Bleu, blanc, rouge/25

La bibliothèque libre.
Déom Frères, éditeurs (p. 114-118).


LE BÉBÉ-ANGE



IL repose dans son blanc cercueil capitonné, le pauvre bébé chéri que la mort a touché de son aile ; ses cheveux font une tache d’or sur l’oreiller de satin.

On dirait une tourterelle blessée, que le plomb du chasseur a couchée dans un champ de neige. Ses petites mains de cire tiennent des fleurs pâles, comme le sourire décoloré de ses lèvres exsangues. Il semble un cupidon de marbre envolé d’un piédestal de Michel-Ange. Et demain pourtant, son petit corps émacié ne sera plus qu’un squelette, demain encore, un peu de poussière ! Du gracieux bébé, il ne restera qu’un souvenir attendri que l’on évoquera aux heures de confidences intimes, planant sur nous comme le souffle invisible d’une aile d’ange, pendant que les objets qu’il a touchés, son mouton, son polichinelle, resteront là, lui survivant de toute leur longévité de choses.

« Il est bien heureux, soupirent en chœur les voisines accourues consoler (?) la famille. Il ne changerait pas sa place pour la nôtre ! »

Et petit Paul, qui ne se doute pas encore du grand mystère, planant dans ce boudoir, tendu de mousseline, comme une chambre virginale, petit Paul, un bambin de quatre ans nous amène par la main, l’air ravi.

— « Tu sais nous avons un bébé de mort !… Il se hausse sur ses petits pieds, et plonge curieusement ses regards dans le cercueil. Avec la cruauté de l’innocence, il pose mille questions ingénues, qui font sourire et pleurer : Quand donc Bébé, va-t-il s’éveiller ? Pourquoi le mettre dans cette boîte ? Tu pleures, maman, parce que le bon Dieu a posé de belles grandes ailes d’or à Bébé. Qu’est-ce qu’il fait au ciel, est-ce que le p’tit Jésus va lui donner des bonbons et des joujoux ?

Et, je regardais la flamme vacillante des cierges se refléter sur ce front glacé, désespérant comme le sphinx. Pourquoi ces lèvres ne s’ouvrent-elles pas pour répondre aux mille points d’interrogation de la torturante énigme ? Naître, mon Dieu, pour mourir si tôt ? J’entendais comme un écho des voix de femmes : « Il est bien heureux ! » Et, je ne sais pourquoi une voix intérieure protestait contre cette consolante utopie… Qu’a fait cet enfant, pour décrocher d’un premier coup la timbale du paradis ?… Nulle ride n’a troublé la limpidité de cette âme qui n’a réfléchi encore que des choses charmantes : le sourire de la mère, s’encadrant dans les rideaux de la couche douillette, la romance, chantée d’une voix doucement voilée, le mouvement rythmé du berceau qui apaisait ses pleurs comme le balancement des branches endort les petits oiseaux dans leurs nids. Tu n’as pas appris le sens du mot souffrance, les craintes, les appréhensions de la mort, les affres de l’agonie, le déchirement des adieux…

Tu as passé inconsciemment du berceau au paradis, sans secousse ! Tendre agnelet, ta blanche toison ne s’est pas accrochée aux ronces du chemin !… Petit voleur de ciel, va ! Tu ne sauras jamais nos labeurs et nos luttes quotidiennes. L’école sombre et malsaine, la férule du maître, qui tient l’enfant enfermé, quand la campagne fleurie, les bois en fête, l’appellent à bondir comme le chien fou. Le doute, qui distille son poison sur nos plus chères croyances. La course vertigineuse au bonheur, ce fantôme fuyant comme la luciole, poursuivie par le mouchoir de la fillette : quand triomphante, elle brandit sa conquête, l’innocente voit qu’elle n’a attrapé qu’un insecte noir, la mouche à feu n’est astre qu’en volant ! Le bonheur, les poètes le disent caché dans les fossettes d’une bouche rose, le jeune homme le croit, mais quand il le veut dénicher, un sourire moqueur de lèvres minces le met en fuite.

Candide illusion, idéal rêvé, que le temps fait évanouir comme les gelées blanches sous l’ardeur du soleil d’avril !… Tu n’as rien connu de ces misères des pauvres humains, petit voleur de ciel ! As-tu pleuré la trahison de l’ami, l’inconstance de l’amour, l’ingratitude de ceux que tu avais comblés de bienfaits ?… As tu senti la sève bouillonnante de la jeunesse se refroidir dans tes veines, pendant que le temps imprimait sa patte d’oie sur tes tempes ?…

— Soudain les bougies pâlirent, noyées dans un « éblouissante clarté. J’allais, j’allais, portée sur l’aile d’un nuage vers une étoile, dont la lumière aveuglante faisait clignoter ma paupière. Des sons, d’une douceur infinie, préludaient à un concert séraphique ; de lointains violoncelles pleuraient comme des voix humaines.

Et la porte d’or des cieux se dressa devant mes yeux éblouis, elle roula sur ses gonds. J’aperçus le paradis pavé de saphirs et incrusté d’astres. Les anges sur des gradins disposés en amphithéâtre chantaient des hymnes sacrés en s’accompagnant sur leurs théorbes. Saint Pierre solennel sous sa couronne d’or, agenouillé sur des coussins de nuage portait dans ses bras un enfant vêtu d’une robe éblouissante d’un tissu aérien.

— Où donc est le trône de Dieu, fis-je, à une petite sainte près de la porte, un amour de sainte, toute mignonne avec de beaux yeux bleus.

— Là, vers le grand soleil, perdu dans cette vapeur d’encens, qui monte de la terre en adoration. Soudain la voix grave de Pierre fit résonner les saints parvis :

— Jéhovah, permets que j’introduise dans l’Éden cet enfant de la terre, que la mort a pris au berceau. La pureté le fait l’égal, le frère de nos chérubins. J’ai promis à sa mère, pour la consoler, que le petit chanterait dans le concert angélique, ce soir même.

— Une voix s’éleva du soleil, harmonieuse et douce comme le chant d’une harpe : Pierre !… comme je te reconnais bien là, les femmes font de toi ce qu’elles veulent. Pour elles, tu compromettrais ma justice divine. Pierre, tu t’es emballé, ce petit n’a pas fait sa journée, il n’a pas droit au plein salaire de nos élus.

La matière est le creuset d’où l’âme sort ennoblie et purifiée, seule la souffrance fait les saints et les héros. Le ciel n’est pas un Jardin de l’Enfance : on n’y accorde pas de prix d’encouragement ou de charité. C’est le lieu du repos, la patrie des âmes fortes à qui l’expérience, la sagesse et la science ont donné la virilité. — J’ai dit.

Prends l’enfant et renvoie-le se réincarner. — Mais je veux qu’il choisisse son destin, avant qu’il retourne là-bas. L’Éternel dirigea un rayon de sa gloire sur la terre, et notre planète devint lumineuse. Et comme dans un radioscope, je vis défiler les mille formes du destin, qu’une ombre vaporeuse expliquait, à mesure qu’elles passaient.

— « Dans ce sombre palais, vois assis sur ce trône un personnage constellé de pierreries. Des courtisans sont à ses pieds attentifs à ses moindres désirs, pour les satisfaire. Tu le crois heureux, il bâille, gorgé de jouissances matérielles : la satiété l’a écœuré, son cœur est vide et jamais la vérité n’a versé sa lumière sur cette pauvre intelligence.

Vois, dans ce taudis, un grand jeune homme pâle, d’une maigreur presque diaphane, c’est un poète. Il a des envolées sublimes qui le font chanceler de bonheur en le grisant d’harmonie, mais comme il souffre en touchant terre ! Tout heurte ses délicatesses et sa sensibilité affinée. Ce que tu appelles des chants, sont des sanglots qui s’échappent de son cœur, comme des soupirs d’une lyre qu’on brise.

Cette créature est une femme. La nature s’est montrée prodigue à son égard dans la distribution des charmes et des grâces. Son âme a des trésors de tendresses et de dévoûment qu’elle prodigue avec un bonheur délirant. Mais, hélas ! la vie mauvaise est une claie, où son pauvre corps est attaché et labouré par des griffes de fer. Son cœur quand on en a bu l’amour, est rejeté avec dédain, comme une orange dont on a sucé le jus.

Regarde, enfant, et choisis…

Mais une plainte aiguë m’éveilla en sursaut ; je me frottai les yeux. Les cierges crépitaient dans les candélabres d’argent. Le chérubin dormait toujours dans son cercueil d’ivoire. De la pièce voisine j’entendais des gémissements, j’accourus. La mère à genoux, devant le berceau vide, baisait les draps et le petit oreiller, avec des sanglots convulsifs ;

— « Mon enfant !… on m’a volé mon enfant !… »