Blanqui - Critique sociale, I/Deuxième partie

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Félix Alcan (1p. 53-76).

II

CAPITAL ET TRAVAIL


Le défaut de précision dans le langage est la pire infirmité de l’intelligence humaine. Définir, c’est savoir. Aussi la définition juste est-elle la plus rare des denrées, La connaissance des choses se mesure mathématiquement à cette justesse. Où elle manque, il y a ténèbres. Or, nulle part elle n’est aussi radicalement absente que dans l’économie politique. Si, du moins, cette obscurité était involontaire ! Mais elle sert de repaire et d’embuscade à des intérêts féroces qui s’y tiennent cantonnés et ne souffrent pas qu’on la dissipe.

L’humanité connaît déjà, par ses malheurs, la terrible puissance d’un mot : Dieu ! En voici un autre non moins funeste sous son masque de bienfesance.

Capital a deux significations bien diverses : l’une, la seule comprise partout, claire, brève, réalité fulgurante qui tient le monde prosterné à ses pieds, l’Argent-Roi, le Tzar-Écu ; l’autre, vague, nuageuse, multiforme, mélange de niaiserie et d’astuce, misérable entité, ignorée de tous, sauf de quelques prétendus savants, et bien digne de cette indifférence. Un coup d’œil à ce fantôme d’abord. Tout à l’heure la réalité va se dresser menaçante.

Le capital de l’école officielle, mi-partie cafard et arlequin, est indéfinissable, et pour cause… il n’existe pas,… ou si peu !! En voici pourtant, au hasard, une demi-douzaine de définitions, sur cinquante :

1o Accumulation de produits ;

2o Produit épargné et destiné à la reproduction ;

3o Excédent de produit non consommé et destiné à la reproduction ;

4o Toute valeur faite, en terre, instruments de travail, marchandises, subsistances où monnaies, et servant où susceptible de servir à la production ;

5o Somme de valeurs, consacrée à faire des avances à la production ;

6o Produit accumulé et destiné à 1a reproduction ;

7o Travail accumulé.

Devinez ces rébus, s’ils vous amusent. Ils ne sont ni plus, ni moins utiles que ceux des journaux illustrés. Seulement, l’explication n’est pas si facile. Ne la renvoyons pas au prochain numéro. Mais d’abord, donnons à notre tour la définition honnête d’un capital scientifique.

On peut l’appeler : l’ensemble des produits en voie de consommation ; — ou bien : la consommation courante ; — où plus simplement encore : l’échange.

L’économie politique enseigne que, chez tout individu considéré à part, le capital est l’objet ou matière quelconque dont il accroît la valeur par son travail, afin d’en créer ce qu’on appelle un produit. Les instruments de toute espèce, qui lui servent dans cette opération, font également partie du capital. Du reste, la chose exploitée et ouvrée est dite elle-même instrument de travail, de sorte qu’instrument de travail et capital sont synonymes. Ainsi l’a décrété la science économique. De telles confusions, soit dit en passant, sont déjà fort suspectes et laissent transsuder le mensonge, Mais continuons.

L’agriculteur a donc pour capital ou pour instrument de travail, comme il vous plaira, sa terre et son matériel d’exploitation, charrues, bâtiments, bétail, semences, etc. Il à pour produit sa récolte.

Cette récolte peut devenir et devient en effet capital pour d’autres industriels, notamment pour le meunier qui réduit en farine le blé, le seigle, l’orge, etc. La farine, produit du meunier, est capital pour le boulanger qui en fait du pain. Ces données sont applicables à toutes les industries possibles.

Un instant. Pour que le produit se transforme en capital, il existe une condition sine qua non, la vente. Invendu, il demeure une chose inerte. L’échange l’appelle soudain à l’état actif, en Je lançant capital dans le roulement de la consommation.

Ceci ressemble pas mal à une vérité de M. de la Palisse. Car enfin, tant que le blé reste la propriété du cultivateur, il n’est pas celle du meunier. Mais l’économie politique met toujours les points sur les i. Elle a cependant oublié ici une petite explication. Le blé peut être donné gratis par le cultivateur ou volé par le meunier. Dans les deux cas, il n’est pas vendu. La condition de l’échange n’est donc pas remplie. La transformation s’opère-t-elle néanmoins ? Je me permets l’affirmative, sauf arrêt contraire des casuistes compétents. Volé, donné où vendu, dès que le blé entre au moulin, c’est à titre de capital. La morale n’a rien à voir dans l’économie politique,

Encore un axiome de la science, mais contesté celui-ci. La qualité de capital n’appartient qu’au produit dont la consommation est reproductive, autrement dit, créatrice d’une nouvelle valeur. La consommation est improductive, quand elle ne reconstitue pas une valeur échangeable, et, dans ce cas, l’objet consommé ne mérite pas le nom de capital. Toutefois, ce rigorisme rencontre des opposants, qui professent le dogme de la reproductivité absolue, fondé sur les services rendus par toute consommation et sur l’indestructibilité de la matière.

M’est avis que MM. les économistes mystifient le public. Qu’est-ce que ces dissections à la loupe ? Importe-t-il beaucoup de savoir que la vente seule a pouvoir de baptiser capital un simple produit ? Voyez-vous ce filateur, après achat de trente à quarante balles laine où coton, apprenant tout à coup la grande nouvelle que lesdites balles, humble produit, 11 y à deux heures, viennent d’être élevées par lui à la dignité de capital ?

Grave question : Les comestibles sont-ils capital ou simple produit ? Consommation reproductive ou improductive ?

« Improductive évidemment », dit l’un. « Car ils constituent le terme dernier des transformations utiles. Il n’en sort plus rien, ou du moins, plus rien de bon. »

« Erreur ! » répond l’autre. « Improductive chez l’oisif, un propre à rien, soit, mais reproductive chez le travailleur qui leur doit sa puissance d’agir. »

« Vous plaisantez ! » s’écrie un troisième. Reproductive partout, s’il vous plaît, et capital par excellence. Aucun autre ne donne de si magnifiques produits. Suivez bien mon raisonnement et… ce morceau de pain, capital-nourriture, livré au capital-mâchoire pour être trituré et transmis, sous forme de bol alimentaire, au capital-intestin, qui le métamorphose à son tour en capital-muscle-pensée, Sans compter le capital-Domange et le capital-poudrette, tous capitaux de la plus belle venue. Le cireulus ! fichtre ! N’oublions pas le circulus. Que dirait Pierre Leroux ? »

Quel malheur que M. Jourdain n’ait pas eu un professeur d’économie politique ! La raison démonstrative et Ba, Be, Bi. Bo, Bu, le maître d’armes et le maître de philosophie étaient complètement enfoncés,

Poursuivons. Il faut déballer jusqu’au bout ce colis de balivernes. D’après ce qui précède, il est évident que, pour la société en bloc, les capitaux sont des produits et les produits des capitaux. Leur somme est égale, Il y a balance, où mieux identité.

Dans le détail individuel, produit et Capital ricochent d’une industrie à l’autre, et l’activité sociale évolue tout entière dans cette série sans fin de transmission par vente. À proprement dire, le capital, tel que l’entend la science ; n’est qu’une longue succession d’échanges, où plutôt l’échange en permanence. Pourquoi donc l’appeler si mal à propos capital, puisqu’il peut porter un nom légitime et honnête, l’échange, et que l’affreux Moloch. vulgairement qualifié capital, est au contraire le destructeur, le loup dévorant de l’échange ?

Des nombreuses formules sorties de l’imagination des savants, une seule, travail accumulé, a prévalu généralement et se rencontre aujourd’hui sous toutes les plumes, peut-être parce qu’elle est plus brève, sans être moins fausse que les autres.

Un caillou est capital pour le maçon, aussi bien qu’une aiguille pour la couturière. À titres divers, ces deux objets sont réputés instruments de travail. Or, si, avant de parvenir à la couturière, l’aiguille a passé par dix ou quinze industries, dont elle accumule les diverses mains-d’œuvre, le moellon tombe vierge entre les mains du manœuvre. Le capital des économistes n’est donc pas toujours, et il importe fort peu qu’il soit ou non, comme l’enseigne le dogme régnant, du travail accumulé : définition malencontreuse qui en rappelle une plus absurde encore : accumulation de produits.

Pour le producteur, en effet, accumulation signifie ruine. Le souci de ses jours et de ses nuits est de se défaire au plus vite de son produit ; son plus beau rêve, d’en être débarrassé, avant même qu’il existe. Chez le négociant, mêmes inquiétudes, mêmes vœux pour le prompt écoulement de sa marchandise, C’est que la vente seule donne du pain.

On n’accumule les produits que pour l’approvisionnement des navires, des arsenaux, des armées en campagne. Triste besogne, toute en dehors de la vie normale ! Les magasins du commerce ne s’emplissent que pour se vider régulièrement. Sinon, gare la faillite !

D’ailleurs les produits sont caducs. Les comestibles ne se conservent pas. Les vêtements, armes, meubles, outils se détériorent. Les bestiaux meurent ou sont mangés. Les maisons même ont besoin d’un entretien qui, dans un temps donné, équivaut à reconstruction. Nourriture, habillement, logis, mobilier, toutes ces créations du travail s’en vont ainsi plus ou moins vite, et ne passent jamais à l’état de produits accumulés. Éphémères ou durables, leur accumulation serait un désastre. Car l’excès d’abondance en amoindrit, et pourrait même en supprimer la valeur. Aussitôt créés, ils doivent entrer en Consommation, à peine immédiate de perte. Sans doute, ces diverses choses, déjà plus ou moins entamées, constituent la principale richesse du pays. Qu’on les dénomme, si on veut, l’ensemble des produits en voie de consommation, bien. Qui dit consommation dit reproduction. Mais produits accumulés, nenni, et encore bien moins capital, mot qui, pour le public, a un tout autre sens, beaucoup plus vrai et plus clair que l’amphigouri économiste.

Des bâtisses pour vingt fois le chiffre de la population, des vivres, des hardes, des meubles, des denrées de toute espèce pour une consommation de trente ans, seraient à coup sûr des produits accumulés. Cela constituerait-il ce qu’on appelle capital ? Non ! Ce serait la déroute du capital au contraire. Les neuf dixièmes de ces biens périraient inutiles, et le reste, en conservant sa valeur d’usage, perdrait à peu près toute sa valeur vénale.

Ces deux locutions, valeur d’usage, valeur vénale, expliquent tout. Si par miracle, avons-nous dit, il se trouvait, d’une denrée quelconque, vingt où trente fois la quantité nécessaire, on pourrait certes en user comme d’habitude, voire plus que d’habitude ; mais le prix en tombant à rien, elle deviendrait invendable.

Vendre, c’est échanger son produit contre du numéraire. Pourquoi pas immédiatement contre les produits dont on a besoin ? D’abord, parce qu on est toujours dans la nécessité de vendre et que, pour une foule de raisons, on ne l’est pas dans celle d’acheter. Ensuite, parce qu’il est impossible de comparer directement les prix respectifs d’une multitude d’objets divers. Dans le troc en nature, l’estimation réciproque est une difficulté moins grande encore que la livraison simultanée des produits. Cette dernière obligation est une servitude intolérable. Pour échapper à ces ennuis, Il fallait un intermédiaire, évaluateur commun, qui permit le dédoublement de l’échange en deux actes distincts et indépendants, la vente et l’achat.

Or, des substances se sont rencontrées, précieuses par la variété de leurs usages, d’un très petit volume, d’une extrême divisibilité, d’une conservation à peu près indéfinie parce qu’elles sont inaltérables, enfin et surtout, d’une production forcément limitée. De par ces mérites, l’or et l’argent sont devenus la Marchandise-Reine qui sert de mesure commune à toutes les autres et règle leur valeur comparative.

Nul échange ne peut avoir lieu que par leur entremise. En général, un produit reste une charge, souvent un péril, tant qu’il n’est pas troqué contre ce bienheureux métal, source de toutes les joies, préservatif de toutes les misères. Cette permutation est le plus ardent des vœux, le but fixe des activités, la préoccupation universelle.

Laissons donc là désormais les pointilleries byzantines sur le Capital-Fantôme. Son rôle de paravent est fini. Voici surgir, dans sa sinistre splendeur, le Capital-Roi. Sa définition à celui-là n’est point travail accumulé, mais travail supprimé et travail volé.

Plus que toutes les autres, une telle royauté devait faire des malheureux et des mécontents. On devine dès lors que les courtisans se sont mis en quatre pour lui fabriquer des paratonnerres. Pas de sophismes qu’ils n’aient imaginés à cette fin. La scolastique du moyen âge est moins hérissée d’arguties que l’économie politique , cette madrée servante et gardienne de sa majesté l’Empereur-Écu.

Premier trait de génie. Elle l’affuble d’un masque-Protée, dit capital, qui assume la responsabilité à sa place et le couvre contre les atteintes. Il est plus changeant et plus fugace que le kaléidoscope, ce Capital-Vice-Roi ! Quelle science de prestidigitation dans ses titres ! Il est d’abord travail accumulé, nom vénérable qui en fait la personnification, le fils des labeurs de la multitude.

Puis, le voici instrument de travail, père adoré, créateur infatigable des œuvres du genre humain. IL est le Père, il est le Fils ! N’est-il pas également le Saint-Esprit qui s’incarne en chacun de nous et y infuse Dieu ?

Quand un prolétaire, crevant la faim, invective ce cher seigneur, l’économie politique lui gazouille d’un ton paterne : « Tu es capital toi-même, mon bon ami. Ne te dis pas d’injures. N’est-ce pas admirable de charrier partout son Capital avec soi-même quand on est sans chemise, in naturalibus ? Un avocat à pour capital sa langue, un ouvrier ses bras, une couturière ses dix doigts, un facteur ses jambes, un portefaix ses épaules, et un chacun son cerveau, quand il a un cer- Veau. Oui, mon ami, tout homme est un capital, Je Suis capital, tu es capital, ton frère est capital, nous sommes tous capitaux. Embrassons-nous. Si l’affaire ne s’arrange pas, à qui la faute ? »

C’est le Dieu panthéiste, ce capital-Protée. Il n’est pas seulement toute personne, il est encore toute chose. Champs, prés et bois, maisons, chemins et ponts, marchandises, denrées de toute nature, meubles et immeubles, toujours capital, travail accumulé. C’est bizarre. Les maisons paraissent bien en effet du travail accumulé, brique sur brique, ou pierre sur pierre. Mais une forêt vierge, le plus plantureux des capitaux, l’économie politique en fait-elle aussi du travail accumulé ? L’homme n’y a jamais mis la main, ni le pied, et de là justement provient sa grande valeur.

Les terres de la Virginie, où se trouvent accumulés deux siècles de travail continu, sont des terres usées, finies, insensibles à la fumure, et celles du Farwest (savanes de l’Ouest américain), que nul n’a touchées, constituent un trésor incomparable. Les champs sont d’autant moins capital, qu’ils sont davantage travail accumulé. Mais qu’importe ! Avant tout, la définition populaire, bouclier du monarque ! Un fameux truc, cette capitalerie universelle, pour embrouiller l’écheveau et dépister les enquêtes !

Le Protée néanmoins n’est pas si bien travesti, ni tellement insaisissable qu’on ne puisse l’appréhender au corps et lui dire : « Je te connais, beau masque ! Qui donc fait la grève du milliard dans les caves de la Banque ? Serait-ce par hasard les meubles et les immeubles qui dorment là d’un si bon somme ? »

Quand on lit à la quatrième page des journaux : « Chemim de fer direct de la terre au soleil, avec embranchement sur la lune, capital social, cent mille milliards, » il est permis de s’écrier : « Le voilà le vrai capital, en personne naturelle ! » Ici, comme ailleurs, il se trouve nécessairement flanqué d’une foule de prétendus frères, l’ingénieur-capital, l’employé-capital, l’ouvrier-capital. Ce sont eux qui feront la besogne et pas lui, Mais qui est le maître et qui est l’esclave ?

Va-t-on mendier partout, à grands renforts de prières, de puffs, de salamalecs, l’appui du capital-bras, du capital-cerveau ? Plus souvent ! Ils sont eux-mêmes les mendiants dans l’affaire, ces capitaux postiches, ces capitaux de carton, et l’autre, le grand, le seul capital, le capital pour de bon, le Capital-Monnaie, trône en souverain plus absolu que le roi de Dahomey : ses petits frères ci-dessus, dont il est peu question dans l’annonce du journal, viennent s’agenouiller devant lui en implorant une miette de son festin.

Les immeubles ont leur mérite que personne ne conteste et ne dédaigne, c’est connu. Mais, n’en déplaise à l’économie officielle, ils ne sont point des capitaux ; car ils ne peuvent ni se cacher, n1 déménager. Qu’on leur trouve un autre nom. Celui-là n’est pas le leur. Ils n’affament point, ils ne gouvernent point. Pour devenir famine et gouvernement, ils doivent d’abord se faire dollars. Jusque-là, ils ne sont que d’illustres sujets.

On racontera tantôt les origines de cette terrible dynastie de l’Empereur-Écu. Il suffit de savoir pour l’instant que l’échange est son berceau, la spoliation son procédé, et qu’elle s’est toujours couchée de la même manière dans le même lit. Nous allons la dépeindre, dans son apogée, à l’heure présente.

Répétons-le encore, les produits ne s’accumulent pas. Si, par impossible, un pareil empilement avait lieu, il n’amènerait pas la formation, mais la ruine du capital (le capital-échange) par la cessation des travaux. Un seul produit est susceptible de mise en fourrière, le métal précieux, agent de l’échange. C’est cette concentration des lingots et des espèces qui constitue l’unique et vrai capital, le capital-fléau, le capital-vampire, le Tyran-Écu.

Les accaparements de certaines marchandises sont des spéculations accidentelles et rares, toujours orageuses, pleines d’incertitude, fécondes en désastres. Cependant, malgré le péril qui les entoure, elles inspirent une Juste haine. Pourquoi l’accaparement des espèces, si meurtrier, passe-t-il pour une vertu, sous le nom hypocrite d’épargne ? Celui-là n’offre que des chances de gain, jamais de perte. Il est l’état normal, le fondement de la société actuelle, le grand ressort de son organisme, ressort graissé de sang humain. Est-ce ce mérite qui en à fait un Dieu, selon l’usage ?

L’économie politique, qui a la conscience véreuse , berne le public avec des mots. Comme les produits, tous altérés d’échange, soupirent après leur conversion en numéraire, et se disputent avec acharnement cette entrée dans Le paradis terrestre qui s’appelle réalisation : comme la valeur-travail, elle aussi, quand elle réalise, se solde en valeur-monnaie, les jongleurs s’évertuent à confondre entassement d’espèces et amoncellement de travail, De là. leur fameuse définition du capital : travail accumulé. Or, la seule utilité du numéraire, improductif par lui-même, tient à son monopole d’intermédiaire pour l’échange. L’enlever à la circulation, sous un prétexte quelconque, est un vol social. Ce que M. Thiers et ses co-rabâcheurs dénomment avec emphase les économies annuelles de la France n’est qu’un funeste accaparement de l’agent de circulation (instrument d’échange).

Que d’encens brûlé sur les autels de l’Épargne, cette vertu-déesse, prétendue Providence du foyer ! une harpie inassouvissable, qui dévore par millions les enfants des hommes !

Le propriétaire touche en écus sonnants ses loyers et ses fermages, le créancier de l’État ses rentes, le prêteur ses intérêts, l’actionnaire ses dividendes, le banquier ses escomptes, la grande industrie ses bénéfices, le haut commerce ses profits, l’agioteur ses différences. Tous ces prélèvements du capital sur le travail réduisent d’une somme égale la consommation de l’ouvrier, la plus régulière, la plus utile, la plus morale, car elle à pour cause les stricts besoins de la vie, et pour objet les denrées de première nécessité. Celle du riche, au contraire, mobile et fantasque comme les passions, crée, par les excentricités du luxe, une industrie aléatoire, toujours semée de périls et de naufrages.

Or, que fait le capitaliste de ces revenus pour lesquels tant de gens ont sué, excepté lui ? Deux lots, l’un de la jouissance, l’autre de l’épargne. Le plus pernicieux n’est pas celui qu’on pense. Dans l’ordre actuel, il faut bien accorder les circonstances atténuantes aux profusions d’un Nabab. Elles ont du moins le mérite de provoquer l’échange. Le préjudice ne vient point de l’éparpillement, mais de l’accumulation, Pour la société, un million, dissipé même en folies, est une sorte de restitution, un demi-profit ; un million amassé est une perte sèche, un gros dommage.

Pourquoi l’opinion n’en juge-t-elle point ainsi ? Parce que les apparences la fourvoient. Le gaspillage révolte justement comme une insulte à la misère. La thésaurisation, au contraire, prend des airs modestes et rangés, toujours bien venus sous les noms d’ordre et de prévoyance. C’est elle cependant la coupable. La prodigalité, sa fille, si odieuse par ses déportements, ne fait que réparer en partie les crimes de sa mère. Le vrai monstre n’est pas tant le dissipateur insolent et bruyant, qui éclabousse la foule de ses scandales, que l’avare aux doigts crochus, l’araignée sordide, qui Capitalise silencieusement les victimes au centre de sa toile.

L’Épargne, cette divinité du jour, prêchée dans toutes les chaires, l’Épargne est une peste. Elle ne se fait qu’aux dépens de la consommation, par conséquent, de la production. Restreindre ses achats, mettre de côté le numéraire, c’est diminuer d’autant l’échange, amener l’engorgement et tout aussitôt le chômage.

Supposez que la France entière, dans une furie d’épargne, réduise tout à coup de moitié ses consommations. Quels seraient les effets immédiats de ce bel acte de vertu ? Le commerce et l’industrie réduits également de moitié. Car, il faut le répéter sans cesse, l’accumulation des produits est impossible. À peine créés, ils doivent, sous peine de ruine, arriver par l’échange à la consommation. Aux premiers symptômes de pléthore, l’activité créatrice s’arrête, travail et production tombent en paralysie.

L’économie est-elle donc un crime ? Non ! mais point d’équivoque sur les mots ! Les définitions vagues sont un fléau. Économie. dans son vrai sens, Celui de l’étymologie[1], signifie règle du ménage, et n’est pas du tout synonyme d’épargne qui veut dire : accumulation. Ce sont là deux choses fort différentes. L’économie, bon ordre, est une vertu et un avantage. L’épargne , thésaurisation, est un vice et une plaie publique, Le riche n’économise pas ; il gaspille au contraire, et cependant il épargne. Le pauvre économise et il n’épargne pas ; il ne peut pas épargner.

veste à savoir ce qu’il faut au juste entendre par ce sage gouvernement de la maison qui s’appelle économie. On peut le définir ainsi : dépenser l’équivalent de son produit, rien que l’équivalent, tout l’équivalent. À ce compte, la presque totalité des riches dépenseraient bien peu de chose, puisqu’ils ne produisent rien. Ils ne seraient donc plus des riches, mais des pauvres. On voit que si la définition est conforme à la justice, elle ne l’est guère à la réalité. Peut-être, un jour, deviendra-t-elle pratique. En attendant, si les gens bien rentés, au lieu d’amasser, dépensaient tous leurs revenus, ils ne seraient pas l’objet de tant de malédictions,

Sont-elles imméritées ? Qu’on en juge. Les prétendues économies de l’opulence ne sont que l’accaparement du numéraire, soustrait à la circulation et emmagasiné, nous allons voir dans quel but. Or, la preuve vient d’en être faite, retenir l’instrument d’échange, c’est diminuer d’autant le travail et la production. Donc, l’amoncellement des espèces, qui forme le capital, est bien, comme nous l’avons dit plus haut, non du travail accumulé, mais du travail supprimé. Il n y à pas là de quoi se faire bénir.

Ce n’est pas tout. Le capital est aussi du travail volé, Chacun sait bien qu’on n’amasse pas les valeurs, métal ou papier, pour les mettre dormir dans un fond de tiroir. Seuls, les cerveaux décrépits ou fêlés s’amusent à cacher leurs piastres dans de vieux bas. Là, elles ne font point de petits. Or, on en veut et toujours, des petits.

L’élève des écus est la plus amoureuse, la plus passionnée des cultures. On n’épargne que pour faire valoir.

Faire valoir ! Mot terrible dans son prosaïsme, mot immense qui renferme toutes les souffrances de l’humanité. Lorsque la séquestration du dollar, en arrêtant l’échange, a mis l’embargo sur la production, ouvrier inoccupé demande du travail pour vivre. Car son ambition, à lui, est de pouvoir travailler, comme celle de tant d’autres est de ne rien faire, Il a même une prétention, le droit au travail, qu’il voudrait inscrire en tête des droits sociaux, prétention redoutable qui fait frémir, non sans raison, toute la race du capital.

Qu’est-ce en effet que le droit au travail ? C’est la certitude d’un travail régulier, constamment échangeable contre les produits d’autres travaux. Car la faculté permanente de l’échange peut seule garantir la continuité de l’occupation. Point d’échange, point de travail.

Or, les prélibations du capital ont pour unique origine dans le passé, pour gage unique dans l’avenir, ces lacunes de l’échange, nées de l’accaparement des espèces, qui, en enrayant la production, mettent l’ouvrier à la merci du capitaliste,

C’est alors que le chômage suppliant est contraint de subir la dure condition de la main-d’œuvre au rabais. Ainsi, d’un côté, le capital prélève sur le travail une nouvelle dîme, source de nouvelles accumulations qu’il fera valoir à leur tour ; de l’autre, le salarié, par suite de cette retenue, ne peut acheter l’équivalent de son produit, et marche indéfiniment de détresse en angoisse et d’angoisse en détresse.

Que serait le droit au travail ? Nécessairement. comme nous venons de le dire, le droit à l’échange continu, et, par cela même, à l’échange sans rabais ni perte, d’où l’évanouissement de la dîme capitaliste, et bientôt la suppression du capital. Voilà pourquoi les possesseurs oisifs du droit d’aubaine déclarent le droit au travail une spoliation méditée par des fainéants. Il est clair en effet que la fainéantise seule peut se dérober au devoir sacré d’enrichir de ses sueurs l’oisiveté.

Résumons :

1o L’accumulation des produits du travail est impossible. Donc, le capital des économistes, dit travail accumulé, est une chimère.

2o Le capital se compose uniquement de numéraire enlevé à l’échange et qui réduit d’autant la production. Donc, le capital n’est ni du travail accumulé ni un instrument de travail. Il est, au contraire, du travail supprimé et un destrument de travail.

3o Le capital est un prélèvement léonin sur les produits du travail, condamné, par l’impossibilité de s’échanger, à subir les rabais ou prélibations que lui impose l’accapareur du moyen d’échange.

Donc, le capital est du travail volé.

Ainsi se passent les choses depuis les temps historiques. Ce qui à été sera-t-il toujours ? Le genre humain est-il voué à l’exploitation perpétuelle ? Ou bien, s’il lui échappe, par quelle issue ? L’abus capitaliste est-il fatalement inhérent au régime de l’échange, où suppressible par les procédés de l’école Proudhonienne ? L’avenir trouvera-t-il sa voie dans le mutuellisme, ou dans l’association intégrale, c’est-à-dire dans la communauté ?

Ici s’arrête la démonstration et commencent les conjectures. Le problème posé ne réunit pas encore les données suffisantes pour une solution mathématique. Toutes les angoisses de notre temps tiennent à l’impossibilité actuelle de dégager l’inconnue.

Angoisses toujours plus poignantes ! Car la société, mise en demeure d’abandonner une route qui mène aux abîmes, semble au contraire s’y enfoncer avec une furie aveugle, comme pour rendre impossible tout changement de direction. En vain le cri presque universel réclame l’égalité. Chaque jour, la tranchée se creuse plus profonde entre deux castes uniques, l’opulence et la misère. Les situations intermédiaires disparaissent. Toutes les conquêtes de la science deviennent une arme terrible entre les mains du capital contre le travail et la pensée.

Tant pis pour lui ! La démence est le commencement de la fin. Continuons de le montrer à l’œuvre. On sait qu’il fait deux parts de son revenu, l’épargne et la dépense. Cette dernière, la moins malfesante des deux, doit avoir le pas.

  1. Οἴκος νομος, règle de la maison.