

les gens de sainte-dode



Les gens de Sainte-Dode[1] ont toujours passé pour être simples d’esprit. On met sur leur compte force bêtises. Voici celles que j’ai retenues.

Un jour, les gens de Sainte-Dode s’avisèrent qu’ils ne gagnaient pas assez, à travailler leurs champs et leurs vignes, et à élever des chevaux. Le cas valait la peine qu’on en parlât. Les hommes, les femmes, et les enfants, s’assemblèrent donc devant la porte de l’église.

— « Gens de Sainte-Dode, dit le plus bavard de la troupe, voulez-vous faire fortune, en travaillant moitié moins que par le passé ?

— Oui, oui.

— Eh bien, voici comment il faut s’y prendre. On m’a dit qu’un marchand de Toulouse, qui loge près de la Daurade[2], vend de la graine de cheval. Par malheur, chaque graine coûte cher. Il faut en acheter une, pour nous mettre en semence. Faisons une quête entre nous, et envoyons quatre hommes avisés à Toulouse, y chercher ce qui nous manque.

— Oui, oui. Nous voulons de la graine de cheval. »

La quête finie, les quatre hommes avisés partirent aussitôt pour Toulouse, et s’en allèrent à la boutique du marchand, qui logeait près de la Daurade.

— « Bonjour, marchand.

— Bonjour, mes amis. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Marchand, on nous a dit que vous vendiez de la graine de cheval.

— Mes amis, on vous a dit la vérité. Mais chaque graine vous coûtera cent pistoles.

— Eh bien, marchand, nous en prendrons une. Voici l’argent. »

Le marchand alla chercher, dans l’arrière-boutique, une citrouille grosse comme un baril.

— « Tenez, mes amis, voici ma plus belle graine de cheval. Je vous la vends de confiance. Rapportez-la chez vous, en la secouant le moins possible. Surtout, prenez garde de la casser. Le petit poulain, qui est dedans, partirait au grand galop, et vous auriez dépensé vos cent pistoles sans profit.

— Merci, marchand. »

Les quatre hommes avisés repartirent pour Sainte-Dode, en prenant bien garde de casser la graine de cheval, qu’ils portaient chacun son tour sur la tête. Jusqu’à Aubiet[3], tout alla bien. Là, les voyageurs s’arrêtèrent un moment, tout en haut d’une côte fort raide. Pendant qu’ils soufflaient, en buvant un coup à leurs gourdes, la graine de cheval, qu’ils n’avaient pas posée d’à-plomb, roula jusqu’au bas de la côte, et se brisa contre une pierre. Un lièvre, qui dormait à deux pas de là, partit au galop, tout épouvanté.

— « Ah ! mon Dieu ! Quel malheur ! Notre graine de cheval est perdue. Regardez, regardez le petit poulain, qui s’enfuit au grand galop. »

Les voyageurs rentrèrent fort confus à Sainte-Dode, où on ne leur épargna pas les coups de bâton. Pourtant, les habitants du village ne renoncèrent pas à devenir riches par des semailles extraordinaires ; et ils s’assemblèrent de nouveau devant la porte de l’église.

— « Gens de Sainte-Dode, dit le bavard qui avait parlé la première fois, ne pensons plus à la graine de cheval. Voulez-vous toujours faire fortune, en travaillant moitié moins que par le passé ?

— Oui, oui.

— Eh bien, voici comment il faut s’y prendre. Achetons autant d’aiguilles qu’on voudra nous en vendre, et semons-les. Ce mois de juillet prochain, la récolte sera superbe. Nous vendrons nos aiguilles quatre pour un sou, et nous serons riches pour longtemps.

— Oui, oui. Semons des aiguilles. Semons des aiguilles. »

Ce qui fut dit fut fait. Les gens de Sainte-Dode semèrent donc tous leurs champs d’aiguilles. Huit jours après, ils ôtèrent leurs sabots, et entrèrent dans les champs, pour voir si la semence commençait à lever. Naturellement, les aiguilles leur piquaient le dessous des pieds.

— « Bon, criaient-ils. Les aiguilles naissent. Les aiguilles naissent. Elles nous piquent déjà le dessous des pieds[4]. »

Les aiguilles ne naquirent pas ; et les gens de Sainte-Dode renoncèrent à faire fortune en semant de la graine de cheval et des aiguilles. Mais ils étaient devenus la risée de tout le pays ; et, nuit et jour, ils songeaient aux moyens de rétablir leur réputation.

L’église de Sainte-Dode n’est pas laide, et son clocher est en forme de morue[5]. Les gens du village aperçurent, un jour, un beau chardon, qui avait poussé sur la pointe du clocher. Aussitôt, ils tinrent conseil devant la porte de l’église.

— « Ce chardon est un affront pour la paroisse. Tirons-le de là le plus tôt possible.

— Oui, oui. Mais comment faire ?

— Comment faire ? dit le bavard qui parlait toujours en ces occasions. Comment faire ? Écoutez. Sept à huit hommes des plus forts vont grimper au haut du clocher. Ils emporteront le bout d’une corde. À l’autre bout, nous ferons un nœud coulant, et nous y attacherons un âne par le cou. Les hommes tireront fort ferme, jusqu’à ce que l’âne soit assez haut monté pour brouter le chardon. Voilà comment il faut faire.

— Oui, oui. Tu as raison. »

Ce qui fut dit fut fait. Pendant que, du haut du clocher, les hommes tiraient la corde fort ferme, le pauvre âne, étranglé par le nœud coulant, ouvrait une bouche grande comme un four.

— « Ah ! gourmand, lui criait-on de tous côtés. Tu ris. Tu es bien aise de brouter le beau chardon. »

Mais le pauvre âne était mort.

Cette histoire n’était pas faite pour remettre les gens de Sainte-Dode en bonne réputation. Ils s’assemblèrent donc de nouveau, devant la porte de l’église.

— « Gens de Sainte-Dode, dit le bavard qui parlait toujours en ces occasions, gens de Sainte-Dode, voulez-vous un bon conseil ?

— Oui, oui.

— Écoutez. Nous avons une belle église, et un beau clocher. Par malheur, ils sont bâtis en plaine. S’ils étaient sur la colline tout proche, on les verrait de fort loin, et ce serait un grand honneur pour la paroisse. Eh bien ! charroyons notre église et notre clocher sur la colline. Entourons-les de cordes de laine. Tirons ensemble, tous ensemble ; et ce beau travail sera fini avant le coucher du soleil.

— Oui, oui. Tu as raison. »

Aussitôt, hommes, femmes, enfants, se mirent à tordre des cordes de laine, et ils en entourèrent l’église et le clocher.

— « Attention ! Tirons ensemble, tous ensemble. Hô ! Hardi ! »

À ce grand effort, les cordes de laine commencèrent à céder.

— « Hô ! Hardi ! Voici l’église et le clocher qui partent. Tirons ensemble, tous ensemble. Hô ! Hardi ! »

Tout-à-coup, les cordes de laine se rompirent, et les gens de Sainte-Dode tombèrent les uns sur les autres. Mais aucun d’eux ne pouvait reconnaître ses membres. Au lieu de se relever aussitôt, ils passaient leur temps à se disputer et à s’insulter.

— « Voici mon bras.

— Non. C’est le mien.

— Voici ma jambe.

— Non, voleur. Elle est à moi. »

Cela dura bien longtemps. Enfin, un meunier vint à passer, avec son grand fouet.

— « Meunier, tire-nous de peine. Aucun de nous n’est en état de reconnaître ses membres. Aide-nous à les retrouver. »

Aussitôt, le meunier fit claquer son fouet, et se mit à frapper, à grand tour de bras, sur ce troupeau d’imbéciles, qui sautèrent sur leurs jambes, et rentrèrent tout confus dans leurs maisons[6].

  1. Sainte-Dode, commune du canton de Miélan (Gers).
  2. Église de Toulouse.
  3. Village du canton de Gimont, sur la route de Toulouse à Auch.
  4. L’épisode des aiguilles est mis aussi sur le compte des gens de Fleurance par les habitants de Lectoure (Gers).
  5. Les vieux clochers des petites églises de Gascogne sont généralement constitués par un simple mur triangulaire, percé de baies pour placer les cloches.
  6. Dicté par mon oncle, l’abbé Bladé, curé du Pergain-Taillac (Gers).