Bleu, blanc, rouge/56

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Déom Frères, éditeurs (p. 268-272).


LE CARNAVAL



LE carnaval, le roi des fous est mort ! Que les admirateurs conventionnels des majestés défuntes calment leur indignation prête à éclater, car ses cendres sont bien froides ! allez ! Depuis quelques années, le favori des peuples périclitait et finalement, il s’est éteint tout doucement sans convulsions, sans agonie. On a tenté de lui infiltrer un sang plus jeune ou de lui injecter le sérum du bon sens et de la modération, mais tous les secours de la philosophie sont restés impuissants à combattre le germe morbide déposé dans son sein aux époques du paganisme et du moyen âge. Il est mort !… Que les bonnes gens avides d’émotions s’entraînent à verser des larmes sur cette carrière si bien remplie, que le temps dans sa marche impitoyable vers l’Éternité vient de faucher sans pitié (style nécrologique de nos quotidiens.) Le défunt roi était de fort belle noblesse, et sur son armoirie on peut voir le diable déguisé en serpent, tenant dans sa gueule une pomme sur fond d’azur avec cette devise : la folie est mon droit !

L’empire romain et l’empire grec se disputent pourtant la paternité de cet enfant terrible. Il présidait aux saturnales, et aux fêtes de Bacchus : les prêtresses couronnées de fleurs, les bacchantes armées de thyrses enguirlandés de pourpre et de lierre célébraient le retour annuel du Carnaval en se promenant par les rues, revêtues d’une simple peau d’ours, criant, chantant, dansant, ivres de vin et de gaîté. C’était par des réjouissances analogues que les Égyptiens fêtaient leur dieu Apis, et les Gaulois, le soleil. Les nations chrétiennes adoptèrent avec enthousiasme ce fils du paganisme et le portèrent sur le pavois. Le mignon fut choyé, caressé, adulé en France, en Espagne, par la rigide Albion et surtout en Italie. Byron chanta, dans une de ses admirables odes, les splendeurs du carnaval italien. Mais depuis, hélas !… sa gloire ne fit que décliner, ses débordements honteux, ses ignobles débauches lui attirèrent le mépris universel. Il allait mourir d’ennui quand le Canada hospitalier lui tendit les bras. Il s’y jeta éperdument. Qui n’a entendu parler de ces festins pantagruéliques, de ces bals légendaires qui duraient trois jours : un cavalier émérite, beau danseur, devait rester sur la brèche sans faiblir, et commencer à sauter le dimanche gras, pour ne finir qu’au dernier coup de minuit le mardi gras ! Quelle hécatombe de dindes, de poulets, de rôtis, de pâtés, (de tourquères comme on dit chez nous) de beignes, le tout arrosés de bon whisky canadien ! Car il fallait s’empiffrer comme des canards, en prévoyance du carême. Songez donc, quarante jours sans se graisser la tripe, (comme on disait) quarante jours sans même manger d’œufs et de beurre ! Brr !… Brr !… nous frissonnons à ce blême fantôme qu’évoquent nos grand’mères.

Ils devaient être d’un propre, les joyeux convives. Je les vois les cheveux encore roides, les yeux bouffis, la marche titubante à la cérémonie du mercredi des cendres. Oh ! la mine fripée des jeunes filles, leur mine contrite quand la voix caverneuse du prêtre psalmodiait : « Souviens toi que tu n’es que poussière et que tu retourneras en poussière. » C’en était assez pour calmer leur effervescence et les dégriser du coup. La victime du plaisir, bourrelée de remords, croyait entendre la voix même du Dieu vengeur, et le repentir descendait dans son âme humiliée.

Les carafes, la mangeaille, la pipe, la tabatière, les violons, les sacres, étaient mis en pénitence pour quarante jours.

Dans notre bonne ville, l’excitation n’était pas moins grande ! Les processions de masques, les bals travestis, les voitures regorgeant de fêtards qui jetaient aux quatre vents les cris assourdissants des trompettes et les éclats de rire de leur gaîté bruyante. Les courses en raquette autour de la montagne, à la lueur des torches. Et les glissades… Oh ! les glissades en traînes sauvages, toutes emboîtées les unes dans les autres. Un ! deux ! trois !… Et la file s’ébranlait comme un train de plaisir, avec des cris, des rires, des piaulements. L’on allait glissant comme dans un rêve. Quand, brusquement, un accident du terrain faisait chavirer l’embarcation et tous roulaient pêle-mêle, contusionnés, meurtris, aux applaudissements frénétiques de la galerie. Il fallait rengainer sa lippe et rire quand même sous peine d’être hué, car le mot d’ordre était de tout trouver drôle, même un nez qui saigne ou une hanche décrochée.

Mais le clou de la fête était le palais taillé en glace vive, élevé à sa Majesté folichonne et le déploiement de pièces pyrotechniques, qui en illuminaient la prise de possession. Quelle féerie, les raquetteurs en blancs uniformes montaient à l’assaut de cette citadelle fondante, qui ripostait par un feu bien nourri. Le ciel éclairé par le flamboiement de la poudre laissait retomber des gerbes d’or, des pluies d’émeraudes, des bouquets de diamants qui incendiaient toujours quelques toupets, voire même des plumets ; crevaient des quenœils, estropiaient des gamins. Les chevaux affolés, pris de peur, se lançaient dans cette cohue humaine qui se pressait, s’étouffait. Les jolies coiffures déchiquetées et les tournures aplaties se confondaient dans une omelette de crânes défoncés, de cervelles palpitantes et d’entrailles ensanglantées !…

L’on soupire après ces bienheureux temps ! Les énervés, les faiseurs de pathos déclament emphatiquement que la poésie s’en va… Eh bien, non encore, vous ne m’arracherez pas une larme hypocrite ! Je salue la véritable poésie dans l’humanité qui s’échappe enfin de ses langes… et qui brise les hochets de sa puérile enfance. Comme le soleil radieux, le père de la vie, elle s’élève triomphante des brumes du moyen-âge. Il faut à son esprit qui s’éveille, des jouissances intellectuelles. Elle porte les yeux au ciel et lui demande le secret de ses planètes et la conque qui lui chante la plainte de l’océan la fait rêver ; elle découvre une harmonie inconnue dans les voix bourdonnantes de la création. Autrefois, seuls les poètes, les visionnaires, les prophètes avaient entrevu l’Infini. Sans comprendre encore, l’humanité pressent tout : elle réalise le vide du plaisir. Aux ivresses mensongères, elle substitue l’éternité d’un sentiment unique, l’amour avec ses ramifications, la pitié, la charité, l’abnégation, le devoir. En vain quelques perturbateurs, quelques exaltés, ont voulu réveiller ses anciennes folies par le bruit des grosses caisses, l’étourdissement des fanfares, elle est restée froide. Polichinelle, Arlequin ne la font plus rire… Oui, l’humanité sort enfin de sa torpeur, ses yeux se dessillent, elle interroge, inquiète, le savant penché sur sa cornue, cherchant le secret de la vie ; l’astronome, braquant son télescope sur la nue… pour savoir les secrets de sa mystérieuse destinée.