Bleu, blanc, rouge/58

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Déom Frères, éditeurs (p. 275-279).


NOËL



UN Noël tout blanc comme un gâteau de mariée ! Des arbres en sucre cristallisé, des branches craquelantes qui secouent des nuages de dragées. Et sur les maisonnettes, sur les clôtures, une mousse légère, duvetée comme une crème fouettée, un vrai Noël rêvé par les petits enfants !

Et pour les pauvres, une fantasmagorie d’Aladin ! Plus de chaumières sales et fumeuses, mais des grottes féeriques taillées dans le cristal de roche, des châteaux merveilleux aux ogives fouillées par un artiste incomparable, des cheminées crénelées, travaillées à jour comme des broderies, des vitres constellées d’arabesques bizarres, des marmots jolis et nus ainsi que des amours de Murillo, et qui dorment dans l’unique couchette, tendrement enlacés pour se réchauffer.

Noël ! Noël !

Une céleste pureté tombée du ciel rayonne sur la terre, la givre étincelle dans les vieux pins, les ruisseaux semblent ourlées d’argent fin, les branches tordues des arbres cristallisés sont frangées de pendeloques comme de gigantesques gazeliers ; les érables secouent des aiguillettes de chrysocale, formant un péristyle diamanté au palais en marbre blanc des forêts.

Noël ! Noël !

Les brelots passent regorgeant d’enfants, de femmes, de rires et de chansons ; la voix chevrotante des vieux s’harmonise avec les voix argentines des enfants.

Sur le miroir de glace de la petite rivière, quelques groupes de patineurs enlacés glissant avec un balancement harmonieux du corps, comme le tangage de la valse, si aériens, si légers qu’on dirait les génies de l’air effleurant à peine le verre étincelant, prêts à remonter au pays bleu. Ces arabesques qu’ils laissent sur la glace sont peut être de mystérieux billets doux, sonnets inconscients que la vie emporte, comme l’onde charrie à la mer l’éphémère ardoise, où l’agile patin griffonne sa fantaisie !

Noël ! Noël !

L’église flambe dans l’ombre, comme un cœur sanglant, et les portes, ainsi que des valves, s’ouvrent et se referment sous la poussée d’un flot noirâtre qui va demander à la lumière céleste l’oxygène de la vie pour se refaire un sang neuf et généreux, inspirateur de saintes vocations et de sublimes dévouements. Les lampions des cieux s’allument un à un, car c’est là-haut comme sur terre la messe de minuit,

Noël ! Noël !

Allons, il faut être gai ce soir et jeter à la richesse égoïste et morne un suprême défi ! Là bas, la maison seigneuriale avec sa massive architecture, ses grands murs de pierre qui suintent des larmes, fait une tache grise dans le ciel clair et projette une ombre sinistre sur la terre blanchie et purifiée, pour la venue du roi des pauvres… ?

Minuit !…

Un carillon sonore jette l’humanité à genoux : Et verbum caro factum est. Levez-vous, les miséreux, les mendiants, les déclassés, les parias, les affamés d’amour, votre Sauveur descend du ciel. Il a compté vos soupirs et vos larmes. Il vient vous consoler. Approchez, enfants ! Le fils du Très-Haut est frêle et timide comme vous ; venez mêler votre doux zézaiement au chœur angélique qui chante dans les airs.

Et in terra pax !…

Comme il est touchant, notre Noël ! Tandis que le baby anglais dévore des yeux une oie dorée et trépigne de plaisir à la flamme d’un traditionnel plum pudding, nos chéris s’acheminent avec mystère vers la crèche de l’Enfant divin ; ils marchent sur la pointe des pieds et viennent pencher leurs petites figures extasiées sur la paille du berceau. « Oh !… qu’il est beau !… » Une mignonne fillette esquisse un signe de croix tout de travers, avec le geste de chasser une mouche ; en vous souriant de côté, elle chuchote une petite chose que je voudrais bien entendre. Une autre prend sa mère par le cou et lui parle longtemps à l’oreille. Après ce colloque intime, l’innocente vient mettre un sou dans le tronc et le regarde filer avec un soupir.

— Dis-donc, est-il en vie, le petit Jésus ? Qui va lui faire de la bouillie ? Pleure-t-il quand tout le monde est parti et qu’il reste seul dans la grande église ? Si la grosse bête qui souffle dessus allait le manger !…

— Tais-toi ! fait la grande sœur scandalisée, on ne parle pas devant le petit Jésus.

Une grosse bambine joufflue, en voulant se prosterner, comme les grandes demoiselles, tombe lourdement par terre. Ne sachant s’il faut rire ou pleurer, elle fait une petite moue si drôle, que tous ces lutins sages depuis tantôt cinq minutes entrent dans une gaîté folle.

Il y a quelques années, à l’église Saint-Joseph, rue Richmond, on inaugura un nouveau système d’aumônes à l’Enfant Jésus : des petits oiseaux mécaniques jouaient une série de cantiques populaires, moyennant finances. C’était le matin de Noël ; les enfants déjà se pressaient autour de la couche du nouveau-né, pour assister au lever du petit roi dont la petite face placide, au regard vague, semble sourire du naïf bonheur qu’elle donne. Un blond chérubin bouclé, deux yeux bleus sortant d’une immense capeline de lapin blanc, vient déposer une pièce de cinq sous dans une petite boîte de ferblanc près de la crèche. À l’instant, les peignes métalliques se mettent en branle les oiseaux entonnent : Nouvelle agréable. Et les petits de rire, de battre des mains, d’agiter leurs pieds, dans une folle envie de danser. « Encore ! Encore ! » Les piécettes blanches pleuvent dans le tronc et les oiseaux dociles donnent tout leur répertoire : Les anges dans nos campagnes. Ça bergers, etc.

— Moi, dit un petit homme de huit ans, au large front pensif, qui avait écouté rêveur cette musique criarde, je crois que c’est Monsieur le Curé qui est caché en-dessous ; il fait chanter les oiseaux et prend l’argent qu’on jette dans le tronc, comme à la quête du dimanche, puis il achète des étrennes au petit Jésus avec, n’est-ce pas, maman ? Qu’est-ce qu’il lui achète donc ?

— Un… une robe plus chaude pour l’empêcher de grelotter.

— Ah !… Qu’est-ce que tu lui dis donc si longtemps, tout bas, au petit Jésus ? Tu fais comme Georgette qui parle à sa poupée, car il est en cire, aussi. Je lui ai touché, tiens, et ses yeux sont en vitre. Il n’a pas grandi depuis l’an dernier. Pourquoi qu’il est toujours pareil, le petit Jésus ? Réponds-donc, maman !…

Chercheur et sceptique déjà, pauvre innocent ! Après avoir éventré ton polichinelle pour regarder ce qu’il y a dedans, et décroché la grande horloge afin de savoir la cause du tic-tac. Adolescent, tu cherches encore, tu ouvres les bras pour étreindre une lointaine vision qui te paraît belle et tentante : la Vérité… Mais elle fuit ta lèvre avide comme la pulpe vermeille d’un fruit de Tantale. Quand pour la trouver tu auras interrogé Moïse, Zoroastre, Pythagore, Socrate, Confucius, Bouddha, Mahomet, et déchiré le voile du mythe, alors tu comprendras la jeunesse éternelle du Christ, symbolisée par l’enfant de la crèche : tu reviendras à Lui, vaincue par l’amour dont l’étoile brillera toujours au dessus de l’étable pour éclairer le monde. Au couchant du siècle, à l’aurore du nouveau, l’étendard du Christ se lève toujours jeune, toujours beau et flotte dans l’air libre.

Adveniat regnum tuum. Plus de remparts, plus d’armées, plus de sang versé ! L’amour entre les hommes devenus des frères, la paix universelle. Ton rêve, ô Christ-Jésus, le cri de ton cœur !