Bleu, blanc, rouge/11

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Déom Frères, éditeurs (p. 53-59).


BOUCHERVILLE



ELLES sont bien les sœurs d’une même famille les coquettes petites villes de Boucherville, de Varennes, de Contrecœur, de Sorel, qui se tiennent par la main, sourient, font mille grâces agaçantes au beau fleuve dont les caprices du flot mouvant ondulent ainsi que les plis éclatants d’une écharpe transparente. Il semble que dans le poudroiement d’or du soleil les jolies nymphes vont se mettre à danser en nous jetant des baisers. « Venez, murmurent-elles, vous qui souffrez du tracas des villes, de la promiscuité des foules. J’ouvre mes bras de verdure pour que vous y posiez votre front fiévreux. Avez vous des chagrins, des désillusions, votre âme dans un moment d’agonie a-t-elle soupiré après le grand repos ? Venez, l’onde qui chante sur mes graviers est le Léthé, il endormira votre mélancolie, bercera vos tendres espoirs et charriera vers la mer de l’oubli vos rancœurs, vos soucis, vos soupçons jaloux. Baignez vous dans son flot cristallin et vos blessures se fermeront, vos membres vieillis retrouveront leur première élasticité pour continuer le grand voyage vers les pays inconnus.

Venez les amoureux, épousés d’hier, venez effeuiller votre bouquet de fleurs d’oranger sous un ciel clément. Mes villas, parfumées de roses et de lauriers, sont pleines d’ombres et de mystère, venez étreindre votre rêve dans ces nids de verdure, les fauvettes et les rossignols seront discrets. Et puis, ne sont-ils pas tout à leurs tendresses ? C’est la saison où ils s’apprêtent à suspendre leurs nids dans les hautes branches. Sans perdre une minute, ils tissent les brins d’herbe et la laine volée à la toison de l’agneau : ils n’ont rien et créent tout par un miracle d’amour. Ces bonheurs d’oiseaux mettront une clarté d’aube dans votre vie, une vision de tête bouclée à caresser.

Ah ! les séduisantes sirènes, comme elles chantent harmonieusement ! Allons voir si elles tiennent bien leurs brillantes promesses. Et, à tout hasard, je mets pied à terre à Boucherville.

Pendant une heure j’évolue dans les petites rues de la jolie ville. À chaque pas, mon œil charmé jouit d’une nouvelle surprise. À côté d’une villa princière, une maisonnette sourit dans sa cachette de feuillage, rivalisant de coquetterie avec une riche voisine. Là, c’est un bosquet qui surgit tout à coup sans crier gare. C’est l’église en vieille pierre brute, une aïeule de cent ans, maternelle et bonne, qui semble bénir ses petits enfants dociles, s’abritant sous son aile protectrice, et d’antiques maisons seigneuriales, des monuments en ruines. Tandis que sur la nappe limpide glissent des yachts, des esquifs, de légers canots divisant le flot en petites vagues joyeuses, dont l’écume se replie en deux franges d’argent. Le vent joue dans les voilures, un sillage lumineux se déroule à l’infini. Des têtes de baigneurs apparaissent au-dessus de l’eau comme de grosses fleurs. Dans le vague des horizons de petits monts floconneux se détachent sur l’azur plus foncé. C’est un riant paysage doux à l’œil et à la pensée. L’enchanteresse a dit vrai, c’est bien l’oasis où le voyageur brûlé par l’ardeur des sables du désert aspire à se reposer !

Tout à coup, un joyeux carillon jette dans l’air ses ding din don retentissants. C’est dimanche, l’heure de la grand’messe. Dans un tourbillon de poussière, les voitures reluisantes arrivent de tous côtés débordantes de robes claires, de chapeaux fleuris et d’éclats de rire. Les paysans endimanchés occupent toute la largeur des trottoirs et se rendent en procession au sanctuaire. Mais ils s’arrêtent sur le perron de l’église pour causer en attendant le dernier coup du tinton. Les vieillards bossues, les jambes torses, tout de travers à force de se hâter, se fraient un chemin dans la cohue grossissante qui caquette, potine, piaille comme une ruche de guêpes. Dans un groupe de jupes blanches ballonnées par l’empois, une jeune fille, figure éveillée, tignasse blonde, est l’orateur de l’assemblée.

— Puisque je vous le dis que la grande Philomène Duteau s’est encore promenée seule avec son amoureux malgré la défense de M. le Curé. Pas rien que ça, samedi soir.

On n’entend plus qu’un chuchotement, suivi d’un gros éclat de rire.

— Mais c’est impossible !… clament en chœur les jeunes filles.

— Si, puisque je te dis que je l’ai vue… Mais chut !… V’la Philomène.

Une svelte jeune fille, au fin profil de madone, traverse la foule, son livre d’heures sous le bras, les yeux modestement baissés sans paraître se douter qu’on se pousse du coude et qu’on s’étouffe de rire sur son passage.

— L’hypocrite, murmure la tignasse blonde, en trépignant de rage.

Plus loin, le sexe aimable, qui n’a pas la réputation d’être bavard, hurle, vocifère comme des démons sortis de l’enfer.

— C’est faux, c’est de la faute des marguillers ! Je te gagerai vingt-cinq piastres contre trente sous que c’est une canaille et qu’il fourra tout l’argent dans sa poche.

— Je te prouverai le contraire…

Et patati et patata.

Ailleurs, on dégoise contre M. le maire et le conseil. Tandis que les femmes par petits groupes discrets parlent de la cueillette des framboises, de l’élevage des volailles et des succès de leur progéniture aux derniers examens.

— Un talent, madame, que cet enfant, le maître ne peut plus lui en montrer, il a embêté M. le vicaire aux derniers examens !

— C’est comme mon garçon, le docteur, il voulait prendre une spécialité. Une spécialité. Prends en donc six pendant que tu y es, ça sert toujours, lui ai-je dit.

— Ma petite, pour l’esprit présent n’est pas battue. Le maître, un gros noir, bourru comme un ours a voulu l’embrouiller pour l’empêcher d’avoir le premier prix et le donner à la fille de X…, notre deuxième voisin, ses amis. Voilà qu’il lui pose cette question :

— Avec quelle sorte de terre Dieu fit-il les hommes ?

— … Y’an a, ben sûr, que c’est avec de la terre noire.

Et ma petite lui coula un œil malin qui voulait dire : Attrape ça mon vieux !… Le maître n’a pas pu s’empêcher de rire…

Vainement la cloche de sa voix de fer jette son appel désespéré, on cause toujours. Une voix vibrante monte dans la vaste nef : Asperges me !

Comme par magie les chuchotements s’éteignent et les phrases coupées en deux expirent sur les lèvres. Les garçons cessent de lutiner leurs blondes, les sourires se figent sur les figures soudainement recueillies. Le flot silencieux et grave se pousse vers le sanctuaire.

Dans le lointain de l’eau courante, l’écho repercute le chant sacré, et les sonorités de l’orgue se mêlent au bruissement des feuilles, au gazouillis des oiseaux qui chantent à leur manière la grand’messe du bon Dieu.

Je continue ma promenade dans le village devenu muet comme un tombeau. Tout à coup, en plein milieu d’un champ, je vois se détacher un bouquet d’arbres, sur le vert plus pâle d’un carré d’avoine. Les lourdes branches en se courbant donnent au massif l’apparence d’une grotte.

Curieuse, j’avise un garçonnet en train de passer à travers la clôture d’un verger.

— Qu’est-ce que ce petit bois là-bas, plus loin que les rails du chemin de fer ?

— Ça, fit-il en s’essuyant le nez au revers de sa manche, c’est un cimetière de damné.

Hein ! un cimetière de damné, quel damné ?… Mais le gamin était déjà à la tête d’un pommier.

Brr…, il me semblait sentir une odeur de grillade… N’importe, j’étais résolue à savoir. Depuis l’histoire de la pomme, lorsque la curiosité s’infiltre dans l’âme d’une fille d’Ève, elle doit céder à la tentation, sinon le diable s’en venge en lui soufflant sa tranquillité.

Je m’engageai résolument, dans le champ, par l’allée qui conduit au petit bosquet. L’avoine y pousse drue et forte, l’air vient largement des prés charriant des odeurs de foin coupé, les grillons chantent, les abeilles bourdonnent, c’est un coin de vie universelle. L’haleine du mort semble passée dans la végétation où il n’y a plus qu’un immense baiser de ce qu’il était hier. L’ombre se fait solennelle en pénétrant dans le caveau de saules où se dresse un sarcophage en pierre, majestueux dans sa simplicité, mais d’une fierté orgueilleuse qui semble défier le mépris et la haine comme les orties et les hautes herbes tentant vainement de l’envahir. Un rayon lumineux filtre à travers l’épais taillis et tombe sur l’inscription. Je lis :

L’Honorable P. de Boucherville, Conseiller Législatif, dont les
cendres reposent sous cette pierre, 1852.

Le feuillage sombre des saules pend tristement sur le monument comme des larmes lourdes et lasses. Il semble que dans le silence profond on entende les soupirs de la tombe. Les blés ondulent avec un léger prosternement, l’aile de l’hirondelle caresse le mausolée. Et seule, je serais restée droite ? Non, mes genoux ont ployé, j’ai collé mon front contre la balustrade et j’ai dit une prière pour le mort altier, qui dort chez lui son grand sommeil de paix.

Je me suis souvenue de la leçon de tolérance donnée par Léon XIII au monde catholique. L’auteur de la Vie de Jésus venait de mourir.

— S’est-il reconnu, demande le Saint-Père à un cardinal ?

— Hélas ! il est mort tel qu’il a vécu !

— Tant mieux, reprend Léon XIII, c’est la preuve qu’il était sincère et Dieu lui fera miséricorde.

Pourquoi M. de Boucherville s’est-il exilé de ses frères ? Je n’en sais rien. Eut il tort ou raison, je l’ignore. Mais à coup sûr il fut sincère, comme l’étaient nos pères qui savaient mourir pour un principe et sceller de leur sang les bases de nos libertés. Aujourd’hui, on est plus malin, on vit de ses convictions, habiles caméléons qui savent prendre les couleurs des différents sols où ils se posent. Ces stratégistes seront-ils des grands hommes ? Oui, si la gloire couronne les fronts fuyants, si les piédestaux sont faits pour les échines ployées !

Quand donc se lèvera l’ère bénie où la vertu sera honorée quels que soient sa nationalité et son culte !