Bleu, blanc, rouge/76

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Déom Frères, éditeurs (p. 347-352).


LE BARDA



COMME Monseigneur le Printemps envoie des hérauts ailés avertir de son arrivée prochaine, les braves petites ménagères se hâtent de faire leurs maisons coquettes, pour fêter l’Hôte désiré. Il faut les voir, la robe retroussée, les bras nus, la natte embrouillée, le nez bourré de poudre noire, la mine débraillée et l’air affairé, promener le balai et l’époussetoir dans tous les coins. Telle jeune femme timide, au fin profil de camée, prend des allures de virago, des mines rébarbatives de vieille sorcière, à la voix cassante et dure, quand l’horloge du temps sonne l’heure du grand barda, selon la pittoresque expression canadienne, laquelle blesserait le tympan délicat de notre correcteur national, mais elle peint si bien la désolation du chaos, enfant légitime du bon ordre et de la propreté. Le barda ! Une eau forte parlée, dirait Richepin.

Si les maris voient poindre avec une certaine appréhension cette ère d’anarchie, les petits, eux, sont aux anges ! Le grand plaisir que d’être toujours guindés dans un grand collet raide comme un bardeau, ou pris dans une blouse empesée et d’aligner tranquillement des soldats de plomb sur une table. Vivent la liberté, la tignasse emmêlée, la grève avec l’essuie main et le peigne, les deux belles chandelles qu’on laisse se figer sous leur nez rose !

On sait le mot de Louis XV, enfant, mot à image qui caractérise si bien la bohème ingénue. Le grand ennuyé ennuyant, que fut le « Bien-aimé », était déjà rongé par la mélancolie, à l’âge où l’on joue aux billes et au volant. Accoudé à une fenêtre, il disait aux grands seigneurs, aplatis à ses pieds, en leur montrant une grande flaque d’eau noirâtre… « Moi, pour m’amuser, je voudrais m’aller rouler dans cette belle crotte. »

Il devait pourtant s’y vautrer un jour dans cette fange sans y trouver, hélas, la félicité rêvée !

Pauvre gamin royal, que le poids de la grandeur écrasait déjà ! Nos mioches, au moins, une fois l’an, échappent au carcan de la contrainte et de l’étiquette. Voyez ces trois bambins, agenouillés dévotieusement devant une cuvette remplie d’eau, l’aîné fait naviguer de petits bateaux en papier, pendant que Bébé, gravement passe à la lessive une horloge en bronze doré, et mademoiselle Fifine, enfin peut baigner sa poupée ! Qui pourrait dire l’ivresse contenue dans ces trois mots : Jouer dans l’eau ! qui résument toutes les aspirations de bonheur des petits !

Pendant ce temps, la mère et la fille se concertent dans le salon, tout en flattant du tablier un superbe instrument en acajou, sur lequel mademoiselle brise des arpèges, roule des variations d’un bout à l’autre du clavier modulant des romances sentimentales, comme : « Ce que l’on souffre quand on aime » — « Connais-tu le pays » — « Tes blanches mains pressaient les miennes », etc., qui entortilleront le cœur du futur.

— Dis donc, Foubournia (authentique) si l’on plaçait le piano à l’autre bout de la pièce… On le verrait si bien en entrant.

— Oh ! maman, j’y pensais justement !

Abondius (authentique) pauv’chien, viens donc nous aider !

Pauv’chien laisse en rechignant ses journaux.

— Où c’est, que vous voulez mener cet éléphant !

— Là ?

— Bon ensemble ! Han ! —

Le piano a remué.

— Ouf ! je n’en puis plus ! fait le forçat de l’amabilité conjugale, en s’épongeant le front.

— Reposons-nous !

On halète, on se reprend encore ! À bout de han !… et de force « Bref l’attelage, suait, soufflait, était rendu ». Le piano, enfin, touche l’endroit convenu. La mère se met à distance pour juger de l’effet. Foubournia esquisse une moue significative, monsieur légèrement inquiet de ce silence :

— Au moins vous êtes contentes ?

— Pauv’chien, ne… sois pas fâché… mais… je crois qu’il était mieux comme avant ! Hein, fillette !…

Abondius s’écrase dans un fauteuil.

Tiens chérie, cours donc après ce grain de poussière qui s’envole là-haut ! Ah ! il vient de se poser sur le cadre…

— Méchant, va, tu ris toujours, toi ! Pendant que ta petite femme se donne tant de mal pour tenir notre logis propre, reposant. Le soleil, en filtrant à travers des vitres bien claires, éparpille des pierreries dans les cristaux, tandis que ces rideaux roses dans notre chambre, mieux que les blancs d’hier, jettent sur les meubles une teinte douce de pastel.

— Oui, oui, mais en attendant tu ressembles à un fusain. C’est juste, au lieu de rire, je devrais pleurer. Ce matin mon chapeau est tombé dans un seau de céruse, la nuit dernière, j’ai failli me défoncer le crâne sur le mur. L’idée aussi de ce déplacement de couchette ! J’étais perdu comme dans un labyrinthe… En cherchant la ficelle d’Ariane pour m’orienter, je saisis à temps la rampe de l’escalier, où j’allais dégringoler… Ce n’est qu’un homme à la mer !…

Qu’est ce donc ce cyclone qui passe dans nos maisons ! abat les cadres, décroche les rideaux, soulève les tapis !… Sans compter que je meurs de faim, il me prend des vertiges !… Est-ce manger, que de grignoter un croûton de pain, avec un peu de fromage et de saucisson sur un coin de table, en compagnie de bibelots, de jardinières et de pots à tabac ?… Eh mon Dieu ! j’ai tort de me plaindre, ce pauvre X** est encore plus misérable que moi !… Sa femme, méticuleuse à miracle, a su forcer l’imbécile à se confesser et à se purger en même temps qu’elle faisait son barda, histoire d’en finir tout à la fois ! Il a tenté une timide protestation :

— Ma chère, tu veux rire, mon âme et mon corps se portent bien, plus tard… nous verrons !…

— Tut ! Tut ! c’est le récurage général. Il dut céder : se confesser et se purger… Oh ! les femmes, les femmes ! quand elles ont martel en tête…

— Ingrat ! Ingrat ! sanglote la pauvre petite, perchée sur son échelle. Et les larmes noires de la première brouille tombèrent dans le seau d’eau sale, placé sur la tablette en dessous de l’escabeau.

L’homme a tort et la femme, raison. C’est évident. La vie n’est pas une aquarelle : un ciel toujours pur, une rivière qui semble dormir, un gazon proprement lavé, où de grandes traînées lumineuses tombent de la paix des montagnes bleues. Un philosophe devrait accepter l’existence avec sa double face blanche et noire, chanter la symphonie en gris, avant l’alleluia pascal. Mais, il faut aussi prendre en pitié le pauvre compagnon de votre vie, il revient le soir si fatigué quand les chiffres, tout le jour, ont dansé devant ses yeux rougis ; si ennuyé, quand des clients l’ont tenu des heures durant à écouter leurs balivernes et leurs doléances mensongères, si écœuré de cette boue d’agiotage, de duperie et de mesquinerie qui s’attache à ses pieds et les alourdit. Il doit trouver, comme antidote, l’intimité facile et douce du foyer ; cette pénétration continue, qui de deux êtres n’en font qu’un, ce sourire affectueux, qui console de tout, même de vivre.

Craignons que s’il ne le trouve chez lui, il aille le demander ailleurs. Une soirée hors du foyer, peut jeter un homme bon, sensible, mais faible, dans l’engrenage du vice ; quand un doigt est pris, tout le corps y passe !

Comment donc concilier ces deux choses qui semblent incompatibles, ordre et propreté ? En observant la morale du rat de Lafontaine :

Patience et longueur de temps,
Font plus que force ni que rage…

L’entretien hebdomadaire de vos tapis et de vos meubles ; l’ordre minutieux de chaque jour vaut mieux que de laissez amonceler la poussière.

Voyez, l’Éternel, d’un seul coup de baguette eut pu faire surgir le monde du néant, il a préféré consacrer des millions d’années à sa formation pour nous apprendre, sans doute, que la perfection n’est pas de faire vite, mais, bien, le moindre de nos actes, en éloignant la précipitation, ce coup de vent dévastateur !