Bleu, blanc, rouge/37

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Déom Frères, éditeurs (p. 167-170).


EN REVENANT DE ST-OURS


À Madame
Dr  S. Lachapelle.


QUEL joli et gracieux village que St-Ours, malgré son nom féroce, mais si petit, si petit, qu’un rideau de grands arbres le cache à tous les yeux ! Un bout de gazon lui sert de tapis, ses maisonnettes claires s’éparpillent à la file, sans se grouper autour de l’église, comme d’habitude. Un rayon de soleil lui suffit, fleurissant quelques parterres, où des roses se balancent coquettement sur leurs tiges flexibles. Le joli petit village semble s’être endormi en boudant, les poings sur ses yeux. D’où vient la mélancolie qui plane sur ce coin de verdure ? De l’ombre du vieux manoir seigneurial, plus triste, il semble, dans cette riante nature, au milieu des pousses puissantes des arbres du parc ? Hélas ! la sève fleurie ne monte plus dans les pierres grises ! Ainsi, dans les veines des maîtres, s’est desséché le sang historique qui donna jadis des grands hommes au pays. Quand la nuit enveloppe la terre de ses voiles, les pâles fantômes des anciennes châtelaines viennent errer dans les allées ombreuses du manoir et pleurer leur gloire passée, que le temps efface comme il ronge les dalles, descelle les pierres des monuments, accomplissant à chaque heure son lent travail de mort.

À l’autre bout du village, l’église pimpante dans sa robe de pierre neuve, le collège, le couvent, le presbytère, forment une petite bourgeoisie bien distincte, quoique peu fière, affirmant par un petit air cossu sa bonne envie de vivre. Pas de cris d’enfants jouant sur la rive ; le paysan n’a ni l’air gouailleur ni la curiosité bavarde des autres habitants. Les femmes lèvent à peine un œil au-dessus de leur cuvette où mousse le savonnage, pour suivre avec indifférence le flot des excursionnistes qui s’écoule vers l’église. Vainement, le Richelieu vient lutiner le village endormi et lui faire risette, le bourru s’obstine dans sa lippe. Mais le galant fleuve s’en console vite. Voyez, comme il s’insinue dans les terres fleuries, tout en batifolant. Je crois que le serpent qui tenta madame Ève devait avoir cette grâce ondulante, cette séduction enchanteresse du beau Richelieu, moins rêveur, moins majestueux que le Saint Laurent, mais si jaseur, si espiègle, si délicieusement troublant, avec ses secrets murmurés à mi-voix, ses cachoteries et ses tours qu’il nous joue en disparaissant dans les joncs, fuyant par les bois, zigzaguant dans les prairies, toujours gracieux, toujours nouveau ! L’œil charmé s’amuse à suivre ses méandres capricieux, tandis que sur les rives se déroule le ruban des granges rustiques, des fermes, dont les maisons, pour la plupart ne s’ouvrent que du côté des champs, ne laissant voir au chemin que deux petits châssis. Au passage du bateau, des mouchoirs s’agitent, toute la marmaille accourt pieds nus, les doigts dans la bouche ; un bébé joufflu agite sa petite chemise pour répondre aux saluts. Dans un parc, une vigoureuse fille des champs ploie sous le faix de deux chaudières de lait. Elle s’arrête immobile et rêveuse, suivant longtemps des yeux le bateau qui fuit, tandis qu’un vieillard impassible tire du puits, un seau d’eau, que le soleil paillette de diamants.

Au loin, un nuage frissonne dans l’air comme le bout léger d’une plume d’autruche. Des maisons s’étagent avec grâce : c’est Sorel, la petite ville rouge, émergeant d’une alcôve verte. Elle regarde, souriante, le fleuve et la coquette rivière qui s’enlacent à ses pieds dans une douce étreinte, heureuse, la coquette, de mêler son onde gazouillante au flot langoureux du Saint-Laurent. L’espace entre les deux rives s’élargit. Une forêt de pins succède à un bois de bouleaux longs et minces, rêveusement penchés dans des attitudes de poètes amoureux, les cèdres nombreux et symétriques sont droits comme des soldats rangés en bataillons. Parfois un héron, perché sur le haut de ses grandes pattes, énigmatique et songeur, distrait ses loisirs en pêchant de petits poissons. Des libellules aux ailes transparentes viennent voltiger sur l’onde limpide comme une glace. Des agneaux bondissent dans les prairies. Le meuglement plaintif des vaches répond au bêlement des moutons, au bruissement des sauterelles, aux soupirs du vent dans les joncs, aux derniers gazouillement des oiseaux en leurs nids. Tous ces bruits du soir descendent sur la terre, endormants comme une berceuse. Une douce fraîcheur, une paix immense tombées du ciel enveloppent le fleuve. L’astre glorieux au moment du départ concentre tous ses rayons dans un brillant globe d’or, comme on met toute son âme dans un baiser d’adieu. Une traînée rutilante s’étend sur la vaste nappe liquide. L’étoile avant-courrière s’allume dans l’éther, tandis que le soleil descend avec lenteur dans sa couche royale. À l’autre bout de l’horizon, un croissant de lune timide, hésitant, s’élève de l’azur pâlissant…

Dans cette participation amoureuse de toute la nature à l’universelle adoration de l’Éternel, je sentais un lien invisible rattachant tous les mondes dans l’unité d’une perpétuelle création : cet atome de l’infini que nous habitons, à ceux dont la lumière emploie des millions d’années à nous parvenir, à ceux qui errent inconnus, au-delà de la visibilité humaine !

Pour chanter l’harmonie de cette fin du jour, il eut fallu les soupirs d’une harpe divine, la voix d’une sirène, rythmant le bruit des flots dans une aérienne barcarolle. Hélas ! des barbares tapotaient sur le piano, une machine à trois temps, un horrible piam piam ! D’autres ronflaient sur le pont. Des voix rauques clamaient nos airs nationaux. Dans le salon, de lourds danseurs tournoyaient en une valse grotesque, les pieds traînants, les yeux vagues, le cerveau sans pensées, les membres raides comme des poupées automatiques, le front ruisselant de sueur.

Il vaut encore mieux attraper des coups de lune comme ces amoureux perdus dans les coins sombres, comme ces rêveurs qui regardent danser les naïades sur la mousse argentée d’un sillon écumeux, comme ces dévots mystiques, dont l’adoration émue monte vers le ciel en une ardente prière.