Bleu, blanc, rouge/71

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Déom Frères, éditeurs (p. 329-332).


LE MAL D’ÉCRIRE



UN certain chroniqueur a failli tomber dans le dithyrambe, samedi, en s’apitoyant sur le triste sort des femmes journalistes. Voilà, certes, un sentiment qui vous honore, monsieur, si, comme tout porte à le croire, il part d’un bon naturel. Mais, souffrez que je vous le dise, votre sensibilité semble s’égarer un peu : le métier de chroniqueuse, le seul auquel une canadienne instruite puisse aspirer, n’est pas si souffrant. Par ces temps de fanatisme, de loyalisme outré, on s’arrache une chronique presque sans dolor, comme crient les dentistes italiens. S’il exige, selon monsieur Boch, une déperdition de fluide vital, l’économie du système n’en souffre pas trop, car Dieu merci, nos chroniqueuses ont assez belle mine ! Il en est, je crois, des choses de l’esprit comme des trésors du cœur, plus on en donne plus on est riche : c’est le phénix de la fable qui renaît de ses cendres.

Le journalisme demande l’opération intellectuelle plutôt subjective qu’objective, c’est-à-dire que la matière de l’écrit est plutôt fournie par la pensée propre de l’écrivain que par les choses du dehors.

Évidemment, mais la mère inquiète qui va d’un châssis à l’autre, guettant le retour de son fils — « Ah que lui est-il donc arrivé ? Il n’a pas l’habitude de rentrer si tard… Un accident de tramway, de bicycle… Il a rencontré de mauvais amis qui l’auront entrainé, mon Dieu, on ne sait où… Il gît, peut-être en quelque coin, sanglant, inanimé… Oh ! si je savais, j’irais avant qu’il ait rendu le dernier soupir… sans voir sa mère, sans l’embrasser, une dernière fois !… » Et la pauvre femme pleure et se décourage. N’est-ce pas la pensée, qui a fourni la matière de ces désespérantes hypothèses ?… Et nul ne s’en inquiète… Elles se répéteront tous les jours avec une égale acuité, car l’imagination de la mère est d’une étonnante fertilité, sans pour cela, hélas ! que ses jours en soient avancés… Ignorez-vous ensuite, monsieur, que la femme est douée d’une passivité, d’une faculté d’endurance, si je puis dire, qui étonne, dans un organisme si délicat : où l’homme faiblirait, sa compagne se montre vaillante, tous les médecins vous disent ça. La souffrance est son élément, elle en vit, mais rarement en meurt ; elle s’y meut à l’aise comme le poisson dans l’eau ou la salamandre dans le feu !

Voyez cette jeune femme, on dirait une sylphide, tant sa démarche légère révèle un être presque aérien. Un souffle, il semble, peut la terrasser. Levée avec l’aurore, ses petites mains blanches ne craignent pas de se salir aux travaux les plus humbles du ménage. Elle trottine tout le jour, vive, alerte et gaie… C’est le balayage, le dîner à préparer, la toilette du bébé, le linge à repriser… Et, pas une plainte, pas un soupir de regret vers son enfance d’hier, insoucieuse et folle : fillette en jupe courte, les cheveux au vent, à l’éclat de rire sonore — les joyeuses escapades de l’écolière espiègle et tapageuse, les courses en traîneau… les robes de la poupée. Ce sont les cendres du passé qui tombent lentement dans le clepsydre de l’éternité.

Mystérieuse éclosion de la femme, phénomène constant de la nature : la naïveté, l’étourderie, font place à une douce gravité, à un sentiment inné du devoir, qu’elle embrasse avec une ardeur de néophyte !

Viennent l’adversité, les désillusions, la fuite des beaux rêves devant le prosaïsme de la vie, penchée sur le berceau de son enfant, l’avenir lui sourit toujours… dans son besoin d’amour et de dévouement !…

Pourquoi cette royauté de la douleur ! — Elle règne sur les deux hémisphères et réserve ses prédilections aux âmes d’élite… C’est le ciseau du sculpteur qui fouille la matière, et fait surgir le chef-d’œuvre du bloc informe… Ah ! Sainte Thérèse l’avait comprise quand elle répétait, extasiée : Ou souffrir, ou mourir !…

Toutes les transformations de l’être sont douloureuses : l’entrée de l’âme dans la matière au moment des naissances, le passage de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à la maturité, de celle-ci à la vieillesse, de la vieillesse à… Sait-on le dernier mot de l’énigme, les dernières formes que revêt dans l’éther le souffle puissant qui est nous ? … Garde-t-il dans un nimbe d’or les dernières vibrations de nos souffrances, de nos joies, de nos affections, de nos espérances, vêtement que l’âme emporte dans son voyage vers les étoiles ?…

Mais revenons sur cette terre, monsieur le chroniqueur. Sans doute que tout n’est pas rose pour celles qui veulent enfourcher Pégase, rétif parfois, ou dompter la muse, capricieuse, souvent ; mais quel métier est plus doux ?… Est-ce de courir le cachet comme maîtresse de musique… ? Est-ce d’user sa patience et ses nerfs à inoculer du français, de l’arithmétique ou de l’harmonie dans le sang lourd et paresseux de bambins mal élevés ou méchants ?… Demandez plutôt à la sténographe, obligée, à part son labeur, de subir le contact de personnages grossiers, sans pouvoir fermer son oreille aux propos salissants de ceux qui la paient… Voilà un champ assez vaste à explorer ! Votre sensibilité pourra s’y promener et verser son baume adoucissant sur bien des humiliations refoulées, sur des fiertés blessées, sur des douleurs cuisantes !…