Bleu, blanc, rouge/16

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Déom Frères, éditeurs (p. 72-75).


LES FEMMES DE LETTRES



S’IL y avait une huître à manger, je m’interposerais entre les deux plaideurs de « La Presse ; » M. Robert Lefranc et M. D. de S… Ce dernier, l’offenseur, soutient que les femmes écrivains sont des objets de luxe, des bibelots coûteux dont un homme d’esprit ne doit pas s’embarrasser. De là une défense opiniâtre de la part de M. Lefranc qui se fait le champion d’une faible minorité, le chevalier d’une noble et sainte cause. Ce rôle de pacificateur improvisé, que je m’arroge, ne laisse pas de m’inquiéter ; il n’est point sans péril. Je me souviens qu’un brave Canadien s’avisa un jour de séparer deux fils de la verte Erin en train de se talocher. Vous devinez ce qui advint. Les belliqueux Irlandais oublièrent soudain le motif de leur querelle pour tomber à bras raccourcis sur le naïf médiateur. Le moins qui puisse nous arriver, en pareille occurrence, c’est de recevoir, par ricochet, quelque pile voltaïque à trente six chandelles, destinée à l’un des combattants. C’est vrai que dans une joute aussi courtoise, où l’on se bat à coups de fleurs de rhétorique, ce genre de horions ne fait pas des bobos inguérissables, comme dirait l’ami Paul Hyssons !…

Je vais imiter le procédé conciliateur de nos grand’mères : M. Lefranc et M. D…, donnez-vous l’accolade. Assez chicaner sur les mots ; vos âmes éprises toutes deux d’idéal méritent de s’entendre.

Approchez, maintenant, M. D…, que je vous tâte le pouls. Hum ! hum !… Symptômes graves !… Votre langue… vous l’avez montrée déjà… Pas trop bonne… Essayez de rester sans parler quelques minutes, avec ce thermomètre dans la bouche, c’est facile : un homme !… De la fièvre, 110 degrés… Procédons avec ordre, je crois que nous sommes en présence d’un beau cas d’atavisme. Votre père était un homme d’esprit, ça se voit, et votre mère, avez-vous dit, une femme de lettres douce, sentimentale, poétique. Je le devine, et vous avez hérité de ses tendances idéalistes qui se traduisent en imprécations et en blasphèmes de ne pouvoir incarner votre rêve. N’est-ce pas ?… Vous êtes comme le bambin qui trépigne de rage parce que le bon Dieu ne veut pas lui donner la telle lune d’or pour jouer. Mais souvenez-vous : Saul qui maudissait le Christ, était bien près de l’adorer. Aussi, je ne désespère pas qu’un jour vous aurez votre chemin de Damas. Vous tomberez à genoux, aveuglé par un rayon de la sainte lumière. Vous vous relèverez transfiguré, croyant jusqu’au martyre. Amen !

En attendant, vous êtes agité, fiévreux ; vous extravaguez, comme disent les bonnes femmes, c’est que vous avez le mal d’amour !… Le mot est lâché : tant pis, je ne voulais pas le dire — Vous éprouvez ce malaise des délicats que heurte le prosaïsme vulgaire des choses de la vie journalière, vous qui aimez le beau jusque dans la manière de le profaner : vous qui savez arrondir vos périodes, soigner votre style pour nier l’existence de l’idéal. Vous êtes mécontent de ce que vos paroles mentent à votre pensée intime et vous éprouvez le besoin de briser quelque chose ou quelqu’un, histoire de passer votre dépit !

Je n’y crois pas, aux dangereux paradoxes que vous émettez en faveur de l’ignorance féminine, paradoxes dont j’hésite à sonder la subversive profondeur. Auriez-vous fait le rêve de nous ramener aux théories de Jean-Jacques Rousseau : l’innocence de l’ignorance, les jolies bergères illettrées, gardant les moutons dans les campagnes, métamorphosées d’un jour à l’autre en reines et en favorites parce que certains rois fainéants ou idiots, ou débauchés, avaient jeté leur dévolu sur elles. Mais ce qui était bon pour un roi, ne le serait guère pour un homme d’esprit de nos jours, tel que vingt siècles de civilisation l’ont fait : sceptique, blasé, soit, mais plus délicatement ciselé au point de vue intellectuel.

À l’homme moderne, il faut le type de la femme fin-de-siècle, fouillé par le ciseau d’un artiste progressif : le temps, instruite toujours, philosophe un tantinet, artiste, musicienne, si l’on veut, ce qui n’exclut pas la sensibilité, la bonté, le dévouement et la fidélité, au contraire. Je crois qu’il vaut tout aussi bien charmer ses loisirs à rythmer un sonnet, à croquer une nature morte, que de se manger tout vifs, un jour de réception, entre une tassette de chocolat et une miettée de gâteau, que d’aller, tous les jours, se balader sur la rue Sainte-Catherine, de trois heures à quatre ; ou bien encore, d’encombrer les magasins, à l’annonce d’un bargain day, et d’acheter des futilités, sans raison, rien que parce que ça se donne !

Et qu’avez-vous à dire contre les femmes musiciennes ? Est-ce que la science de l’harmonie serait à dédaigner dans un ménage : la valeur des notes, (de couturière, par exemple) la supériorité de la ronde sur les autres figures musicales — le prix du silence — l’agrément des variations, (surtout au pot-au-feu) l’utilité d’un soupir bien placé ; le sobre usage de la syncope, et la mesure, ah ! grand Dieu, de la mesure dépend l’accord, et de l’accord le secret du bonheur ? Pensez y bien, M. de S. Il y aurait égoïsme de la part de la femme à se confiner exclusivement dans son foyer, quand elle peut, dans les entr’actes, être utile à son pays et à ses frères. Et certain que le Maître lui demanderait un compte sévère, si elle laissait sans le faire fructifier, le talent qu’Il lui a confié… Tandis que son pied mignon agite le berceau où dort, les poings fermés, un beau chérubin rose, la main peut fort courir sur le papier, pour y jeter le trop plein d’un cœur, que le mari, souvent léger et indifférent, néglige de recueillir. Ah ! ces jouissances sont sans remords ! Et le champ de la pensée est si vaste à explorer. Croyez-vous qu’elles ont tort, celles qui s’imaginent que la mission de la femme se résume en ce syllabus ? « Lutter pour les idées généreuses et hardies, défendre les pauvres, parce que leur souffrance a toujours raison contre la joie, célébrer tout ce que la nature a de superbe, tout ce que l’art a de consolant, tout ce que la science donne d’espoir à l’humanité, se pencher sur les geôles pour y surprendre une injustice, veiller à l’éducation des petits, vouloir le repos des vieux, faire de cette frêle plume l’outil des délivrances, proclamer le droit aux roses, le droit d’aimer, de penser, d’admirer, de vivre, » et tout cela sans bruit, sans l’expectative d’une éphémère gloriole, avec l’espérance seulement d’être utile, douce et consolante au malheur, et parfois, pour remplir un devoir sacré d’amour et de reconnaissance.