Bleu, blanc, rouge/74

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Déom Frères, éditeurs (p. 338-343).


Les dames patronnesses de la St-Jean-Baptiste



LES membres distingués de l’Association Saint-Jean-Baptiste ont compris que l’influence féminine est le grand levier de toute œuvre sociale, aussi ont-ils résolu de mettre à profit ce fluide magnétique, insinuant, intangible, mais tout puissant que dégage le cœur de la Canadienne, afin de pénétrer de chaleur la plus belle œuvre qui soit au monde : l’évolution intellectuelle de notre race. Les plus timides se troublent et se demandent comment ce grand mystère s’opérera, comment le souffle progressiste, passant par leur bouche rose, pénétrera les énergies endormies des masses ? Ce que femme veut, Dieu le veut. Les Marguerite Bourgeois, les Mance, les Mme d’Youville, de la Tour, etc., disent par leurs œuvres que lorsque le patriotisme ou la charité l’anime, la femme devient l’instrument des plus hauts desseins de l’Éternel. L’élite de notre société montréalaise a chaleureusement répondu à l’appel des directeurs de la Saint-Jean-Baptiste. Bientôt, comme sous la baguette d’une fée bienfaisante, notre métropole sera dotée d’un institut qui deviendra sa gloire en même temps que le salut moral de nos femmes du peuple. Toutes auront droit de venir rompre le pain de la science dans le temple érigé par la nation canadienne. Assises au même banc, l’ouvrière, la grande dame, la servante, l’élégante, pour quelques heures du moins, oublieront les distinctions sociales qui les séparent depuis tant de siècles : ce sera le réveil des agapes chrétiennes.

Une société qui compte parmi ses directrices. Mesdames Béique et Dandurand, est assurée de pouvoir faire face à la confiance que l’on place en elle.

De la première, je ne dirai qu’un mot ; sa modestie m’interdisant le plaisir de rendre hommage à ses qualités du cœur et de l’esprit. Madame Béique est la digne fille du spirituel savant dont nous gardons un souvenir attendri : M. Dessaules. Son amour filial acceptera ce discret éloge plus flatteur dans sa brièveté que tout l’encens qu’un thuriféraire adroit pourrait brûler à ses pieds. Parce qu’on peut toujours s’enorgueillir avec raison de continuer les traditions glorieuses d’un passé, si aimé, parce qu’il tient encore à soi.

Madame Dandurand est l’écrivain connu dont la plume virile et la vaillante attitude ont réclamé les droits de la femme, entre autres, la liberté pour elle de penser autrement que par des cerveaux masculins. Le féminisme n’a jamais eu de défenseur plus ardent, et la cause de l’éducation, plus dévoué promoteur. Aussi, nous devons bien augurer des résultats merveilleux qu’obtiendra la nouvelle association, au point de vue intellectuel.

Voici les noms des dames constituant le comité d’administration :

Mmes L. O. David, Louis Beaubien, René Masson, Damien Rolland, G. Baby, L. J. Tarte. Henri Taschereau, L. Gouin, C. P. Hébert, J. O, Gravel, V. Berthiaume, L. J. A. Surveyer, C. Gagnon, O. Faucher, Henri Archambault, L. E. Geoffrion, P. Bruchési, J. P. Beauchamp, U. H. Danduraud, D. Parizeau, J. X. Perreault, Dumont Laviolette, L. E. Beauchamp, G. Langlois. Sauvalle, Jules Laberge, P. Laberge, P. A. Roy, J. B. Beaudry, J. P. Rottot, A. Turcotte, etc. Mesdemoiselles Victoria Cartier, Barry (Françoise), Bélanger (Gaétane de Montreuil), Gleason (Madeleine), Lesage (Colette), Papineau, Éva Circé (Colombine).

— Encore une utopie féministe, me disait un aimable railleur. Décidément nous tombons en quenouille : nous ne marchons plus que sous la blanche bannière de ces dames !… Qu’est devenu le temps où de leurs doigts blancs elles tissaient l’étoffe du pays et les belles catalognes à rendre l’arc-en-ciel jaloux !

— Ah ! monsieur, les temps ont filé. À qui la faute, si les cardeuses, les tricoteuses, les tisseuses mécaniques ont détrôné le rouet et le métier ? — Au temps !… Au temps !…

Revenons à ce qui vous inquiète. Ce fantôme blanc dans l’air, vous ne venez donc que de l’apercevoir ! Mais le drapeau féministe s’agitait à la tourelle des castels quand les croisés allaient à la conquête de la Terre-Sainte. Il flottait au dessus des régiments, et le soldat mourait en lui envoyant un baiser. Il claquait, joyeux dans le vent, au couronnement du roi à Reims ; il réveille la France à son antique chevalerie, et toujours il porte haut la charité et le patriotisme. Aujourd’hui, le blanc étendard se dresse dans le ciel pour ranger sous son égide toutes les affamées de lumière qu’un sort cruel a laissées dans l’ombre.

D’abord, le torrent du féminisme surgissant des siècles de barbarie a effrayé l’univers par son fracas. Le flot tumultueux déracinait les jeunes pousses, jaunissait l’herbe veloutée, faisait s’enfuir les craintives hirondelles ! Mais plus bas, il s’élargit, se calme gentiment, jase avec les nénuphars ; il devient le grand fleuve régénérateur qui porte la fertilisation dans les champs. Les poètes et les écrivains l’avaient raillé ; ils le chanteront demain et l’Église bénira sa douce influence. La femme révoltée de l’infériorité morale dont on la flétrissait a voulu prouver sa personnalité dans la littérature, dans les arts ; elle y a réussi. Une noble fierté illumine ses traits ; elle peut dire à son compagnon de vie : « Vois, je suis ton égale. Tu peux m’aimer, je suis une âme et non pas une poupée automatique, comme tu disais. »

Et la toge, l’hermine, le bonnet carré, ont été jetés aux orties. Voilà comment finissent des guerres de femmes, par des baisers, par une étreinte plus resserrée autour de votre cou, messieurs. Jamais la femme, même écrivain, n’a voulu abdiquer sa royauté au foyer. Quelqu’un demandait à l’illustre et charmante Madame Stowe comment elle avait écrit « lOncle Tom. »

— Monsieur, en faisant le pot-au-feu de ma famille.

N’oubliez pas, messieurs, que le but poursuivi par la Société des Dames Patronnesses de la St-Jean-Baptiste, doit être bien vu de vous, car il vise votre bonheur.

L’homme s’est échappé de sa chrysalide, il volète, libre et fier, vers les hauteurs. La femme à son tour doit briser le cocon d’ignorance et de servitude morale qui la tient prisonnière, si elle veut suivre son compagnon ailé dans l’espace. L’homme sorti du creuset de vingt siècles civilisateurs a le droit d’exiger une compagne qui lui ressemble.

N’est-ce pas qu’il vous faut plus et mieux que le verbiage d’une coquette sur la dernière création de la mode, le scandale du jour ou les méfaits de la bonne ?… N’avez-vous jamais éprouvé un sentiment de solitude auprès d’une personne aimée, mais qui ne sait vous comprendre. Cette tristesse d’être si près l’un de l’autre et de rester étrangers. Vous venez de lire une page de maître, une émotion intense vous remue, vous cherchez une main à presser, une voix qui fasse écho à la vôtre, lorsque vous vous écriez : Que c’est beau ! Mais un regard vague, une figure distraite, glace sur vos lèvres les explosions de votre enthousiasme. Si l’on recherchait les causes de la désertion des foyers, on y trouverait presque toujours la même : l’ennui. Les clubs, les maisons de jeu, les estaminets, ces dévorantes fournaises de nos grandes villes sont alimentées par les désillusionnés, les blasés et les spleenitiques.

Non, quoi qu’on dise, on ne peut étouffer l’idéal. Les raffinements de la société moderne, les merveilles du luxe, tout ce que l’art a pu créer pour faire d’un boudoir une miniature d’Éden, ne peut combler cet inextinguible soif de jouissances affinées que l’âme rêve toujours plus ardemment. La matière, esclave, a voulu être reine, mais l’esprit a chassé l’intruse, il lui a dit : C’est moi qui commande, je suis le bon enchanteur qui d’un coup de baguette convertis la mansarde en palais, le chaume en lambris d’or. Le front que je touche devient rayonnant, soudain auréolé d’un diadème plus brillant que celui des souverains. Ce que j’enfante ne meurt pas. Les vers du poètes, d’autres les rêveront demain. Si le génie les anime, l’immortalité les revêt déjà. Comme le soleil fixe sur une feuille blanche les traits effacés d’une personne disparue, ainsi l’âme de l’univers garde stéréotypée dans les mots, la pensée de tous les grands disparus dont les noms chanteront toujours à nos oreilles : Virgile, Homère, Shakespeare, Le Dante, Hugo, Zola ! Puisque tout ce qui demeure des empires évanouis, des races éteintes est le souffle divin des poètes et des écrivains, faisons en sorte que notre race vive à jamais.

La matière première, chez nous, est d’une richesse inouïe. Que de trésors inexploités dorment dans l’obscurité ! La race canadienne est ardente, généreuse, impressionnable, elle a de merveilleuses aptitudes pour les sciences et les arts. Son jugement est solide, son esprit brillant, que lui manque-t-il pour arriver à devenir la plus grande nation du monde ? — Vous l’avez pressenti : Une pépinière où la jeune fille recevra l’alimentation intellectuelle que, plus tard, devenue mère, elle réchauffera dans son cœur avant de la donner en becquée aux petits.

Mais il faut le concours de toutes les femmes canadiennes à cette œuvre éminemment patriotique. De même que toutes les petites vagues se coulant les unes dans les autres finissent par creuser un lit immense qui s’appelle l’océan, ainsi l’union de toutes dans une même pensée humanitaire pénétrera de force ce rêve sublime, de conduire le peuple vers le bonheur, par les sentiers de l’honneur et de la science.