Bleu, blanc, rouge/54

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Déom Frères, éditeurs (p. 260-262).


À CRÉMAZIE


De terre ou de limon Dieu fit sa créature ;
Son baiser l’effleurant, l’humaine chair frémit ;
Lors le souffle éternel captif en la souillure
Languit péniblement dans ce pauvre réduit :
Mélange de grandeur et d’ignoble bassesse,
L’homme, attiré vers Dieu, reste attaché au sol ;
Triste dualité qui cause sa détresse ;
Entraves de forçat paralysant son vol.
Notre âme par l’extase échappe à sa prison ;
Elle entrevoit là-haut, à l’instar de Moïse,
Dans la brume mystique un nouvel horizon.
Le rivage vermeil d’une terre promise…
Mais un voile descend sur son œil ébloui,
Le contour lumineux de la cité des songes,

Tombe en l’opacité de l’abîme infini,
Et l’espace reprend ses flamboyants mensonges.

D’où viens-tu donc, ô toi, misérable astronome,
Qui semble étonné de voir dans un rayon
Se mêler au flot d’or le périssable atôme.
Et dans la goutte d’eau l’infime vibrion
Souiller la pureté de l’onde cristalline ?
Quand la nue étoilée étend son dais brillant,
Tissé des fils vermeils de la splendeur divine,
Vois-tu le monde éteint, comme un obus sanglant,
Trouer la voûte sombre et rouler dans le vide ?
Vois-tu le disque clair de l’astre de la nuit
L’œil cerné d’un halo, rayonnement livide,
D’où s’égrennent des pleurs quand l’aube du jour luit ?
Le soleil radieux a des macules noires,
Sa hauteur dans l’azur ne le met à l’abri
Des aquilons mauvais qui soufflent sur nos gloires.
Ainsi d’une vapeur le miroir est terni,
Au baiser passager de l’âme qui s’envole.
Rien de pur dans les cieux, rien de pur ici-bas,
La fange au sein des fleurs, l’argile dans l’idole,
Le ver au cœur du fruit, l’amour, l’amour, hélas !
Entaché d’égoïsme, esclave des faux dieux,
Souillé de bave immonde en l’âme virginale :
La puérile enfant où dans l’azur des yeux
Se mire la pervenche, a sur sa lèvre pâle
Le sourire trompeur qui distille la mort
Dans la coupe vermeille où l’on boit l’ambroisie.

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Brisant le fil impur qui retient ton essor,
Tu fuis vers l’idéal, ô barde Crémazie !
Plus est lourd le boulet, plus ton aile est puissante,
Et plus grand est l’élan qui pousse vers les cieux
Notre aigle canadien, dont la trace aveuglante
Fait rager en son trou le reptile envieux.
Il brave le venin qui ne saurait l’atteindre :
La fange du chemin ne souille un front altier !
Cœurs doucement émus, cessez-donc de le plaindre.

Car les sourdes clameurs de ce plat écuyer
Ne troublent son sommeil bercé par les nuages !
Quand l’éclair fulgurant zèbre le noir éther,
Il se rit du tonnerre ainsi que des orages
Qui soulèvent vers lui les vagues de la mer.
Ô sublime vengeance ! Il arrache à l’espace
Une étoile de feu, diamant infini,
Et nouveau Prométhée, avec sa fière audace
Debout sur le trépied, son large front pâli.
Il incruste le gemme au diadème d’or
Que porte avec orgueil notre mère la France.
Ô mystère d’amour ! il trouve place encor
Pour un nouveau rayon, sur ce front d’espérance.

Dans l’ombre de l’exil, expire Crémazie.
Les cordes de son luth se brisent en sanglots
Le peuple réveillé par cette poésie
Qui nous vient de là-bas dans un soupir des flots,
Sent réchauffer sa flamme au drapeau tricolore.
Je salue avec toi l’astre de l’avenir
Empourprant les tombeaux d’une immortelle aurore.
De la blanche cité, la clarté va surgir.
Là dorment nos aïeux dans leur linceul de gloire.
Mais un frisson divin fait tressaillir leurs os,
Ils se dressent debout au chant de la victoire.
Benjamin Sulte, crains le courroux des héros !…
L’insensible poussière élève encor la voix
Comme les sons d’un glas, coupés de lourd silence
Elle voue à la mort, aux funèbres effrois.
L’odieux courtisan qui bave sur la France !