Bleu, blanc, rouge/14

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Déom Frères, éditeurs (p. 65-69).


ASILE SAINT-JEAN DE DIEU



COMME elles semblent tristes et désolées ces petites maisons grises qui s’estompent sur un ciel de turquoise dont le satin se déroule uniformément sans aucune tache. Seule, une tourelle en brique rouge égaie la sévérité claustrale de ces caveaux en pierre où sourient, dans leur pâle inconscience, des morts étranges qui parlent et gesticulent, prisonniers de leur chair dans ces froids tombeaux, pendant que leur âme voyage en des pays bleus, gris ou roses, inconnus et mystérieux. Une large prairie s’étale à l’infini comme un immense tapis de velours vert. Au loin, le beau fleuve, lui aussi murmure sa folle chanson. Le même fleuve qui pleure à Caughnauwaga, batifole à l’Île Sainte-Hélène, jacasse au Marché Bonsecours, sourit à Boucherville, le beau fleuve que j’aime et dont je ne puis me lasser de redire les attraits charmeurs.

On a chanté sur tous les tons le Jourdain, le Nil, le Rhin, la Seine, qui n’étaient certes pas dignes de dénouer la ceinture d’algues du majestueux Saint-Laurent, orgueil de la patrie ! Avaient-ils comme le nôtre ce mouvement berçant qui endort les souffrances, ce sourire du ciel qui repose notre œil, terni par le souffle mauvais des vulgarités terrestres, cette voix douce d’espérance et d’amour ?… Oh ! ce fleuve, comme il est intimement mêlé à notre vie et à nos souvenirs. Il reflète nos premiers bonheurs et nos dernières joies. Le mourant s’en va content, si par sa fenêtre entr’ouverte, il voit se dérouler le ruban d’argent du Saint-Laurent marchant avec lui vers l’éternité. Le prisonnier accroché aux barreaux de son cachot, suit de longues heures durant ce flot qui plus heureux que lui vagabonde à travers la campagne ; une salutaire rêverie éveille son âme endormie ; les larmes du repentir jaillissent des yeux de l’infortuné. Dieu a perdu l’habitude de parler par ses prophètes, il se fait entendre au cœur de l’homme par la voix toute-puissante de la nature. Le pauvre fou lui-même semble comprendre le langage du bel innocent qui gazouille, chante et pleure sans cause, comme lui-même.

C’est bien joli la Longue-Pointe, malgré le crêpe de deuil que jettent sur elle les souffrances venues se réfugier dans ses riants parages… À l’horizon brumeux, la ville halète en soufflant de gros panaches de fumée où se mêlent, dans une ravissante confusion de bouquets d’arbres, les hautes cheminées des usines, les flèches des églises, les toitures irrégulières des maisons, les fines mâtures des vaisseaux, l’oscillation des bateaux qui laissent le port. Et plus loin, s’écartant fièrement du groupement compacte des constructions humaines, la montagne, en sa majestueuse splendeur, baignée dans une lueur rose, illumée comme un autel d’où le soleil, rayonnant ostensoir, jette son éternelle bénédiction.

Que dit à ces pauvres êtres privés de raison, cette radieuse fin du jour ? Peut être se figurent-ils habiter le globe de feux se balançant dans l’espace. Le boulet de leurs corps saurait-il river l’âme à la terre et l’empêcher de planer plus haut que l’aigle, et de fendre les couches des éthers comme une flèche, allant de Jupiter à Mars, sur le véhicule d’une pensée, avec la rapidité de l’éclair. Peut-être ces heureux fous ont-ils pour nous une suprême pitié, pauvres chenilles, qui n’avons pas comme eux des ailes de papillon pour fuir les misères de cette triste planète.

Mais pénétrons dans le temple de la folie. Un froid sépulcral vous glace les os en longeant ces interminables couloirs où les personnes qui passent à l’autre bout vous paraissent de la grosseur des mouches. Il semble que la baguette d’un enchanteur vient de vous transporter dans un souterrain d’Aladin, où tout s’anime par le souffle d’un génie invisible. Des vibrations étouffées font trembler le sol comme les efforts de quelques gigantesques Titans, capables de soulever le globe terrestre sur leurs puissantes épaules : ce sont les machines pneumatiques, les dynamos, les moteurs d’électricité, dont le sang embrasé court dans un réseau de calorifères et de fils de cuivre, distribuant la chaleur et la lumière dans l’immense édifice. Aux jours de décembre et de janvier, une douce tiédeur de serre règne partout, et cette triste végétation, qu’un bizarre caprice de la nature fait croître sur la souche la plus saine, peut s’épanouir en toute liberté, hors de sa terre natale, protégée par la charité de ces bonnes religieuses dont la sainteté est pour elle un rayon de soleil.

Tout est réglé avec un ordre admirable. Ingénieurs, gardiens, religieuses, semblent mus par le même courant électrique qui régit les êtres comme les choses. Les monstres voltaïques geignent sourdement en accomplissant leur œuvre créatrice, mais ils se font dociles sous la main blanche et douce d’une religieuse, laquelle sait tempérer leur force toute-puissante.

Pour me donner l’illusion complète d’une fantasmagorie, une porte s’ouvre tout à coup et je vois défiler un étrange cortège.

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

Des têtes énormes grimaçantes, convulsées, sur des corps déjetés, d’une maigreur de squelette ; de lourdes masses de chair, surmontées de têtes oblongues, aux yeux chassieux, plissés dans un ricanement perpétuel. Un ancien clown, sans doute, saute avec une agilité de singe en faisant mille contorsions comiques ; un autre roule sur lui-même comme une toupie. Certains ressemblent à des fauves, les cheveux hérissés, les yeux dilatés, la bouche tirée, vous croyez qu’ils vont sauter sur vous. Je fermai les yeux, tandis qu’un frisson d’horreur me glaçait douloureusement, comme si une main géante m’eut balancée au-dessus d’un gouffre noir. Quand je les rouvris, le défilé s’évanouissait dans l’ombre d’un corridor, je crus m’éveiller après un cauchemar.

Et je continuai ma visite dans les salles en écoutant notre guide qui nous disait d’une voix émue les drames douloureux, dont le cinquième acte se déroule dans cette sombre enceinte. C’est une mère qui berce dans ses bras un bébé imaginaire, le petit lit est vide, mais elle y voit toujours son petit homme. Elle lui parle bien doucement, pour ne pas éveiller le cher dormeur. Elle écarte les mouches du berceau, car elles pourraient bien, les vilaines, mettre fin au doux rêve, dont sourit l’enfant. Ineffable épanouissement de chérubin, que la mère contemple en en extase, en nous disant : « Voyez donc, comme il est beau ! »

C’est une jeune fille, aux grands yeux doux dans une face exsangue continuellement tiraillée par des tics nerveux qui vous supplie : « Je ne suis pas folle, emmenez-moi !… » Elle sanglote éperdument et ses cheveux boivent ses larmes.

Un vieillard au front chauve, les yeux perdus dans une contemplation extatique, semble un savant qui cherche la solution d’un problème…

Mais, que dirai-je ? Toutes les passions ont gémi dans ces pauvres êtres qui ont payé bien cher le repos dont jouit leur esprit. La jalousie, la volupté, l’ivresse, la cupidité, le mysticisme, de leurs griffes de vautours ont déchiré ces pauvres cœurs qui ne battent plus que pour la vie.

Mais, je ne veux pas anticiper : M. le Docteur Prieur, savant praticien et en plus littérateur distingué, a l’intention de livrer à la publicité d’intéressantes dissertations sur la folie et ses causes. Sujet palpitant d’intérêt, mais qui garde comme Isis son quadruple voile.

Dieu, bon et juste, a dû créer toutes les âmes également belles, également pures, également intelligentes, d’où viendrait donc la folie ? Tout simplement d’un défaut d’organisme, de même qu’un musicien ne saurait rendre la sublimité des harmonies qui chantent en lui sur un instrument dont les cordes sont brisées…

C’est égal, le ciel était bien beau et délicieuse la brise en sortant de l’Asile de la Longue-Pointe, et je suis étonnée que l’aspiration profonde que j’en ai tirée n’ait pas troué l’atmosphère.