Bleu, blanc, rouge/78

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Déom Frères, éditeurs (p. 354-359).


QUÉBEC


Seul le français ou l’aigle pouvait concevoir l’idée de percher son aire à la pointe du Cap Diamant couronné d’un béret de nuages flous, site merveilleux d’où l’œil se perd dans l’infini des horizons. Debout, sur cette haute cime surgissant des rochers, baignés dans le ciel qui plane sur nos têtes, à nos pieds, partout, une félicité supra-terrestre s’empare de notre âme, un amour du beau et de l’idéal la transporte aux plus pures régions de la poésie. De même que la sibylle grecque était prise d’inspiration en montant sur le trépied magique, en gravissant la ville de Québec, nous sentons les affinités matérielles de notre être se volatiliser, tant il est vrai que les hauts sommets, physiquement et moralement, nous rapprochent du ciel. L’Olympe, le Parnasse, le Sinaï, le Nebo, le Golgotha, ont été, tour à tour, l’habitacle de la poésie, de la divinité dans leurs phases glorieuses et douloureuses.

Pénétration réciproque et mystérieuse de l’âme et des choses, nous empruntons souvent la teinte de nos idées, la couleur de nos impressions au milieu dans lequel nous vivons. Ce panorama unique. Cette poésie des lieux s’identifie, s’incorpore à notre esprit. Il devient facile de reconnaître la couleur Québec à certaines productions littéraires, lesquelles en restent comme imprégnées. Dans cette ville suspendue en l’air, on n’a qu’à se laisser vivre en ouvrant les yeux et la bouche pour être poète. L’on ne s’étonne plus après avoir vu la vieille cité française, que le vieux Champlain en ait fait le dépositaire des principes de chevalerie française, de l’honneur de la foi des ancêtres qu’il voulait transmettre intacts à ses fils : le vieux dragon de pierre veille sur son trésor avec un soin jaloux, les briseurs d’idoles, les vandales d’outre mer s’useraient les griffes à vouloir escalader la vieille forteresse : Québec ne rend pas ce qu’il garde. »

On vante tous les jours le Québec commercial actif, avec sa ligne régulière de maisons modernes qui s’éveillent en souriant au côté du vieux Québec. Mais je demeure pour l’ancien, si curieux par son architecture démodée, ses pignons en mitres d’évêque, ses portes-forteresses, sa vieille citadelle, ses rues étroites, tortueuses, sombres qui montent à pic et descendent en escarpements. Quelques-unes des maisons en pierre grise ont leurs châssis encore carreautés de petites vitres enchâssées dans un mince treillage de plomb. Sa vieille basilique écrasée, toute grise en dehors mais rayonnante en dedans comme un ostensoir. Et pour compléter l’illusion d’être une ville d’un autre siècle, on voit des calèches errer mystérieusement dans ses rues, traînées par des fantômes de chevaux maigres et poussifs. Ces habitations d’un autre âge, dans leurs vieilles robes en pierre, semblent au-dessus de tout ce qui s’agite de moderne et de mesquin en dehors des murs qui s’effritent. On sent planer autour d’elles, les chers souvenirs anciens, alors que le drapeau tricolore flottait libre et fier, à la crête du cap altier. Il s’en dégage comme un fluide qui s’inocule à notre être avec le parfum de l’air. Il semble qu’en même temps une ombre s’allonge des maisons lézardées sur notre âme et qu’une voix chuchotante monte de l’eau endormie, comme la voix d’Ophélie de Shakespeare pour nous dire la gloire des temps passés et chanter la sublime épopée des héros qui dorment sous ses murs. Ainsi dans le flocon de cristal, où les pleurs des roses se sont desséchés, le parfum subsiste âme immortelle des fleurs, du souvenir, de l’amour, de l’encens, âme indestructible de tout ce qui a vécu, que la mort transforme sans anéantir.

Les cloches à Québec ont aussi une manière toute drôle de sonner : elles portent au rêve et à la mélancolie. Des cloches intermittentes qui pleurent, prient, modulent et dont la voix semble venir de loin : sonnerie mièvre des couvents, cloches fatiguées des anciennes chapelles dont la respiration haletante tombe dans l’air comme les battement d’un vieux cœur las d’avoir trop aimé, trop souffert !…… Ces appels réitérés des cloches ne résonnent pas dans le vide. C’est dans la rue une longue procession de dévots qui se rendent aux différents sanctuaires, silencieux et recueillis, car Québec est restée le porte-drapeau du catholicisme au Canada. Sa foi est vivante, sans ostentation, une foi du dix-septième siècle. Le foyer a gardé les vieilles traditions de la famille française, respectueuse de l’étiquette que dédaignent les centres anglifiés : « Le temps c’est de l’argent », donc l’épargner en de brefs saluts, en d’expéditifs shake-hand, en de froides et laconiques phrases de bienvenue, c’est une mesquinerie que la société québecquoise ignore, car l’hospitalité que l’on y donne est large, un peu dédaigneuse peut-être, mais de fort grand air, et si franche ! Les Québecquois n’ont qu’un petit défaut, je le dis tout bas c’est… d’être un peu marseillais et de croire qu’il n’y a que Québec au monde. Soyez tout ce que vous vous voudrez, si vous n’êtes pas québecquois, il vous manque quelque chose. On ne vous le dit pas, par délicatesse, mais on sent poindre entre les ligues l’orgueil de leur Cannebière, une légitime fierté d’être de la plus belle ville au monde « Ah ! vous n’êtes pas de Québec ! » Un léger désappointement assombrit leurs traits, une pointe d’étonnement passe dans leurs yeux attristés, une moue involontaire court sur la lèvre mais ces ombres passagères se noient vite dans un sourire. Las ! on l’a saisie avec d’autant plus d’acuité qu’on se reproche toujours comme une maladresse du destin de n’être pas né à Québec.

Il y a entre le vieux et le jeune Québec une différence qui symbolise deux états d’âmes bien différents. Prenons, au point de vue féminin, le vieux couvent des Ursulines en opposition au couvent des Franciscaines. Le premier monastère a l’aspect sévère des vieux cloîtres du moyen-âge. Les religieuses vêtues de noir passent comme des ombres dans les longs corridors, vieillies, parcheminées, derniers vestiges d’une époque défunte. Elles s’harmonisent avec les tableaux de vieux maîtres obscurs qui s’effacent lentement sous le doigt du temps. Les murs se crevassent, la maçonnerie s’enfonce dans la terre, une odeur de vétusté monte de la poussière des atomes, en même temps qu’un sentiment de tristesse et de solitude vous étreint, comme si vous descendiez dans un tombeau. On craint de parler haut ainsi qu’en une chambre d’agonisant. On n’ose troubler la solitude de ces âmes rentrées dans l’anéantissement et la paix. On souhaiterait parfois être comme elles délivrées des angoisses de la vie.

Chez les Franciscaines, au contraire, tout y est clair, vivant et réjouissant. Cloître manorial flanqué de tourelles gracieuses, construction d’un style antique rajeuni par l’élégance moderne. Salles éclairées et spacieuses. Sanctuaire d’une richesse incomparable en Amérique. L’aspect de nos cathédrales est parfois sévère, triste même. Ici, l’on est conquis par le charme presque sensuel qui se dégage de l’harmonie des teintes et de la forme. La beauté calme de cette chapelle sous la poussée d’un fiat lux muet devient soudain braséante. Mille lumières électriques surgissent des autels, de la voûte, des colonnades, de partout à la fois ! Nuit et jour, deux religieuses montent la garde devant le saint Sacrement continuellement exposé. Elles arrivent lentement, tout de blanc vêtues, dans les tons des figurines d’ivoire.

Leurs robes déferlent sur la dalle dans un long prosternement, on s’étonne qu’elles ne laissent pas de sillage, comme feraient des cygnes ondulant sur la pureté des lacs. Puis leur prière commence. Immobiles maintenant, les blanches religieuses sont en colloque avec l’agneau sans tache, l’époux de ces vierges immaculées ? Elles sont droites comme les cierges qui brûlent sur l’autel, se consumant, comme la cire fond, en aspirations généreuses, en sacrifices d’amour surhumain.

On nomme les Franciscaines les coquettes du bon Dieu et je comprends que l’époux mystique aime à se mirer dans la pureté de ces âmes blanches, belles d’une beauté surhumaine même, ces jeunes sœurs cloîtrées dont la plus âgée compte à peine trente ans. Elles ont le teint des jolies québecquoises, de grands yeux profonds, limpides comme un ciel d’aquarelle, ces rayonnantes épouses du Seigneur, enfants par le regard, mais femmes par la pensée et le dévouement !

La mort même en ces lieux a un aspect reposant. Du blanc, rien que du blanc autour de la religieuse défunte qui repose sur un lit de parade dans la crypte de la chapelle, sa robe d’épousée parsemée de roses, les doigts effilés joints par l’extase dernière, les lèvres pâlies sous un sourire inachevé avec une illusion de vie sur les lèvres, tombée des cierges scintillants. On dirait une vierge de cire conservée dans une châsse en verre… Et pour la première fois m’agenouillant près de cette couche nuptiale d’une franciscaine défunte, je me suis dit que parfois la mort est « belle, » quand elle rayonne du sourire de la béatitude…

Eh bien ! dans ces deux monastères, je crois voir un symbole du passé et de l’avenir. Le christianisme d’hier s’enfouissant sous la brume des siècles, avec le lever radieux du christianisme moderne fait de grâce et de mansuétude, de douce persuasion, de céleste tolérance, de charmante philosophie, personnifié par Léon XIII et Lacordaire, prêché par les dominicains. La prédication terrifiante et les épouvantements sont choses du passé, le christianisme des temps modernes a l’onction de son divin Fondateur Jésus, et ses prélats ont le suprême attrait de la sainteté souriante et courtoise !

Ah ! cette jeunesse de la vieille Église lui vient de sa charité qui renouvelle continuellement le sang de son cœur, de ses communautés qui lui fournissent une sève nouvelle : hospices, orphelinats, pensionnats, crèches, orgueil de notre Province. Tant que le cœur de la vieille Église s’ouvrira aux souffrances des malheureux quelle pique meurtrière oserait le déchirer et l’exposer sanglant aux insultes de la populace affolée ?…