Bleu, blanc, rouge/Texte entier

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Déom Frères, éditeurs (p. 7-366).

DÉDICACE


À toi qui vins vers moi comme un printemps joyeux,
Pomponner de fleurs d’or mon âme blanche et nue,
Je t’offre cette gerbe en sa grâce ingénue,
Éclose de ma plume au soleil de tes yeux :
Hommage d’un cœur humble au souvenir d’hier,
Parfumant à jamais les feuillets de ma vie.
Lorsque sur notre azur la lumière pâlie
Des astres du passé descendra vers la mer,
L’on verra dans la nue un sillage lacté,
Une écharpe de gaze à demi-consumée.
Qu’agite dans l’espace une invisible almée,
Au-dessus d’une étoile, adorable beauté,
Voilant ses fins attraits du tissu transparent.
Plus léger qu’un parfum, plus merveilleux encore.
En sa fragilité que les fils de l’aurore.
L’étoile prisonnière errante au firmament,
Vers les beaux pays bleus dans un rapide essor,
Vole d’un monde à l’autre au-delà des mirages.
Et sans cesse attirée en de nouveaux rivages.
Pousse jusques au ciel un de ses rayons d’or.
Le nuage nacré comme un esquif ailé
Sur la vague des airs bercé la douce étoile ;
Un caressant zéphyr fait frissonner la voile :
C’est le retour heureux du rayon exilé !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’étoile prisonnière, ami cher, c’est ton âme ;
Le halo qui te suit, planant autour de toi,
C’est le souffle immortel de l’être qui fut moi,
Un reflet infini de la défunte flamme
Qui brillait en nos yeux aux soirs de nos bonheurs.
Quand nos cœurs las de battre, épuisés d’amertume,
Ainsi qu’une veilleuse où l’huile se consume,
Auront ici versé leurs dernières lueurs,
La mèche ardente encore ira s’alimenter
Aux foyers des soleils où naissent les planètes,
Les constellations, les bizarres comètes,
Que l’on voit, chaque soir, gentiment fleuretter,
Se lutiner dans l’ombre en un mutisme étrange,
Darder de longs regards sous leurs cils abaissés,
Frissonnantes d’extase aux fluidiques baisers
Qu’échangent les esprits délivrés de la fange ;
C’est un dogme sacré que l’amour infaillible
Promulgue ex-cathedra : « La vie est un éclair…
Elle luit un instant, pulvérise la chair.
Seul le trait qui jaillit au moment indicible
Où s’unissent deux cœurs, doit survivre au néant.
Aime, désire et souffre, arrache à la matière
Cette vibration, orgueil de la poussière.
Avant de retomber dans le fossé béant,
Fais flamboyer ton être, illumine la nuit…
Où tu dois remonter. Car les heures sont brèves…
L’hiver flétrit les fleurs aux pétales de rêves……
C’est un champ désolé qu’un cœur où rien ne vit. »

Colombine

BLEU-BLANC-ROUGE


Le soleil, père du monde, qui, depuis tant de siècles, roule majestueusement dans l’espace sans s’écarter de son orbite, sans se choquer jamais aux autres astres dans ses immuables révolutions ; le soleil de paix et d’amour qui préside à l’harmonie universelle éclairait, ce jour-là de son grand œil de feu, — ô ironie du destin ! — l’immensité des plaines d’Abraham, où deux races ennemies s’entr’égorgeaient pour s’arracher « quelques misérables arpents de neige ».

Montcalm jouait en désespéré la dernière partie de la France. On entendait les crépitements d’une fusillade endiablée d’où sourdissaient les plaintes des blessés, les cris des agonisants répercutés par les Laurentides. Une écharpe de deuil flottait à la tête du cap Diamant, qui tremblait sur sa base, comme si le soc d’une charrue eut entr’ouvert ses flancs de granit. Mais las ! les sillons creusés étaient des fosses dévorantes qui engloutissaient les soldats français ! La voix grondante des canons anglais sonnait le glas des vainqueurs d’hier gisant étendus sur la plaine et regardant le ciel de leurs grands yeux éteints !

Intrépide, fou d’audace, Montcalm excitait ses soldats à la lutte suprême. Il observait les ennemis, donnait des ordres à ses officiers, relevait le courage défaillant de ses soldats. Tout-à-coup, on le vit bondir au milieu de la mêlée. D’un geste sublime, il montrait le drapeau blanc, et plus qu’une longue prosopopée, le regard d’amour dont il enveloppait le morceau de soie noircie par la poudre, enthousiasmait les combattants. Sans craindre les boulets qui creusaient autour de lui une trouée de plus en plus profonde, il criait d’une voix vibrante : « En avant ! » Et les soldats, hypnotisés, le suivaient en répondant : « Vive la France ! »

Mais il était dit que l’héroïsme serait vaincu. Soudain une bande de feu éclaira l’horreur du champ de bataille, et une décharge de mousquets éclata comme un coup de foudre. Dans la bousculade serrée, affolée qui s’en suivit, le général français tomba, frappé à l’épaule par une balle meurtrière. Comme si elles n’eussent attendu que ce signal, les troupes anglaises fondirent comme des vautours sur la poignée de braves qui se débattaient, dans les affres de l’agonie, tandis que Montcalm, oubliant qu’il allait mourir, ne cherchait qu’à se dresser sur ses jambes pour voler au secours de son armée menacée. Il grattait la terre de ses ongles, une écume rougeâtre aux lèvres, dans sa rage impuissante de ne pouvoir vaincre l’infâme, qui déjà immobilisait ses membres. Avec l’énergie de ceux qui ont fait l’holocauste de leur vie, il se traîna jusqu’au drapeau blanc, s’accrochant à la hampe, il porta ses lèvres sur le sublime haillon, et de ses bras défaillants il l’enlaça dans une étreinte passionnée. Le sang s’échappait en bouillonnant de l’épaule fracassée et coulait de la blessure jusque sur l’étendard de France. Au même moment les canons anglais grondèrent la victoire des fils d’Albion, chèrement achetée, puisqu’elle leur coûtait la vie de Wolfe. Les officiers accoururent au-devant de Montcalm et le reçurent dans leurs bras. Mais le général français se redressa soudain, son grand corps sanglant domina un instant la plaine maudite, il apparut dans sa pâleur marmoréenne comme un dieu guerrier, avec une moue de défi au coin de ses lèvres minces :

— « Je… meurs content… soupira-t-il. Je ne verrai pas la prise de Québec par les Anglais. »

Le héros ouvrit plus grand ses yeux éclairés déjà de la lumière éternelle ; sa bouche, crispée par la haine, se détendit. Il roula sur le champ de bataille, confondu avec les humbles héros morts inconnus pour le drapeau de la France adorée.

Le voile du temple ne se déchira pas, mais le cap granitique gémit jusque dans sa base. Comme un arc-en-ciel de paix, l’on vit se profiler sur le fond sombre des Laurentides une bande lumineuse formée des trois couleurs Bleu-Blanc-Rouge. Effet de mirage, sans doute, la grande ligne bleue du fleuve, le drapeau blanc des croisés, la traînée de sang vermeil jaillie de la blessure de Montcalm, harmonisèrent leurs trois couleurs et se sensibilisèrent dans l’éther. Ô merveille, un éblouissement tricolore comme une oriflamme aérienne flotta dans l’air libre !

La plaine d’Abraham d’où sortent parfois d’étranges clameurs est restée une terre déserte et morne, écorchée par les vents, brûlée par un soleil vengeur. Solitude plus triste que celle des prairies de l’Ouest, puisque aucune fleur ne l’égaye d’un sourire printanier. Plaine vide et nue, la lumière du jour, plus désolée que l’ombre de la nuit, ne se lève sur elle que pour éclairer l’horreur d’un champ maudit où la France sanglante, mais non vaincue, nous soupira un long adieu.

* * *

Ô tricolore, je t’aime parce que le monde naquit le jour où tu claquas dans l’air ton premier baiser d’amour ! Le tricolore, c’est un cœur qui bat dans l’espace, il range sous son égide toutes les âmes ardentes assoiffées de générosités, d’idéalisme et de glorieuses utopies. C’est le phare lumineux qui guide la marche des hommes à leurs éternelles destinées, par les sentiers de l’honneur et de la science… Que vient-on nous parler d’un autre drapeau que le tricolore, quand ce fut lui que nos cœurs d’enfants acclamèrent aux jours de nos fêtes nationales !… Dans ses plis rayonnants flotte tout un passé de gloire, les fières traditions de la mère-patrie, dont le hoc signo vinces s’écrit ainsi : Liberté, égalité, fraternité. Chaque année quelque énergumène surgit de nos rangs pour crier : « Il nous faut un drapeau ! » comme si nous n’en avions pas un. Celui-là rêve d’un étendard blanc avec l’image du Sacré-Cœur. Mais le patriotisme n’a pas de religion ; il faut que tous puissent s’incliner devant le drapeau, il ne devra donc être la bannière d’aucune secte. D’autres le voudraient bleu et rouge avec une fleur de lys… Mais que nous dit la fleur de lys, à nous, qui sommes essentiellement démocrates, attendu que la noblesse ici se recrute chez les hommes de talent et de cœur. Nous n’honorons la particule que lorsqu’elle précède ces imposantes épithètes… Certains opinent en faveur de constellations de feuilles d’érable entremêlée de fleurs de lys, servant de fond à une famille de castors… J’en passe et des plus bouffonnes. Je trouve ridicule qu’il puisse germer dans le cerveau du plus original de nos faiseurs, de vouloir nous imposer son drapeau, comme s’il s’agissait d’une nouvelle variété de chocolat, à lancer sur le marché. Mais on ne fait pas un drapeau, pas plus qu’on ne se fait un dieu et un culte. Quand les exaltés de la Révolution française voulurent imposer la déesse Raison à l’humanité pensante, l’on préféra la négation absolue à ce grossier pastiche de la divinité. Les vieux temples gothiques avaient de merveilleuses finesses, une majesté de forme où se reflète encore la foi austère qui les fit surgir de la vieille Europe croyante. Les modernes ingénieurs, avec leur savante géométrie et le luxe banal du comfort américain, ont prosaïsé les antiques temples chrétiens. Un drapeau !… Mais ce n’est pas l’œuvre d’un individu, fût-il un Napoléon ! Nous ne sommes pas des iconoclastes, ce que nous saluons dans le tricolore, ce n’est pas un vulgaire chiffon de soie aux trois couleurs, c’est la France elle-même, comme le croyant voit dans la blanche hostie, la chair même de son Sauveur. C’est le corps, le sang, l’âme de la France qui palpitent dans cet oiseau flamme, battant l’air de son aile puissante. Celui qui le nierait mériterait le déshonneur. Toutes les richesses de l’imagination la plus forte en inventions mirobolantes ne peuvent reproduire, après d’innombrables essais, l’œuvre lente des siècles agissant par leurs forces intimes. Les combinaisons les plus heureuses restent aussi impuissantes à reconstruire les œuvres d’instinct que l’art à imiter le travail inconscient de l’araignée qui tisse sa toile. Nous sommes ici à la ligne sacrée où les opinions se séparent, un point de divergence entre deux rayons partis identiques de la voûte céleste, mais qu’un accident divise en touchant terre, mettant l’infini entre eux. Cet accident c’est le fanatisme, une conception étroite du patriotisme, laquelle aurait pour effet de nous affaiblir encore en divisant nos forces. Il a fallu ce déluge de sang, qui a inondé la France pour teindre de rouge le drapeau des croisés. Le tricolore est sorti tout armé du sein de la France, comme Minerve du cerveau de Jupiter ; mais depuis de longs siècles, on l’attendait avec impatience. Quand il parut, tous accueillirent, avec un long cri d’amour, cet enfant du Miracle dont le premier cri fut un appel à la liberté. Ce cher drapeau, tout lacéré, on voudrait le reléguer aux oubliettes et nous imposer une coquette bannière, pimpante et dorée, avec l’étiquette de la célèbre maison X… Et nous forcer à l’embrasser à genoux !… Allez donc demander à ce jeune homme, qui garde comme une relique le vieux bonnet de sa mère, s’il voudrait l’échanger contre un merveilleux bonnet en fine dentelle. Le regard indigné qu’il vous décocherait, vous ferait comprendre ce qu’on peut manquer de sentiments délicats à notre égard, en nous demandant de substituer au tricolore le drapeau d’un de ces novateurs, ce qui serait plus qu’un manque de goût, mais une honteuse idolâtrie. Ah ! l’on compte sans le peuple, qui ne sera jamais complice d’une vilenie, car il a gardé, lui, le culte du tricolore.

Ô drapeau chéri, c’est à genoux que je fais amende honorable pour tous ces ingrats qui oublient que tu conduisis nos martyrs au triomphe de notre nationalité sur ses maîtres ! Ah ! que ne puis-je, comme ces braves, rendre mon dernier soupir sous ton ombre ! Plus heureux que moi, ils dorment, eux, enlinceulés dans tes plis, ô tricolore. Revêtus de cette chlamyde d’immortalité, ils défieront la corruption dernière, pour paraître radieux aux jours de gloire. Mais je veux, du moins, que le premier-né de ma pensée soit porté au baptême enroulé dans tes plis lumineux. Va, petit Bleu-Blanc-Rouge, sois brave et fier ! Combats sous l’égide de la France, notre patrie lointaine, mais présente au milieu de nous par son auguste symbole ! Que tes balbutiements naïfs célèbrent à leur manière la grandeur, la noblesse de celle que nous nommons avec orgueil notre Mère, nous qui avons le droit de nous dire ses enfants, pour avoir réussi, à prix de sang et d’humiliations, à conserver notre langue française dans une colonie anglaise.



FRANCE… D’ABORD !



À M. le Dr  S. Coté.


J’AI pour voisine une brave femme qui n’a jamais eu d’enfant. Ce n’est assurément pas faute de désirs, de prières et de pèlerinages, si le ciel s’est refusé à lui accorder cette bénédiction dont tant d’autres déplorent les matutinales harmonies.

Tout l’amour exalté, fermenté que son âme aimante n’a pu donner à ceux qu’elle appelait et qui ne sont pas venus, elle le reporte sur un petit serin jaune, beau chanteur, qui paie en roulades et en vocalises de tous genres le loyer de sa jolie cage dorée. Les instincts maternels de la bonne vieille ne savent quelle gâterie inventer pour mettre l’oiseau en belle humeur.

C’est une touffe de verdure qu’elle accroche à sa maisonnette pour donner l’illusion du bois natal au petit prisonnier, c’est une fraise, un morceau de sucre qu’elle laisse tomber dans la mangeoire. Sa main parcheminée se fait douce pour ne pas effaroucher l’oiseau, lorsque tirant la planchette de la cage, elle remplit de mil l’auge en porcelaine et change l’eau de la baignoire. Tout le jour, la bonne dame caquette, comme s’il pouvait la comprendre, l’innocent. — Bonjour mon petit enfant, dit-elle de sa voix chevrotante. T’as du chagrin… Là ! ne crains rien, je ne te veux pas de mal. Il ne fera pas beau aujourd’hui, hein ? — Déjeunez, monsieur, tout est prêt.

L’oiseau, en effet, semble connaître sa maîtresse ; il ne s’emporte pas en colère et en tumulte, heurtant ses ailes ébouriffées aux barreaux, ensanglantant son bec.

Quand viennent les jours ensoleillés, ma voisine accroche la cage à sa maison, et si quelque passant s’arrête charmé, elle ne se possède plus d’orgueilleuse satisfaction. Avide de spectateurs, la vieille dame m’interpelle :

— Ça va bien, ce matin, mamzelle ?…

Moi qui sais ce qu’elle veut, de répondre :

— Mais, oui, merci. Et le petit chanteur rossignole toujours ?

— Venez entendre ça !

Campée sur ses deux pieds, les mains sur les hanches, les yeux dilatés derrière ses lunettes, on dirait la caricature de l’extase. Deux ou trois tut, tut, très longs en guise d’ouverture, puis l’oiseau prélude en mineur, sotto voce. Des roulades s’égrènent de son gosier comme de petits remous rompant la nappe limpide de la mélodie aérienne. On dirait les soupirs brisés d’un cœur qui n’en peu plus et se pâme d’amour ou de douleur : entre ces deux états d’âme la différence est parfois imperceptible. Et tout finit dans un joyeux alleluia sonore, métallique, répété jusqu’à extinction du souffle…

— C’est merveilleux, fis-je à la vieille, béante d’extase. Mais ne croirait-on pas qu’il y a de la douleur dans ces chants ? Le regret, qui sait, d’un ciel éternellement bleu, de l’ombre parfumée des citronniers ?

— Lui ! Ah ! ah ! — Mais c’est un canari de la ville — il ne regrette pas ce qu’il ignore, le pauv’p’tit. Il n’avait pas de plumes encore quand un horrible matou le fit orphelin.

Et la vieille s’essuya les yeux à ce souvenir touchant.

— Mais qui donc lui a montré ? …

Un coup d’œil de suprême dédain figea sur mes lèvres l’autre moitié de cette naïveté.

— C’est pas moi, bien sûr. Un canari qui naît dans une cage, c’te affaire, c’est un canari, c’est pas un moigneau !… Ça vient au monde avec une petite musique comme ça, dans le gosier !…

Furieuse, elle fit claquer la porte. Je l’entendis murmurer : Faites-donc éduquer ça dans les couvents !…

Et, voilà que le mot de la vieille, c’est pas un moigneau, m’est revenu comme un trait de lumière au cours d’une dissertation sur l’éternel thème : Sommes-nous des Français ou des Canadiens ? Étrange inquiétude, pourquoi ne serions-nous plus des Français ? — Parce que nous sommes nés au Canada ! Le lion devient-il renard pour s’être réfugié dans la tanière du croqueur de poules ? — Comme le canari de ma vieille voisine, ne naissons-nous pas avec une petite musique dans le gosier qui a bien sa signification ? Qu’avons-nous besoin du dictionnaire de Tanguay pour retracer notre noble origine ? Nous portons dans nos veines du plus pur sang des chevaliers français, nos pères l’ont prouvé en mille occasions. Il y a quelques années nos braves étudiants ne l’ont pas fait mentir quand ils ont lavé dans… l’eau, l’insulte faite au drapeau français. Ah ! ce furent des jours magnifiques ! Comme une traînée de poudre, la nouvelle s’était répandue que les étudiants du McGill avaient osé porter la main sur notre tricolore. En quelques minutes l’exaltation avait gagné la ville entière. Elle flottait dans le soleil, elle volait avec le vent. Tout Montréal se portait au passage des étudiants de Laval, on stationnait dans les carrefours, en criant « Vive la France ! » Des têtes s’entassaient aux fenêtres pour voir passer les héros du jour ; à défaut de fleurs, les femmes jetaient leur cœur… Je me souviens qu’un vieux disait, les yeux en pleurs, secoué d’une émotion nerveuse : C’est beau ! C’est beau !… Et quand les étudiants du McGill durent retraiter sous la pression des boyaux d’incendie, penauds, vaincus, ridiculisés, trempés jusqu’aux os, ce fut dans toute la Province de Québec un immense éclat de rire, une envolée de toutes les âmes vers les braves étudiants !… N’est ce pas notre sang français qui n’a fait qu’un tour, à l’insulte lancée au drapeau tricolore ?

La patrie, dites-vous, c’est le coin de terre où nous avons vécu et aimé. Ce serait pour l’homme, comme pour la plante et l’animal, un besoin physique du sol et du climat, une question d’alimentation, quoi ? Parodions, pour l’adoucir, la réponse de Gryllus à Ulysse : « La patrie de l’oiseau, c’est partout où il y a du mil. » Ce qui constitue la nationalité, c’est la communauté d’idées, de sentiments, d’intérêts moraux, le libre accord des volontés et des cœurs, le même idéal, le même amour du beau, de la vérité, de la liberté, de la lumière, dont la France est le foyer.

— Mais la France nous a abandonnés ?

— Comment la France ?… Louis XIV, Louis XV !

Vous appelez ça la France ? Ces tyrans ne furent pas plus la personnification de la Vierge celtique que le Tartufe celle du chrétien. Hélas ! il advint que la France épuisée n’avait plus une goutte de lait à donner à son fils nouveau-né. On dut, malgré les pleurs de la mère, arracher l’enfant de ses bras et le confier à une saine et vigoureuse nourrice. On emporta le poupon vers les jeunes pays où l’air plus pur, les horizons plus vastes élargirent ses poumons et son cœur… Loin des genoux maternels, il apprit à balbutier sa langue, mais son cœur franchissait les océans pour voler vers la mère bien aimée. Quand on lui apprenait qu’elle souffrait, il pleurait. Il pâlissait si l’on parlait d’elle légèrement. Pour tromper son ennui, il apprit l’histoire de la France ; il lut ses poètes, il porta ses couleurs, il chanta ses vieux airs.

Sa mémoire, rebelle aux héroïques exploits des Grecs et des Romains, aux mornes tragédies de l’histoire d’Angleterre, retenait à les avoir une fois entendues l’épopée de Jeanne d’Arc, l’histoire de François 1er , de Henri IV, les luttes de la révolution française pour conquérir la liberté des peuples. Lorsqu’un des nôtres revenait de là-bas, on l’entourait, on lui faisait fête, parce qu’il emportait dans un pan de son manteau un peu de l’air de la patrie. On retrouvait à l’entendre, un écho de la chère voix de France, dont le nom seul nous est une musique.

Ah ! nos ennemis le savent : lorsqu’ils veulent nous faire bondir de rage, ils n’ont qu’à accoler une épithète injurieuse à « Frenchman ! » pour creuser un sillon de haine que seul le sang peut combler…

Quand l’enfant échappe au sein de sa mère, le sentiment indéfinissable unissant les deux âmes se trouve-t-il brisé avec le lien physique qui relie leurs deux vies ?

Demandez-le aux mères ? Est-il un battement du cœur, une douleur, une joie, une espérance, un soupir de l’enfant, dont elle ne palpite d’abord ? Elle, la sainte, la noble, la chevaleresque France, qui vole au secours de l’opprimé, ami ou étranger, serait une mère dénaturée ? Le penser est une flétrissure ! Comme vouloir ne plus s’appeler français serait une infamie. Soyons si l’on veut marseillais, québecquois, normand, canadiens, mais français avant tout. Si des ailes nous ont poussé, que, forcés d’abandonner le nid maternel, il nous faille sous d’autre climat que celui de la France, bâtir un autre nid, n’oublions pas que nous sommes toujours des rossignols et que noblesse oblige.

Parlons le français dans toute sa pureté, sans néologisme, sans anglicisme, en lui laissant toutefois la couleur locale, un charme de plus. Les idées nous viennent du dehors ; notre cerveau n’est que le nid où elles éclosent, — mais qui les y a déposées ? D’où vient le germe ou l’œuf ? — De tout et de rien, d’une révélation inattendue de la nature, d’une larme qui brusquement nous est tombée sur le cœur, d’un spectacle de la rue. Des drames passionnels sont là, l’action se déroule dans un admirable décor ; des passions palpitent, c’est un vol de papillons de toutes nuances qu’il faut saisir pour les classifier. Il y a chez nous plus de bleu, de rose et de blanc dans l’espace, que partout ailleurs. Il s’agit de les fixer sur notre palette — cela vaut mieux que de voler des aquarelles de maîtres pour s’en donner crédit.

Ah ! l’idée est une vierge immatérielle, planant parfois sur l’image la plus prosaïque : Baudelaire l’a prouvé. Elle cherche dans l’espace, l’amant qui l’épousera, poète, artiste, musicien ou savant. Mais quel déchirement, quand l’harmonie se brise entre la pensée qui s’impose et le fiancé qui ne peut lui faire chanter sa suprême mélodie, faute d’avoir perfectionné l’instrument merveilleux de la langue maternelle, si riche, si douce, si flexible et qui sait rendre toutes les nuances de la pensée et du sentiment sous l’archet d’un virtuose.


FRANCE… TOUJOURS !


Réponse à Canada d’abord.


COMME vous, jolie fauvette, j’aime le sol de ma patrie, fécondé par le sang des martyrs français, et je comprends la plainte de l’Exilé qui ne peut poser ses lèvres sur le monument de marbre où reposent les défenseurs de nos droits ! J’aime nos grandes forêts s’éveillant chaque année en joyeuses clameurs, avec le retour de la sève printanière ! J’aime l’érable national pleurant la joie de vivre et d’aimer en larmes d’or que l’abeille humaine convertit en nectar. J’aime l’ombre mystérieuse qui tombe de son front couronné, aux jours de mai, protégeant les amoureux contre les regards indiscrets. Fuyant les brûlures de l’asphalte, j’aime la paix de nos grands champs d’où le murmure étouffé des villes nous arrive comme le grondement lointain des chutes ! J’aime…

Mais quand j’étalerais l’écrin de mes amours, tout cela prouverait-il que nous ne sommes pas français ? Ce sentiment poétique qui gît à l’état latent chez le plus humble de nos campagnards, cet enthousiasme des nôtres devant tout ce qui est beau, noble, généreux et grand, est encore une marque de notre glorieuse origine !… Français du Canada, oiseaux tombés du nid, nous avons, sous d’autres cieux, accroché notre bercelonnette, et le cruel oiseleur nous retient captif dans ses lacets. Mais nous chantons toujours la liberté. Nous apprenons aux petits et les vilenelles d’amour, et le chant de guerre. Puisse, un jour, notre aile libre et fière fouetter les rayons de l’espace azuré !

Dieu a voulu que l’amour fût immortel. Il réserve au cœur de l’homme, vers le déclin de sa vie, de bien douces félicités. Ainsi l’on voit, aux jours d’automne, l’arbre à fleurs de cire se couvrir de bourgeons et de fleurs. L’aïeul, près du berceau de chacun de ses petits-fils, revit des souvenirs qui rajeunissent sa vieillesse. Puis, quand tout expire, quand le dernier flot de la vie va s’épancher, à cette heure suprême où l’on n’entend plus les bruits du monde, un dernier regard, le regard d’adieu embrasse deux ou trois générations qui prient et qui pleurent.

Le fils, un jour, avait laissé le toit paternel pour former une jeune pépinière. Ses soins et sa tendresse, il les avait donnés aux rejetons qui continueront sa lignée. Le nouveau foyer, chaque jour embelli, chaque jour plus aimé, devint le temple des familiales tendresses. Une nouvelle prêtresse sacrifia avec lui sur l’autel des saintes amours. Mais l’étreinte de ces nouveaux bras, le parfum plus capiteux des baisers de l’épouse, le luxe modernisé des tentures et des meubles, lui versèrent-ils l’oubli de la sainte dont les cheveux ont blanchi en l’aimant ? Celle qui sut trouver des mots exquis, des modulations berçantes pour l’endormir, en séchant ses pleurs, celle qui la première comprit ce langage inarticulé, incompris de lui-même, celle qui reçut les premiers battements de son cœur ingénu. Et, quand il évoque le souvenir de la maison rustique où s’écoula son enfance, le verger, la cour et tous les lieux marqués au coin d’une de ses joies ou d’un de ses chagrins passagers de gamin, il pleure, au sein de tout ce bien-être lui souriant, dans cette tiédeur de serre où s’épanouit son bonheur, car il sait comme Héraclite, « Qu’on ne se baigne pas deux fois au même flot, » que les oiseaux partis du nid, n’y reviennent plus, qu’un ange sévère garde la porte de l’Éden, armé d’un glaive et qu’il doit marcher à de nouvelles destinées implacables.

Mais il transmettra une chose à ses fils : le nom de ses pères et l’héritage des traditions ancestrales de loyauté et d’honneur, avec défense, sous peine de malédiction, de profaner le précieux legs.

Myrto, je laisse votre perspicacité pénétrer la brume de l’allégorie ci-haut donnée. Le brillant député de Labelle, M. Bourrassa, avait dit avant moi : « Nous sommes des Français, sujets anglais, » et M. Paradis, ajoute : « Nous sommes et resterons français. » Si nous sommes Français, conclusion logique, la France est notre patrie. Nous lui devons, Myrto, outre l’admiration que chacun doit lui donner, car la France est l’âme de la poésie, du beau, du sublime, l’amour d’un enfant pour sa mère. Nous devons à son drapeau tricolore, qui est le nôtre, de marcher sous son ombre à la conquête de notre indépendance, et nous avons l’obligation de rester « sans peur et sans reproche » afin d’être dignes de notre nom !

Myrto, nous devons d’être ce que nous sommes au sang français qui coule dans nos veines « Bon sang ne peut mentir. »

Parodiant une chanson célèbre, je dirai :

Mon âme à la France
Mon cœur au Canada.


UN BAPTÊME À LA CAMPAGNE



DES chevaux attelés à une lourde voiture piaffent d’impatience à la porte d’une jolie maisonnette blanche encadrée de vignes sauvages. L’or rougi des soleils automnals a teinté les feuilles ajourées, travaillées comme une broderie. Sur le fond pourpré de la dentelle se détachent des grappes d’un bleu sombre saupoudrées d’une fine poussière d’étamine, comme en laisse aux doigts l’aile diaprée du papillon. C’est le déjeuner d’adieu que Dame Nature offre à ses poètes aériens avant leur départ par grosses bandes pour ces climats lointains, « où la brise est plus douce, où fleurit l’oranger, dans un éternel printemps. »

Le village est en émoi : on sait que le ciel a visité les hôtes de la petite maisonnette et qu’un de ses anges est retenu captif dans la prison d’un berceau. On sait… Mais bah ! qu’est-ce qu’on ne sait pas dans un village où la moindre chose prend l’importance d’un événement.

Les commères s’interpellent d’une galerie à l’autre !

— Hein ! une voiture à deux chevaux, quelle extravagance !

— Des gens de la ville qui sont dans les honneurs ! Voyez-vous c’est si gaspilleux ?

— Baptiste les a vus arriver par les chars. Ça s’en fait accroire ! Attention ! que les cloches vont en sonner une danse.

— Ça va récompenser le bedeau pour le baptême des Cholette, quand cet avaricieux de Babeu a été de cérémonie, y n’a pas voulu donner un sou à l’église, sous prétexte qu’il était en chicane avec le curé. Le vieux serre-la-poigne ! … Rien que deux petits coups de cloche !… Quelle honte d’arriver au monde chichement comme ça !

— C’était à pleurer, pauv’p’tit gars, y sera pas chanceux ben sûr, vous saurez m’l’dire.

— Mais qu’est-ce qu’ils peuvent ben tarder à sortir ?… Et les mains en abat-jour, les femmes dardent de leurs prunelles ardentes les volets de la petite maison, si bien qu’ils pourraient s’ouvrir, hypnotisés par le commandement de cette brutale curiosité campagnarde, que je soupçonne assez forte pour percer l’opacité des murs. Comment expliquer autrement que tant de mystères de l’intimité soient livrés en pâture à la méchanceté des gens, quand on est certain qu’ils n’ont eu pour témoins que le ciel muet, les oiseaux endormis, le ruisseau qui ne garde l’empreinte d’aucun mirage.

À l’intérieur de la petite maisonnette blanche, l’émotion est à son comble. Tout est sans dessus dessous, le beau linge bien repassé s’échappe par gros chiffons des tiroirs béants, sur une chaise s’étale la toilette toute raide de l’enfantelet qu’une vieille femme est en train de préparer pour le baptême. Les restes d’un déjeuner traînent sur la table, et Minette, les yeux fermés, ronronnant de bonheur, étend délicatement sa patte blanche vers le plat, avec des allures de prestidigitateur. D’un coup de griffe, elle ramène les débris du repas, qui disparaissent comme par enchantement au fond de sa gueule rose. Dans la pénombre d’un jour adouci par le blanc laiteux des rideaux de cotonnade, une femme, dont la pâleur se confond avec la blancheur des oreillers, repose, les yeux mi-clos, un sourire lointain sur ses lèvres décolorées. À travers ses paupières, filtre un long regard d’amour tombant sur l’enfant, que la bonne femme tourne et retourne sur ses genoux, empaquetant comme une momie ce petit bout d’homme qui vagit sans interruption, woin ! woin !… Parfois, elle s’interrompt dans sa besogne pour s’exclamer, la bouche pleine d’épingles.

— Est il beau c’t’enfant, r’gardez moé c’te carréture d’épaules, quel fier gars ça va faire, hein ! Et puis, une voix !… que ça va relever son grand’père comme maître chantre. Mais c’est ben le père tout recopié, ses yeux, son nez, sa bouche, y pourra pas le r’nier çui là.

Dans un coin de la chambre, une fillette de cinq ans, maussade et rechignée, regarde de loin le nouvel arrivant, de ses grands yeux surpris, où demeure encore un coin de ciel.

— D’où vient il ? Pourquoi lui a-t-on donné sa place près de sa maman, qui lui sourit et l’embrasse plus souvent qu’elle. Ce marmot rouge n’est pas beau, ni bon, puis il grimace et crie bien fort, sans écouter la vieille femme.

— Ah ! ah !… ne pleure pas mon beau mignon.

On ne le connaissait pas hier, cet étranger, et il accapare tout maintenant.

La jalousie lui mord le cœur, mais elle fait sa brave ; elle veut savoir… Croyant que sa maman dort, elle s’avance à petit pas, regarde longuement le bébé, comme pour pénétrer le mystère qui brutalise sa faible raison, elle étend le bras pour toucher cette drôle de chose, et le retire, prise d’une étrange frayeur… Enfin, n’y tenant plus, elle hasarde une question timidement, puis une autre, puis vingt ; la digue une fois rompue le torrent s’écoule :

— Combien l’a-t-on payé ? — Une piastre !… C’est bien cher ! — Si l’on avait attendu après le jour de l’an, comme pour sa poupée, on l’aurait eu à moitié prix. — Les sauvages eux, où les prennent-ils les bébés ? Pourquoi l’ont-ils peinturé en rouge comme ça ?…

— Puis, quand le bébé endosse le manteau brodé et que sa petite tête disparait dans le bonnet gros comme le poing, la fillette saute de joie :

— Ah ! ah ! il s’en va !…

La mère, dont le cœur veille, a compris le petit drame qui se joue dans l’âme de la fillette. Elle l’appelle doucement, prend sa tête à deux mains, et lui parle à voix basse.

« C’est un petit frère que le petit Jésus lui envoie — il faut bien l’aimer, car il sera gentil. Et plus tard, elle le lui prêtera, pour le bercer, l’endormir en lui chantant de belles chansons !

Ingénieuse tendresse des mères : Elle lui prêterait le bébé. Le mot fit un miracle. La petite eut la vision de quelque chose à serrer dans ses bras, à aimer, à caresser, à protéger. Une gravité attendrie enveloppe ses traits ingénus de petite femme s’éveillant à la vie du cœur.

La fillette s’approche de la matrone :

— Donne, que j’embrasse mon bébé…

La porte de la chambre s’entrouvre avec fracas, laissant pénétrer des éclats d’une joie bruyante mêlée au cliquetis des verres. Un homme paraît, savonné, reluisant, sentant l’eau de Floride, étranglé dans son habit de noce, un peu fripé par le long séjour dans la commode ; il caresse du coude un chapeau haute forme, dont le poil léché par endroit est réfractaire à cette friction.

— Bon, êtes-vous prête, la mère. Les femmes, ça lambine toujours. M.  le Curé va se lasser d’attendre.

Le poupon passe de mains en mains. La marraine lui agace les lèvres, pour le faire rire, tandis que le parrain n’ose le prendre dans ses bras, de peur de le casser.

— Sous les armes, maintenant !

Le cortège se forme : la porteuse endimanchée, robe d’étoffe carreautée, mantelet de cachemire noir, grande câline, majestueuse comme si elle portait le Saint-Sacrement ; le père triomphant, cachant sa joie et son orgueil sous une feinte brusquerie, et le parrain et la marraine, des amoureux qui se poussent du coude, et rient en dessous. La mère étouffe un soupir de regret, elle seule n’assistera pas à la christianisation de son fils…

Si, elle suit le roulement de la voiture jusqu’à l’église ; les gamins du village escortent le compérage. Le cortège pénètre dans la froide chapelle, elle frissonne, lorsqu’on découvre la frêle poitrine de son fils elle entend son petit cri aigu quand le sel symbolique fond sur la langue de l’initié. Elle écoute la voix grave du prêtre qui prononce les paroles sacramentelles.

« Marie-Joseph, Lorenzo, Maisonneuve, Pie, Paul, d’Artagnan, Laurier, je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »

Oh ! d’Artagnan ! Comme elle aurait voulu que ce nom héroïque fût porté par son fils ; c’était un rêve sentimental longtemps caressé. Mais le père en tenait pour Laurier. Dame, on est rouge ou on ne l’est pas. Et elle avait cédé.

Une volée retentissante de cloches fêlées s’égrène dans l’air, moins joyeusement que dans le cœur de la mère. Un citoyen de plus ! La joie, la fierté de la race qui se continue par une chaîne immortelle ! Le bonheur de voir une fleur de son amour s’épanouir et devenir un arbre vigoureux où s’abriteront à leur tour des nichetés d’oiseaux du ciel !

La fillette, brisée par tant d’émotions, s’est endormie.

Maintenant la mère interroge fiévreusement l’horloge : « Ils sont bien longs à revenir. » Chaque minute qui s’écoule loin de son fils lui semble une éternité. Un accident survenu peut être, la rencontre d’une autre voiture… Si l’on allait oublier de ramener le châle sur la petite figure de l’enfant et qu’il prendrait froid… Pauvre mère ! déjà l’inquiétude jette une goutte d’amertume dans ses joies…

Mais des pas résonnent sur le palier, l’escorte du petit chrétien revient, grossie du maire de la place, de l’avocat, du notaire, du sacristain, etc.

Les bras de la mère s’ouvrent avec ivresse, un baiser tombe comme une prière sur le front de l’ange qui vient de s’enregistrer dans la grande armée des chrétiens et d’y prêter le serment solennel, tandis que la carafe passe de mains en mains.

« À la santé de Monsieur mon fils, Marie-Joseph-Lorenzo-Maisonneuve-Pie-Paul-d’Artagnan-Laurier Plumeau.

— Bravo ! Autant de noms, autant de santés ! glapit un clerc de notaire, dont le nez servirait dans un sémaphore comme signal de danger.

— À la santé de la mère, corrige galamment l’avocat…

— Parbleu ! crie le papa gaillard, pas un membre de l’heureuse famille Plumeau ne sera oublié ! Je veux qu’on garde le souvenir de ce grand jour.



LA JUSTICE HUMAINE


Une de nos braves familles vient d’être plongée dans la douleur par le crime d’un de ses membres…


(Vieux cliché des quotidiens)



VA-T’EN ! Maman m’a défendu de jouer avec toi… parce que ton papa est un voleur et qu’on l’a mené en prison !

— C’est-y de ma faute à moi, na ! Viens !…

— Non, laisse mes jouets tranquilles, ou je vais t’envoyer un caillou et te faire manger par mon gros chien.

— Fais donc pas le méchant, nous allons jouer aux billes, tiens vois la belle chamarrée bleu, blanc, rouge.

— Ah ! Ah !… on connait ça ! Tu l’as volée !

Le pauvret, comme sous un coup de fouet, bondit ! Le rouge de la honte couvre son front ; il s’enfuit, chassé par le mépris de cet autre innocent. J’aurais voulu courir après lui, le prendre dans mes bras, baiser son front ingénu, soudainement creusé d’une ride, lui dire de ces douces choses qui endorment les chagrins des petits. Mais demain on recommencera, car cette tête bouclée est marquée du signe de Caïn et désignée à la vindicte publique. La malice humaine a rivé cette jeune vie au boulet de l’infamie qu’elle traînera à jamais ! La fleur de lys est rayée du code pénal, mais la société vengeresse, plus cruelle, l’a gardée dans ses traditions, outrepassant ses droits, car elle marque les innocents de l’infamant stigmate du vice !

Quelques minutes plus tard, je revis notre garçonnet, le nez appuyé sur une barrière, surveillant dans un enclos quelque intéressante partie de moine. Ses yeux pétillaient de plaisir, mais il n’osait entrer, poussant de gros soupirs… Il avalait, avalait ; on sentait son cœur gros.

Il ne pleurait point pourtant.

La partie continuait, turbulente, les gamins se chamaillaient.

— C’est à moi !

— Tu as triché !

— Non, te dis-je.

— Ma grande conscience du bon Dieu !

— Menteur, voleur !

L’enfant tressaillit et pâlit à cette épithète de voleur et s’enfuit de toute la vitesse de ses petites jambes. Je compris la soudaine maturité de cette âme d’enfant, brûlée par l’ardeur d’un soleil incendiaire, et pourtant Victor Hugo a chanté.

La douleur est un fruit. Dieu ne le pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter.

Ah ! ce soir, rendu dans son petit lit, quand le baiser de la mère aura effleuré ses yeux, qu’on croirait endormis sans un frémissement des paupières, quand les derniers craquements du vieil escalier l’auront averti de la disparition de la sainte qui, chaque soir, fait joindre ses mains pour la sainte prière, la tête enfoncée dans l’oreiller, oh ! comme il sanglotera éperdument. Dans l’obscurité de la chambre, dans les ténèbres envahissant son intelligence, surgiront des monstres prêts à sauter sur lui pour le dévorer. Quel désarroi dans cette petite âme, quelle révolte contre l’injustice humaine. Rappelez vos souvenirs d’enfance, la médaille d’honneur donnée à l’amie de la maîtresse, le pensum immérité, la petite nièce de la supérieure l’emportant sur vos talents, sur votre travail, grâce à ses précieux liens de parenté avec l’autorité.

Rien n’indigne, ne froisse notre sentiment du juste et de l’injuste, comme de souffrir pour les autres… Chacun devrait être solidaire de ses fautes !

Dieu n’a t-il pas dit, par son prophète :

« Quand les parents auront mangé des raisins verts, les dents des enfants n’en seront pas agacées. »

La voix de l’inspiré s’est perdue dans le désert ! Après vingt-deux siècles, le préjugé est encore sur son piédestal ! On ferme le chemin de l’honneur et de la vertu au fils coupable de la faute de son père ou de sa mère. On casera dans quelque sinécure lucrative l’héritier légitime d’un agioteur craint et respecté, d’un boodler assez habile pour s’approprier légalement le bien d’autrui.

Mais le pauvre jeune homme énergique, probe, loyal, qui tente de reconquérir l’honneur d’un nom entaché par les auteurs de ses jours, se voit en butte à toutes les mesquineries des âmes étroites, (et il y en a tant !…) Accueilli d’abord avec bienveillance, son cœur s’ouvre à l’espoir ; il caresse de beaux projets d’avenir la fortune, l’amour lui sourient ! Mais quand il retourne chercher la confirmation de ses espérances, son protecteur, subitement refroidi, le reçoit avec une politesse glaciale, ou une commisération hypocrite plus insultante encore. Tout en le poussant vers la porte. « Désolé !… Désolé, cher monsieur… mais je ne puis rien pour vous. Il faudrait ici un homme avec de moins brillantes aptitudes, peut-être, mais d’un certain prestige, vous comprenez… »

Hélas, oui, il a compris, il s’enfuit, pour ne pas étrangler le fourbe, le tortionnaire qui s’amuse à retourner le fer dans la plaie et se délecte des grimaces de sa victime. Si le malheureux jeune homme a une âme fortement trempée et de puissantes convictions morales, il acceptera la vie en philosophe, défiera l’opinion publique, portera haut le front comme un vaillant et un fort. Il se consolera de ses déceptions de fortune et d’amour, de ses désillusions, par le bonheur de faire le bien. Ses bras que dans un immense besoin d’étreindre et d’aimer il avait ouverts tout grands ne se refermeront pas. Ils accueilleront les pauvres, les malheureux devenus ses enfants et son unique préoccupation !

Ou bien, comme un certain ermite, il ira s’ensevelir dans le mystère des bois, dans la solitude des montagnes. Penché sur de vieux bouquins, il cherchera dans la science l’oubli des chagrins de sa vie et de l’injuste haine de ses frères. Bercé sur les genoux de notre bonne mère nature, la tête appuyée sur son cœur, dont il sent et comprend chaque pulsation, il s’endormira apaisé.

Mais, si le rebuté est un faible, un névrosé, un pâle enfant du siècle, dont les veines ne portent au cœur qu’un sang pauvre et décoloré, s’il est incapable d’action, mais avide de jouissance, pauvre roseau agité par tous les vents contraires, désespéré de ses vaines tentatives, trop fier pour ronger l’os qu’on lui jette au loin comme à un chien enragé, pâlissant sous l’œil du soupçon et du doute toujours ouvert sur lui et scrutant ses pensées, il arrivera qu’un jour toutes ses facultés de résistance se trouvant anéanties, il s’abandonnera à la dérive. Le flot du vice l’enroulera dans son onde noirâtre pour le jeter au gouffre.

Et, l’on conclura pédagogiquement : Résultat de l’atavisme, voleur, fils de voleur. Bon chien tient de race !

Ah ! Société, c’est toi la marâtre ! C’est toi, qui jettes tes enfants au préjugé, cette statue de la vierge doublée de couteaux, de poinçons, de vrilles, toi qui lacères et broies tes victimes, dont le sang coule comme le jus du raisin sous le pressoir au temps de la vendange ! Pourtant la Révolution, en brisant les couronnes, a égalisé tous les fronts, les vertus des ancêtres ne sont plus héréditaires, chacun est devenu l’artisan de son propre destin. Le préjugé traqué, poursuivi chez les nations progressistes, trouve sur les bords du Saint-Laurent gîte et protection… Donnons-lui la chasse à notre tour, qu’il disparaisse à jamais de notre planète…

Quand passera près de vous une femme en noir, et que des petites dames chuchoteront ou s’écartant d’elle. « C’est la mère du condamné ! » Inclinez-vous devant ce grand malheur, c’est la particule de noblesse que le ciel place devant le nom de ses privilégiés !

Songez que cette mère s’est vu enlever son enfant lié et garrotté pour une faute d’une heure, que les mêmes cheveux blonds et fins qu’elle bouclait tous les jours sur ses doigts, quand il était petit, sont tombés sous les ciseaux du tondeur, que son fils qu’elle aime plus encore parce qu’il est malheureux et coupable, dort dans une froide cellule, sous la livrée du forçat, confondu avec des meurtriers… Rappelez-vous que la main du Seigneur s’appesantit indistinctement sur tous, que demain ce sera votre tour, donnez votre sympathie, elle vous sera certainement rendue…



SUR LE VIF


LE MARCHÉ BONSECOURS


LA cité, voilée d’une ombre douce, sommeille encore, rêveuse et mélancolique. Au-dessus du fleuve s’étend un ciel grisâtre, sans transparence, où pâlissent les dernières étoiles. C’est l’aurore d’un vendredi, grand jour de marché. On entend un bruit de marée envahissante et comme le grondement lointain de la foudre. De temps à autre, une grosse lanterne perce l’opacité du brouillard, comme les cent yeux sanglants d’un monstre, grouillant sur le sol noirâtre, dragon immense qui se mord la queue, soufflant, haletant, dégageant une chaude haleine d’étable. Des cris gutturaux, des jurons énergiques, mêlent leur sauvage harmonie aux soupirs du fleuve qui s’éveille. Un remorqueur emplit l’air de sa turbulente faconde : Pif !… paf ! paf !… Quel jacasse, il traîne à sa suite un gros navire estropié. On dirait un agent de police ramenant par l’oreille un pochard attardé. Ces airs de factotum ! Voyez-vous ça « Laissez passer bibi le Napoléon des eaux, semble-t-il dire. Pas besoin d’être énorme pour avoir de la valeur ! »

Une bande lumineuse au-dessus des montagnes de Belœil, la nue se débarrasse de sa tunique de vapeur, le Saint-Laurent rejette dédaigneusement son imperméable brumeux, et la vaste coupole des halles projette une sombre silhouette sur le ciel gris. Le soleil tout rouge monte du bord de l’horizon ; il mire dans l’onde sa tête échevelée… Sans doute il s’est trouvé beau, car il sourit. C’est le signal de l’effervescence !

— Harrié don !… Hue ! Dia ! Wo !… Les chevaux se cabrent, les pouliches hennissent, les voitures s’accrochent, les femmes poussent des cris de frayeur, les pigeons roucoulent, les coqs jettent leur dernier ko-cori-ko, les poules pondent leur dernier œuf…

Les estaminets font leur toilette ; l’eau coule sur les trottoirs, pour les purifier ; les glaces étincellent, les liqueurs des bouteilles ont des reflets de topaze et d’émeraude fondues. Le vendeur d’alcool a sur sa face glabre l’air radieux en pensant aux bonnes recettes à prélever, sur les naïfs habitants qui viendront dépenser en une heure, le travail d’une saison, ce pauvre argent si péniblement gagné par la femme et les enfants.

Les lourdes charrettes enfin sont enlignées. De jeunes campagnardes, coiffées de grands chapeaux émergent d’un lit de laitues et de radis, à croire vraie la légende accréditée que les petites filles naissent sous les feuilles de chou ou dans le cœur des roses. Les pauvrettes un instant demeurent éblouies ; elles frottent leurs yeux bouffis et sautent lestement par terre.

Les mères trônent déjà, assises sur des petits bancs ou sur des tinettes renversées, au milieu des gerbes de rhubarbe empanachée, des bottes d’oignons, des pots de fleurs, des bouquets de persil et de ciboule. À voir les plantureuses villageoises, les poings sur les hanches, les joues savonnées, la jupe de droguet ballonnée, le tablier barré bleu et blanc, avec le mouchoir rouge et la tabatière, il semble qu’elles aient poussé avec tous ces légumes amoncelés à leurs pieds.

La femme est reine sur le marché. Le mari a abdiqué ses droits. Assis à la turque, sur le derrière de sa charrette tout en fumant sa pipe, il suit, les évolutions de la vendeuse. Le rusé matois, il rit dans sa barbe, quand la fermière a réussi à retaper ces gens de la ville !

Les acheteurs se bousculent, s’écrasent, piaillent, s’arrêtent à chaque étalage, gouttent au beurre frais, soupèsent les volailles, mirent les œufs, flairent la saucisse.

— Combien le boudin ?

— Deux sous le bout.

— C’est vingt sous pour 12 bouts.

— Non, vingt-quatre sous.

— Allons la mère, vingt sous vous paieraient.

— Vingt-quatre sous, pas une coppe de moins.

— Vingt-et-un, amenez vite ! les femmes gagnent toujours.

— Pas moyen ! c’est vingt-quatre sous. Pensez donc, les épices, le lard, la bonne crème que je mets dedans, car c’est pas du boudin commun, allez !

— Mon dernier mot : prenez-vous vingt-trois sous !… Non ? — Allons, comme le marché tire à sa fin, il va vous rester sur les bras, pour engraisser votre terre. L’acheteur feint de s’en aller. La marchande lui court après.

— Amenez vos vingt-trois sous — grand braillard — j’y perds, mais c’est pour vous encourager à revenir.

— C’est y de la bonne monnaie, regarde donc Todore. Il est bien payé, souffle-t-elle à son mari, le malheureux boudin commençait à sentir.

Todore, lâche donc ta pipe un peu, regarde-moi cet escogriffe qui s’en vient, c’est un goutteux. Il fait le tour du marché, prend une croquette ici, une bouchée là. Et sa vie est faite, à cet oiseau !

— Une jeune mariée, quelle veine ! Je vais lui passer ma poule qui a une tache bleue sous l’aile.

— Ma belle dame par icite ! Faites donc un bon petit bouillon à votre mari. Voyez la jolie poulette, ça a les yeux clair, c’est gras, c’est tendre comme de la rosée… Vous m’en direz des nouvelles…

Et la poulette prestement enveloppée dans une vieille « Presse » est couchée dans le mignon panier, à côté d’un pied de laitue, d’un pain de sucre du pays, d’un bouquet de persil.

La petite dame s’en retourne en faisant dandiner sa tournure avec importance.

La cohue des acheteurs s’éclaircit, des groupes se forment, on cause bruyamment de la politique, de l’apparence des récoltes, en mangeant des mains à la melasse, arrosées de petite bière d’épinette. Ces braves gens sont pessimistes. Trop de pluie ! Le foin a belle apparence, mais le blé sera rouillé, le sarrasin ne rendra guère ! Les vers mangent les choux !…

— Laurier, c’est le coq des Canadiens, c’est lui qui va régler l’affaire des Boers. Le roi ne peut pas s’en passer, il va lui faire bâtir un château à côté du sien ; les petits Laurier joueront à la tague avec les bambins royaux, etc…

Le flot tumultueux a changé de direction, il envahit la place Jacques-Cartier. Comme toutes ces bonnes gens s’en retournent heureux, les bras chargés de victuailles, de légumes, de fleurs et de verdure ! On dirait une procession jubilaire en l’honneur de notre sainte mère Nature.

Les habitants remontent joyeux dans leurs voitures allégées, le fouet claque dans l’air, les éclats de rire des femmes s’égrènent par hoquets, coupés par le cahin-caha des charrettes…

Sur la place du marché, il ne reste plus que quelques gamins déguenillés glanant par ci par-là un fruit écrasé, une fleur fanée, etc. Pauvres débris du grand festin, qui peut-être iront porter la joie du renouveau dans quelque taudis, où l’on ne voit de verdure que la moisissure des caves et des gouttières !…

Faites donc comme le patriarche Booz des temps bibliques, oubliez volontairement quelques gerbes, pour le pauvret affamé qui n’ose tendre la main.



L’ÂME-SŒUR


À lui !

Étranger ici-bas, car nulle âme à mon âme
N’avait encor donné sa lumière et sa flamme.
J’allais toujours dans l’ombre, hésitant et craintif ;
Je fuyais les amours et le baiser furtif,
Le printemps, le soleil, la gaité, le sourire,
Car la désespérance irritait mon délire.
Perdu comme un brouillard dans la mer d’un ciel gris,
Je voguais avec lui vers d’étranges pays,
Où souriait mon rêve irréel, diaphane,
Bras souples et blancs, enlaçante liane
Autour de mon front pâle. Ah ! chère vision
Dont ma lèvre de feu buvait l’illusion.
Quand je croyais saisir le fantôme perfide,
Il glissait en mes mains et j’étreignais le vide !
Comme fuit en nos doigts l’eau couleur de saphir
Aux chatoyants reflets de l’éternel désir…
Quel désolant réveil ! Mon âme encor plus seule,
Molle ainsi qu’une chiffe, inconsistante, veule !
L’éclair étrange et dedur mon œil dilaté…
Mais depuis qu’en mon ciel a lui cette clarté
D’une amoureuse étoile enveloppant mon être,

Scintillant en mon cœur, je m’écoute renaître.
Je marche dans la nuit où brillent tes grands yeux,
Baigné de chaude effluve, enivré, radieux ;
Je sens à chaque instant sur ma tempe meurtrie,
D’une bouche de charme à la courbe amollie
Le souffle caressant errer doux et léger,
Comme un baiser discret du zéphir messager.
Un soupir de la rose à la brise qui passe.
Quel nom te fit le ciel, déesse, muse ou grâce,
Toi qui courbes vaincu le lion des déserts,
Le censeur rugissant du genre humain pervers
Et fais couler ses pleurs !… Sois donc béni, doux ange,
Pour ainsi te pencher sur mon indigne fange,
Deux ruisseaux de mes yeux dégoulinent sans fin
Comme la sève d’or du grand érable brun,
Rivières de douceurs qui suintent sur la pierre
Où fleurissent la mousse et le fidèle lierre
Au soleil d’un regard !… Ah ! qu’il fait bon pleurer
Quand le cœur est heureux, libre enfin d’espérer,
Ange, dis-moi…
 « Je suis l’âme sœur de la tienne.
Le deuxième verset de la joyeuse antienne
Alternant les amours au temps du renouveau.
Le reflet de ton front, se mirant au ruisseau,
Le décalque de toi sur le linge mystique
Pénétrant et subtil d’une autre Véronique.
L’écho de ta pensée, aérien, courant,
Qui traverse les mers, la tourmente et le vent,
Sur les fils de l’éther pour embrasser mon âme,
Et l’éclairer en rêve, avant-coureuse flamme
D’un jour ensoleillé… Et je suis le désir,
Le frisson de l’aimant, le passé, l’avenir,
L’étincelle jaillie à cette heure suprême,
Quand du foyer divin tu surgissais toi-même.
Je suis, ô cachottier, la clef d’or du coffret
Où tu gardes enfoui le merveilleux secret
De l’écrin de ton cœur : diamants de Golconde.
Gisements précieux, pour celle, brune ou blonde
Souveraine par droit de conquête et d’amour,
Que tu couronneras à l’aurore d’un jour
Immortel comme Dieu. Tu ne sais pas encore

Ce qu’une douce fée en toi sut faire éclore.
Quand ton regard rêveur suit le vol paresseux
D’une belle chimère au prisme dangereux,
Alors, je fais saillir le couvercle de pierre
Du coffret recéleur et je contemple fière
Mes chers joyaux d’amour finement ciselés :
Des colliers de caresse artistement fouillés,
Des chaines de baisers, des anneaux, doux emblème
De l’être qui fidèle, éternellement aime,
Des rubis rutilants couleur du sang vermeil
Qui colore la lèvre à l’heure du réveil…
Je compte mes trésors avec des yeux d’avare
Des parcelles jalouses à l’instar de Lazare.
Car je suis le passé, le présent, l’avenir,
Ta Douce, l’Âme-Sœur, celle qui doit venir. »



COMME UNE REINE


Heureuse comme une reine !

Que de fois cette exclamation m’a rendue rêveuse ! J’ai interrogé l’histoire des souveraines illustres, à tous les âges de l’humanité, et je n’ai rien trouvé qui justifiât cette croyance populaire, cette loi naïve au bonheur caché sous la pourpre ou l’hermine.

Est-ce Cléopâtre, ou la reine de Saba ou Agrippine ? Est-ce Brunehaut ou Frédégonde ? Serait-ce, par hasard la pauvre Marie Stuart payant de sa tête une royauté de grâce et beauté qui portait ombrage à sa cruelle et froide cousine, la « virgin queen,» fausse colombe, idéal de la pruderie britannique ! Élisabeth, ton génie et ta gloire n’ont pu combler ton âme insatiable ; le remords, comme un ver rongeur déchire tes entrailles et tu expires dans un spasme de désespoir, la face contre terre, mangeant la poussière, appelant la mort à grands cris, pour échapper à ta victime qui te poursuit partout !…

Et, sans remonter si haut, l’infortunée Marie Antoinette bravant hautaine et digne la populace en fureur, reine jouant à la paysanne comme une fillette à la dame, « ravie de porter sabots et cotillon, pour faire retentir les échos du Trianon de joyeuses pastorales, heureuse d’échapper durant quelques heures du moins à l’abrutissement des pompes royales… Et si belle ! que les gavroches parisiens, qui s’y connaissent, s’arrêtaient extasiés en poussant un « ah !… » admiratif qui flattait infiniment la fine autrichienne. « J’aime mieux, disait-elle, cet hommage naïf des gamins de la rue et des petits ramoneurs que l’adulation intéressée des courtisans. »

Dès l’aurore du siècle, Joséphine, l’amoureuse créole, offerte en holocauste à l’ambition effrénée de son époux, maître du monde. Eugénie, pauvre mère martyre, attachée par l’hymen à cet abject personnage, hydre de la France, « ce singe de Bonaparte » comme l’appelait Victor Hugo. Exilée, l’impératrice, loin du beau ciel de France !…

Et notre gracieuse souveraine, elle-même, sa glorieuse maternité ne l’a pu préserver de cette malédiction qui semble peser sur la royauté. Jeune encore, elle porte le deuil de son unique amour.

Petite ouvrière, quand tu reviens de l’atelier dans ta chambrette qu’un rayon de soleil dore, ne soupire pas après les grandeurs du palais somptueux qui abrite tant de douleurs. Crois-moi, c’est toi la reine ; cette robe de mousseline que tu chiffonnes est ton bien, tu l’as gagnée avec ton aiguille ; cette humble rassade que tu agrafes chaque dimanche à ton corsage ne coûte pas le pain ni les pleurs du pauvre peuple ! Et lorsque tu reposes, dans ton lit blanc, tu te promènes dans les beaux pays bleus, tu ignores les cauchemars des couches royales : l’intrigue, la disgrâce, le poison, l’assassinat ! Quand un beau garçon te parlera d’amour, tu sauras que c’est ton cœur, ta jeunesse et tes beaux yeux qu’il veut et tu seras libre, entends-tu, libre de lui donner ta vie ! On ne t’imposera au berceau quelque prince imbécile, grotesque, ou précoce vieillard ; tu ne connaîtras jamais l’asservissement de l’étiquette des cours, le poids du diadème écrasant, courbe si vite le front de ces pauvres femmes qui vivent et meurent sans avoir connu l’amour !… « Heureuse comme une reine, » ô ironie ! Mais regarde les portraits de ces esclaves couronnées, vois ce sourire ennuyé figé sur leurs figures pâles, compare-le avec tes joues roses et ta frimousse éveillée, oubliant que cette fleur de chair vermeille est toi-même, dis, qui voudrais-tu être ?

Oh ! si elles connaissaient ton bonheur, comme elles te jalouseraient, toi qui ne le sais seulement pas !



MON PREMIER LIVRE



SES feuilles sont tantôt d’un bleu léger d’azur, parfumées comme un sachet, tantôt d’un violet sombre étoilé, parsemées d’enluminures et de dessins coloriés. Sur la couverture de velours vert ou blanc comme le paroissien d’une communiante, le nom de l’Éternel est écrit en grosses lettres d’or. Pour l’indifférent, pour le viveur égoïste, Mon premier Livre, à tranche lumineuse, est le missel fermé d’une châtelaine, mais il suffit d’un simple effort de la volonté, pour en faire saillir l’agrafe d’argent. Alors, sur la finesse du parchemin, se détachent des caractères brillants, que l’enfant peut lire sans l’aide du martinet et le vieillard, sans lunettes.

L’histoire de l’humanité toute entière se déroule dans l’illustration des fossiles nombreux : l’âge de pierre raconte ses luttes avec la matière brute jusqu’à la conquête du monde par l’électricité. La philosophie chante son premier hymne à l’immortalité de l’âme ; la poésie rythme ses naïves inspirations sur le battement des flots contre la grève ; la musique emprunte au rossignol d’harmonieuses cantilènes. En livrant ses secrets au lecteur studieux qui l’interroge fiévreusement penché sur ses cornues, ou l’œil braqué sur le télescope, le Livre admirable a créé la chimie, la physique et l’astronomie.

Au petit, dont l’intelligence dort encore, le grand Livre offre d’amusantes distractions : de grands oiseaux fantastiques, dont la queue en roue lance des feux artifice de pierreries, de grosses mouches ressemblant à des topazes ou des rubis volants, de larges fleurs blanches qui glissent sur l’eau comme de petits bateaux, d’autres mignonnes fleurettes bleues, jaunes lilas, des élégantes avec des minois chiffonnés de jeunes coquettes.

Au garçonnet, à la fillette, la prévoyance des fourmis, l’industrie du castor, l’ardeur travailleuse des abeilles, offrent d’utiles leçons. Au vieillard, dont le corps s’incline vers la terre, le spectacle des mondes se balançant dans l’espace donne l’espérance d’une immortelle patrie.

Ah ! que de sublimes élèves ont fait leur cours dans ce Livre : Homère, Virgile, Socrate, Platon, Aristote, Newton, Thomas d’Aquin, Saint-François de Sales.

« Les cieux racontent la gloire de Dieu, » chante le psalmiste !

Les hautes sciences vous effraient, vous aimez le roman les idylles honnêtes, la pastorale ingénue ?… Écoutez la bluette du rouge-gorge à sa bien aimée. Voyez son empressement à lui plaire : quels amours délicats ! Il butine tout le jour, heureux de lui apporter, le soir, un grain de mil, une cerise, un appétissant petit ver… Croyez-vous qu’il guettera le départ de son voisin pour aller fleureter avec sa voisine ? Ah ! non, le vent mauvais de l’adultère ne souffle pas dans les nids. Jamais vous n’avez vu le rouge-gorge arriver le soir, ivre de rosée ou de parfum, avec quelque plume jaune prise à l’aile, titubant, le bec pâteux, le caquet assourdissant, dire des bêtises. Et, si l’imprudent est pris dans un trébuchet, rarement il consent à chanter pour payer son loyer. Sa tendre compagne, elle, ne survit pas à la perte de son amoureux : convoler en seconde noces, c’est bon pour les hommes ! La pauvrette, solitaire sur une branche, déchire les échos de petits cris plaintifs. Un jour, vous la trouvez morte, les pattes raides, tombée le bec dans son nid.

Le livre porte en dédicace : Aux sensibles, aux délicats que blesse, tous les jours, la vulgarité de la vie, à ceux qui ont la douloureuse faculté de recevoir à fleur de peau les impressions du dehors : tristes à pleurer, un jour de brume, lugubres, au milieu d’une fête générale, étouffant dans une salle de bal, écœurés de cette joie bête et sautante, souffrant comme d’une écorchure du mauvais goût des meubles, des tons criards d’un chromo masquant un tableau de maître, etc… À tous les assoiffés d’idéalisme, aux affamés de vérité — à ceux qui souffrent du mal d’aimer — tolle et lege.

Le livre est gratuit. À l’aurore de chaque siècle, il en paraît une nouvelle édition, considérablement augmentée. Les feuillets se renouvellent d’eux-mêmes chaque année. Bien qu’on ait tenté souvent d’en arracher des pages, il demeure éternellement le même, vrai et beau !…

— Bénévole lecteur, pauvre brebis tondue, tu trembles… et me soupçonnes de vouloir pousser un nouveau Livre… Rassure-toi, mon premier Livre, c’est le Livre de la Nature ! Je voudrais que parfois, échappant au tourbillon qui t’entraîne, tu viennes sous l’œil de Dieu méditer ses pages sublimes.

1o Leçon. — Que dit le grand Livre, à nous, femmes ?

Mettons le signet aux derniers feuillets.

C’est la fin d’un jour d’automne, des parfums de fleurs mourantes traînent dans l’air attiédi comme dans la chapelle du cloître l’odeur de l’encens brûlé et les échos des antiennes chantées. La forêt dissimule son feuillage éclairci sous de larges plaques de fard qui baignent l’œil de splendeurs caressantes. Le lit des rivières s’est creusé, le torrent ne bondit plus sur les roches : un filet d’eau aminci coule sur la mousse jaunie avec de petits bruits de sanglots, comme pour pleurer le ciel bleu et les jolies pâquerettes qui se miraient dans son onde.

Mais quels sourires attendris a le soleil, sourires de femmes qui ont aimé, plus séduisants, plus touchants, que la danse des rayons printaniers sur les cheveux bruns ou blonds des fillettes. Une feuille se détache de la tête des grands arbres, c’est comme le premier cheveu blanc, un funèbre présage de la fin des jours d’amour : le front couronné de pampres, la nature, ainsi qu’une déesse, drapée dans sa robe de pourpre, a le suprême orgueil de vouloir charmer toujours et de se faire regretter…

Quand sonne pour nous l’automne de la vie, quand des rides osent souligner la pâleur des joues, quand les dents déchaussées montrent les alvéoles noires, rendons les armes, comme des vaillantes — soyons fières d’être de belles grand’mères. Certaines femmes ont grand air sous leur diadème de cheveux d’argent. Une pointe de guipure plutôt qu’un bonnet, un mantelet dissimulant la taille déformée, des lunettes d’or qui voilent l’azur terni des yeux — et la vieille grand’mère est heureuse, elle sourit quand ses petits enfants l’embrassent et lui disent avec conviction : « Grand’mère, tu es belle ! »

Elle a eu sa place au firmament, soleil couchant, dont on devine la splendeur passée par la trainée lumineuse qui dore encore le ciel.



BOUCHERVILLE



ELLES sont bien les sœurs d’une même famille les coquettes petites villes de Boucherville, de Varennes, de Contrecœur, de Sorel, qui se tiennent par la main, sourient, font mille grâces agaçantes au beau fleuve dont les caprices du flot mouvant ondulent ainsi que les plis éclatants d’une écharpe transparente. Il semble que dans le poudroiement d’or du soleil les jolies nymphes vont se mettre à danser en nous jetant des baisers. « Venez, murmurent-elles, vous qui souffrez du tracas des villes, de la promiscuité des foules. J’ouvre mes bras de verdure pour que vous y posiez votre front fiévreux. Avez vous des chagrins, des désillusions, votre âme dans un moment d’agonie a-t-elle soupiré après le grand repos ? Venez, l’onde qui chante sur mes graviers est le Léthé, il endormira votre mélancolie, bercera vos tendres espoirs et charriera vers la mer de l’oubli vos rancœurs, vos soucis, vos soupçons jaloux. Baignez vous dans son flot cristallin et vos blessures se fermeront, vos membres vieillis retrouveront leur première élasticité pour continuer le grand voyage vers les pays inconnus.

Venez les amoureux, épousés d’hier, venez effeuiller votre bouquet de fleurs d’oranger sous un ciel clément. Mes villas, parfumées de roses et de lauriers, sont pleines d’ombres et de mystère, venez étreindre votre rêve dans ces nids de verdure, les fauvettes et les rossignols seront discrets. Et puis, ne sont-ils pas tout à leurs tendresses ? C’est la saison où ils s’apprêtent à suspendre leurs nids dans les hautes branches. Sans perdre une minute, ils tissent les brins d’herbe et la laine volée à la toison de l’agneau : ils n’ont rien et créent tout par un miracle d’amour. Ces bonheurs d’oiseaux mettront une clarté d’aube dans votre vie, une vision de tête bouclée à caresser.

Ah ! les séduisantes sirènes, comme elles chantent harmonieusement ! Allons voir si elles tiennent bien leurs brillantes promesses. Et, à tout hasard, je mets pied à terre à Boucherville.

Pendant une heure j’évolue dans les petites rues de la jolie ville. À chaque pas, mon œil charmé jouit d’une nouvelle surprise. À côté d’une villa princière, une maisonnette sourit dans sa cachette de feuillage, rivalisant de coquetterie avec une riche voisine. Là, c’est un bosquet qui surgit tout à coup sans crier gare. C’est l’église en vieille pierre brute, une aïeule de cent ans, maternelle et bonne, qui semble bénir ses petits enfants dociles, s’abritant sous son aile protectrice, et d’antiques maisons seigneuriales, des monuments en ruines. Tandis que sur la nappe limpide glissent des yachts, des esquifs, de légers canots divisant le flot en petites vagues joyeuses, dont l’écume se replie en deux franges d’argent. Le vent joue dans les voilures, un sillage lumineux se déroule à l’infini. Des têtes de baigneurs apparaissent au-dessus de l’eau comme de grosses fleurs. Dans le vague des horizons de petits monts floconneux se détachent sur l’azur plus foncé. C’est un riant paysage doux à l’œil et à la pensée. L’enchanteresse a dit vrai, c’est bien l’oasis où le voyageur brûlé par l’ardeur des sables du désert aspire à se reposer !

Tout à coup, un joyeux carillon jette dans l’air ses ding din don retentissants. C’est dimanche, l’heure de la grand’messe. Dans un tourbillon de poussière, les voitures reluisantes arrivent de tous côtés débordantes de robes claires, de chapeaux fleuris et d’éclats de rire. Les paysans endimanchés occupent toute la largeur des trottoirs et se rendent en procession au sanctuaire. Mais ils s’arrêtent sur le perron de l’église pour causer en attendant le dernier coup du tinton. Les vieillards bossues, les jambes torses, tout de travers à force de se hâter, se fraient un chemin dans la cohue grossissante qui caquette, potine, piaille comme une ruche de guêpes. Dans un groupe de jupes blanches ballonnées par l’empois, une jeune fille, figure éveillée, tignasse blonde, est l’orateur de l’assemblée.

— Puisque je vous le dis que la grande Philomène Duteau s’est encore promenée seule avec son amoureux malgré la défense de M. le Curé. Pas rien que ça, samedi soir.

On n’entend plus qu’un chuchotement, suivi d’un gros éclat de rire.

— Mais c’est impossible !… clament en chœur les jeunes filles.

— Si, puisque je te dis que je l’ai vue… Mais chut !… V’la Philomène.

Une svelte jeune fille, au fin profil de madone, traverse la foule, son livre d’heures sous le bras, les yeux modestement baissés sans paraître se douter qu’on se pousse du coude et qu’on s’étouffe de rire sur son passage.

— L’hypocrite, murmure la tignasse blonde, en trépignant de rage.

Plus loin, le sexe aimable, qui n’a pas la réputation d’être bavard, hurle, vocifère comme des démons sortis de l’enfer.

— C’est faux, c’est de la faute des marguillers ! Je te gagerai vingt-cinq piastres contre trente sous que c’est une canaille et qu’il fourra tout l’argent dans sa poche.

— Je te prouverai le contraire…

Et patati et patata.

Ailleurs, on dégoise contre M. le maire et le conseil. Tandis que les femmes par petits groupes discrets parlent de la cueillette des framboises, de l’élevage des volailles et des succès de leur progéniture aux derniers examens.

— Un talent, madame, que cet enfant, le maître ne peut plus lui en montrer, il a embêté M. le vicaire aux derniers examens !

— C’est comme mon garçon, le docteur, il voulait prendre une spécialité. Une spécialité. Prends en donc six pendant que tu y es, ça sert toujours, lui ai-je dit.

— Ma petite, pour l’esprit présent n’est pas battue. Le maître, un gros noir, bourru comme un ours a voulu l’embrouiller pour l’empêcher d’avoir le premier prix et le donner à la fille de X…, notre deuxième voisin, ses amis. Voilà qu’il lui pose cette question :

— Avec quelle sorte de terre Dieu fit-il les hommes ?

— … Y’an a, ben sûr, que c’est avec de la terre noire.

Et ma petite lui coula un œil malin qui voulait dire : Attrape ça mon vieux !… Le maître n’a pas pu s’empêcher de rire…

Vainement la cloche de sa voix de fer jette son appel désespéré, on cause toujours. Une voix vibrante monte dans la vaste nef : Asperges me !

Comme par magie les chuchotements s’éteignent et les phrases coupées en deux expirent sur les lèvres. Les garçons cessent de lutiner leurs blondes, les sourires se figent sur les figures soudainement recueillies. Le flot silencieux et grave se pousse vers le sanctuaire.

Dans le lointain de l’eau courante, l’écho repercute le chant sacré, et les sonorités de l’orgue se mêlent au bruissement des feuilles, au gazouillis des oiseaux qui chantent à leur manière la grand’messe du bon Dieu.

Je continue ma promenade dans le village devenu muet comme un tombeau. Tout à coup, en plein milieu d’un champ, je vois se détacher un bouquet d’arbres, sur le vert plus pâle d’un carré d’avoine. Les lourdes branches en se courbant donnent au massif l’apparence d’une grotte.

Curieuse, j’avise un garçonnet en train de passer à travers la clôture d’un verger.

— Qu’est-ce que ce petit bois là-bas, plus loin que les rails du chemin de fer ?

— Ça, fit-il en s’essuyant le nez au revers de sa manche, c’est un cimetière de damné.

Hein ! un cimetière de damné, quel damné ?… Mais le gamin était déjà à la tête d’un pommier.

Brr…, il me semblait sentir une odeur de grillade… N’importe, j’étais résolue à savoir. Depuis l’histoire de la pomme, lorsque la curiosité s’infiltre dans l’âme d’une fille d’Ève, elle doit céder à la tentation, sinon le diable s’en venge en lui soufflant sa tranquillité.

Je m’engageai résolument, dans le champ, par l’allée qui conduit au petit bosquet. L’avoine y pousse drue et forte, l’air vient largement des prés charriant des odeurs de foin coupé, les grillons chantent, les abeilles bourdonnent, c’est un coin de vie universelle. L’haleine du mort semble passée dans la végétation où il n’y a plus qu’un immense baiser de ce qu’il était hier. L’ombre se fait solennelle en pénétrant dans le caveau de saules où se dresse un sarcophage en pierre, majestueux dans sa simplicité, mais d’une fierté orgueilleuse qui semble défier le mépris et la haine comme les orties et les hautes herbes tentant vainement de l’envahir. Un rayon lumineux filtre à travers l’épais taillis et tombe sur l’inscription. Je lis :

L’Honorable P. de Boucherville, Conseiller Législatif, dont les
cendres reposent sous cette pierre, 1852.

Le feuillage sombre des saules pend tristement sur le monument comme des larmes lourdes et lasses. Il semble que dans le silence profond on entende les soupirs de la tombe. Les blés ondulent avec un léger prosternement, l’aile de l’hirondelle caresse le mausolée. Et seule, je serais restée droite ? Non, mes genoux ont ployé, j’ai collé mon front contre la balustrade et j’ai dit une prière pour le mort altier, qui dort chez lui son grand sommeil de paix.

Je me suis souvenue de la leçon de tolérance donnée par Léon XIII au monde catholique. L’auteur de la Vie de Jésus venait de mourir.

— S’est-il reconnu, demande le Saint-Père à un cardinal ?

— Hélas ! il est mort tel qu’il a vécu !

— Tant mieux, reprend Léon XIII, c’est la preuve qu’il était sincère et Dieu lui fera miséricorde.

Pourquoi M. de Boucherville s’est-il exilé de ses frères ? Je n’en sais rien. Eut il tort ou raison, je l’ignore. Mais à coup sûr il fut sincère, comme l’étaient nos pères qui savaient mourir pour un principe et sceller de leur sang les bases de nos libertés. Aujourd’hui, on est plus malin, on vit de ses convictions, habiles caméléons qui savent prendre les couleurs des différents sols où ils se posent. Ces stratégistes seront-ils des grands hommes ? Oui, si la gloire couronne les fronts fuyants, si les piédestaux sont faits pour les échines ployées !

Quand donc se lèvera l’ère bénie où la vertu sera honorée quels que soient sa nationalité et son culte !



RÊVE D’UN SOIR D’ÉTÉ


La lune aux grands yeux clairs verse dans le jardin.
Sa pâleur radieuse, et les roses pâmées
Aspirent les baisers des brises parfumées.
Le lac moiré sommeille en son flot de satin,
Un philtre alourdissant tombe du ciel serein :
L’immensité du calme endort ma rêverie…
Et je vois s’avancer, sur la mousse fleurie,
Deux blanches visions… Un souffle aérien
Fait onduler les lis ; leur robe vaporeuse,
Sans froisser les brins d’herbe erre sur le gazon :
Ainsi rase les eaux l’aile de l’alcyon.
Ainsi glisse l’esquif sur la vague écumeuse.
L’une a le charme fier de Vénus Astarté.
Sur sa lèvre mi-close un sourire extatique,
De sa large prunelle un éclair magnétique
Fascinent les amants de l’étrange beauté.
L’autre hésitante et frêle a le regard rêveur ;
Autour de son front pur brille un reflet d’étoile,
Virginale clarté, où sa grâce se voile.
Ses longs doigts effilés effeuillent une fleur

Dont les pétales blancs, comme des papillons,
Voltigent dans l’espace avec la luciole ;
Sa chevelure d’or sans lien s’auréole,
Sous le réseau ténu d’innombrables rayons !
................................
Mon regard ébloui se baignait de lumière
À les voir onduler sous l’astre pâlissant,
Si belles toutes deux, que mon cœur hésitant
Ne savait à laquelle adresser sa prière.
J’étendis les bras vers les étranges fantômes
Et, sur la terre en fleurs tombant à deux genoux :
— « Spectres mystérieux, quels doux noms avez-vous ?
« Sous votre pas léger frémissent les atômes…
« La source vagabonde oubliant de s’enfuir,
« S’arrête frissonnante… » — Une sainte harmonie
Comme un soupir d’Éole, à la brise attiédie,
Module ces accents : Je suis le Souvenir,
L’ombre-sœur est l’Amour : nous traversons la vie
Sur l’azur étoilé ! Fidèles fiancés,
Nous défions la mort tendrement enlacés.
Éternisant le rêve en votre âme ravie !
Souvenir, de l’Amour, je ne suis qu’un mirage
Un éclair de sa flamme illuminant la nuit
D’un immortel rayon qui jamais ne pâlit !
À la passion fuyant, comme un lointain nuage,
Au serment éphémère, au sublime délire
Je survis en votre être immuable et subtil…
Tel on voit en automne, une sève d’Avril
Couronner de bourgeons, l’arbuste aux fleurs de cire
Ainsi, je............................
.......Le zéphir caressa mes cheveux.......
Je m’éveillai soudain… Les roses carminées
Sommeillaient doucement sur leur tige inclinées.
Deux gouttes de cristal ruisselaient de mes yeux.



RÉNOVATION NATIONALE



NOS édiles se grattent le front : comment célébrer dignement la Saint-Jean-Baptiste cette année ? Certains veulent une belle procession ; d’autres opinent en faveur de grandes manifestations patriotico-religieuses ; tous veulent rallumer le légendaire feu de joie de la Saint-Jean !… Il y a aussi la fameuse cavalcade à remettre sur pieds : de braves Canadiens à affubler des brillants oripeaux de feu les croisés. Certes, j’admire Saint-Louis et ses preux chevaliers, mais je me suis toujours demandé ce qu’ils venaient faire sur les bords du Saint-Laurent, le jour de notre fête nationale. Je me souviens qu’à la dernière procession, un brave homme de Saint Guénard, touché jusqu’aux larmes de voir étinceler au soleil ces armures et ces casques d’acier, s’écria : Bateau ! que les Canadiens étaient smart dans ce temps-là ! Étaient-y bien amanchés un peu ! on a-t-y raison d’être orgueilleux de nous autres !

Le pauvre homme eut été bien chagrin si je lui avais dit que nous étions aussi inconnus de ces beaux seigneurs que les habitants du pôle sud, que jamais un des nôtres (pour des raisons majeures) n’avait cavalcadé sur la route de la terre sainte, avec cette allure crâne et martiale. Mieux vaudrait renouveler l’épisode tragico-comique du paradis terrestre. Un gars de Saint-Martin ferait un superbe Adam. Quant aux madames Ève, il en pleut en bas de Québec. Personne ne trouvera à réclamer sur le prix des costumes !… Vrai, je trouve moins ridicule la naïveté du bonhomme, qui n’a pas besoin de savoir l’histoire de France pour ensemencer son champ, que la vanité dindonne de ceux qui veulent, au nom du patriotisme, se déguiser en bouffons, pour amuser les étrangers à nos dépens. Pauvre Jacques-Cartier, infortunés rois de France, ombres de Maisonneuve, de Duvernay, de Papineau, etc., ce qu’ils doivent tempêter le jour de la Saint Jean Baptiste de se voir caricaturer d’une si grotesque manière ! Mais pour la modique somme de dix sous, on peut aller contempler nos gloires nationales au Musée Éden.

La note gracieuse, (il y en a toujours une) c’est le petit saint Jean-Baptiste, dans sa voiture enguirlandée de verdure, avec l’agneau blanc couché à ses pieds. Le père triomphant est lui même l’impresario de sa progéniture. Il regarde le public avec un orgueil provocateur… « Hein ! vous n’en avez pas d’aussi beaux, vous autres ! C’est moi le papa du saint Jean-Baptiste, » semble-t-il dire, tandis que le bébé envoie des baisers plein ses menottes roses.

Mais le retour est lamentable, le papa, la face congestionnée, tient dans ses bras son saint Jean-Baptiste endormi, le mouton tire la langue, les habits galonnés sont gris de poussière, les marteaux tombent lourdement sur l’enclume, de loin en loin, comme des glas, les fanfares jouent faux, des sueurs noires sillonnent les tempes des musiciens, la baguette du chef d’orchestre emplumé a ralenti son moulinet…

C’est un plaisir contestable que de caracoler en culotte de velours, cramponné à la crinière d’un vieux cheval, de se forcer pour rire des grosses facéties de farceurs endurcis, de faire écraser ses cors, de déchirer ses belles robes, d’attraper des coups de soleil sur son joli nez, de se faire embrocher un œil par quelque parapluie. Beaucoup trouvent ça délicieux !

Une Saint-Jean-Baptiste pas de feu d’artifice, mais c’est un ciel sans soleil ! Quelle belle occasion perdue de se réjouir le cœur et d’ébaubir les habitants de Jupiter, de Mars et de Vénus, de leur montrer comme on s’amuse chez nous !

Parlons sérieusement, n’avez-vous souci de voir s’en aller en étincelles, en fumée, en vaine gloriole, l’argent de notre trésor, quand il est des petits à nous qui se couchent sans souper ? Et, me permettriez-vous une suggestion ? Invitez donc tous les bébés des pauvres à une dînette sur la montagne. Les oiseaux prêteront bien leur salle à manger et se chargeront en plus de la musique. Au lieu d’un Saint-Jean-Baptiste, nous en aurons des milles. Tenue de rigueur : petite robe de coton blanc, cou, bras et jambes nus, un grand chapeau, parce que le soleil serait tenté de les baiser trop fort, ces chers amours. Menu : des gâteaux, des bonbons et des fruits.

Voyez le tableau : un ciel tout bleu, une nappe de gazon, des serviettes de feuilles d’artichauts, des fleurs, des enfants heureux et gazouillants comme des oiselets, et dans l’âme de chacun, du bonheur qui passera par tous les pores, enveloppant d’effluves attendries ce beau jour de fête !


ASILE SAINT-JEAN DE DIEU



COMME elles semblent tristes et désolées ces petites maisons grises qui s’estompent sur un ciel de turquoise dont le satin se déroule uniformément sans aucune tache. Seule, une tourelle en brique rouge égaie la sévérité claustrale de ces caveaux en pierre où sourient, dans leur pâle inconscience, des morts étranges qui parlent et gesticulent, prisonniers de leur chair dans ces froids tombeaux, pendant que leur âme voyage en des pays bleus, gris ou roses, inconnus et mystérieux. Une large prairie s’étale à l’infini comme un immense tapis de velours vert. Au loin, le beau fleuve, lui aussi murmure sa folle chanson. Le même fleuve qui pleure à Caughnauwaga, batifole à l’Île Sainte-Hélène, jacasse au Marché Bonsecours, sourit à Boucherville, le beau fleuve que j’aime et dont je ne puis me lasser de redire les attraits charmeurs.

On a chanté sur tous les tons le Jourdain, le Nil, le Rhin, la Seine, qui n’étaient certes pas dignes de dénouer la ceinture d’algues du majestueux Saint-Laurent, orgueil de la patrie ! Avaient-ils comme le nôtre ce mouvement berçant qui endort les souffrances, ce sourire du ciel qui repose notre œil, terni par le souffle mauvais des vulgarités terrestres, cette voix douce d’espérance et d’amour ?… Oh ! ce fleuve, comme il est intimement mêlé à notre vie et à nos souvenirs. Il reflète nos premiers bonheurs et nos dernières joies. Le mourant s’en va content, si par sa fenêtre entr’ouverte, il voit se dérouler le ruban d’argent du Saint-Laurent marchant avec lui vers l’éternité. Le prisonnier accroché aux barreaux de son cachot, suit de longues heures durant ce flot qui plus heureux que lui vagabonde à travers la campagne ; une salutaire rêverie éveille son âme endormie ; les larmes du repentir jaillissent des yeux de l’infortuné. Dieu a perdu l’habitude de parler par ses prophètes, il se fait entendre au cœur de l’homme par la voix toute-puissante de la nature. Le pauvre fou lui-même semble comprendre le langage du bel innocent qui gazouille, chante et pleure sans cause, comme lui-même.

C’est bien joli la Longue-Pointe, malgré le crêpe de deuil que jettent sur elle les souffrances venues se réfugier dans ses riants parages… À l’horizon brumeux, la ville halète en soufflant de gros panaches de fumée où se mêlent, dans une ravissante confusion de bouquets d’arbres, les hautes cheminées des usines, les flèches des églises, les toitures irrégulières des maisons, les fines mâtures des vaisseaux, l’oscillation des bateaux qui laissent le port. Et plus loin, s’écartant fièrement du groupement compacte des constructions humaines, la montagne, en sa majestueuse splendeur, baignée dans une lueur rose, illumée comme un autel d’où le soleil, rayonnant ostensoir, jette son éternelle bénédiction.

Que dit à ces pauvres êtres privés de raison, cette radieuse fin du jour ? Peut être se figurent-ils habiter le globe de feux se balançant dans l’espace. Le boulet de leurs corps saurait-il river l’âme à la terre et l’empêcher de planer plus haut que l’aigle, et de fendre les couches des éthers comme une flèche, allant de Jupiter à Mars, sur le véhicule d’une pensée, avec la rapidité de l’éclair. Peut-être ces heureux fous ont-ils pour nous une suprême pitié, pauvres chenilles, qui n’avons pas comme eux des ailes de papillon pour fuir les misères de cette triste planète.

Mais pénétrons dans le temple de la folie. Un froid sépulcral vous glace les os en longeant ces interminables couloirs où les personnes qui passent à l’autre bout vous paraissent de la grosseur des mouches. Il semble que la baguette d’un enchanteur vient de vous transporter dans un souterrain d’Aladin, où tout s’anime par le souffle d’un génie invisible. Des vibrations étouffées font trembler le sol comme les efforts de quelques gigantesques Titans, capables de soulever le globe terrestre sur leurs puissantes épaules : ce sont les machines pneumatiques, les dynamos, les moteurs d’électricité, dont le sang embrasé court dans un réseau de calorifères et de fils de cuivre, distribuant la chaleur et la lumière dans l’immense édifice. Aux jours de décembre et de janvier, une douce tiédeur de serre règne partout, et cette triste végétation, qu’un bizarre caprice de la nature fait croître sur la souche la plus saine, peut s’épanouir en toute liberté, hors de sa terre natale, protégée par la charité de ces bonnes religieuses dont la sainteté est pour elle un rayon de soleil.

Tout est réglé avec un ordre admirable. Ingénieurs, gardiens, religieuses, semblent mus par le même courant électrique qui régit les êtres comme les choses. Les monstres voltaïques geignent sourdement en accomplissant leur œuvre créatrice, mais ils se font dociles sous la main blanche et douce d’une religieuse, laquelle sait tempérer leur force toute-puissante.

Pour me donner l’illusion complète d’une fantasmagorie, une porte s’ouvre tout à coup et je vois défiler un étrange cortège.

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

Des têtes énormes grimaçantes, convulsées, sur des corps déjetés, d’une maigreur de squelette ; de lourdes masses de chair, surmontées de têtes oblongues, aux yeux chassieux, plissés dans un ricanement perpétuel. Un ancien clown, sans doute, saute avec une agilité de singe en faisant mille contorsions comiques ; un autre roule sur lui-même comme une toupie. Certains ressemblent à des fauves, les cheveux hérissés, les yeux dilatés, la bouche tirée, vous croyez qu’ils vont sauter sur vous. Je fermai les yeux, tandis qu’un frisson d’horreur me glaçait douloureusement, comme si une main géante m’eut balancée au-dessus d’un gouffre noir. Quand je les rouvris, le défilé s’évanouissait dans l’ombre d’un corridor, je crus m’éveiller après un cauchemar.

Et je continuai ma visite dans les salles en écoutant notre guide qui nous disait d’une voix émue les drames douloureux, dont le cinquième acte se déroule dans cette sombre enceinte. C’est une mère qui berce dans ses bras un bébé imaginaire, le petit lit est vide, mais elle y voit toujours son petit homme. Elle lui parle bien doucement, pour ne pas éveiller le cher dormeur. Elle écarte les mouches du berceau, car elles pourraient bien, les vilaines, mettre fin au doux rêve, dont sourit l’enfant. Ineffable épanouissement de chérubin, que la mère contemple en en extase, en nous disant : « Voyez donc, comme il est beau ! »

C’est une jeune fille, aux grands yeux doux dans une face exsangue continuellement tiraillée par des tics nerveux qui vous supplie : « Je ne suis pas folle, emmenez-moi !… » Elle sanglote éperdument et ses cheveux boivent ses larmes.

Un vieillard au front chauve, les yeux perdus dans une contemplation extatique, semble un savant qui cherche la solution d’un problème…

Mais, que dirai-je ? Toutes les passions ont gémi dans ces pauvres êtres qui ont payé bien cher le repos dont jouit leur esprit. La jalousie, la volupté, l’ivresse, la cupidité, le mysticisme, de leurs griffes de vautours ont déchiré ces pauvres cœurs qui ne battent plus que pour la vie.

Mais, je ne veux pas anticiper : M. le Docteur Prieur, savant praticien et en plus littérateur distingué, a l’intention de livrer à la publicité d’intéressantes dissertations sur la folie et ses causes. Sujet palpitant d’intérêt, mais qui garde comme Isis son quadruple voile.

Dieu, bon et juste, a dû créer toutes les âmes également belles, également pures, également intelligentes, d’où viendrait donc la folie ? Tout simplement d’un défaut d’organisme, de même qu’un musicien ne saurait rendre la sublimité des harmonies qui chantent en lui sur un instrument dont les cordes sont brisées…

C’est égal, le ciel était bien beau et délicieuse la brise en sortant de l’Asile de la Longue-Pointe, et je suis étonnée que l’aspiration profonde que j’en ai tirée n’ait pas troué l’atmosphère.



BRAVO !


VISITE DU DUC ET DE LA DUCHESSE D’YORK.

Bravo ! pour le petit peuple canadien ! Sa contenance a été noble, digne et fière, comme il convient à des spectateurs polis qui dédaignent de siffler une représentation montée à grands frais, mais dont les acteurs ne sont pas à la hauteur de la réclame qu’on en a faite. À part la claque de rigueur, l’enthousiasme conventionnel des personnages officiels, les arpèges brisés d’une harpe vendue, il n’y a pas eu d’emballement populaire, pas de hourrahs frénétiques poussés par cent mille poitrines humaines, comme d’une seule, pas de ce délire fou qui passe sur les masses et les soulève comme les flots tumultueux de la marée montante. Non, rien de ce que les chroniques du temps racontent à l’occasion de la visite du prince de Galles. Le petit peuple canadien a boudé la royauté. Si Montréal a flambé pendant deux jours, c’est qu’on lui a volé ses deniers pour les faire tomber en gerbes de pierreries, en pluie d’étoiles, en feu de bengal, sans lui en demander permission, Aussi, l’obscurité des quartiers pauvres a-t-elle protesté contre l’indélicatesse des gouvernants du peuple. Pas une petite chandelle dans les carreaux noirs, pas de ces décorations naïves qui ne font jamais sourire, parce qu’on y voit l’expression d’un sentiment patriotique. Je me souviens qu’à la dernière Saint-Jean-Baptiste, une brave canadienne avait arboré son jupon de flanelle rouge en guise d’étendard. Les rideaux, les portières, les couvertures de pianos et de tables, les images coloriées, les chiens de plâtre, tout était mis dehors pour fêter le grand jour.

— Quarante ans après je dirai, parodiant Dumas, le peuple qui avait acclamé le père se porte au devant du fils, goguenard et narquois cette fois, pour se payer la tête des visiteurs royaux.

— Comment, ce n’est que ça ! murmurait la foule ennuyée, en s’écoulant lentement. Un futur roi, qui salue d’un mouvement automatique, sans qu’un muscle trahisse une joie intérieure de voir son bon peuple canadien.

Pourquoi cette subite volte-face dans les sentiments ? La royauté est-elle changée depuis quarante ans ? Non, c’est toi, peuple chéri, qui as évolué à ton insu. Autrefois, tu la parais des oripeaux de grandeur et de majesté ; maintenant que tu lui retires ce rayon émanant de toi, elle apparaît telle que notre satellite quand le soleil lui retire sa lumière : une face de néant se perdant dans la nuit. Le prestige de la couronne et du trône s’est décoloré, à la clarté crue de l’astre liberté.

Peuple chéri, tu as laissé tes langes et tes lisières, abandonne maintenant les puérils hochets de l’enfance. Essaie tes premiers pas incertains — va tout droit, sans chanceler, les yeux fixés sur tes glorieuses destinées. Ne ploie le genoux que devant Dieu !



LES FEMMES DE LETTRES



S’IL y avait une huître à manger, je m’interposerais entre les deux plaideurs de « La Presse ; » M. Robert Lefranc et M. D. de S… Ce dernier, l’offenseur, soutient que les femmes écrivains sont des objets de luxe, des bibelots coûteux dont un homme d’esprit ne doit pas s’embarrasser. De là une défense opiniâtre de la part de M. Lefranc qui se fait le champion d’une faible minorité, le chevalier d’une noble et sainte cause. Ce rôle de pacificateur improvisé, que je m’arroge, ne laisse pas de m’inquiéter ; il n’est point sans péril. Je me souviens qu’un brave Canadien s’avisa un jour de séparer deux fils de la verte Erin en train de se talocher. Vous devinez ce qui advint. Les belliqueux Irlandais oublièrent soudain le motif de leur querelle pour tomber à bras raccourcis sur le naïf médiateur. Le moins qui puisse nous arriver, en pareille occurrence, c’est de recevoir, par ricochet, quelque pile voltaïque à trente six chandelles, destinée à l’un des combattants. C’est vrai que dans une joute aussi courtoise, où l’on se bat à coups de fleurs de rhétorique, ce genre de horions ne fait pas des bobos inguérissables, comme dirait l’ami Paul Hyssons !…

Je vais imiter le procédé conciliateur de nos grand’mères : M. Lefranc et M. D…, donnez-vous l’accolade. Assez chicaner sur les mots ; vos âmes éprises toutes deux d’idéal méritent de s’entendre.

Approchez, maintenant, M. D…, que je vous tâte le pouls. Hum ! hum !… Symptômes graves !… Votre langue… vous l’avez montrée déjà… Pas trop bonne… Essayez de rester sans parler quelques minutes, avec ce thermomètre dans la bouche, c’est facile : un homme !… De la fièvre, 110 degrés… Procédons avec ordre, je crois que nous sommes en présence d’un beau cas d’atavisme. Votre père était un homme d’esprit, ça se voit, et votre mère, avez-vous dit, une femme de lettres douce, sentimentale, poétique. Je le devine, et vous avez hérité de ses tendances idéalistes qui se traduisent en imprécations et en blasphèmes de ne pouvoir incarner votre rêve. N’est-ce pas ?… Vous êtes comme le bambin qui trépigne de rage parce que le bon Dieu ne veut pas lui donner la telle lune d’or pour jouer. Mais souvenez-vous : Saul qui maudissait le Christ, était bien près de l’adorer. Aussi, je ne désespère pas qu’un jour vous aurez votre chemin de Damas. Vous tomberez à genoux, aveuglé par un rayon de la sainte lumière. Vous vous relèverez transfiguré, croyant jusqu’au martyre. Amen !

En attendant, vous êtes agité, fiévreux ; vous extravaguez, comme disent les bonnes femmes, c’est que vous avez le mal d’amour !… Le mot est lâché : tant pis, je ne voulais pas le dire — Vous éprouvez ce malaise des délicats que heurte le prosaïsme vulgaire des choses de la vie journalière, vous qui aimez le beau jusque dans la manière de le profaner : vous qui savez arrondir vos périodes, soigner votre style pour nier l’existence de l’idéal. Vous êtes mécontent de ce que vos paroles mentent à votre pensée intime et vous éprouvez le besoin de briser quelque chose ou quelqu’un, histoire de passer votre dépit !

Je n’y crois pas, aux dangereux paradoxes que vous émettez en faveur de l’ignorance féminine, paradoxes dont j’hésite à sonder la subversive profondeur. Auriez-vous fait le rêve de nous ramener aux théories de Jean-Jacques Rousseau : l’innocence de l’ignorance, les jolies bergères illettrées, gardant les moutons dans les campagnes, métamorphosées d’un jour à l’autre en reines et en favorites parce que certains rois fainéants ou idiots, ou débauchés, avaient jeté leur dévolu sur elles. Mais ce qui était bon pour un roi, ne le serait guère pour un homme d’esprit de nos jours, tel que vingt siècles de civilisation l’ont fait : sceptique, blasé, soit, mais plus délicatement ciselé au point de vue intellectuel.

À l’homme moderne, il faut le type de la femme fin-de-siècle, fouillé par le ciseau d’un artiste progressif : le temps, instruite toujours, philosophe un tantinet, artiste, musicienne, si l’on veut, ce qui n’exclut pas la sensibilité, la bonté, le dévouement et la fidélité, au contraire. Je crois qu’il vaut tout aussi bien charmer ses loisirs à rythmer un sonnet, à croquer une nature morte, que de se manger tout vifs, un jour de réception, entre une tassette de chocolat et une miettée de gâteau, que d’aller, tous les jours, se balader sur la rue Sainte-Catherine, de trois heures à quatre ; ou bien encore, d’encombrer les magasins, à l’annonce d’un bargain day, et d’acheter des futilités, sans raison, rien que parce que ça se donne !

Et qu’avez-vous à dire contre les femmes musiciennes ? Est-ce que la science de l’harmonie serait à dédaigner dans un ménage : la valeur des notes, (de couturière, par exemple) la supériorité de la ronde sur les autres figures musicales — le prix du silence — l’agrément des variations, (surtout au pot-au-feu) l’utilité d’un soupir bien placé ; le sobre usage de la syncope, et la mesure, ah ! grand Dieu, de la mesure dépend l’accord, et de l’accord le secret du bonheur ? Pensez y bien, M. de S. Il y aurait égoïsme de la part de la femme à se confiner exclusivement dans son foyer, quand elle peut, dans les entr’actes, être utile à son pays et à ses frères. Et certain que le Maître lui demanderait un compte sévère, si elle laissait sans le faire fructifier, le talent qu’Il lui a confié… Tandis que son pied mignon agite le berceau où dort, les poings fermés, un beau chérubin rose, la main peut fort courir sur le papier, pour y jeter le trop plein d’un cœur, que le mari, souvent léger et indifférent, néglige de recueillir. Ah ! ces jouissances sont sans remords ! Et le champ de la pensée est si vaste à explorer. Croyez-vous qu’elles ont tort, celles qui s’imaginent que la mission de la femme se résume en ce syllabus ? « Lutter pour les idées généreuses et hardies, défendre les pauvres, parce que leur souffrance a toujours raison contre la joie, célébrer tout ce que la nature a de superbe, tout ce que l’art a de consolant, tout ce que la science donne d’espoir à l’humanité, se pencher sur les geôles pour y surprendre une injustice, veiller à l’éducation des petits, vouloir le repos des vieux, faire de cette frêle plume l’outil des délivrances, proclamer le droit aux roses, le droit d’aimer, de penser, d’admirer, de vivre, » et tout cela sans bruit, sans l’expectative d’une éphémère gloriole, avec l’espérance seulement d’être utile, douce et consolante au malheur, et parfois, pour remplir un devoir sacré d’amour et de reconnaissance.



MON PAYS, MES AMOURS !


Le jour de la fête d’une mère fait époque dans les joies de l’enfance. Le souvenir de ces réjouissances intimes parfume le cœur. Telles on retrouve encore, après des années, les dernières exhalaisons des roses mortes, dans les feuillets d’un vieux livre jauni par le temps.

La mère est assise dans le grand fauteuil du salon, la figure illuminée d’un radieux sourire et les petits rangés autour d’elle, lui offrent leurs souhaits de bonheur. Paul déclame une belle poésie. Lili, de sa faible voix douce comme un soupir de rossignol, module une jolie romance, en tapotant sur le piano un accompagnement adorablement faux. Un bébé rose, tout bouclé, esquisse gravement une ébauche de salut et gazouille : « Le souriceau et le çat. »

Un souriceau tout zeune… tout zeune… tout…

Mais il se trouble, rougit, balbutie, éclate en sanglots et court se cacher dans les bras de sa mère.

— Sait plus !… Z’ai tout oublié ! Mais ze t’aime…

Au cri d’amour, échappé de ces lèvres naïves, le cœur de la mère a vibré, son émotion contenue tombe en une pluie de baisers sur la tête du cher innocent qui sourit maintenant à travers ses larmes.

Ô Patrie, notre mère, en ce jour de ta fête nationale, comme mes aînés dans l’Art, je voudrais célébrer ta glorieuse beauté et forcer la lyre à suivre mes chants, mais hélas ! ma main tremble, je sens les cordes glisser sous mes doigts, je ne puis que jeter ce cri du petit enfant : Mère, je t’aime !

Oui, je t’aime, ainsi qu’on aime la vie simplement, instinctivement, comme on respire l’air du ciel. Que l’immensité de l’Océan s’interpose entre le Canada et nous, la nostalgie, cette variété du mal d’amour, nous étreint et comme une pieuvre boit jusqu’à la dernière goutte le sang de nos veines.

Transplantés sur une terre étrangère nous ne faisons que traverser un rêve. Notre âme est restée au pays, il ne faut parfois pour la ramener qu’un coin de paysage, qui rappelle la ferme de « chez nous, » une ronde de paysans, que le grand’père chantait pour nous endormir. La patrie, c’est le foyer où l’on naquit et grandit, le précoce bégaiement de l’enfant, la mère qui nous berce, le juvénile amour, la première larme, les espoirs, les chimères, les souvenirs, la langue avec ses dialectes, son patois qui n’a de sens que pour un certain nombre d’individus.

La Patrie, c’est le coin de terre où reposent les ancêtres, le ciel constellé d’étoiles, qu’ils ont comme nous souvent interrogé, sans en faire descendre le rayon qui éclaire les âmes ; le soleil fécondant le travail de nos braves laboureurs. C’est le Saint-Laurent, l’immense nappe d’eau douce coulant large et sereine au sortir des grands lacs, pleine de langueurs amoureuses. Mais la belle a des caprices, elle laisse sa robe d’azur, revêt une jupe de gaze écumeuse et vient pirouetter sur la pointe escarpée des rochers avec la légèreté d’une danseuse de ballet.

La folle bayadère fait voler en pleine brise son écharpe floconneuse, tandis qu’un invisible orchestre de castagnettes et de tambourins cadence le rythme de cette étourdissante farandole. Puis, elle se calme, reprend sa robe bleue, parsemée de bouquets, de nénuphars et redevient la vierge frissonnante où le ciel pur reflète sa transparence. L’hirondelle en passant l’effleure de son aile, et les algues lui font de grandes révérences. Tour à tour mélancolique et rieuse, la belle rivière descend à la mer. Mais en avançant vers l’abîme, une tristesse sourde gronde en elle, est-ce le regret des coquets villages qui se sont mirés dans son onde, de l’insouciance de son bavardage sur les galets, et de ses folles danses sur les rochers ? Roule, infortunée, vers l’océan qui t’attire fatalement. Où vas-tu ? Ton flot mêlé à l’eau amère gardera-t-il sa personnalité en perdant son nom ? Ton destin, comme le nôtre, ô Saint-Laurent, est-il voilé de mystère ?

La patrie, c’est tout ce que l’on aime et que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. La forêt quant au printemps la sève des érables coule en gouttes vermeilles d’or le long de l’écorce brune. Ce nectar que le canadien aspire à même le chalumeau, et qui verse en ses veines la force des jeunes dieux et le courage des lions. Autrefois, les druides, recueillaient en grande pompe le gui des chênes sacrés, et ces solennités nationales revêtaient un caractère de majestueuse grandeur. La cérémonie antique se renouvelle de nos jours. Nos forêts en avril deviennent des temples rustiques où le soleil, comme une immense lampe d’or, jette des flots de lumière sur les officiants, entourant une chaudière symbolique d’où monte une odeur d’encens. Là, s’accomplit le mystère.

Le maître cuisinier armé de sa spatule en bois a la gravité d’un prêtre antique cherchant quelque ténébreux secrets d’occultisme. De petits globules transparents flottent dans l’air, on dirait les génies du bois qui rigolent en l’honneur du dieu printemps. Le liquide d’or, gonfle dans la grande chaudière et s’épaissit en bouillant pour finir par se cristalliser. Un chant de triomphe s’élève dans l’air, vibrant comme une fanfare. Tous s’approchent irradiés par l’extase, l’eau du désir mouille les lèvres et la bouche s’ouvre toute grande pour savourer cette manne céleste, le sucre du pays, bonbon divin, plus doux qu’un rayon de miel, plus exquis que toutes les crèmes et les pâtes humaines.

Ô Patrie, mère bonne et généreuse, je t’aime. Mais d’où vient cette tristesse persistante qui assombrit ton front d’un crêpe de deuil ?

Le cœur maternel, hélas ! se souvient toujours ! L’enfant qui dort sous le marbre des cimetières tient à l’âme de la mère par des fibres mystérieuses. Ô Patrie, tu pleures toujours les martyrs de 37 ! Les fils de ton amour, orgueil et honneur de tes cheveux blancs. Mais ils vivent ces vaillants, ces héros. Le temps n’a pas effacé leur mémoire chérie, chaque aube nouvelle redore leurs noms sur le mausolée de la gloire, et c’est pour eux que Victor Hugo a chanté

Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie,
Ont droit qu’à leur cercueil, la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère ;
Et comme ferait une mère,
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.

Tu pleures, mère, en regardant ces pâles enfants des héros qui renient leur langue et lèchent les pieds des vainqueurs, et tu trembles de les voir esclaves un jour ! Rassure-toi, le sang français ne peut mentir et si on t’insultait ainsi que la France, notre aïeule, les fils des Papineau, des Duquette, des Cardinal, des Chénier, des deLorimier, des Mercier, se lèveraient terribles et sous le drapeau tricolore, ils marcheraient fiers et braves pour venger notre honneur outragé.

Mais leur rêve, est un rêve de paix, de confraternité universelle, quand les préjugés et les distinctions de classes auront abaissé leur bannière devant la charité et l’amour.



DÉSESPÉRANCE


Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.
JÉSUS.


À Charles Gill


Quelle main criminelle, ô rosette ma mie,
T’a jetée au ruisseau, languissante et flétrie ?
Toi, qui fermais ton cœur au baiser du rayon,
Insensible aux serments du gentil papillon !

Rose au corps satiné, fleur de chair ondulante,
Glissant comme l’étoile en la fange gluante,
Fille de la clarté, laisse le gouffre noir !
Renais à l’innocence et souris à l’espoir !

Baigne ton front souillé dans l’onde baptismale,
Qu’il resplendisse encor de candeur virginale.
« — Las ! fit la pauvre fleur, la fange que je hais
À ma peau, je le sens, adhère pour jamais !

Cette lie argileuse, au fond de mon calice,
Accuse le ruisseau, mon ténébreux complice,
L’onde passe sur moi sans purifier mon cœur.

D’où s’exhale pourtant l’émanation pure,
D’un soupir parfumé… Je meurs de ma souillure.
Que seul pourrait laver un angélique pleur ! »


PAROLES D’AGONIE



QUE d’événements pour les journalistes, cette dernière quinzaine ! La Reine, Verdi, Buies, montent au ciel, comme Faust, dans le superbe apothéose des torches incendiaires. Étrange coïncidence, le règne de Victoria Ire se lève sur la rébellion de 37 ; alors que les martyrs de la liberté expient sur le gibet infamant le crime de rester français et de ne pas lécher la main du maître, qui veut les courber comme des fauves sous le bâton rouge. Le sang canadien coule par torrent et rougit les ruisseaux de nos campagnes, la tête des patriotes est mise à prix, leur chaumière incendiée, leur femme et leurs enfants rudoyés et battus par d’ignobles soudards.

« Le soleil se couche comme il se lève, » dit un vieil adage du pays. L’astre de la royauté britannique disparaît en jetant sur le sol ensanglanté de l’Afrique Sud un rayonnement de topaze et de rubis ; son disque lumineux est voilé par une large tache rougeâtre qui empourpre le ciel. Mais, avant de tomber dans la grande ombre, le soleil mourant se penche doucement pour caresser la campagne désolée et donner un dernier baiser aux héros transvaaliens : la grandeur et la plèbe, la lumière et l’ombre se confondent…

Sur ce cercueil fermé de la reine d’hier, nos martyrs, les Chénier, les deLorimier, les Cardinal, les Duquette, tendent la main aux Villebois-Mareuil, aux Dewet, aux Kruger, unis dans une même confraternité d’âme, dans un même amour de la patrie et de ses droits — dans la même haine des oppresseurs !…

Reine infortunée, le voilà tombé de tes mains, ce vain simulacre d’une apparente puissance, ce sceptre inutile, qui ne sut pas dompter tes sanguinaires vassaux. Ton front glacé ne sent plus le poids du diadème d’or qui le meurtrissait… Pourquoi troubler le repos de tes cendres N’es-tu pas lasse de tant de bruit, de tant de mensonge ? Faut-il que ces clameurs insensées viennent troubler cette grande paix à laquelle ton âme aspire depuis si longtemps !… Ces larmes, ces désespoirs de convention sauvent-ils les souverains de l’éternel oubli ?… Après avoir pleuré un an il faudra se réjouir une autre année pendant les fêtes du couronnement et boire force libations à la santé des nouveaux souverains.

Chaque élément retourne où tout doit redescendre :
L’air reprend la fumée et la terre la cendre ;
L’oubli reprend le nom !

Eux, les pasteurs du Transvaal, soldats obscurs sans blason et sans couronne, ils vivront !

Ô Victoria, tu fus esclave sous l’hermine ; ils restent libres sous les haillons. L’intérêt et la cupidité guettaient avidement le dernier souffle de ta sénilité ; l’humanité haletante se penche anxieuse sur la république épuisée pour surprendre dans son sein un regain de vitalité, une nouvelle poussée d’héroïsme.

Et, quand la plaine désolée aura bu la dernière goutte du sang des boers, l’univers recueilli défilera devant leur humble tombeau. Ils arriveront de toutes les parties du globe baiser la terre sanctifiée, fécondée par le sang des héros. Il s’y fera des miracles ! Des malades se relèveront guéris de l’indifférentisme fatal du siècle ! Transfigurés, enthousiastes, la voix de ces nouveaux apôtres aura des accents convaincus pour soulever les masses et conduire les peuples à l’indépendance.

La Reine se débattait dans les affres de l’agonie, et son râle couvrait les paroles de l’absolution suprême que son oreille ne percevait plus. Les princesses royales, la tête cachée dans la bordure du lit d’apparat, pleuraient silencieusement. Les courtisans, selon les strictes lois de l’étiquette, avaient interrompu leurs chuchotements hypocrites ; les rois, la cour cérémonieuse, en grande tenue, regardaient mourir la vieille souveraine. Soudain, la mort accorde un sursis. L’agonisante ouvre des yeux démesurés, éclairés déjà par un reflet de l’au-delà… La vérité pour la première fois peut-être lui apparaît et, la pupille dilatée, elle contemple effrayée et ravie cette lumineuse vision ! — Pourquoi Dieu refuserait-il aux rois ce qu’il accorde au plus humble mortel, à l’heure dernière… un coup d’œil embrassant l’inconnu ? Alors que l’âme, presque dégagée des pesantes molécules de la matière, plonge dans le monde éthéré et voit la pensée divine dépouillée de ses voiles… Comme l’oiseau qu’un fil retient captif, l’être plane déjà dans l’air libre, encore un dernier effort, il volera jusqu’au soleil… Oui, la reine, à cette minute suprême, comprit la vanité des choses, le néant de sa triste vie, le faux éclat des pompes royales ; elle vit se dessiner en lettres de feu sur les tentures sombres le Mane, Thécel, Pharès ! Ses actions, jugées, pesées, condamnées peut être par le tribunal de l’humanité, qui n’a d’appel qu’au trône de Dieu !… Un grand cri fit tressaillir les échos du sombre château, les rois tremblants crurent à une résurrection et s’approchèrent. — « Jurez-moi, fit la reine, solennelle et majestueuse, jurez-moi de faire cesser la guerre… Que la paix règne en Angleterre… la paix… »

Et la souveraine du plus grand royaume retomba dans son sommeil comateux, pour n’en plus sortir !

Sois bénie, ô reine, pour cette pensée suprême de pardon ! L’ont-ils compris, cet élan de ton âme généreuse ? Qu’ils prouvent, tes sujets, la sincérité de leur deuil et de leurs regrets, en accomplissant religieusement ce dernier codicille ajouté à ton testament ! Qu’ils rejettent avec horreur le cimeterre teint du sang de leurs frères ; ils adorent le même Dieu de la Bible qui a dit : « N’achevez pas le roseau à moitié brisé par le vent — N’éteignez pas la mèche qui fume encore. »

Et, si dans le cœur de ton peuple, Victoria Ire, tu as laissé une si grande admiration, un amour si respectueux pour tes vertus de femme et de reine, qu’ils fassent oublier à l’Angleterre ses injustes griefs, son ambition effrénée, sa soif de l’or… Si au nom de son idole, la fière Albion prend dans ses bras la brebis blessée et qu’elle panse ses plaies, alors Victoria, tu seras grande, l’histoire fera devant toi son salut, tu deviens digne de figurer avec Kruger, et l’auréole de la charité, nimbant ton front, consacrera l’immortalité de ton nom !



UNE VISITE AU CIMETIÈRE


LE MOIS DES MORTS



Je crois en la communion des saints.


LA bonne saison des morts s’est envolée avec l’oiseau qui chantait sur la branche du saule pleureur. Ah ! la douce mélopée entrecoupée de soupirs, plaintive comme le susurrement des jets d’eau en automne. Qui l’a entendue une fois en garde un frisson dans son cœur. Souvent, des amoureux attirés par le charme mystérieux des allées ombreuses et des vertes pelouses, s’égaraient dans le dédale des tombes ; ils allaient tendrement enlacés, se disant des serments de tendresse. Alors, les vieux squelettes noircis, enfouis dans la terre glacée, tressaillaient aux accents d’amour dont jadis ils avaient vécu et pleuré : ainsi frémit l’aiguille d’acier au voisinage de l’aimant.

Mais tout a fui : le chant du ténor ailé, le parfum des roses, le soleil même ne fait que de hâtives visites de cérémonie, on n’entend plus le claquement du fouet et le pas cadencé des équipages aristocratiques. Seules les deux montagnes jumelles, comme deux aïeules, se penchent avec sollicitude sur les berceaux de marbre blanc où reposent les fils dont elles protégeaient jadis, de l’autre côté, les bruyants ébats et les joyeuses escapades.

De leurs bras décharnés, elles semblent écarter les mauvais génies de l’air qui voudraient troubler le repos des tombes. N’avez-vous jamais vu de vieilles grand’mères veiller jalousement sur le sommeil des nouveaux-nés et, de leurs mains tremblantes, éloigner les mouches qui pourraient bien se tromper, venir butiner ces lèvres fraîches, les prenant pour des roses !

Dans le deuil de la nature, à cette morne saison, les pins restent immobiles et droits comme des sentinelles, ils disent, dans leur vert immuable, l’éternité de l’espoir qui survit à la destruction de l’être.

Pourquoi appeler un cimetière le champ de l’égalité ? Mensonge encore ! La distinction des castes survit dans ce monde pétrifié qui n’est qu’un simulacre du monde des vivants. Comme les personnes, certains tombeaux ont une morgue aristocratique, un mépris de la plèbe, qu’ils affichent avec impudence. On sent leur dédain d’être frôlés par l’humble croix des pauvres, au soin qu’ils ont pris de s’isoler dans de somptueuses chapelles, de peur d’être effleurés par le souffle vulgaire des parias. Il est des morts sots ou parvenus qui se croient voués à l’immortalité parce que le monument qui recouvre leur nullité a coûté un demi-million de dollars. Des orgueilleux ou des philosophes prévoyant l’oubli de leur nom ont cru prudent de choisir d’avance, sur une hauteur, le site de leur tombeau. Et même, ô vanité, certains ont voulu jouir par anticipation d’une gloriole posthume en faisant ériger de leur vivant la pyramide qui devra contenir une pincée de cendres !…

Mais dominant toutes ces mesquines ambitions, toutes ces vaines prétentions de la vanité, comme un chêne les maigres arbrisseaux de la forêt, le monument des exécutés de 37 pousse avec fierté la pointe de son aiguille en pierre jusqu’au ciel. Droit, sévère, sans ostentation, comme les humbles héros dont les noms en lettres d’or scintillent sous un rayon de soleil — moins profondément gravés dans le marbre que dans nos cœurs.

Ah ! ces braves ! comme ils surent mourir sans défaillance pour assurer nos libertés ! Que leur monument soit la colonne lumineuse guidant notre patriotisme vers la Terre de l’Indépendance, — le serpent d’airain dont la vue guérisse les âmes des morsures de l’envie, l’ennemie de notre race, ce reptile immonde qui sème la division dans nos camps et empoisonne nos plus nobles aspirations !…

Mais, par contre, que d’hypocrisies incrustées dans le granit ! Que de fausses larmes au bout des épitaphes mensongers ! Sur la tombe d’une femme morte des brutalités de son seigneur et maître, l’indigne mari a tracé ces mots : À mon épouse bien-aimée.

Une veuve inconsolable a trouvé plus facile de fleurir le tombeau de l’absent, que de lui garder son cœur et sa foi. Malgré la mine renfrognée du remplaçant, elle essuie des larmes, peut-être vraies, que lui arrache un tardif repentir.

Seuls les morts qui ont des mères ne sont pas oubliés. On les reconnaît aux décorations naïves des tombes. Quelques-unes ont de petites niches incrustées dans le bois, où la tendresse maternelle conserve comme des reliques les jouets, le portrait du pauvret, enguirlandés de fleurs en papier. Parfois l’orthographe pèche un peu, mais on devine le sentiment qui a dicté ces naïves inscriptions.

Ammon peti tanfan Zén-o-fil.

J’ai vu un berceau rustique où des fleurs s’épanouissaient à la place de l’enfant parti, gracieuse allégorie dont une mère seule pouvait avoir l’idée. C’est dans le quartier des pauvres, que j’aime surtout à errer ; je m’arrête à chacune de ces petites chapelles que la piété des parents élève à leurs chers défunts : des anges en plâtre, un Jésus et des chandeliers en faïence ; les tertres sont entourés de cailloux blanchis ou de mousse ; parfois des tombes assez luxueuses ; on a voulu verser toutes les épargnes de la tirelire dans la main du statuaire : « Il me faut quelque chose de beau, c’est le dernier présent que l’on peut faire au petit !…

Une surtout m’attira, toute simple pourtant, mais d’un goût exquis : un carré de marbre surmonté d’un vase où trois colombes en pierre se penchaient pour boire. Une femme ployée par l’âge, était agenouillée sur la terre humide qu’elle touchait presque du front. Son pauvre visage baigné de pleurs qu’elle ne prenait pas la peine d’essuyer. Je crus à un malheur récent, une vieille grand’mère à qui la mort avait ravi son petit-fils. Ses lèvres tremblantes marmottaient des prières — trois fois elle baisa la terre, puis lentement elle s’éloigna, trébuchant sur les grosses roches. Curieuse, je m’approchai pour lire l’inscription du gracieux monument !…

Ci-git :

Philippe Auguste, mort accidentellement le 8 juin 1833.

1833 !… Cette douleur avait soixante-huit ans !… Sous l’amère rosée des larmes, cette fleur d’amertume avait conservé son éclat !… Ah ! ces cœurs de mère !… Si l’égalité existe en la cité des morts, c’est dans la louange qui monte du marbre altier comme de la plus modeste planche tombale : Au modèle des époux — À la femme forte de l’Évangile… Épouse fidèle et dévouée, mère sans reproche. — Au citoyen intègre, pleuré des pauvres. — Lis de candeur impitoyablement fauché par la cruelle Moissonneuse…

La mort est le Léthé suprême qui absout de tous les forfaits, la grande éponge qui lave les souillures de toute une vie. Et le ciel étonné reçoit cet encens obligatoire s’exhalant de la putréfaction de la chair. Il s’en dégage une consolation, c’est que l’homme n’est pas de sa nature méchant, ambitieux, jaloux et fourbe, puisqu’il se hâte de rejeter ces vices d’emprunt dès qu’il n’en a plus besoin pour grimper aux sommets des honneurs.

La loi veut maintenant qu’on ne fasse plus l’exhumation périodique des cadavres conservés dans les charniers. Les cercueils scellés dans la pierre ne dévoilent plus leurs horreurs qui n’étaient pas sans danger pour la salubrité publique.

Ah ! l’effrayant spectacle que ces corps desséchés, dont une partie de la figure n’offrait que des trous noircis recouverts d’une mousse grisâtre que perçait un bout de moustache, une mèche de cheveux. Parfois le masque, avec sa mâchoire tordue, semblait contracté dans un affreux rictus… Dire que tout cela avait pensé, parlé et vécu comme nous… Et ne pouvoir soustraire sa dernière grimace aux curieux !… Mais c’est du chagrin d’être exilés du soleil, des fleurs et des oiseaux, que ces pauvres morts étaient devenus si laids !…

Rien n’est touchant et humain comme le culte des morts, antique et pieux usage qui, chaque année, consacre un mois au souvenir de ceux que nous avons aimés.

Des files silencieuses de visiteurs recueillis envahissent notre cimetière. Foule endeuillée des orphelins, des veuves, des mères et des pères malheureux, à la démarche lourde, aux yeux rougis. Un grand nombre arrivent, les bras chargés de fleurs naturelles et artificielles. Gracieux contraste, tandis que les pleurs coulent des yeux, les tombes s’épanouissent comme aux jours du renouveau.

Cette communion des vivants et des morts, qu’elle me paraît sainte et salutaire ! Cette chaîne de prières qui soude l’une à l’autre, la vie d’ici-bas à celle de l’au-de-là, comme elle me semble consolante ! Vraiment, il en coûte moins de partir quand on a la douce certitude que les liens qui nous rattachent à ceux que nous aimons, loin d’être brisés, ne sont que renforcis, purifiés et sanctifiés. Grâce à la divine télépathie de la prière, les âmes vibrent à l’unisson et peuvent toujours se fondre, l’une dans l’autre, fussent-elles aux antipodes du monde, aux antipodes mêmes de l’éternité : la sympathie ne connaît pas de distance.

Ah ! les morts sont heureux de cette émanation fluidique qui monte d’un peuple en prière, ils nagent dans un océan de délices comparable à la joie d’Éponine et de Sabinus, quand leur vue obscurcie d’ombres s’emplit tout à coup de clarté.

Mais à errer d’une tombe à l’autre, toute aux pensées sérieuses qu’éveille en nos âmes le séjour des trépassés, je ne m’étais pas aperçue que le soleil avait disparu derrière les grands sapins.

La foule s’écoulait en gros torrents, par la grande porte du cimetière, car le jour tombait maintenant. Dans un crépuscule clair, qui baignait la terre, un brouillard, montant de la vallée luttait avec la clarté. Une étoile surgit du mystère de l’inconnu, éclairant la patrie de tous ces pauvres morts.

Des pèlerins attardés achevaient le chemin de la croix ; leurs formes effacées se mouvaient confusément, montant, montant toujours, gravissant le Calvaire où le grand Christ sanglant étend ses bras protecteurs, étalant sa plaie cruciale d’où coule le pardon depuis vingt siècles. Ils allaient à la suite d’une aube blanche. Une voix, sur un mode grave, murmurait des prières auxquelles répondaient les voix de la foule, lentes ou brèves, comme des échos attardés.

Puis les dévots disparurent un à un, on n’entendit plus que le silence, la respiration des choses inanimées… un souffle chaud venu de la terre grasse, comme l’haleine des morts et, sur les tertres noirs, les tombes toutes blanches apparurent comme un ciboire d’hosties renversées…

Requiescant in pace !



FLEURETTAGE



CES pauvres Flirt, les a-t-on maltraités ! Le sentiment populaire leur est hostile et le galantin, qui a mérité de voir cette épithète accolée à son nom, est classifié parmi les êtres dangereux : les mères et les filles s’en éloignent avec une sainte horreur. C’est que le flirt a dégénéré depuis qu’on l’a affublé d’un nom anglais, volé du français fleuretter (de fleuret), ou de la gracieuse expression, conter fleurette. On ne me taxera pas d’admiration conventionnelle à l’égard de la noblesse, mais il est deux choses de la cour de France que je voudrais voir vivre éternellement : le menuet et le madrigal.

J’adore ces marquises pompadours déguisées en bergerettes, immortalisées par Watteau. Le berger incliné, une main sur son cœur, souffle dans le cou de ces belles quelque compliment bien tourné, qu’elles écoutent rougissantes, le front caché derrière l’éventail. Comme on savait parer avec grâce les coups délicats d’adversaires habiles, dont toute la science se bornait à viser le cœur sans le toucher jamais ! Quelle jolie escarmouche de mots spirituels, de mutines agaceries, un vrai feu d’artifices de galanterie d’un côté et de coquetterie maniérée de l’autre. Se battre à coups de madrigaux et de sonnets, les blessures n’en sont pas mortelles. M. de Voiture adressait à une délicieuse marquise ce galant rondeau :

Je meurs tous les jours en adorant Sylvie,
Mais dans tous les ennuis dont je me sens périr
Je suis si content de mourir que ce plaisir
Me redonne la vie.

Dans le tourbillon de la danse, bercé par l’ivresse du rythme, quel valseur a su résister à la tentation de laisser tomber dans l’oreille nacrée, qu’il effleure de son haleine, quelques mots d’amour inconsciemment montés à ses lèvres. Serments éphémères qui s’évanouiront aux premiers baisers de la brise matinale.

Et toi, pauvre petite, tu as bu ces paroles brûlantes et tu les crois, car tu es à cet âge passager où le songe et la réalité se confondent : on rêve à ce que l’on voit et l’on voit ce que l’on rêve. Ton âme soudain s’est éveillée et tu écoutes ravie, la merveilleuse cantilène qui chante en toi.

Aux premières teintes de l’aube, quand sur les sièges épars traine une toilette de bal : ici la robe de gaze, plus loin les souliers en satin, sur le tapis de la descente, un bouquet flétri. Perdue dans son lit blanc, la jeune fille, la tête appuyée sur son bras nu, revoit les heures délicieuses écoulées. Comme il était gentil, ce monsieur Paul ! En dix minutes, il a trouvé moyen de me comparer à un lis virginal, à une étoile, à une madone. Il m’a dit que mon front de seize ans faisait pâlir mon bouquet de roses. Voyons encore ces motos qu’il m’a glissés furtivement dans la main. Un pâle rayon matinal offre sa complicité pour verser dans ce cœur ingénu le philtre mensonger. Et la petite aspire comme du Musset des poésies ampoulées dans le genre de celles ci :

À la douceur de vous charmer,
Nous blâmez-vous d’oser prétendre.
Si c’est un tort de vous aimer,
C’est un crime de s’en défendre.

À ce regard, où brille la gaité.
On vous prendrait pour l’amabilité.

Avec les papiers frangés de rouge et de vert, qui enveloppent les bonbons et les billets amoureux, monsieur Paul m’a fait une grosse rose, que j’ai échangée pour une fleur de mon bouquet. Mais avant, il a frôlé le papier de ses lèvres. Si je recueillais ce baiser qu’il y a déposé — le mal ne serait pas grand. Bien sûr, il l’a mis là exprès pour que je l’y aille chercher…

Tout en monologuant, je ne sais par quel hasard, la mignonne enfant résistait toujours, il se trouva que la fleur de papier vint se coller à sa lèvre.

Elle cacha sa tête sous l’oreiller, où le sommeil vint la chercher. Pauvre petite, tu pleureras, je le sais, en attendant l’infidèle ; ton cœur palpitera à chaque coup de sonnette… Mais va, n’emplis pas ton cœur de haine. Cet homme n’est pas méchant : il est seulement de son époque. Ces compliments que tu as pris au sérieux, il les débite depuis cinq ans dans tous les bals, et il n’a pas fini.

Vois le soleil, ce grand flirt, il fait épanouir les fleurs, puis il disparaît. Le colibri chiffonne les collerettes des marguerites, après avoir bu la rosée au calice des violettes. Et les marguerites, et les violettes, n’en vivent pas moins leurs destin de fleurs !

Pourquoi donner tant d’importance aux brûlantes déclarations des jouvenceaux qui te font sauter tout un soir dans leurs bras ? Ont-ils plus de tête et plus de cœur qu’un papillon ? Je n’oserais le certifier : j’ai tant vu de larmes qu’ils ont fait couler, ces pauvres étourdis, sans se douter seulement de leur imprudence.

Mais j’ai vu aussi des petites filles se faire du mal elles-mêmes, et prendre pour des aveux les procédés les plus élémentaires de la galanterie. C’est peut-être une des causes de la désertion des salons par les jeunes gens qui n’osent s’aventurer sur un terrain si brûlant, avec la terreur continuelle de voir leur liberté engagée par quelque parole imprudente, habilement provoquée.

Non, il faut rire, batifoler avec ces beaux cavaliers ; applaudir aux jolies choses qu’ils déclament, mais ne pas se laisser prendre à l’emphase, à la passion de leur pantomime, pas plus qu’au tremblement de voix d’un chanteur d’opéra. Apprenez l’escrime, vous aussi ; ripostez en tierce, en quarte, aux attaques de ces habiles jouteurs. Inventez quelque botte secrète. Trouvez le défaut de la cuirasse ; enfoncez y la dague à votre tour. Et si le jeu vous amuse, recommencez tous les soirs pendant toute une saison. Mais, de grâce, ne cherchez pas l’amour sous les lustres ; c’est un enfant de la nature qui court les bois et les champs. Il vous a frôlée parfois de son aile, qui sait, et vous avez passé outre, le trouvant trop mal habillé.



LE THÉÂTRE DE LA RUE



LES féeries vous passionnent, vous courez à ces levers de rideaux, où des personnages maquillés exécutent mille cabrioles burlesques, et vous tordez votre mâchoire sans parvenir à vous faire sourire. Votre cœur avide d’émotion veut battre de sentiments généreux, le mélodrame vous attire, dans ce besoin de pleurer qui parfois s’empare de nous, alourdissant notre poitrine comme nos paupières. Pourquoi louer un fauteuil d’orchestre dans une salle surchauffée ? Ouvrez votre œil à la grande féerie de la rue…

Le sifflet vient de crier six heures. Voyez, la foule va, vient, se cogne, rit, s’injurie, joue de l’épaule et des coudes. La floraison des robes claires et des chapeaux en couleur égaie l’ombre des habits noirs portant éternellement le deuil de la galanterie de jadis.

Les petites ouvrières reviennent gaiement de l’atelier et de l’usine en caquetant, heureuses de la tâche accomplie, heureuses surtout d’échapper à la cage qui les retient prisonnières de la poussière et du bruit. Là-bas, dans l’ombre d’un estaminet borgne, une pauvre femme maigre à faire peur, les traits tirés, les lèvres bleuies, interroge fiévreusement les collets relevés qui se faufilent dans l’antre du vice. La lumière jaune des lustres et des glaces pique des reflets de cuivre sur cette face osseuse. Tout à coup, la malheureuse saute sur un de ceux qui poussent le paravent de la buvette.

— Louis ! C’est moi, viens-t’en… Les enfants n’ont pas dîné et il n’y a pas de feu.

L’homme tente de lui échapper. Mais la malheureuse a la poigne solide.

— Oui, oui, rien qu’un coup et je reviens ! fais pas la bête.

— Louis !… ta paie va y passer encore.

— Laisse moi !…

Elle pleure maintenant, et plus désespérément se cramponne à lui pour l’empêcher d’entrer.

Une onde frissonnante passe sur son corps décharné dont les os percent le cachemire râpé.

— C’est bon ! c’est bon !… braillarde ! on y va ! on y va !…

Hargneux, mal ému, comme un chien à qui l’on arrache son os, il suit en bougonnant sa vaillante compagne, dont la pâle figure a un rayonnement : Les enfants auront du pain et du feu… Au loin le raclement d’un vieux violon accompagne la chanson traînante et grelottante d’un garçonnet. Les notes fausses de la romance lamentable s’égrènent dans l’air glacial. À chaque couplet, le musicien tape quelques pas de danse autant pour se réchauffer que pour égayer la ritournelle…

Entre deux politiciens :

— Moi, je ne suis pas pour l’idée d’envoyer des Canadiens au diable vert, se faire hacher en chair à pâté, au service de messieurs les Anglais.

— Laisse donc faire c’est pas une grosse perte pour le pays, va, ceux qui vont tuer des Boers méritent de laisser leurs os là bas, c’est pas des Canadiens bien sûr.

— C’est égal le principe veut…

Les voix se perdent dans la cohue. S’avance une jolie fillette : figure claire de soleil, cheveux fous, yeux noirs, ravissante de jeunesse et de fraîcheur. Un vieillard essoufflé, l’œil égrillard, marche dans ses traces en marmottant je ne sais quoi. La fillette inquiète, se retourne plusieurs fois sentant peser sur son innocence ce regard de vautour. Brusquement, elle s’arrête, haletante, superbe d’indignation :

— Passez votre chemin, vieux polisson, ou je vous fais prendre par la police !…

Les voitures s’embarrassent sur les rails des tramways dans un tohu-bohu infernal.

— Hue César !…

Et les coups de fouet pleuvent sur un animal rétif, sans que le cuir tanné du vieux cheval frémisse sous l’insulte.

— Avanceras-tu ?…

Le conducteur vocifère, les cochers narquois feignent de grands efforts pour dégager la voie, ravis au fond de causer des ennuis à la Compagnie qu’ils abhorrent. Les passagers, dans le retard du souper, roulent des yeux furieux.

— Hue donc César !…

Mais la bête lourdement s’affaisse sur la terre glacée, la gueule blanche d’écume, les naseaux frémissants, les lianes haletants, son grand œil doux plein des affres de l’agonie. Malgré le froid, il se fait un rassemblement, les nouveaux venus poussent par derrière : Qu’est-ce qu’y a ? Qu’est ce qu’y a ? Des femmes avec des enfants dans les bras sont au premier rang…

— Circulez ! Circulez, crient les hommes de police en caressant du bâton quelque échine de femme, quelque crâne de gamin.

Le charretier, l’air hébété, regarde mourir son cheval.

— « Dire que j’ai refusé cinquante piastres, la semaine dernière… y a ben du bonhomme !…

C’est là tout le panégyrique du noble animal, qui expire sa tâche accomplie. Le vétérinaire, mandé par téléphone, se fraie un chemin dans la foule, relève ses manches, sort une large bouteille de la sacoche qu’il porte au bras, ouvre la gueule de l’animal, y verse le contenu de la fiole, et confiant il attend l’effet de sa potion. Les gamins sérieux soufflent à l’unisson de la bête agonisante qui, tout à coup, ouvre plus grand son bon œil, cherche son maître et après une dernière contraction des nerfs, s’immobilise, les jarrets raidis, le ventre ballonné, la gueule sanguinolente, l’orbite atone…

Et ce cheval, qui sait, avait été beau, le poil luisant, la queue en panache, les oreilles droites, la chair frémissante d’orgueil à la moindre insulte du fouet. Libre et fier il avait gambadé dans la campagne, et salué la brise printanière par un hennissement joyeux. Les enfants de la ferme lui donnaient à manger dans leur main, le bon maître d’alors caressait sa belle robe de satin et sa crinière ondulée. Il avait aussi connu les enivrements du triomphe, au retour de l’hippodrome, les petits soins dont on entoure les vainqueurs, les chaudes couvertures, les boissons réconfortantes, dans l’écurie luxueuse…

Pauvre animal !

Combien d’humains n’ont pas un meilleur destin ! Remplir un coin de l’univers du bruit de ses succès, être l’oracle d’une certaine coterie, voir ses désirs faire loi, et du jour au lendemain être un objet de pitié à ceux qui vous enviaient, devenir le serviteur du serviteur d’autrefois, c’est un peu l’histoire de tous les jours !…

Ah ! viennent les automobiles, les boutons électriques, les blanchisseuses automatiques, tous ces domestiques inconscients et insensibles de l’humanité de demain, l’homme est devenu trop ingrat. L’on croit s’acquitter avec un maigre salaire d’une dette d’amour et de dévouement contractée envers ceux qui nous ont fidèlement servis. Lorsque l’âge a ankylosé leurs membres, que, devenus hargneux, ils vous ennuient de leurs jérémiades, de leurs inoffensives manies, avez-vous le droit de les jeter sur le pavé, sans un sou, sans une parole de bienveillance et de gratitude ?

Quand l’hôpital les a recueillis, ne pourriez-vous au moins leur consacrer quelques instants, apporter un dernier rayon de consolation dans ce triste séjour, et leur procurer quelque douceur. Venant de ceux qu’ils ont bercés et choyés, comme ces attentions leur seraient douces !

Ah ! ceux-là qui nous ont aimés sont nos parents ! C’est la véritable voix du sang ! Malheur à qui ferme son oreille à ces voix impératives qui, par de là la tombe, crient vers nous et réclament le paiement de la dette d’amour !

Le théâtre de la rue est fertile en vaudevilles, en comédies d’une minute, en mots à facettes, en décors inattendus, qui, au moment où vous vous y attendez le moins, vous arrachent des entrailles les fusées jaillissantes d’un rire homérique. Des transformations, des trucs, des fantasmagories qui stupéfieraient le dramaturge ou le régisseur le plus fécond en mirobolantes surprises, selon l’heure à laquelle vous assistez aux représentations ! Prenez le tramway à six heures, écoutez ce qui se dit près de vous, observez les figures de vos voisins, les airs de miel rance des petites dames, en présentant une correspondance en retard d’une heure qui leur a permis d’aller barginner chez Dupuis, l’éclair de joie dans tous ces yeux d’hommes, à la rentrée d’une jolie fille : dix places lui sont offertes. Leur mine rechignée, quand c’est une femme chargée de trois ou quatre gosses morveux et d’un lourd panier !… Vous assistez à des phénomènes de télégraphie sans fil entre deux paires d’yeux bleus et noirs, et vous êtes vous-même comme touché du choc de l’étincelle électrique qui s’allume chez votre voisine !… Une grosse dame, pesant deux cents livres de prétention, crie de sa voix flûtée, en se rengorgeant : « Rue Sherbrooke. » Par un soubresaut du tramway, elle rebondit en même temps sur les genoux d’un petit monsieur malingre et souffreteux qui étouffe les larmes lui montant aux yeux, et sur les cors de cinq ou six personnages polis qui avalent leurs jurons !…

Ah ! la féerie de la rue, le matin, encore enveloppée de brouillards ! La foule des pressés, des matineux, des journaliers, longe frileusement les murs au sortir de la tiédeur du lit. Les fenêtres closes ressemblent à des paupières endormies, les branches décharnées, menues et délicates, à des dessins à la plume, les cheminées fumantes se confondent avec le gris des nuages, les passants ont l’air d’ombres à la poursuite de fantômes.

Midi ! le soleil flambe, les orgues piaillent, tandis que des Italiennes aux châles bariolés nous implorent du regard. La foule réchauffée et regaillardie accorde le pas au rythme des fioritures, dans le poudroiement d’or de l’astre-roi. On se donne la main, on échange des compliments et des félicitations, l’odeur des fritures vous chatouille l’odorat et vous met en belle humeur. La marée gloussante et affamée s’engouffre dans les restaurants à quinze sous, tandis que les gamins et les fillettes s’échappent des volières pour le dîner. Quelques uns s’accrochent aux voitures, sous l’œil paterne des cochers, qui font semblant de ne pas les voir !… Les ouvrières ont les lèvres rouges, la démarche légère, de l’or dans les cheveux, des pépites dans les yeux… Ah ! le bon soleil, c’est lui le grand impresario des représentations de la rue ! Grâce à sa venue périodique, à son divin sourire, on retrouve le bonheur de vivre, car sous les misères de l’hiver, il fait surgir des neiges la fleur printanière de la joie.



CAUGHNAWAGA



N’EN déplaise à la vieille Europe, notre continent surgit le premier des profondeurs de l’abîme, comme semblent l’attester les nombreuses découvertes des archéologues dans les Laurentides, en Californie et au Mexique. Selon Platon, qui s’inspirait lui même d’une légende égyptienne, il existait un continent immense, s’étendant entre l’Europe et l’Amérique, et qui aurait été englouti, à la suite de quelque cataclysme, comme il s’en produisait souvent aux premiers âges de l’humanité. Benjamin Sulte se donne beaucoup de mal pour faire descendre les naturels du pays de la postérité légitime de Noé. Laissons les érudits à leurs savantes dissertations, et, sans nous préoccuper si nos sauvages tirent leur origine de Sem, des Pharaons, des mandarins, des tartares, ou du sein même de la plantureuse Amérique, pénétrons dans l’humble village de Caughnawaga où la plus puissante des tribus indiennes, râle son dernier soupir d’agonie !

Caughnawaga est bâti sur une pointe rocheuse s’avançant dans le Saint-Laurent, où l’église, une modeste chapelle en pierre brute, mire sa toiture argentée et la flèche de son unique clocher. Voici ce qu’en dit le P. Charlevoix dans une lettre adressée à Mme la duchesse de Les Diguières, en 1721, après une récente visite faite au Sault Saint-Louis : « La situation est charmante, l’église et la maison des missionnaires sont les plus beaux édifices du pays. »

La cloche qui, trois fois par jour, module sa prière aérienne, est le sujet d’une jolie légende. Il advint que le navire porteur du précieux airain, tomba aux mains des Anglais. Les Iroquois, qui attendaient toujours leur cloche, désespérés comme sœur Anne de ne rien voir venir s’enquirent des causes du retard. Apprenant que les fils de John Bull détenaient leur propriété, ils s’indignèrent et protestèrent contre cette violation des droits de la justice. Trois des plus influents de la tribu allèrent porter leurs revendications jusqu’aux pieds du roi d’Angleterre. Ils obtinrent justice et revinrent triomphants à la bourgade avec leur conquête, qui depuis n’a cessé de chanter sa délivrance.

L’ancienne demeure des gouverneurs français est devenue le séjour ombreux et fleuri des prêtres qui desservent la paroisse, composée de 2059 âmes, dont trente seulement sont protestantes. Le presbytère est une antiquité lui-même, par l’étrangeté de sa construction et la lourdeur de sa maçonnerie qui peut défier bien des siècles. Il reste aussi le dépositaire de plusieurs souvenirs archéologiques de grande valeur : la table sur laquelle le P. Charlevoix écrivit une histoire du Canada, sa bibliothèque, le portrait à l’huile du naïf historien, de vieux manuscrits, un dictionnaire et une grammaire autographes de la langue iroquoise, etc. L’église et l’école sont bâties sur l’emplacement du vieux fort, où se réfugièrent les Français pour se protéger contre les cruelles attaques des sauvages. Une partie des murs de l’ancienne citadelle sont encore debout ; ils servent d’enclos au potager de la cure. La poudrière est convertie en glacière. Ô ironie du sort !

À quelques pas de l’église, on voit encore les pans lézardés d’une antique maison de pierre, c’est le wigwam américanisé du feu chef François, une des remarquables figures de la tribu iroquoise, disparue dans le grand oubli de la mort. Le cimetière iroquois, au contraire des nôtres, n’immortalise pas dans le marbre la gloire fastueuse ou la sotte vanité des passagers habitants de la terre. À peine quelques grossières croix en bois marquent-elles de loin en loin un tertre abandonné, envahi par les hautes herbes. Les indiens gardent dans leur cœur le culte des ancêtres !

L’aspect du village est plutôt désolé : un sol pierreux ou marécageux, brûlé par un soleil de plomb. Les rues tortueuses courent à la diable. Les maisons inégales tombent en ruines s’éparpillant sans symétrie dans les champs, dans les bois, perchées sur des monticules de roches comme des nids d’aigles, d’un abord inaccessible, parfois campées en plein milieu du chemin ou grimpées sur des buttes embroussaillées, à la fantaisie toujours des maîtres capricieux.

Si le sauvage a fait à la civilisation le sacrifice de la tente, il n’en a pas moins gardé à l’intérieur de sa cabane la liberté de vivre des anciens jours. Une seule pièce sert de salon, de boudoir, de chambre à coucher et de tout ce que l’on veut. Le père, la mère, les enfants, les papooses, mangent en touchante confraternité avec le chat, les poulets et les chiens. Chacun boit une lampée au seau d’eau par terre, dans un coin, et va s’étendre sur une natte de paille pour faire la sieste. Les mères ont conservé l’usage des anciens berceaux indiens, lesquels donnent à leur nourrisson l’apparence de petites momies égyptiennes. Le bébé est solidement ficelé sur une planche par des courroies. Autrefois, les squaws le fixaient à leurs épaules, comme une valise ; aujourd’hui elles se contentent de l’envelopper dans les plis de leur chape ; bien malin celui qui pourrait deviner leur cachette. C’est tout de même un étrange spectacle que cette planche mouvante qui vagit et se démène, que l’on dépose debout dans un coin ou sur une berceuse, et que les vieilles font sauter dans leurs bras !…

Les sauvages de Caughnawaga ont conservé dans toute sa pureté l’idiome iroquois, langue bizarre aux sonorités harmonieuses, imagée mais restreinte et incomplète. Les mots abstraits y sont inconnus, ce qui complique la difficulté de donner aux sauvages une compréhension de la théologie, même élémentaire. Les indiens ne connaissent pas le babil et peu la conversation ; ils échangent des paroles concises pour se faire part de leur volonté ou de leurs impressions et affectent beaucoup de solennité dans leurs discours. Leur esprit rêveur est inactif la plupart du temps ; leur intelligence, rapide et pénétrante, est apte à recevoir l’instruction la plus étendue, mais incapable d’efforts prolongés. Il arrive souvent qu’au moment d’accepter les liens de notre société, si le sauvage revoit le wigwam paternel, s’il respire l’air libre des champs, s’il flaire la piste du gibier, adieu la civilisation et ses avantages : l’enfant des bois retrouve ses jambes agiles et son œil de lynx !

John Jocks est la personnalité intéressante à Caughnawaga. De par droit, de sang royal il est le chef de la tribu iroquoise, et son blason se lit sur sa figure qui offre le plus pur type de la race indienne. Nez aquilin, yeux d’aigle, sourcils bien arqués, pommettes saillantes et teint cuivré ; l’expression légèrement douloureuse de sa physionomie semble faire un effort de générosité pour sourire. La carrure de ses épaules, la noblesse de ses attitudes en feraient un bronze antique digne de Phidias. J’aime à me figurer le jeune chef avec tout l’attirail échevelé des anciens guerriers : le diadème à plumes d’aigles, la poitrine tatouée d’hiéroglyphes, le collier de griffes d’ours, les lances, le javelot, le manteau de bison ou d’ours blanc, des scalpes à la ceinture, armé du tomahawk. C’est ainsi que le dut rêver l’imagination de Sarah Bernhardt, lorsqu’elle tenta d’enchaîner à ses pieds le prince détrôné. Mais le descendant des fiers guerriers de jadis ne veut accepter aucune entrave, pas même celle de l’amour.

Jocks est un gentleman dans toute la force du mot : poli, affable, instruit, distingué et très populaire. Sa connaissance du droit en fait l’homme de bons conseils des sauvages à qui il prodigue ses lumières en bon prince.

Le médecin de l’endroit, M. Patton, est un indien, natif des États-Unis.

Le sauvage est hospitalier. Il a de la droiture et de la bonté, mais il faut se garder de ses préjugés et de ses préventions, — monde mystérieux, contre lequel viennent échouer notre prudence et nos prévisions. Chez lui, comme chez nous, le mariage est un marché, seulement il est plus honorable. L’homme ne vend pas sa dignité et sa liberté pour quelques billets de banque, mais il paie de ses deniers la possession de la femme aimée. L’amour joue un rôle secondaire dans la vie d’un indien moderne. Les récits aventureux et poétiques racontés par Chateaubriand sont de jolies fictions qui nous plaisent toujours par la magie du style, mais sont-ils la véritable expression du sentiment calme, mesuré, naturel de ces enfants des bois ? On n’en retrouve nulle trace chez nos indiens, maris fidèles, pères dévoilés, sans exaltation romanesque.

Un sauvage qui ne savait parler que l’iroquois épousa une irlandaise pour qui la langue sauvage était aussi inconnue que le sanscrit.

— Comment se fait-il que vous vous soyez mariés ? demande au mari une de ces bonnes âmes avide de sonder le cœur et les reins de ses patients.

— On s’est regardé et l’on s’est aimé !

Naïve simplicité, bien différente de nos hypocrisies et de nos finauderies sociales, qui n’aboutissent qu’au mensonge légalisé !

La femme indienne est douce, silencieuse, et parfois d’une beauté remarquable ; elle rappelle les figures étrusques peintes sur les vases antiques. Ses longs cheveux tressés sont séparés du front à la nuque et collés bas sur les tempes. Elle affectionne les couleurs vives, le rouge surtout.

Active, autant que dévouée, elle est la servante du mari et des enfants, travaille aux champs, apprête les aliments, pendant que le maître joue avec ses chiens, étendu sur une peau et fumant son calumet, qui ne refroidit jamais. L’unique talent de l’indienne est de broder des mocassins, des coussinets en forme d’oiseau, avec des perles en verroteries. Elle excelle dans cet art par l’étrangeté des dessins, le ton criard des couleurs et la solidité du travail.

Au printemps, les sauvagesses sont avec les hirondelles le présage du renouveau. On les voit au seuil des hôtels et dans les gares, offrir aux passants des palettes de « sucre du pays » dorées comme leur teint. On sait pourtant que les érables sont rares à Caughnawaga, tous cependant achètent des « palettes de sauvagesses. »


Chez les peuplades qui ont survécu au fléau dévastateur, quels sont donc les bienfaits de cette civilisation tant vantée ? À la place des vertus que nous leur avons ôtées, des vices ont surgi : l’ivrognerie, ce vaste système d’empoisonnement des races, l’apathie, la débauche, l’appât du gain, la rapine, etc.

Je regardais ces profils aquilins et ces yeux à demi-fermés des sauvages paresseusement étendus le long de la grève. J’aurais voulu pénétrer la pensée de cette interminable jonglerie. Souffrent-ils de leur déchéance ? Ont-ils conscience de leur lente agonie ? Sont-ils dans ce sommeil comateux que la nature bienfaisante envoie peut-être aux races comme aux hommes pour leur voiler l’horreur de la prochaine destruction ?

Ah ! la fin n’est pas éloignée. L’ancienne chèfrerie est abolie, la subvention annuelle du gouvernement aux sauvagesses qui portaient la couverte, rayée du budget ; chaque jour des vandales, sous prétexte de restauration, détruisent les derniers vestiges de l’antique gloire iroquoise. Ce coin de terre pelée, riche présent des envahisseurs, donne juste assez de maïs pour nourrir les corneilles. Avant cinquante ans, la petite cloche sonnera le glas de la plus fière tribu guerrière du Canada.

Les Anglais ont l’infernal talent de miner sourdement la vie d’une race. Comme la taupe, ils rongent la racine d’un tronc vigoureux, tout en laissant à l’arbre ses feuilles et l’espoir des bourgeons. Hier, les Indiens d’Orient, aujourd’hui les Peaux-Rouges, demain… ?

«....vous pouvez prendre à votre fantaisie,
L’Europe à Charlemagne, à Mahomet l’Asie,
Mais tu ne prendras pas demain à l’Éternel. »



LES PETITS CIREURS DE BOTTES



IL est un petit peuple barbouillé qui vit de la crotte des rues, comme la fleur, de soleil et de rosée. Tandis que les tireurs de portraits, les laboureurs, les demoiselles en mousseline, les dandys à souliers blancs, et le Directeur au Parc Sohmer, font de l’œil au bon’Dieu pour capter son joli soleil, le petit peuple barbouillé élève ses mains sales vers le ciel et clame : Seigneur, de la pluie pour délayer la poussière du chemin et faire de grandes flaques d’eau, de beaux trous de boue où les pattes des messieurs s’embourberont ! Et les gros sous pleuvront dans la tirelire des cireurs de bottes !

Et le bon Dieu qui n’est pas un échevin (car il aime les pauvres et les faibles) le bon Dieu ouvre les cataractes du ciel et verse gratuitement les trésors bienfaisants du céleste arrosoir !

« Car sa bonté s’étend sur toute la nature. »

Le plus minuscule insecte de la vaste fourmilière humaine est un artisan du grand œuvre de la création, le Maître l’aime et le protège. Si parfois ses foudres déracinent le chêne altier, elles ménagent toujours la faiblesse du roseau.

Telle n’est pas la tendre prévoyance de Dame Taxe qui toujours tombe à bras raccourcis sur les déshérités du sort. L’aveugle brutale ne s’est-elle pas avisée de prélever un impôt de deux piastres par an, sur les maigres revenus des petits cireurs de bottes, histoire d’amener le Pactole rouler son flot jaune sur la pelouse de l’Hôtel-de-Ville. Parbleu ! ces gamins doivent fournir leur quote part pour l’embellissement des quartiers luxueux, le balayage des rues, l’agrandissement des boulevards, etc. Il en faut des sous, pour fêtailler le petit fils de Victoria Ire, embraser le jardin Lafontaine, et faire luncher le royal visiteur sur la montagne !

Mais le spectacle de l’enfance travailleuse ne vous dit rien au cœur, puisqu’au lieu de lui tendre une main secourable, vous l’écrasez en l’opprimant ? Pauvres petits, lancés sur le pavé à l’âge où les enfants des riches sont gâtés, bichonnés, gavés de friandises par leurs parents !

Faibles oiselets, arrachés du nid, avant que d’avoir essayé leurs ailes !

À peine sortis des langes, ces bambins sont aux prises avec le dragon struggle for life, bien plus méchant que l’ogre ou la vache caille à p’tit Poucet…

Le soir, ils rentrent au taudis fourbus, éreintés, noirs comme des nègres, les bras morts, la tête en feu. Ont-ils toujours, comme récompense de leur travail, un baiser de la mère, et un conte de grand’maman, pour bercer leur sommeil endolori ?

Le père a chômé tout l’hiver, l’œil hagard, enfiévré, il attend les gros sous du petit pour acheter du pain.

Celui-là sera battu, s’il rentre les mains vides. Plusieurs, après avoir vainement attendu la clientèle, se coucheront sans souper, sur l’unique grabat, où grouille une nichetée affamée ! À combien de drames de la misère, inconnus et navrants se trouvent mêlés ces humbles héros, dont les yeux ont déjà des regards d’homme et les lèvres, des sourires de désillusionnés.

Ah ! vous n’avez pas honte d’arracher l’argent de ces enfants, quand les banquiers, les capitalistes, les boursiers, les rentiers, étalent en plein soleil leur luxe insolent, sans augmenter d’un sou le trésor civique.

Taxez donc le dollar avant le paria et vous aurez assurément mérité de l’humanité !

Si vous semez le vent, vous récolterez la tempête. En fermant le chemin du travail à l’enfance, vous lui ouvrez l’antre du vice.

Les petits désœuvrés d’aujourd’hui, sont les voleurs de demain. L’œil louche, la main furtive, ces gamins se faufileront parmi la foule et subtiliseront les bourses, et les belles breloques qui dansent sur l’imposant bedon des majestueux édiles. Faux boiteux, faux bossus, faux mendiants, les anciens petits cireurs de bottes, la larme à l’œil, l’air rechigné, tenteront de vous extorquer des sous en exploitant votre sensibilité.

Ô homme raisonnable, faut-il qu’à l’instar du roi des eaux, tu fasses ta pâture du menu fretin !

Les gros monsieurs cireurs de bottes, qui gagnent vingt-cinq à trente piastres par semaine, auront chaise enseigne, boîte et attirail complet sur une grande rue. Ceux-là paieront leur taxe et sans peine. Mais le petit peuple barbouillé, à la grimace espiègle, à la repartie piquante est déjà chose du passé, comme les ramoneurs et les chanteurs de guignolée.


LE BÉBÉ-ANGE



IL repose dans son blanc cercueil capitonné, le pauvre bébé chéri que la mort a touché de son aile ; ses cheveux font une tache d’or sur l’oreiller de satin.

On dirait une tourterelle blessée, que le plomb du chasseur a couchée dans un champ de neige. Ses petites mains de cire tiennent des fleurs pâles, comme le sourire décoloré de ses lèvres exsangues. Il semble un cupidon de marbre envolé d’un piédestal de Michel-Ange. Et demain pourtant, son petit corps émacié ne sera plus qu’un squelette, demain encore, un peu de poussière ! Du gracieux bébé, il ne restera qu’un souvenir attendri que l’on évoquera aux heures de confidences intimes, planant sur nous comme le souffle invisible d’une aile d’ange, pendant que les objets qu’il a touchés, son mouton, son polichinelle, resteront là, lui survivant de toute leur longévité de choses.

« Il est bien heureux, soupirent en chœur les voisines accourues consoler (?) la famille. Il ne changerait pas sa place pour la nôtre ! »

Et petit Paul, qui ne se doute pas encore du grand mystère, planant dans ce boudoir, tendu de mousseline, comme une chambre virginale, petit Paul, un bambin de quatre ans nous amène par la main, l’air ravi.

— « Tu sais nous avons un bébé de mort !… Il se hausse sur ses petits pieds, et plonge curieusement ses regards dans le cercueil. Avec la cruauté de l’innocence, il pose mille questions ingénues, qui font sourire et pleurer : Quand donc Bébé, va-t-il s’éveiller ? Pourquoi le mettre dans cette boîte ? Tu pleures, maman, parce que le bon Dieu a posé de belles grandes ailes d’or à Bébé. Qu’est-ce qu’il fait au ciel, est-ce que le p’tit Jésus va lui donner des bonbons et des joujoux ?

Et, je regardais la flamme vacillante des cierges se refléter sur ce front glacé, désespérant comme le sphinx. Pourquoi ces lèvres ne s’ouvrent-elles pas pour répondre aux mille points d’interrogation de la torturante énigme ? Naître, mon Dieu, pour mourir si tôt ? J’entendais comme un écho des voix de femmes : « Il est bien heureux ! » Et, je ne sais pourquoi une voix intérieure protestait contre cette consolante utopie… Qu’a fait cet enfant, pour décrocher d’un premier coup la timbale du paradis ?… Nulle ride n’a troublé la limpidité de cette âme qui n’a réfléchi encore que des choses charmantes : le sourire de la mère, s’encadrant dans les rideaux de la couche douillette, la romance, chantée d’une voix doucement voilée, le mouvement rythmé du berceau qui apaisait ses pleurs comme le balancement des branches endort les petits oiseaux dans leurs nids. Tu n’as pas appris le sens du mot souffrance, les craintes, les appréhensions de la mort, les affres de l’agonie, le déchirement des adieux…

Tu as passé inconsciemment du berceau au paradis, sans secousse ! Tendre agnelet, ta blanche toison ne s’est pas accrochée aux ronces du chemin !… Petit voleur de ciel, va ! Tu ne sauras jamais nos labeurs et nos luttes quotidiennes. L’école sombre et malsaine, la férule du maître, qui tient l’enfant enfermé, quand la campagne fleurie, les bois en fête, l’appellent à bondir comme le chien fou. Le doute, qui distille son poison sur nos plus chères croyances. La course vertigineuse au bonheur, ce fantôme fuyant comme la luciole, poursuivie par le mouchoir de la fillette : quand triomphante, elle brandit sa conquête, l’innocente voit qu’elle n’a attrapé qu’un insecte noir, la mouche à feu n’est astre qu’en volant ! Le bonheur, les poètes le disent caché dans les fossettes d’une bouche rose, le jeune homme le croit, mais quand il le veut dénicher, un sourire moqueur de lèvres minces le met en fuite.

Candide illusion, idéal rêvé, que le temps fait évanouir comme les gelées blanches sous l’ardeur du soleil d’avril !… Tu n’as rien connu de ces misères des pauvres humains, petit voleur de ciel ! As-tu pleuré la trahison de l’ami, l’inconstance de l’amour, l’ingratitude de ceux que tu avais comblés de bienfaits ?… As tu senti la sève bouillonnante de la jeunesse se refroidir dans tes veines, pendant que le temps imprimait sa patte d’oie sur tes tempes ?…

— Soudain les bougies pâlirent, noyées dans un « éblouissante clarté. J’allais, j’allais, portée sur l’aile d’un nuage vers une étoile, dont la lumière aveuglante faisait clignoter ma paupière. Des sons, d’une douceur infinie, préludaient à un concert séraphique ; de lointains violoncelles pleuraient comme des voix humaines.

Et la porte d’or des cieux se dressa devant mes yeux éblouis, elle roula sur ses gonds. J’aperçus le paradis pavé de saphirs et incrusté d’astres. Les anges sur des gradins disposés en amphithéâtre chantaient des hymnes sacrés en s’accompagnant sur leurs théorbes. Saint Pierre solennel sous sa couronne d’or, agenouillé sur des coussins de nuage portait dans ses bras un enfant vêtu d’une robe éblouissante d’un tissu aérien.

— Où donc est le trône de Dieu, fis-je, à une petite sainte près de la porte, un amour de sainte, toute mignonne avec de beaux yeux bleus.

— Là, vers le grand soleil, perdu dans cette vapeur d’encens, qui monte de la terre en adoration. Soudain la voix grave de Pierre fit résonner les saints parvis :

— Jéhovah, permets que j’introduise dans l’Éden cet enfant de la terre, que la mort a pris au berceau. La pureté le fait l’égal, le frère de nos chérubins. J’ai promis à sa mère, pour la consoler, que le petit chanterait dans le concert angélique, ce soir même.

— Une voix s’éleva du soleil, harmonieuse et douce comme le chant d’une harpe : Pierre !… comme je te reconnais bien là, les femmes font de toi ce qu’elles veulent. Pour elles, tu compromettrais ma justice divine. Pierre, tu t’es emballé, ce petit n’a pas fait sa journée, il n’a pas droit au plein salaire de nos élus.

La matière est le creuset d’où l’âme sort ennoblie et purifiée, seule la souffrance fait les saints et les héros. Le ciel n’est pas un Jardin de l’Enfance : on n’y accorde pas de prix d’encouragement ou de charité. C’est le lieu du repos, la patrie des âmes fortes à qui l’expérience, la sagesse et la science ont donné la virilité. — J’ai dit.

Prends l’enfant et renvoie-le se réincarner. — Mais je veux qu’il choisisse son destin, avant qu’il retourne là-bas. L’Éternel dirigea un rayon de sa gloire sur la terre, et notre planète devint lumineuse. Et comme dans un radioscope, je vis défiler les mille formes du destin, qu’une ombre vaporeuse expliquait, à mesure qu’elles passaient.

— « Dans ce sombre palais, vois assis sur ce trône un personnage constellé de pierreries. Des courtisans sont à ses pieds attentifs à ses moindres désirs, pour les satisfaire. Tu le crois heureux, il bâille, gorgé de jouissances matérielles : la satiété l’a écœuré, son cœur est vide et jamais la vérité n’a versé sa lumière sur cette pauvre intelligence.

Vois, dans ce taudis, un grand jeune homme pâle, d’une maigreur presque diaphane, c’est un poète. Il a des envolées sublimes qui le font chanceler de bonheur en le grisant d’harmonie, mais comme il souffre en touchant terre ! Tout heurte ses délicatesses et sa sensibilité affinée. Ce que tu appelles des chants, sont des sanglots qui s’échappent de son cœur, comme des soupirs d’une lyre qu’on brise.

Cette créature est une femme. La nature s’est montrée prodigue à son égard dans la distribution des charmes et des grâces. Son âme a des trésors de tendresses et de dévoûment qu’elle prodigue avec un bonheur délirant. Mais, hélas ! la vie mauvaise est une claie, où son pauvre corps est attaché et labouré par des griffes de fer. Son cœur quand on en a bu l’amour, est rejeté avec dédain, comme une orange dont on a sucé le jus.

Regarde, enfant, et choisis…

Mais une plainte aiguë m’éveilla en sursaut ; je me frottai les yeux. Les cierges crépitaient dans les candélabres d’argent. Le chérubin dormait toujours dans son cercueil d’ivoire. De la pièce voisine j’entendais des gémissements, j’accourus. La mère à genoux, devant le berceau vide, baisait les draps et le petit oreiller, avec des sanglots convulsifs ;

— « Mon enfant !… on m’a volé mon enfant !… »


L’ÎLE STE-HÉLÈNE



SI la Fée Bonheur existe, j’aime à me figurer qu’elle a son royaume à l’île Sainte-Hélène, cette émeraude enchâssée dans de l’azur, que le soleil fait miroiter de mille chatoyantes nuances, du vert doux au vert glauque, selon les caprices de l’astre artiste, Sainte-Hélène, la jolie, dis-moi, lequel de tes deux amoureux préfères-tu ? Le ciel, qui baise ton front et souffle dans ta chevelure ses effluves printanières, ou le grand flot paresseux, qui caresse tes pieds en pleurant son éternel amour ? Tu t’inclines vers l’un et tu souris à l’autre. Bien, ma belle, sois coquette et séduisante avec les deux ; tes amoureux te seront fidèles. Ignore le mal d’amour qui ferait soupirer tes grands arbres, et mettrait des larmes au bord de leurs feuilles frémissantes ! Le royaume de la Fée Bonheur, c’est le gîte du sourire : On n’entend que le gazouillis des oiseaux dans la feuillée, les cris des enfants courant après un papillon. Dans l’air volent de grandes balançoires, qui montent et descendent, scandées par le rire et les oh !… admiratifs des petits. Plus loin, une oscillation de gens plantés sur les deux jambes, bouche béante : c’est « le massacre des innocents. » De grands enfants éprouvent le besoin de jouer avec des poupées ! On attend à la file le moment de tirer. L’amorce posée, on épaule le fusil, les coudes relevés, un œil fermé : la capsule éclate. Des pétardements secs, ininterrompus, s’ajoutent aux criailleries des gamins. Puis, tout à coup, un orgue jette dans l’air ses notes sonores. Étrange musique, qui grince avec des fioritures de flûte, piaulant sur une basse de tambourin et de trombone, roulant et grondant constamment.

Allons voir le carrousel, cette maison qui tourne, perdue dans les grands arbres… C’est peut-être le château de la Fée ! Oh ! la jolie chose de voir tous ces bambins caracoler sur des chevaux à l’air féroce ressemblant plutôt à des monstres mythologiques ! Les garçonnets sont tout pâles de plaisir. Songez donc, tenir par la bride un vrai cheval ! Les bébés radieux ouvrent tout grands leurs yeux, où rient la surprise et l’admiration. Les fillettes envoient des baisers aux parents grisés, eux aussi, par le souffle de la Fée Bonheur. Mais, sauvons-nous, les cinq minutes vont expirer, le mouvement du carrousel, se ralentit. Que de bébés feront la lippe, lorsqu’on les arrachera de ces chevaux où ils se tiennent cramponnés !

Des essaims de fillettes en robes bleues, roses, blanches, passent bras-dessus bras-dessous, occupant la largeur de l’allée, dont le gravier craque sous leurs pas d’oiseaux. Elles jettent hardiment de leurs lèvres rouges des volées de sourires aux garçons qui les agacent en passant.

Des couples, tendrement enlacés, pénètrent dans le cœur du bois. Au-dessus de leurs têtes, les branches se rejoignent et font une voûte légère, d’où s’égoutte le soleil ; la mousse et la fougère tapissent les troncs d’arbres. Un écureuil saute de branche en branche, pendant que les oiseaux chantent plus doucement. Cette tendresse des nids en amour s’ajoute à l’immense allégresse de la terre, bourdonnant dans la splendeur d’un jour d’été, et met au cœur un immense bonheur de vivre ! Il y a des chemins creux, des pointes de rochers escarpés ; des taillis déserts, où l’on peut causer à l’aise, sans autre danger que d’être entendus par les fauvettes. Mais un frissonnant silence, l’ombre vivante qui tombe des arbres séculaires, glace les paroles sur les lèvres, et notre esprit s’égare dans une douce rêverie !

J’allais sortir du bois, quand un bruit de feuilles, comme de la soie qu’on froisse, me fit tressaillir. Je vis s’avancer une mignonne fillette blonde, haute comme une botte, qui se promenait gravement, balançant au-dessus de sa tête l’ombrelle de sa mère, avec des airs de petite femme. Elle portait une délicieuse toilette de taffetas rose, couverte de dentelle, un grand chapeau à plumes, et de petits gants en peau correctement boutonnés. Tout à coup, la terre trembla ; un garçonnet fit irruption dans le taillis, brisant les branches, poussant des cris féroces. Il traînait une charrette chargée de cailloux.

— Viens-tu faire un tour ? dit-il à la jeune demoiselle au parasol.

— Salir ma belle robe ! fit-elle, avec un air de reine outragée.

— Cherchons des fraises, veux-tu ?

L’embarras était aussi grand. Pouvait-elle, comme ce lutin, se vautrer dans l’herbe, fouiller les hautes touffes, risquer d’accrocher ses bas et de tacher ses gants. Pourtant, des fraises cueillies soi-même, comme ça doit être bon ! La tentation était forte ; elle allait céder, quand le garçonnet poussa un cri de triomphe, en montrant une superbe fraise.

— Je veux l’avoir, donne ! fit-elle, avec l’entêtement des enfants à qui l’on cède toujours.

— Non, elle est à moi !

Alors, voyant le chagrin de sa compagne, il eut un malicieux sourire et mit la fraise entre ses dents.

— Viens en prendre la moitié !

La petite eut une minute d’hésitation : c’était payer bien cher le plaisir de croquer une moitié de fraise… Mais elle fit un mouvement de jeune chatte, saisit à deux mains la tête sale du petit garçon déguenillé, happa la fraise, en faisant claquer sa langue, une petite langue fine et acérée, qui saura déchirer ses amies plus tard.

Le petit, honteux, penaud, comme un renard qu’une poule aurait pris, remplit le bois de ses lamentables hi ! hi ! hi !… Ah ! fille d’Ève ! fille d’Ève ! Comme je m’étais penchée pour surprendre le dénouement de la comédie enfantine, la fillette m’aperçut. Elle eut des minauderies, des airs penchés de femme faite, qui se sait remarquée, secoua ses jupes et inclina son ombrelle avec des airs mélancoliques…

Et, je pensais en continuant ma promenade aux enfants rougeauds de la campagne, en robe de calicot, pieds nus, et qui barbotent dans la mare aux canards…

Brusquement, le vieux fort s’interposa entre ma personne et les horizons bleutés. Mais il fait peine à voir le sinistre engin de la mort, dans cette nature fleurie. Les pierres jonchent le sol, les bastions tombent en ruine, les meurtrières, dont les prunelles lançaient du feu, se sont éteintes, leurs orbites sont des trous noirs et livides, que n’allumera plus la flamme mortelle, car cette triste forteresse a été touchée par la baguette de la fée. La mort blême est vaincue par la nature jeune et belle. La verdure envahit la sinistre mitrailleuse, qui cracha des projectiles meurtriers sur les soldats français, nos pères. Les corbeaux restent les seuls défenseurs de la belle cité ; les moineaux font leurs nids dans les canons anglais. Si quelques soldats rouges viennent piétiner les marguerites et jouer à la guerre dans ce séjour enchanteur, ils ne font plus peur aux oiseaux. Un merle, quel effronté, se perche sur une branche et vient leur siffler sous le nez !…

Mais, la cloche de la fée nous avertit que son bateau comme un cygne blanc frissonne et bat des ailes avec impatience et qu’il nous attend pour nous transporter de l’autre côté de la rive. Le soleil se couche derrière le Mont-Royal et jette des reflets d’incendie sur la ville. Des gerbes de lumière brodent de franges d’or le sommet de la montagne et sur le fleuve pailleté, tombe un mirage de rubis, de corail, d’améthyste, teintes divines qui désespèrent le pinceau de l’artiste et la plume de l’écrivain.



LA FAUVETTE ET LE HIBOU


ALLÉGORIE


À HARPE, « Le Soleil »
Québec.


Sous la douce clarté d’un crépuscule rose,
Un oiseau préludait au coucher du soleil,
L’astre-Roi s’endormait la paupière mi-close,
Dans le duvet neigeux d’une couche en vermeil.
C’était du rossignol, la gentille sœurette
Qui chantait son cantique, aériens soupirs,
Argentine prière, extase de fauvette,
S’envolant au ciel pur, sur l’aile des zéphyrs.
Le rossignol ému retenait son haleine :
Il craignait de troubler ce concerto divin,
Romance sans bémol sœur de sa cantilène.
Le chérubin de même écoute un séraphin…
Soudain le bois frémit par les branches froissées.
Un vol lourd battit l’air, obscurcissant le jour
Comme un voile de deuil. Des cimes délaissées,
Un oiseau noir venait. Aigle, épervier, vautour ? —
Non ! Un sombre hibou, déplumé, l’aile basse.
L’œil pâle et clignotant, le bec long et tordu.
— Chut !… fait le rossignol, que personne ne passe !

La fauvette module un céleste impromptu,
Tu briserais le fil des mélodiques trames,
Musicale dentelle œuvre d’un gosier d’or
Sur le tissu mouvant des fibres de nos âmes…
— « L’oiseau noir tremblotant s’arrête en son essor
Le bec rouge du sang des candides colombes.
Il accroche sa griffe à la branche d’un pin :
— « Malédiction trois fois !… » clame l’hôte des tombes,
Fier Seigneur du charnier « Pitoyable destin,
« Je suis laid et sans voix, donc, je hais la lumière,
« L’amour et la beauté, fatale Trinité
« Qui raille mes sanglots — Et je bois à l’ornière
« L’eau fétide et verdâtre !… Ô sainte vérité,
« Je n’oserais poser mes lèvres à ton urne
« Dans la crainte d’y voir mon sinistre reflet !…
« Hou ! Hou !… hulule encor le sombre oiseau nocturne »
— Il volète au ras sol vers son antre secret !…
...................................
La voix semble plus douce après ces tristes notes :
Fragilité d’un chant immatériel et pur,
Qui se mêle aux ave des sereines dévotes
Montant comme l’encens vers le temple d’azur !



COUPS DE PLUME


Gentille Colombine, dites donc un peu ce que vous pensez de nos sports en blouse. Ce faisant, vous mettrez aux anges.

L’ami RUSTAUD.


HEUREUSEMENT que vous avez dit gentille Colombine, sans quoi votre billet allait s’échouer au panier. Exécution brutale, mais nécessaire, pour couper dans sa racine une végétation parasite, qui boit la sève de l’arbre où elle s’attache : les correspondants. Les chroniqueuses ne sont pas des thaumaturges ou des confesseurs. De quel droit, venez vous mendier leur sympathie pour des maux dont elles ne peuvent logiquement s’émouvoir, implorer leurs lumières, leur habileté, pour dévider des écheveaux parfois si emmêlés, que l’on n’y voit goutte ? Croyez-vous que ces vaillants écrivains n’ont pas assez à faire de jouer de la plume pour intéresser le public, sans avoir à émietter leur talent et leur cœur à tous ces roitelets qui grimpent sur l’aile des aigles pour se faire voiturer dans les airs !

De combien de jolies choses, vous nous privez, égoïstes correspondants, en accaparant le temps et la pensée de nos femmes écrivains, à qui vous paralysez les ailes, en les forçant de traîner le boulet de vos mièvreries sentimentales ou de vos ineptes fadaises.

Une jeune névrosée écrivait dernièrement : « J’ai l’âme fière et tendre, j’aime à me faire aimer, chérissez-moi donc ! »

Une ingénue (?) celle-là, posait cette question : « Puis-je embrasser un garçon, quand il me le demande. »

Il fallait joindre un portrait à la lettre, pour permettre à la chroniqueuse de rendre un oracle judicieux. Si la fillette est marquée de la petite vérole, avec un œil qui regarde Notre-Dame et l’autre Saint-Patrice, c’est de lui écrire à toute vapeur : « Prenez le baiser aux cheveux !… »

— Si la correspondante est jolie… L’impossibilité de faire honneur à toutes les réclamations qui lui tomberont dessus, lui fait un devoir de refuser net.

Mon Dieu, quand on ne sait pas toutes les circonstances, qui parfois changent l’espèce des choses et même des gens, comment donner un conseil salutaire ?

Correspondants chéris, aimez-moi, si vous le voulez, je le mérite bien… ? Mais, de grâce, ne m’en faites pas l’aveu, car moi aussi j’ai une petite âme farouche. Sous vos paroles de flamme, je frissonnerais pour me refermer comme la classique sensitive. Mon cœur tout entier, je le garde pour ceux qui endurent de vraies douleurs : ceux-là ne savent pas tenir une plume, ils ont la pudeur de leurs souffrances. Puissiez-vous les trouver, car ils se cachent bien. À ceux-là, versez comme une aumône la sympathie qui console !

Avez-vous des déceptions, des troubles de ménage ?… L’âme dans sa chute à bas de l’idéal s’est-elle marbrée de bleus — pourquoi nous affliger de ce désolant spectacle. Une mère est la confidente naturelle de vos chagrins ; à son défaut, une amie… Et, si vous êtes pauvre, orphelin, sans gîte, sans ami, Dieu est partout, tombez à genoux, criez lui votre abandon, vos doutes, vos soupçons, vos embarras etc. Le ciel ne reste jamais sourd à qui l’implore : une paix divine en descendra ! Vous vous relèverez plus courageux pour gravir le calvaire de la vie. Ainsi soit-il.

« Mon bon monsieur Rustaud
Vous êtes tout penaud…

Je vous entends soupirer :

— « Mais, je ne me plains pas, moi… je suis aussi innocent que l’agneau de LaFontaine. En quoi, ai-je troublé l’onde où vous vous désaltérez ? »

— Tant pis, il me fallait une victime, pour expier les crimes d’Israël et je vous ai trouvé sous ma main !

Mais de vous avoir fait gober ce sermon, ça vaut bien une compensation. Causons, je suis à vous…

M. Cyrille Trudeau a fort bien traduit mon sentiment à l’égard des blouses. Elles sont rafraîchissantes, ce qui est un mérite par ces temps de chaleur tropicale. J’y vois un acheminement vers l’égalité sociale, rêvée par les grands philanthropes modernes. L’uniformité d’habits, entre le bourgeois, l’ouvrier et le capitaliste, amènera peut-être l’uniformité des sentiments : la fraternité universelle…

Et, comme je suis évolutionniste, n’en déplaise à Mgr Bond, je vois avec un indicible plaisir l’homme se faire une ambition de ressembler à la femme. Allons, nous sommes en voie de progrès. Hier, la suppression des moustaches, aujourd’hui l’avènement de la blouse, demain, le triomphe de la jupe !… Dame, il faut aller de l’avant ! Blouse, comme noblesse, oblige : l’homme perdra ses brutalités, sa grosse voix, ses jurons, sa chique de tabac, ses dents de chinois, son haleine alcoolisée… pour acquérir une délicatesse, une douceur, une sobriété toutes féminines : La pomme perdit le monde, la blouse le sauvera.

L’air, circulant plus librement sous la chemisette, calmera les ardeurs d’un cœur trop prompt à s’enflammer. L’homme et la femme deviendront copains et compagnons d’ateliers. De là à l’égalité de leurs droits devant la justice et la société, il n’y a qu’un pas. Chantez, adeptes du féminisme, l’ère de votre triomphe point à l’horizon, saluez l’aurore qui va changer la face du monde. Et renovabis faciem terræ



M. STANISLAS CÔTÉ



QUARANTE ans de journalisme !

Vous qui n’avez pas entendu la conférence de M. Stanislas Côté à l’Union Catholique, vous croyez que celui qui porte sur ses épaules ce lourd fardeau doit être un vieillard penché vers la terre, souffreteux, malingre, sceptique, dégoûté de la vie et des gens. Détrompez-vous, M. Côté porte fièrement un passé de luttes, voire même de batailles. Debout sur cette pyramide de rancunes, d’ambitions, d’envie, de mesquineries, que les adeptes de l’arrière-garde ont élevée sur sa route pour lui barrer le chemin et lui voiler les vastes horizons, il peut s’écrier, parodiant Napoléon : Quarante ans me contemplent !

Savez-vous à quoi le digne journaliste doit cette brillante et rose santé qui le fait un des types vigoureux de la race canadienne-française ?

M. Côté, sous la neige des ans, garde la fleur d’un cœur jeune, plein d’enthousiasme. À l’aide de ce prisme radieux, la vie lui semble belle et bonne, et comme si la main du destin avait tracé dans l’aurore du soleil levant de divins hiéroglyphes, compris de lui seul, il croit à l’indépendance de son pays. Il y rêve, il en rayonne. Penseur aux généreuses aspirations qu’illuminent les étincelles d’un esprit vif, capable d’exprimer sa pensée en images et en symboles, sa parole chaude et franche creuse dans le cœur un profond sillon à l’endroit du patriotisme. « Mon Canada ! » sa figure s’enflamme comme au reflet d’un invisible Thabor : le cœur lui monte aux lèvres, ses bras s’ouvrent dans un besoin de l’étreindre, il en parle avec l’ardeur passionnée d’un amant et la tendre câlinerie d’un enfant — « cette belle créature, la plus belle des créatures, » comme il dit, avec tant de feu. Il ne lui garde rancune ni de ses légèretés, ni de ses inconséquences, ni de son ingratitude, elle ne donnera jamais peut-être ce qu’il en attend dans son exaltation, mais son amour l’absout de tout. L’amertume du philosophe : « Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os ! » ne crispera jamais sa lèvre souriante. Il expirera en prononçant le nom de l’adorée, le dernier peut-être des Spartiates, le dernier des verts sapins de la forêt, affrontant la tempête d’un front altier, quand les jeunes chênes sont déracinés, quand le vent disperse dans l’espace l’espoir des bourgeons d’avril.

Vous qui niez l’amour, la vertu, l’honneur, cordes mélodieuses dont les sonorités chantaient si doucement au souffle patriotique de vos ancêtres, et qui ne s’éveillent plus en vos âmes endormies, précoces vieillards de vingt ans, quel triste mensonge, qu’une floraison de jeunesse sur cette pourriture morale de vos cœurs en décomposition ! Que restera t-il de vous dans quarante ans ? — Ce qui demeurera des atômes, que l’étincelle divine n’a jamais animés, un néant s’enfonçant dans le néant ; car ce qui fait l’homme immortel, c’est la pensée fécondante, l’amour ardent d’une sainte cause : le vieil Homère, le sage Platon, le Christ Jésus, le doux Vincent de Paul, nos martyrs de 37, le grand Papineau demeurent éternellement jeunes, l’aube du siècle nouveau redore leurs noms sur le monument de la gloire. Comment pouvez-vous espérer survivre, vous qui n’avez jamais aimé, partant jamais vécu, pauvres jeunes vieillards !…

Ou bien, éveillez vous, sortez de votre torpeur. Le Père Lalande vous a dit, en souriant, une vérité profonde : « Il reste une ressource à exploiter dans notre Canada, c’est la sagesse des vieillards qui ne sont pas vieux. »

C’est vrai, emparez vous de ces brillantes utopies, qu’ils ont conçues dans les douleurs et les larmes, faites-en des réalités, demain. Matérialisez le rêve, vous serez invincibles, « jeunes barbes, » si à la vigueur des muscles, aux battements réguliers d’un cœur neuf, à l’infini des idées progressives, vous ajoutez la fraîcheur d’âme, le patriotisme, les traditions de loyauté des « vieilles moustaches. »



LA MONTAGNE



LE ciel radieux nous montre son bleu limpide, avec de petits nuages ouatés, légers comme des œufs à la neige. Tout nous invite à lâcher le tracas des affaires pour aller humer l’air pur, boire les effluves du renouveau et se griser des parfums subtils qu’exhalent les bois et les prés. Ah ! le beau soleil, qui met du hâle sur les figures énergiques, du rose sur les joues des enfants, de petites taches rousses dans la peau laiteuse, veinée de bleu, des blondes fillettes ; on dirait du lait caillé saupoudré de sucre du pays. Le bon soleil, qui met un sourire aux lèvres des plus misérables !

La veille, en tirant les rideaux de mousseline des petites couchettes, la mère a dit en secret avec de grands airs de mystère : Dormez bien, mes chéris, demain, si le temps est beau, nous irons faire la dinette sur la montagne. Les petits se sont endormis, avec un sourire figé sur leurs bouches roses. Toute la nuit des oiseaux ont voltigé dans leurs rêves.

Aussi, dès l’aurore ils sont sur pieds, leurs regards anxieux interrogent avec une muette prière le ciel incertain :

« Maman il va faire beau ? Quand même le soleil ne paraîtra pas, s’il y a du bleu, nous irons, dis ? »

Tout à coup, l’astre déchire un grand morceau de brume et se montre souriant. Les enfants battent des mains et trépignent de plaisir. La mère est impuissante à calmer cette excitation ; il faut les attraper au vol, ces lutins pour leur débarbouiller le nez et peigner leur chevelure rebelle. Bébé, effrayé de ce tapage, pousse des cris de paon, se raidit, se pâme, tandis que l’on se hâte à sa toilette. Le père s’arrête terrifié, soupèse le panier à provisions, qui s’arrondit toujours, prenant des proportions alarmantes de fourgon à victuailles.

— Rajoute encore un pain ! — Oh ! les couteaux, le sel que j’allais oublier, fait la mère.

— Mais on va nous prendre pour le quatrième contingent d’Afrique !

— D’abord, on n’en a jamais assez : le grand air creuse l’estomac !

— Enfin, le bataillon empesé est sous les armes et la caravane se met en route. Le chef de famille bat la marche, avec son précieux fardeau. Le gentil Toto, tout fier d’être convié, fait des bonds prodigieux et se roule dans l’herbe. Bébé est épanoui depuis qu’on lui a mis son bonnet sur la tête. Il comprend qu’on va faire prom prom ! Et les bambins ont déjà de gros bouquets de ces fleurs qui balancent leurs urnes d’or le long des trottoirs. Ce bonheur de tous les êtres chers à son cœur se reflète sur le front de la mère et la rend radieuse et belle.

La montagne se dresse à nos yeux faisant une large tache d’un vert sombre sur le ciel bleu, tandis que le funiculaire monte et descend dans un mouvement rythmé et gracieux, avec son ruban gris, qui flotte dans l’air, comme la ceinture d’une belle.

La fraîcheur de la forêt déjà vous baise au front, une forte senteur de sapin caresse l’odorat de son parfum sauvage, caresse l’esprit de sa douceur pénétrante.

L’herbe où s’enfonce la cheville a le moelleux d’un tapis de Turquie, c’est le péristyle du temple du bon Dieu. Les petits inconscients y pénètrent, bondissants comme des chevreuils. Nous, que le tourment de l’infini obsède, nous devenons, sans savoir pourquoi, recueillis et respectueux, avec une prière montant de notre cœur à nos lèvres vers Celui que célèbrent le murmure des feuilles, le chant de la source, les soupirs des oiseaux amoureux, le bourdonnement des insectes, harmonie mezzo voce qui ne trouble guère le grand silence de la forêt !

Toutes ont promené leurs ombrelles dans le large chemin crayeux coupé dans le roc. Mais, connaissez-vous les ravins profonds et les sentiers ombreux de la montagne où flottent dans l’air les serments d’amour de nos aïeux, ses rochers en saillie recouverts de mousse et d’églantines, ses flaques d’eau où le soleil filtrant à travers le feuillage met de grands ronds d’or ?

Voulez-vous une sensation plus délicieuse encore ? Prenez le funiculaire, installez-vous commodément dans le petit wagon, bannissez tout sentiment de frayeur, vous êtes en sécurité comme dans votre boudoir. Fermez les yeux, puis, ouvrez-les tout à coup… Quelle féerie ! un splendide panorama se déroule à vos regards éblouis. Il semble qu’il vous soit poussé subitement deux grandes ailes et que vous planez au-dessus de la ville, baignée dans une mer de lumière. Elle apparaît ainsi qu’un immense jardin où la brique des maisons dessine de grandes fleurs rouges comme des coquelicots. Les flèches des églises scintillent de mille feux, les toits écrasés de saint Jean-Baptiste et de la Cathédrale ressemblent à des mosquées. Les cheminées des usines s’estompent vaguement et leur pâle fumée se noie dans l’atmosphère purifiée, à mesure qu’elle monte vers les hauteurs. Et là-bas, dans une brume noire, Notre-Dame élève au ciel ses bras désespérés. Le grand fleuve descend et flâne tout le long de l’île, la campagne, d’un vert tendre, s’étend paresseusement ; les petits monts d’un bleu cotonneux, s’égrènent en chapelet, voilant le vague des horizons. Restez-là durant des heures, vous serez toujours charmés, car la coquette ville change souvent d’atours. Dès l’aurore, enveloppée d’un foulard de gaze rose, elle étale à midi la splendeur de ses charmes… non voilés. Parfois, sous le réseau d’une pluie fine, comme une vieille, elle montre ses attraits pâlis. Le soir, enveloppée de la mantille sombre des nuits, à travers le velours noir du loup, ses yeux brillent comme des diamants. Même en dormant, la belle cité dégage une buée chaude et lumineuse, qui défie la pâleur froide de l’astre des soirs. Étincellante à l’automne, sous sa parure de rubis et de topaze, pure comme une blanche prêtresse au temps des neiges dans sa robe de lin constellée de pâquerettes de givre, notre ville est bien réellement la perle de l’Amérique !…

Quand votre prunelle s’est emplie de lumière, laissez vagabonder votre imagination, laissez la folle se perdre dans le bleu, pendant qu’étendu indolemment sur l’herbe, vous entrez dans une demi-somnolence, plus douce que le sommeil, puisque vous avez conscience de votre rêve. Créez de toute pièce un idéal que vous ornerez de la poésie qui est en vous, devenez-en amoureux fou, faites-lui de brûlantes déclarations, laissez échapper de votre âme des confidences qui la soulagent…

Mais le jour tombe, rentrez vos ailes, revenez mettre votre cou dans le carcan. Les pique niqueurs désertent la montagne. Tous semblent s’arracher comme à regret, les jambes rompues pourtant, mais l’âme rajeunie et retrempée dans un bain de soleil.

Un bruit de vaisselle, des pleurs d’enfants qui ont sommeil. Le petit bataillon n’est pas aussi brillant, aussi bien astiqué que ce matin, quelques pantalons ont des accrocs, une fillette a perdu son chapeau : Prends moi Papa ! — Et moi aussi… Et, les voilà s’agrappant après le pauvre homme qui n’en peut mais… Hi, hi… maman, j’ai mal au… cœur…

Si vous êtes célibataire, vous vous félicitez de n’avoir que vous à voiturer et…

Pourtant, si vous l’aviez vu ce père, jouer à la balle, à saute-mouton avec ses enfants, dîner avec eux sur l’herbe, se faire petit, pour les amuser, se laisser tatouiller par bébé, et rire aux larmes de son joli gazouillis ! Comme vous auriez souffert de votre solitude, car il n’est rien de plus triste que de toujours penser seul, et d’écouter les battements de son cœur tomber dans le vide.



LES PETITS EXILÉS



C’EST jour de réception chez madame X. Entre deux gorgées de chocolat, ces dames laissent tomber de leurs lèvres carminées des amours de petits potins, subtils, délicats, parfumés, comme ces bonbons qu’elles grignotent du bout de leurs dents de nacre. La maîtresse de maison va de l’une à l’autre, complimente celle-ci sur sa dernière soirée, celle-là sur son chapeau, qui la coiffe à ravir ; entre parenthèse, cela pourrait bien vouloir dire que le chapeau lui va comme une bête à bon Dieu sur une citrouille… Soudain, la porte s’ouvre avec fracas, une fillette fait irruption dans le salon et vient sauter sur les genoux de sa mère.

— Maman, je ne veux pas m’en aller !

Elle s’accroche au cou de sa mère et sanglote désespérément.

— Voyons, il faut être raisonnable. La journée de congé est expirée. Tu dois rentrer au couvent, te voilà maintenant une grande demoiselle.

Une grande demoiselle, ce bout de gamine, gracile dans sa petite robe de costume, serrée comme un fin stylet dans un étui de maroquin. La jolie tête pâle de l’enfant, où des boucles noires s’ébouriffent, oscille de droite à gauche dans une moue obstinée.

— Non, je ne veux pas m’en aller !…

La mère secoue brutalement la fillette et desserre l’étreinte d’acier des petits bras noués autour de son cou, dans une ardente supplication, furieuse intérieurement de cette scène devant la visite.

— Bon, en voilà assez. Marie, appelle-t-elle, faites conduire Juliette au couvent.

L’enfant se coule par terre et doucement s’en va vers la porte. Elle ne pleure plus, toute pâle, les lèvres blanches.

— Toi aussi, tu ne m’aimes pas !…

Et elle se sauve.

Toutes ces dames sont restées glacées, cette plainte de fillette a touché une corde qui vibre même chez la coquette. Vainement, une bonne amie félicite la mère de sa fermeté : « Les enfants sont gênants à la maison, ils prennent tout le temps, heureuses, celles qui peuvent s’en débarrasser !… Quand on a vingt-cinq ans, on ne peut s’enterrer toute vive entre quatre murs, avec cinq ou six marmots. »

Mais ces paroles tombent douloureusement dans le vide. Le spectre de la petite pensionnaire de cinq ans que l’on arrache brutalement du nid, pauvre oiselet qui zézaie encore ! oui, ce spectre de l’enfantine souffrance, jette une ombre sur cette réception tout-à-l’heure si gaie.

Rien n’est mystérieux comme ces êtres délicats qui seront des femmes. On les frôle, sans se douter de ce qui se passe dans ces petits cœurs, sous le corsage étroit des robes princesses. Que d’amours et de haines elles roulent dans leurs cervelles d’oiseaux, que de rêves en des pays imaginaires, que de pénibles réflexions sur l’injustice humaine et surtout que de désastreuses déductions elles en tirent !…

C’est le soir de la rentrée. Les élèves viennent de finir une grande ronde et se promènent en causant. Les grandes dans les coins, caquettent tout bas.

— La jolie bague, que tu as là, Marguerite, est ce un présent de ton cavalier ?

— Chut ! voilà Mère. L’homélie de M. le Chapelain était superbe, j’ai pleuré quand il a parlé des vocations — Oui, ma chère, c’est un cadeau de Paul.

Tu sais, nous avons rudement comploté. Paul m’écrira. Il signera Pauline. Lili, la petite demi-pensionnaire, sera notre messagère. Je lui donnerai des bonbons. Nulle crainte qu’elle ne me trahisse, elle est si gourmande ! J’ai le portrait de Paul avec mon scapulaire, quand Mère me verra baiser mon scapulaire deux ou trois fois avant de m’endormir, cela me vaudra de bien bonnes notes, hein ?…

La pauvre petite Juliette, encore toute secouée par la scène de son départ, rêve tristement dans un coin.

L’ombre qui descend des arbres l’attriste davantage ; il semble que les grands murs de pierre se resserrent sur son cœur et qu’elle va étouffer. La lourde porte roule sur ses gonds, la clef grince dans la serrure. Elle est condamnée ! Il faudra passer encore un long mois loin de ceux qu’elle aime tant, elle, et qui, on ne sait pourquoi, l’éloignent d’eux…

Une main douce se pose sur son épaule.

— Mon enfant, pourquoi n’allez-vous pas vous amuser avec les autres ? On joue à l’oiseau-bleu là-bas, mêlez-vous à la ronde…

Mais, un événement vient faire diversion à la mélancolie de Juliette. On amène à la « récréation » une petite « nouvelle. » L’air gauche, les bras minces comme des branches, la fillette a l’air d’être grimpée sur des échasses. Elle rougit et se trouble sous les regards de ces cent yeux qui la dévisagent. Les « grandes » la toisent avec hauteur. Toutefois, on l’entoure, on la presse de questions. D’espiègles petites femmes, déjà, la palpent, l’auscultent sous tous les sens, puis elles laissent tomber sur la pauvrette un regard dédaigneux. D’autres pouffent de rire sans merci.

— Est-elle commune !…

— Et mal habillée !

— Bien sûr que son papa est un ouvrier.

— Et sa maman, une revendeuse au marché !…

— Pouah ! elle sent l’échalotte. Ah ! Ah !…

Pauvre « nouvelle, » elle a surpris ces rires méchants.

Son âme, comme une sensitive, a frissonné sous un souffle du nord pour se refermer à jamais, peut être, si elle est fière et timide. Le soir, quand les pas de la sœur gardienne résonnent sur le parquet ciré du dortoir, scandés par la respiration régulière des dormeuses, perdue au milieu de ces lits blancs, comme dans une immense plaine blanche des boréales campagnes, la fillette tremble de tous ses petits membres. À la lueur vacillante d’une veilleuse, des ronds s’agrandissent et diminuent sur les rideaux des cellules, prenant mille formes bizarres ; des silhouettes s’accusent, une ombre grise semble peser sur elle, et l’effleurer d’un souffle glacé. Son cœur cesse de battre, elle se fait plus petite, plus immobile, s’enfonce la face dans l’oreiller, sanglote tout bas, les poings dans sa bouche, criant : Maman ! Maman !…

Si la petite est une rusée, en qui s’éveille la diplomatie louvoyante de la femme, elle aura tôt fait de s’insinuer dans les bonnes grâces de ses supérieures. Alors, malheur à celles qui l’auront humiliée !… Habile, sournoise, hypocrite, menteuse, ses compagnes dédaignées subiront le joug de la favorite, qui, sous une figure de madone, cache une intrigante de la plus dangereuse espèce. Quand, par hasard, le mot « homme » s’échappera de quelque imprudente bouche, elle frémira d’horreur…

— Un ange !… diront les naïfs…

La sainte ira son petit bonhomme de chemin, douce, aimable, appliquée, elle décrochera au bout de l’année les couronnes et les prix d’honneur, la médaille de sagesse !

Mais plus tard, si son mari a bon pied, bon œil, je doute qu’il ne décerne à son tour un prix de sagesse à l’angélique créature. Qu’en pensent ceux qui prisent plus qu’un minois de nitouche, une âme loyale dans un regard franc.

À Dieu ne plaise, que je veuille mettre en doute la sainteté et le dévouement des bonnes sœurs qui, jour et nuit, veillent sur les enfants confiées à leurs soins — des lèvres plus autorisées et plus éloquentes que les miennes ont fait leur éloge — mais je m’indigne à l’idée qu’une mère abandonne son enfant à des étrangères, à cet âge encore si tendre, où la plante a besoin de la tiédeur des serres chaudes, pour se développer et pousser des racines, avant que, transplantée en pleine terre, elle ne subisse les intempéries et les froidures de la vie.

Quelle éducation vaut celle qu’une mère donne à son enfant ? Rappelez vos souvenirs que reste-t-il en votre mémoire, des belles diligences étoilées d’un cachet d’or que vous faisiez au couvent ? Ce qui reste au ciel après le passage d’un météore. Mais dites, avez-vous oublié les grandes images coloriées que vous montrait votre mère en vous disant les merveilleuses histoires de Moïse, de David, de Samuel, de Samson et de Dalilah, les contes de l’oiseau bleu, de la Belle au bois dormant, du petit Poucet, etc… Ne vous souviendriez-vous plus de la naïve prière qu’elle vous faisait dire en joignant vos menottes roses : « Mon p’tit Zésus, ze vous aime de tout mon cœur. Protésez papa, maman, et que ze sois un bon petit garçon… »

Le vieillard verse des pleurs en répétant un à un ces mots naïfs qui lui rappellent la mère partie depuis si longtemps pour la lointaine patrie. La chère vision n’est plus dans son esprit qu’un vague brouillard, s’effaçant de jour en jour. Mais la prière enfantine reste nette et précise, en sa mémoire, dernier souffle de vie s’envolant de sa lèvre pétrifiée !

Hélas ! certaines femmes n’ont que trop de temps à donner à la lecture des romans, aux réceptions, aux promenades de trois à cinq heures. Reines du foyer, ne désertez pas votre cour, laissez les chers amours blonds et roses s’abattre sur votre berceuse comme un vol de colombes, quand sur leur col blanc ils mendient des pluies de baisers…

Je vois les flâneurs habituels des rues Sainte-Catherine et Saint-Denis qui me font de gros yeux : l’esthétique en souffrirait, moins de robes claires, moins de chapeaux en arc-en-ciel fleurissant la grande route, moins de frou-frou de jupons de faille sur les trottoirs d’asphalte… Mon Dieu ! il faut toujours des ombres au tableau !


RESPECT AU LIEU SAINT



L’ANCIENNE étiquette interdisait jadis au serviteur de se présenter chaussé devant son maître. Je n’ai jamais bien compris le délicat de ce procédé, alors que l’hygiène n’était pas en aussi grand honneur qu’aujourd’hui. Il siérait à certains chrétiens de laisser à la porte du temple leurs mesquines préoccupations, leurs vanités et leur égoïsme, quitte à les reprendre au sortir de l’office.

Les convictions quelles qu’elles soient sont respectables. S’il est un lieu, où l’air recueilli, le maintien modeste, soient de mise, c’est assurément dans la maison du Seigneur. Et, lorsqu’à l’église, dans ce flot de comparses qui pousse, pousse toujours, je vois une jeune fille, les yeux baissés, la mine contrite, se frayer un chemin au bénitier et, sans lorgner les garçons qui se massent à l’entrée, glisser silencieusement jusqu’à son banc comme ferait une mouette sur la mer, je ressens à me sentir frôler par cet ange-colombe une impression de fraîcheur, émanant sans doute de l’âme innocente, à peine feuilletée comme le blanc missel de première communion qu’elle porte à la main. Quand l’ingénue s’abîme dans une longue prostration, il me semble voir sur le prie-Dieu de la voie lactée les séraphins du paradis s’incliner dans un même acte d’adoration.

Mais, par contre, je n’aime pas voir des évaporées en toilettes tapageuses, et des coquettes hypocrites s’asperger d’eau régénératrice, avec l’unique souci, les premières de faire bouffer leur jupe de faille et craquer la soie du corsage, les secondes, de se faire une réclame, un attrape-nigaud de leur dévotion.

Rien n’égale, on le sait, la poésie du culte catholique. La prière des fidèles réunis portée au ciel sur le véhicule d’un nuage d’encens, les sonorités harmonieuses de l’orgue mêlées aux voix humaines, les habits constellés d’or et de pierreries des officiants, l’autel où rayonne l’ostensoir lumineux, semble un nouveau Sinaï, resplendissant des splendeurs de la divinité cachée. Je souffre encore de ne pas voir l’assemblée entière abîmée dans l’extase, en une commune pensée de poétique amour. J’enrage d’entendre des rires étouffés, des parodies burlesques mimées par de grossiers personnages qui croient en outre remplir un devoir de salubrité publique en se ramonant le gosier et l’appendice nasal, troublant de leurs nasillardes trompettes l’harmonie du saint lieu. D’autres s’amusent à saliver sur les belles robes des dimanches, comme la limace bave sur les roses : plaisir de souiller.

Ce qui me met encore hors de mes gonds, c’est de constater que la gent argentée a si peu de respect pour les déshérités du sort. Dans le temple, au moins, ces derniers devraient avoir les honneurs dus à leur misère.

Quand je vois de gros parvenus se prélasser seuls dans des bancs à quatre places, alors que de pauvres femmes traînent les allées, croyant par cet acte inhumain acquérir un cachet de suprême distinction, je comprends que de tels hommes soient les promoteurs des révolutions, et qu’ils excitent chez le peuple la fureur qui ne se connaît plus. De même qu’un grain de sable peut troubler tout le mécanisme d’une machine, il suffit parfois d’un pareil égoïsme pour déposer dans l’âme des humiliés un levain d’amertume, que la moindre injustice plus tard fera éclater.

L’an dernier, je fus témoin d’une scène qui serait digne de clouer son auteur au pilori. Une pauvre infirme avait pris place dans un banc. Arrive le propriétaire, un gros bonhomme tout rouge qui faisait se séparer la foule en deux, comme jadis les flots de la Mer Rouge, au passage de Moïse.

M. le juge X…, chuchotait-on.

— Sortez, fait M. le juge, en cognant sur la porte du banc avec sa canne. La malheureuse, toute effacée, presque rentrée dans la mince cloison qui sépare les deux rangées de sièges, reste immobile comme une borne.

— Sortez !

Motus — L’infirme feint de ne pas entendre, mais le rouge de la honte lui colore les oreilles.

— Pst !…

M. le juge fait signe au suisse chamarré d’or dont la haute canne à pommeau bat la mesure sur les dalles. Ses mollets charnus s’arrondissent sous la gaîne serrée des bas bien tirés.

Le bedeau ahuri parlemente quelques instants avec la prévenue et son accusateur. Il tente sans doute une réconciliation ; mais finalement il prend la malheureuse par les épaules, malgré sa résistance désespérée, et la met rougissante, anéantie, hors du banc.

C’est égal, j’aime mieux rester Gros Jean, que d’être M. le juge et d’avoir reçu la décharge électrique des yeux indignés de l’infirme, je n’en dormirais plus !…

Si un représentant du sexe fort a si bien déshonoré la prérogative que le Créateur lui a octroyée, pour être juste, il faut dire que vous n’êtes pas impeccables, mesdames. Avoir des prises de becs, même des prises de cheveux à la porte des confessionnaux, revenir du tribunal de la pénitence l’âme bien blanche, mais la robe en lambeaux et des scalpes à la ceinture, voilà des exploits plus dignes d’une poissarde que d’une chrétienne. Allons, le bedeau a bien assez à faire de veiller à la sûreté de l’église, d’expulser les pochards, les chiens et les filous, sans avoir à interposer sa pacifique hallebarde, entre vos élégantes personnes. Calmez vos nerfs, car le Jésus, qui jadis chassa les profanateurs du temple, pourrait bien se lever encore une fois, et vous rappeler au respect de sa maison laquelle doit être le cénacle de la prière, où les croyants s’unissent en conformité de cœur dans un même sentiment de piété. S’il existe au dehors des distinctions de castes, que tous soient égaux devant le Seigneur, c’est le vœu de Léon XIII, dont la grande voix carillonne à l’univers, l’amour et la paix.



LE COCHER



LA belle vie que celle de cocher, flâner, persiffler, batifoler tout le jour, insouciants comme ces beaux poissons dorés qui se chauffent au soleil, sur les rochers à fleur d’eau. Heureux cocher, va !… L’air gouailleur, l’éclat de rire sarcastique, ils suivent les évolutions de la foule, cinglant le ridicule de chacun d’un mot incisif, brutal, qui lacère comme un coup de fouet. Pas un détail de toilette ne leur échappe. L’épanouissement floréal des robes d’été a le don de les mettre en gaîté. À chaque femme qui passe, ils croient avoir le droit de penser tout haut leurs impressions : La belle créature ! Mais elle a l’air de le savoir une miette — Ris pas, la petite, tu vas montrer tes dents que t’as pas ! — Quel patron, hein, vieux loup ?

Malheur, si ayant une sacoche au bras, vous interrogez l’horizon, histoire de savoir où souffle le vent. Vingt automédons se précipitent sur vous, hurlent, vocifèrent comme des sauvages :

« Carrosse, Mamzelle. — Par icite, Mamzelle — Non à moi. »

Quarante bras s’arrachent votre valise. Vous êtes le prix de la victoire ; le plus vif écarte les autres et vous jette dans sa voiture. C’est un enlèvement. « Hue ! cocotte ! » — Et vous filez ! Frappez sur les vitres, criez. Il fera mine de ne rien entendre. Malédiction, trois fois, si vous ne l’avez pris à l’heure, le misérable voudra l’emporter sur le tramway ! Il sautera les traverses dans un vent de vitesse endiablée, s’accrochera aux bornes fontaines, écrasera cinq ou six marmots et fera pester les vieux promeneurs paisibles. Êtes-vous pressé, il n’avancera guère plus que l’ombre du midi. Si vous vous faites conduire à la gare, il trouvera l’occasion de se fourrer dans quelque bagarre, d’accrocher une des roues de sa guimbarde à quelque tombereau, de perdre un de vos cartons et de vous faire manquer le train. Si vous lui désignez un numéro, il se trompera d’un chiffre, sinon de deux. Et, au terme de votre course, après avoir chicané une heure durant, vous devrez lui donner vingt sous de plus que permet son tarif. À moins que vous ne préfériez retarder d’une quinzaine votre promenade à la campagne, pour le plaisir d’aller vous prélasser sur une banquette de la cour du recorder.

Mais, il ne faut pas compter avec ces petits désagréments, ces pauvres cochers ont les nerfs si étrillés depuis que le tramway leur fait une concurrence déloyale. Aussi, de quel souverain mépris n’enveloppent-ils pas les banals wagons qui promènent aux quatre vents la joie vulgaire du troupeau humain ! Leur voiture, à la bonne heure, avec ses sièges capitonnés, ses portières à glace et son intimité de boudoir, l’élégante victoria qui roule comme sur du velours, voilà des nids d’amoureux !

Ces beaux carrosses reluisants, aux roues bien astiquées, que d’histoire ils pourraient raconter ! Tour à tour ils ont abrité le bonheur des épousés, l’orgueil d’un jeune papa portant son héritier aux fonds baptismaux, la douleur des parents et des amis qui reconduisent à sa dernière demeure le mort regretté, dont on prône chemin faisant les vertus et les rares mérites.

Pour chacune de ces circonstances, le cocher a les emblèmes de la joie ou de la tristesse : la rosette blanche ou le crêpe de deuil.

Brave cocher, dernier ami… Mais je finis par m’attendrir ; un peu plus je te sauterais au cou.

Tant il, tant il est vrai qu’il y a des larmes dans mes sourires et des sourires dans mes larmes.



LES PREMIERS PAS


Une douce fraîcheur descend des arbres, mettant des perles à la dentelle des feuilles, on dirait des joyaux tombés de la parure des cieux étoilés. Le papillon se blottit dans le cœur de la rose et les belles-de-nuit ouvrent leurs corolles à la brise embaumée. Les oiselets piaillent et se querellent, comme des marmots qui n’ont pas sommeil et que les mères forcent à dormir en grondant doucement. Des troupeaux de vaches reviennent lentement du pâturage, suivies du chien qui aboie et mordille les jarrets des récalcitrantes. Minet, sur le seuil de la porte, se lèche le museau en songeant à l’écuelle de lait chaud.

Le tic tac du moulin s’est tu. De la rivière, moussant sur l’écluse, s’élève un concert étrange qui endort les rêveries.

Une seconde vie frissonne dans les êtres, vie mystérieuse et profonde dont l’artère bat dans le brin d’herbe qui croît en sommeillant, dans l’insecte bruissant sous la feuille, dans le lézard aspirant au bord de son trou la goutte de rosée échappée à l’adieu du soleil. La déesse, vers qui monte la sérénade de l’amoureuse nature, montre un bout de son épaule au-dessus des coteaux dormants.

C’est l’heure où le laboureur revient du champ, la faulx sur l’épaule, des épis de blés encore accrochés à ses cheveux, charriant avec lui une saine odeur de foin coupé, vigoureux et beau comme le dieu Pan. Il essuie son front trempé de sueurs, heureux d’aspirer la fraîcheur de la tombée du jour, satisfait de la noble tâche accomplie. Aussi, quelle joie pure rayonne sur ses traits mâles et fiers, où brille l’indépendance de sa royauté pacifique. Son œil franc ne fuit pas le regard, et sa lèvre n’a pas le rictus de l’envieuse cupidité, ni ses tempes les précoces rides du vice. Il marche en se balançant, et chante d’une voix vibrante un vieux refrain dont l’écho traîne longtemps dans l’air. Sa chemise entr’ouverte découvre le cou bruni par le soleil. Un large chapeau de paille, rejeté en arrière de la tête, laisse en pleine lumière crépusculaire des traits sculptés dans le marbre, on dirait.

Cette voix et ces pas mettent la ferme en gaîté. Des enfants accourent à la rencontre du laboureur. Ils s’accrochent à ses genoux. Une bambine grassette et blanche veut se faire promener en « mouton. »

Dans l’encadrement de la porte paraît la reine de ce roi débonnaire. Belle comme une vierge de Raphaël, elle aussi porte en ses bras un enfant potelé ; une nimbe lumineuse auréole sa maternité rayonnante.

L’enfantelet agite ses menottes roses et balbutie un ramage incompréhensible, regarde sa mère et semble la supplier d’être son interprète. Il ouvre la bouche toute grande, dans un effort comique pour dire quelque chose.

— Ah ! Ah ! fait la mère, en riant ; tu ne sais pas ce que Bébé veut t’apprendre ? Tu vas voir. — Chéri, viens marcher pour Papa ! Fais trois grands pas comme ce matin.

Et posant sur le sol les petons hésitants de l’enfant, elle se met à le suivre, marchant de son pas incertain, riant de son rire étonné. Et le cher amour avance son pied mignon en tremblant, lève bien haut sa petite jambe, si faible qu’un souffle de papillon peut le taire tomber. Impatient, pourtant, comme un oiseau qui commence à battre l’aile au bord du nid, il fait un pas, puis deux… puis… Il vient tomber radieux dans les bras de son père, qui le guette. Le regard du laboureur va de la mère à l’enfant. Et pour cacher son émotion, deux fois il fait tournoyer le bambin au bout de ses poignets vigoureux.

Sur tout cela, tombent des lueurs de soleil mourant et les clartés blanches de la lune qui monte à l’horizon J’emplis mon œil de la douceur de ce tableau avec une envie de crier à ces heureux : Laissez croître la clôture de cèdre parfumée autour du potager et tâchez de garder le bonheur prisonnier dans votre cage de verdure !



LES MOUSTACHES



JE ne l’aime plus ! fit la pauvre petite, en éclatant en sanglots.

— Allons, ma belle mignonne, calme-toi : la vie est faite de lumière et d’ombre. Une brouille d’amoureux c’est une querelle d’oiseaux au printemps ; on se lutine on s’agace on se cherche en se poursuivant jusque dans les bosquets, où le caquetage s’éteint dans un doux murmure… Tout cela passera, comme ces brumes matinales qui fuient devant l’aube.

— Non, jamais je ne me consolerai, car vois tu c’est trop horrible, c’est criminel… Mon Paul si gentil, si beau avec ses grands yeux pleins de caresse et le sourire tendrement railleur de ses lèvres minces, qu’il abritait derrière une moustache parfumée, fièrement retroussée… Mon pauvre Paul… dire que c’est fini !…

— Il est mort !… m’écriai-je en tressautant.

— Pis que ça ! Il s’est fait couper la moustache !…

Je restai un moment désappointée, ne sachant plus quelle banale sympathie offrir à cette affligée d’un nouveau genre, quand j’eus une idée géniale. — Mais elle repoussera, petite folle, et plus épaisse et plus soyeuse… Dis, elle seia superbe la tête de ton Paul, avec une moustache à la gauloise, comme en portaient les premiers rois francs, Mérovée, Clovis… !

Mais elle secouait la tête, peu couvaincue.

— En attendant, je suis comme le laboureur dont la chaumière vient d’être la proie des flammes, avant qu’une autre maison plus coquette se soit élevée sur les ruines, il erre, sans foyer, pleurant le nid de ses amours, incertain de l’avenir et tout au vide du moment.

Je verrai le dessous du nez de mon amoureux, passer par les phases premières de l’évolution. Charbonné comme avec un mauvais fusain, puis les poils droits, hérissés comme le museau d’un matou en colère !… Ah ! je le sais, cette nouvelle, je ne l’aimerai pas comme l’autre !… La pauvrette tamponnait avec son petit mouchoir, les deux fontaines qui coulaient de ses yeux.

Je n’oublierai jamais ce jour néfaste. J’allais le nez au vent, heureuse de vivre, étant aimée, je humais l’air avec délice, quand j’aperçus un inconnu venant à moi, l’œil souriant, la mine réjouie, les mains tendues. — Quel insolent personnage, pensai-je en détournant la tête pour éviter son regard — Bonjour Rosette. — Monsieur ! — Ah ! ça ! on est bien fière aujourd’hui. — Monsieur, voulez-vous !… Le monstre éclata de rire. Cette voix, cette casquette, mon Dieu, c’était lui, lui, avec une pareille face de moine. Mon cœur cessa de battre, un nuage passa sur mes yeux, un instant je souhaitai que la terre s’entrouvrît pour nous engloutir tous les deux.

Je ne sais quel vent de cyclone souffle de ce temps-ci, mais tous les jours des myriades de moustaches, de favoris, d’impériales, de pinceaux, de barbiches, tombent sous le fer profane des vulgaires figaros. Vous ne semblez pas vous douter, messieurs, que votre bonheur temporel, votre bonheur spirituel, soient attachés aux quelques poils qui ornent votre menton. « Tu ne raseras point les pointes de ta barbe » dit Moïse dans le Lévitique (Chap. XIX, v. 27). Un collier de barbe, était un signe de sagesse chez les anciens. Le Père éternel, les patriarches, les législateurs grecs, étalaient des houppes majestueuses.

En France, cependant, le port de la moustache fut interdit aux juges et aux avocats. Les prêtres et les acteurs adoptèrent la même mesure, pour s’empêcher, sans doute, de rire dans leurs barbes des travers de la pauvre humanité. Le juge Mondelet, enjoignant aux disciples de Thémis de se conformer aux sages traditions du passé en faisait valoir les avantages. La pureté de la diction aide à la clarté de la pensée ; un argument mâchonné avec une moustache, ne réveille pas le juge qui sommeille sur son banc ; il fallait supprimer cette broussaille intempestive où peuvent se dissimuler la ruse, la duplicité, etc. Voilà ce que dût faire valoir le savant juge, quand un spirituel avocat, aujourd’hui magistrat, se levant, riposta ; « Votre honneur, c’est impossible. Il y aurait trop de monde laid (Mondelet). »

Monsieur Paul, souvenez-vous du temps, où votre menton n’était encore que barbouillé de confiture ou de lait chaud, l’avez-vous posé souvent cette question : Maman quand aurai-je une belle moustache comme papa ?… Vous aviez pris au sérieux la taquinerie du grand’père : Petit, mange des couennes de lard, si tu veux avoir une belle grande barbe !… Et, vous avaliez sans broncher de méchantes choses croustillantes, qui vous râpaient le gosier. N’allez pas nier, monsieur Paul, on vous a surpris un jour devant le miroir, couvrant d’une mousse légère votre menton, qui ressemblait à une rose tombée dans de la crème. On vous a vu, d’une main hésitante, promener le rasoir sur votre joue et la gratter si fort, que des larmes vous montaient aux yeux. Vous reçûtes la première notion du sens de la vie : on doit payer nos moindres plaisirs avec la monnaie de la souffrance.

Plus tard, il faudra creuser, fouiller votre cervelle pour en arracher l’idée créatrice et mettre en jeu toutes les forces motrices de votre intelligence. C’est de ce fractionnement continu de toutes vos facultés que jaillira l’étincelle divine, météore céleste qui brille dans notre désert et guide la marche des peuples, vers la terre promise.

Amours, espoir, réussite, tout vous a souri à cette saison dorée qui donne l’incarnat aux joues, le velouté aux pêches et l’ombre duvetée aux mentons. Grâce à votre moustache, vous avez osé braver le destin. Et les illusions, les rêves de vos matins de printemps se sont réalisés… N’avez-vous pas une affection qui borne et remplit votre horizon ! Un asile de paix, où vous trouvez un dévouement constant, une reposante quiétude, avec bébé, cette mésange qui chante tout le jour. Car elle est déjà femme la grassette enfant, elle trouve infiniment drôle la moustache de papa qui se promène dans la petite chemise, agaçant les jolies fossettes de son cou blanc… Oh ! ça pique !… Encore !… Tu me chatouilles !… Et chaque soir, Bébé guette avec impatience le retour du père et du baiser qui pique et fait tant rire !… Elle restera dans ses rêves, cette moustache, elle viendra frôler le front pur de l’adolescente. Brune ou blonde selon que les yeux seront bleus ou noirs ; elle passera dans l’idylle entrevue, à travers les rideaux de mousseline, par la complicité d’un clair de lune. Vous qui croyez que les petites filles endormies sourient aux anges, ah ! ah !… les séraphins, dites-moi, ont-ils des moustaches ?…

Et, je vous souhaite mes bons lecteurs, de nombreux petits enfants qui vous tireront la barbe, attendu, qu’on n’ose pas toujours, nous autres…

Au nom de l’esthétique, Messieurs, supprimez breloques, monocle, éperons, etc. ; mais je vous en conjure de nouveau, gardez vos moustaches. Je ne sais quelle vague impression de tristesse me prend, quand je vois ces peaux tondues, tachetées de picots noirs, je pense à la désolation des prés de novembre, que pas une alouette ne vient becqueter.

La nature se montre prodigue à l’égard du mâle, richesse de coloris dans le plumage, harmonieuses vocalises du ramage, luttent avec la fidélité, les instincts de prévoyance, de dévouement et de fidélité de sa douce compagne. Le paon étale avec orgueil ses plumes couleur d’arc-en-ciel, le rouge-gorge, sa collerette de cardinal, le coq, sa crête majestueuse. Seul l’homme, défini par l’histoire naturelle, un animal raisonnable, (raisonneur serait plus juste) s’obstine à corriger le Créateur, en s’épilant.

Et, ceux qui n’ont jamais eu de moustache ?… Assurément le Seigneur n’exigera pas de moisson où il n’a pas semé. Il est de douces figures si belles, si nobles, si fières, comme celle de Lamartine, où la moindre ombre ferait tache. Des anges de Raphaël, qui font rêver à un autre amour plus éthéré, plus délicat, dans quelque monde fluidique, peuplé d’êtres diaphanes.

Donc, la morale de ce discours échevelé, pardon, barbelé, c’est qu’il faut rester tel que le Créateur, dans sa prescience, l’a voulu : moustachu, imberbe, si l’on veut, mais rasé, jamais !…



À PROPOS DE PATRIOTISME


À M. Stanislas, de la Défense, de Chicoutimi.

« Ce qui fait l’homme immortel, c’est la pensée fécondante, l’amour ardent d’une sainte cause. Le vieil Homère, le sage Platon, le Christ Jésus, le doux Vincent-de-Paul, nos martyrs de Trente Sept, le Grand Papineau, demeurent éternellement jeunes ; l’aube du siècle redore leurs noms au monument de la gloire.

Le rapprochement n’est pas heureux… »

Pourquoi M. Stanislas ? On dit bien Dieu et Patrie. Rapprocher n’est pas égaliser. De ce qu’un même sentiment met deux âmes en relation, s’en suit-il qu’elles soient identiques ? L’étincelle qui jaillit de l’éternelle pensée peut faire simultanément flamboyer l’âme d’un Dieu, d’un philosophe, d’un patriote, sans confondre les personnalités, comme le rayon de soleil diamante à la même heure le miroir du ruisseau, le calice de la fleur, l’aile du colibri, l’étoile de givre, les pendeloques cristallisées des gouttières, le carreau bien clair de la maisonnette, la glace biseautée du château, sans rien noyer dans cette mer de lumière.

Victor Hugo reste le plus grand poète, bien qu’on lui accole les noms de Lamartine, de Musset, de Sully Prud’homme, de Vigny, de Régnier, de Coppée, etc., dans une nomenclature des bardes de la langue française. Mon Dieu, s’il fallait subir la contamination des voisins, votre confrère de La Défense, aurait fort à craindre de vous frôler de trop près, lui qui écrit : « Nous, Français de Québec, nous avons un passé, une histoire qu’aucun de nous ne lit sans émotion. Nous ne rougissons pas de nos pères, non ! Car dans la victoire comme dans la défaite, ils ont toujours été grands… Si nous sommes loyaux, si nous voulons la paix, pas un cependant parmi nous, de ceux-là du moins qui sont restés français d’esprit et de cœur, comme de nom, n’a oublié la manière barbare et froidement brutale dont nos pères ont été traités dans certaines circonstances. »

Bravo ! voilà qui s’appelle parler en homme de cœur !

Pourquoi, M. Stanislas, avoir écrit ces lignes qui laissent à la lecture une impression plutôt pénible, pour ne pas dire plus ?

Quand cessera-t-on, enfin, de nous fatiguer les oreilles avec ces vieilles rengaines : Les martyrs de 37, Chénier, etc.

Vieilles rengaines ! Fi ! l’horreur ! Vous trouvez sans doute les juvéniles rengaines plus harmonieuses ? N’aimez-vous pas mieux les sons grêles d’un ancien clavecin, que la gamme faussée d’un piano moderne, élégant dans sa boîte en bois de rose, mais prématurément détraqué par tous les piocheurs de passage ?…

Vieille rengaine !… mais je l’entendrais tous les jours, cette touchante épopée. Je la voudrais, chantée par un Homère, harmonisée par un Gounod, illustrée par un Lebrun ! Et pourtant, je l’aime bien dite naïvement par nos campagnards. Le patriotisme scellé par le sang, s’impose à l’admiration des plus sceptiques. C’est donc vrai que la jeune génération est malade et vieillie par son positivisme. Elle ne croit qu’à ce qui est palpable, à l’agréable, au délectable, aux plaisirs de l’argent ! Est-ce pour ça qu’elle décline ? Car le plaisir tue, l’argent corrompt, et la mort est d’autant plus cruelle, qu’elle brise une vie plus heureuse.

Les patriotes de 37 sont morts sous le coup de la désapprobation épiscopale.

Ils eurent tort assurément, comme catholiques, mais notre cœur de Canadien a la faiblesse de les excuser. Le martyre absout de bien des forfaits, même du crime d’aimer son pays à l’idolâtrie.

D’ailleurs, le mot patriote est le nom de famille dont le prénom peut être indifféremment « catholique » ou « protestant. » M. Stanislas, comment avez-vous le triste courage de renier la plus belle page de notre histoire, celle que jalouserait la nation la plus chevaleresque du monde, celle qui crée l’orgueil d’être Canadiens, celle dont la longue méditation peut donner au pays des lutteurs intrépides, des hommes ardents au bien de la patrie ?

Avez-vous entendu un des nobles vétérans de 37 raconter un épisode de la rébellion à ses petits enfants ? Avec un légitime orgueil, il essuie ses yeux : « J’en étais, moi. » Sa voix tremble d’indignation en évoquant les longues luttes avec les maîtres, les humiliations subies, les misères endurées ; c’est la fuite à travers les bois, demi-mort de faim, en route vers la frontière : la flamme aperçue au loin, pareille à une gerbe s’élargissant comme un panache, semant des étincelles dans l’air. La maison en feu !… la femme et les petits qui lui tendent leurs bras désespérés ! Il les voit, enlinceulés de flamme, tomber dans le brasier, comme des charbons de chair humaine. S’élancer à leur secours, il n’en a pas le temps, il se sauve sans regarder, comme Loth fuyant Sodome embrasée.

Non, sa douleur l’illusionne, ce n’est pas sa chaumière qui brûle, mais celle du voisin. Chez lui, la femme et les enfants éperdus, frissonnants, regardent flamber la maison amie ; des carreaux, la flamme jaillit en gros tourbillons. Les cris des animaux mourants se mêlent aux craquements des murs qui s’écroulent. Tout à coup, au détour du chemin, dans une lueur rapide de baïonnettes, apparaissent des soldats rouges comme des Méphistophélès. Ils s’arrêtent hésitants en face de la maison, et sautent à bas de leur monture, ayant peine à se tenir, oscillant de droite à gauche. À grands coups de crosse de fusil ils frappent à la porte, faisant trembler les vitres ; les petits plus morts que vifs se blottissent dans les coins, tandis que le fils aîné, lentement, sans dire un mot, détache de la muraille un vieux fusil.

— Que veux-tu faire, demande la mère toute pâle.

— Venger mon père !

— Ouvrez ! au nom de la Reine !

— Je t’en prie, sauve-toi, dit la mère, en lui arrachant l’arme des mains.

— Allez-vous ouvrir ! rugissent les soudards.

La mère ne dit rien, mais elle darde sur son fils un regard si chargé de tendresse et de douleur, que vaincu le gars baisse la tête et disparaît dans la cheminée.

Refoulant ses larmes et ses angoisses, la pauvre femme trouve la force de fixer un sourire sur sa figure défaite et d’affecter un air indifférent. Elle pousse le verrou, entr’ouvrant la porte.

— Que voulez-vous ?

— Toi cacher ton mari et ton garçon. Entrez boys, regardez de la cave au grenier !

Et d’un coup d’épaule, il lance la femme sur la muraille, poussant de formidables Goddams terminés par un éclat de rire baveux, d’ivrogne. Et précédés de la vieille qui les éclaire, les soldats mettent tout, sens dessus-dessous, éventrent les armoires, regardent sous les couchettes, enfoncent leurs baïonnettes dans l’édredon des oreillers et des lits, pillent les garde-manger.

— C’est toi, bon vieille cannuck, faire un tasse de thé, dit-il, en s’asseyant à la table.

Les monstres ont-ils deviné que son fils est dans la cheminée… Grand Dieu ! — Mais une idée vient de lui passer dans l’esprit, elle court chercher une cruche d’alcool.

— Tiens, ça vaut mieux que du thé, hein !

Le nez de betterave du soldat se met à flamber d’un nouveau rayon. Saisissant la cruche à deux mains, il en ingurgite deux ou trois lampées et la passe à ses complices qui en font autant.

— Ah ! le belle petite dans le coin, c’est toi venir m’embrasser.

Mais en faisant un effort pour se lever, il roule avec la table, dans une hécatombe de porc-frais, de crème, de graisse de rôti, de vaisselle cassée…

Et, vous croyez que les petits qui ont entendu ce lamentable et véridique récit, tombé des lèvres du vénérable aïeul, quand ils auront grandi, baiseront les pieds des Anglais pour obtenir le hochet d’un titre ou d’une décoration ? Qu’oublieux des vilenies des vainqueurs, ils iront lécher la main de ceux qui les auront tenus courbés pantelants, comme des fauves sous le bâton rouge ? Ou bien, le sang français s’est desséché dans leurs veines, ils ne sont plus dignes de combattre à l’ombre du drapeau tricolore. Il ne reste plus qu’à chanter le requiem sur leur poussière, à mettre au monument de notre race cette plaque commémorative : les Canadiens ont vécu !

M. Stanislas, je veux être aussi magnanime que vous l’avez été en me pardonnant d’avoir placé Jésus avec tous ces laïques (sic !…) Je vous absous de cette bourde que vous avez commise : à Chicoutimi on est si loin de Saint-Eustache et de Napierville. On le voit, votre patriotisme n’a pas été chauffé à blanc. Mais de grâce, soyez plus tolérant ; admettez que la gloire n’a pas de religion. Si les couleurs politiques nous ont souvent divisés, que l’amour du pays nous rallie pour que nous soyons forts ! Le sentiment patriotique est cette vibration mystérieuse qui fait palpiter, d’un bout de la terre à l’autre, le cœur collectif d’un peuple, l’enflamme d’amour ou de haine, et fait que sous l’empire d’une émotion, à telle heure, d’une seule et même poitrine, monte vers le ciel un chant national.

Cet amour de la Patrie, le cœur de Jésus en fut pénétré : « Jérusalem ! soupirait-il en pleurant, quand rassembleras-tu tes enfants sous ton aile comme la poule fait avec ses poussins. » Il rêva son pays libre de l’esclavage romain, et de l’hypocrisie des pharisiens, « mais il vit s’élever contre lui les forces les plus redoutables qu’un peuple puisse opposer à un homme, dit le Père Didou, (vol II page 219) le pouvoir, la science et la multitude : la politique a toujours ses raisons d’État, la science, l’inexorable orthodoxie des fausses religions, et les préjugés populaires, toujours leurs violences pour écraser le fils de Dieu. »

— Voyez-vous l’analogie, M. Stanislas, entre le Christ Jésus et les martyrs de 37.

Sachez, que si l’on tue les hommes qui ont personnifié l’amour en ses différentes phases, le droit et la justice de leur cause demeure éternellement ! L’on peut faire de chacun de nos héros, cet éloge mérité par Turenne : « Il est mort un homme qui faisait honneur aux hommes. »

Donc, Christ, inspirateur de tous les nobles dévouements dont s’honore l’histoire, depuis deux mille ans, je salue ton berceau devenu le trône du roi de l’amour. Approchez, vous tous qui aimez l’humanité : Il a d’inépuisables miséricordes pour les coupables qui auront cette douce vertu, héroïque souvent, de devenir les frères des autres hommes. Approchez, vous qui cherchez la vérité à travers le scepticisme du siècle, Jésus est le couronnement de l’évolution philosophique du paganisme. Quand les initiés de Memphis ou d’Eleusis revenaient des mystères sacrés, conduits par l’hiérophante, le front ceint de myrte, ils avaient soulevé le voile qui cache Isis aux profanes, mais qu’avaient-ils vu ? Que les dieux n’étaient qu’une farce imaginaire, fantoches du peuple naïf, que les destinées dans une migration constante se confondent avec la divinité comme le fleuve dans la mer. Si l’idée de Dieu se dégage assez vraie de la philosophie païenne, des odyssées des poètes et du génie classique d’une langue idéale, il y manque la flamme divine que Jésus a tirée de son cœur : la charité !…

Astre rayonnant qui passe l’équinoxe, je te salue. Noël !… Noël !…



EN REVENANT DE ST-OURS


À Madame
Dr  S. Lachapelle.


QUEL joli et gracieux village que St-Ours, malgré son nom féroce, mais si petit, si petit, qu’un rideau de grands arbres le cache à tous les yeux ! Un bout de gazon lui sert de tapis, ses maisonnettes claires s’éparpillent à la file, sans se grouper autour de l’église, comme d’habitude. Un rayon de soleil lui suffit, fleurissant quelques parterres, où des roses se balancent coquettement sur leurs tiges flexibles. Le joli petit village semble s’être endormi en boudant, les poings sur ses yeux. D’où vient la mélancolie qui plane sur ce coin de verdure ? De l’ombre du vieux manoir seigneurial, plus triste, il semble, dans cette riante nature, au milieu des pousses puissantes des arbres du parc ? Hélas ! la sève fleurie ne monte plus dans les pierres grises ! Ainsi, dans les veines des maîtres, s’est desséché le sang historique qui donna jadis des grands hommes au pays. Quand la nuit enveloppe la terre de ses voiles, les pâles fantômes des anciennes châtelaines viennent errer dans les allées ombreuses du manoir et pleurer leur gloire passée, que le temps efface comme il ronge les dalles, descelle les pierres des monuments, accomplissant à chaque heure son lent travail de mort.

À l’autre bout du village, l’église pimpante dans sa robe de pierre neuve, le collège, le couvent, le presbytère, forment une petite bourgeoisie bien distincte, quoique peu fière, affirmant par un petit air cossu sa bonne envie de vivre. Pas de cris d’enfants jouant sur la rive ; le paysan n’a ni l’air gouailleur ni la curiosité bavarde des autres habitants. Les femmes lèvent à peine un œil au-dessus de leur cuvette où mousse le savonnage, pour suivre avec indifférence le flot des excursionnistes qui s’écoule vers l’église. Vainement, le Richelieu vient lutiner le village endormi et lui faire risette, le bourru s’obstine dans sa lippe. Mais le galant fleuve s’en console vite. Voyez, comme il s’insinue dans les terres fleuries, tout en batifolant. Je crois que le serpent qui tenta madame Ève devait avoir cette grâce ondulante, cette séduction enchanteresse du beau Richelieu, moins rêveur, moins majestueux que le Saint Laurent, mais si jaseur, si espiègle, si délicieusement troublant, avec ses secrets murmurés à mi-voix, ses cachoteries et ses tours qu’il nous joue en disparaissant dans les joncs, fuyant par les bois, zigzaguant dans les prairies, toujours gracieux, toujours nouveau ! L’œil charmé s’amuse à suivre ses méandres capricieux, tandis que sur les rives se déroule le ruban des granges rustiques, des fermes, dont les maisons, pour la plupart ne s’ouvrent que du côté des champs, ne laissant voir au chemin que deux petits châssis. Au passage du bateau, des mouchoirs s’agitent, toute la marmaille accourt pieds nus, les doigts dans la bouche ; un bébé joufflu agite sa petite chemise pour répondre aux saluts. Dans un parc, une vigoureuse fille des champs ploie sous le faix de deux chaudières de lait. Elle s’arrête immobile et rêveuse, suivant longtemps des yeux le bateau qui fuit, tandis qu’un vieillard impassible tire du puits, un seau d’eau, que le soleil paillette de diamants.

Au loin, un nuage frissonne dans l’air comme le bout léger d’une plume d’autruche. Des maisons s’étagent avec grâce : c’est Sorel, la petite ville rouge, émergeant d’une alcôve verte. Elle regarde, souriante, le fleuve et la coquette rivière qui s’enlacent à ses pieds dans une douce étreinte, heureuse, la coquette, de mêler son onde gazouillante au flot langoureux du Saint-Laurent. L’espace entre les deux rives s’élargit. Une forêt de pins succède à un bois de bouleaux longs et minces, rêveusement penchés dans des attitudes de poètes amoureux, les cèdres nombreux et symétriques sont droits comme des soldats rangés en bataillons. Parfois un héron, perché sur le haut de ses grandes pattes, énigmatique et songeur, distrait ses loisirs en pêchant de petits poissons. Des libellules aux ailes transparentes viennent voltiger sur l’onde limpide comme une glace. Des agneaux bondissent dans les prairies. Le meuglement plaintif des vaches répond au bêlement des moutons, au bruissement des sauterelles, aux soupirs du vent dans les joncs, aux derniers gazouillement des oiseaux en leurs nids. Tous ces bruits du soir descendent sur la terre, endormants comme une berceuse. Une douce fraîcheur, une paix immense tombées du ciel enveloppent le fleuve. L’astre glorieux au moment du départ concentre tous ses rayons dans un brillant globe d’or, comme on met toute son âme dans un baiser d’adieu. Une traînée rutilante s’étend sur la vaste nappe liquide. L’étoile avant-courrière s’allume dans l’éther, tandis que le soleil descend avec lenteur dans sa couche royale. À l’autre bout de l’horizon, un croissant de lune timide, hésitant, s’élève de l’azur pâlissant…

Dans cette participation amoureuse de toute la nature à l’universelle adoration de l’Éternel, je sentais un lien invisible rattachant tous les mondes dans l’unité d’une perpétuelle création : cet atome de l’infini que nous habitons, à ceux dont la lumière emploie des millions d’années à nous parvenir, à ceux qui errent inconnus, au-delà de la visibilité humaine !

Pour chanter l’harmonie de cette fin du jour, il eut fallu les soupirs d’une harpe divine, la voix d’une sirène, rythmant le bruit des flots dans une aérienne barcarolle. Hélas ! des barbares tapotaient sur le piano, une machine à trois temps, un horrible piam piam ! D’autres ronflaient sur le pont. Des voix rauques clamaient nos airs nationaux. Dans le salon, de lourds danseurs tournoyaient en une valse grotesque, les pieds traînants, les yeux vagues, le cerveau sans pensées, les membres raides comme des poupées automatiques, le front ruisselant de sueur.

Il vaut encore mieux attraper des coups de lune comme ces amoureux perdus dans les coins sombres, comme ces rêveurs qui regardent danser les naïades sur la mousse argentée d’un sillon écumeux, comme ces dévots mystiques, dont l’adoration émue monte vers le ciel en une ardente prière.



SCIENCES PSYCHIQUES


Le magnétisme passe et revient de mode deux ou trois fois par année, et c’est pourtant toujours les mêmes expériences, éternellement ressassées dans les salons et dans les salles publiques. Grâce aux suggestions des magnétiseurs, les sujets sensibles se livrent sur le théâtre à toutes espèces de bouffonneries qui, loin de profiter à la science, en éloignent plutôt les gens sérieux. Allez donc vous mettre sous le pouvoir d’un agent inconnu qui vous fait grelotter par une température de 106 au-dessus de zéro, danser sans violon, ou vous frapper les poings sur le mur contre un agresseur qui n’existe que dans l’imagination de votre maître ! Tous n’ont pas des instincts de pitre et de clown ! Amuser un auditoire à ses dépens n’est pas le plus bel apanage de la dignité humaine.

Au cours d’une séance de magnétisme, à laquelle j’assistais, un monsieur digne et grave se glorifiait d’être Sa Majesté Édouard VII. Une petite, à qui l’on avait suggestionné qu’elle était poète, s’écria : « c’est moi le grand Fréchette !… » Et tout d’une haleine, elle se mit à réciter un pot-pourri où se trouvaient sautés, de la plus étrange façon, des vers de Victor Hugo, de Sully Prud’homme, d’Alfred de Vigny, etc., que le diable lui même s’y serait embrouillé.

Un général faisait la revue de ses troupes, la moustache en croc, le nez en l’air, la voix tonitruante. — Qui êtes-vous ? — J’en rougis pour lui. — Il répondit : Robert ! Pour compléter la collection d’hallucinés, un homme les cheveux droits sur la tête, la figure couperosée, entra dans une violente colère :

«  Laissez Carie Nation accomplir son œuvre, » et bing, bang, sur la muraille, il nous semblait voir les bouteilles imaginaires voler dans l’air. Durant une heure, j’eus les oreilles écharpées par d’abominables salamalecs ; je me sentais le cœur fadir à ces farces burlesques, si bien que je faillis en perdre la foi, et crier avec les autres : Mais c’est du humbug, ces gens sont payés pour en imposer à la crédulité populaire, et, volontiers, j’aurais hué ces acteurs de bas étage !…

En des cercles d’amateurs, on pousse l’inconvenance jusqu’à évoquer des morts respectables. Contraindre Jean-Jacques Rousseau, Mgr  Dupanloup, Jeanne d’Arc, Papineau, le Dr  Coderre, à frapper deux coups de pieds de guéridon pour oui, un coup pour non, quand on leur pose des questions comme celles-ci : Je va t’y m’marier ? — Est-ce que mon mari me joue des tours ? — Martineau ira-t-il dehors ? — Qui aura le dessus de Préfontaine ou de Tarte ? — Combien y aura-t-il de contingents encore ? — À quelle date mourra Léon XIII ? — Qui aura le dernier mot, Le Journal ou La Presse ? — Avouez que c’est, pour le moins, manquer d’égards aux morts que de les forcer à s’immiscer dans nos mesquines préoccupations, eux, qui doivent être si contents d’en être débarrassés !

Dans ce chaos, seul, un philosophe ou un savant pourrait porter un peu de lumière. Il est malheureux qu’on ne puisse rééditer ici les expériences scientifiques des Charcot, des Luys, des Bernheim, au lieu d’exploiter la curiosité du peuple. Que de richesses à tirer de ce mystérieux sommeil magnétique, où l’on retrouve toute la vigueur du sens intérieur et la finesse de l’instinct, atrophié par la civilisation extrémiste. Des personnes hypnotisées peuvent logiquement voir ce que nous n’apercevons pas, assister à la naissance de l’avenir, parce qu’elles reportent toute l’intensité de leur attention aux nuances de la vie intérieure. Sans doute, c’est très gentil que de se croire la vierge de Lorraine, la reine d’Angleterre, Judith ou Cléopâtre, mais il n’y a là rien de bien nouveau : tous les jours des imbéciles se croient des aigles. Des nuls se voient dans la glace avec, sur leur front, l’étoile des grandes destinées. Et, combien prennent des vessies pour des lanternes. Mais, ce n’est pas là le but de la science, qui doit être d’éclairer le monde en l’instruisant, de soulager l’humanité souffrante en la persuadant de la réalité de ses immortelles espérances !



NOUVELLE VÉCUE


LA VOIX DE LA RAISON


IL y avait une fois une petite fille toute mignonne, avec une tête frisée d’or et des yeux de saphirs, brillants comme des étoiles, qui se nommait Mariette. Elle habitait avec son papa et sa maman, une villa fleurie de lauriers, souriant au Richelieu. Le soir, la lune niellée d’argent filtrant à travers les clairs obscurs d’un petit bois, plaquait le flot verdâtre de grosses écailles lumineuses, on eut dit une couleuvre endormie que les arbres des deux rives ensevelissaient mystérieusement. On entendait comme dans un rêve la vague jaser tout bas avec la grève, et le vent bruire doucement dans la charmille, tandis qu’un chantre nocturne préludait en mineur. Ce qui faisait dire à Jean, l’amoureux de Mariette, galant comme un troubadour, « qu’un tel écrin de verdure et de poésie était digne de contenir cette perle de beauté qu’était Mariette. » Ah ! comme ils s’aimaient ces deux enfants. Depuis six mois qu’ils se connaissaient, ils se voyaient chaque semaine avec ravissement. La délicieuse promenade autour du jardin bras dessus bras dessous, ils allaient gazouillant comme des moineaux, se croyant seuls au monde, tout à la joie d’entrevoir l’avenir riant qui les attendait, comme une route bordée de grands arbres, avec un ciel clair et rempli de soleil. Les étoiles, brillant à travers la guipure des érables, fleurissaient déjà leurs rêves.

— Entrez… Entrez, mes enfants, glapissait la voix chevrotante de la mère ; le serein tombe, vous allez vous enrhumer…

La vérité, c’est que les deux vieux attablés depuis une demi-heure, grillaient de prendre la bienheureuse partie de pitro que Jean jouait dans les yeux de Mariette, tandis que le père et la mère se chamaillaient, et que les lunettes dansaient sur leurs nez tremblants.

— T’as triché !…

— Non, c’est toi, que j’ai surpris les yeux dans le jeu de Mariette…

— Ah ! par exemple… au moins je ne chipe pas de cartes dans les levées, moi.

— Tiens, recommençons.

— Non, c’est toujours ainsi, quand je gagne, tu veux toujours recommencer, n’est-ce pas, fifille ?

Mariette, brusquement ramenée sur terre, battait les cartes pour se donner contenance. Puis, conciliante et douce :

— C’est vrai, maman, tu as raison ; les hommes sont bien méchants, il faut toujours céder… Et un sourire à l’adresse de Jean corrigeait les malins propos de la petite rusée à l’adresse des hommes. Oh ! comme la soirée passait vite… Tant il est vrai que l’amour comme la pierre philosophale dore tout ce qu’il touche !

Au coup de dix heures, tous deux tressaillaient douloureusement. La jeune fille, le cœur gros, reconduisait son amoureux à la porte, où un colloque silencieux s’engageait. Jean, pour cacher son émotion, jouait avec les frisures de la blondine. Vingt fois ils se disaient bonsoir, sans pouvoir se séparer. Quand la maman rangeait les chaises en faisant semblant de ne rien voir, le fripon volait un baiser, qu’il emportait comme un trésor…

Mariette suivait longtemps des yeux sa pâle silhouette sur le chemin, jusqu’à ce qu’elle ne fut plus qu’une tache mouvante, se perdant elle-même dans la brume.

Le lendemain, elle revoyait les yeux rieurs, la fine moustache, le sourire railleur de son amoureux voltiger autour d’elle, tels des insectes (cruels, parce qu’insaisissables) mais surprenants, délicieux et fous !…

Depuis quelque temps, les vieux semblaient sombres et agités. Était-ce que l’été finissant jetait une amertume dans leurs âmes ? Le déclin des jours est un sinistre présage pour les fronts qui s’inclinent vers la terre. Le soleil rouge comme un grenat se couche dans un ciel cendré de violet, qui porte déjà le deuil de la saison des roses. Cependant autre chose encore semblait les préoccuper. Le soir, quand la petite montait se coucher, pelotonnés frileusement au coin du feu, ils devisaient à voix basse :

— Tu parleras, toi !…

— Moi ! Jamais ! C’est pas mes idées ça ! Pourquoi pas les laisser s’aimer tranquillement, ces enfants !

— Et notre âme, donc ! Faut la sauver ! T’as pas compris la prêche du curé de la retraite, les longues fréquentations sont dangereuses : « Dans les flammes, mères coupables ! » que j’en ai encore le cœur tout par petits grains… Sans compter que le bonheur de Mariette est en jeu : il peut se présenter des bons partis que M. Jean lui fera perdre, s’il tarde à se déclarer. Allons, il faut que tu y dises.

— Je t’assure que je peux pas.

— Puisque t’es si poule mouillée, j’le pousserai au pied du mur, pas plus tard que ce soir.

La veillée fut morne. La partie manquait d’entrain. Les vieux, d’ordinaire si loquaces, jouaient mécaniquement sans dire un mot, sans lever les yeux de leur jeu. La fillette nerveuse, en voulant battre les cartes, les éparpilla sur les catalognes nuancées comme un arc-en-ciel. Chacun était mal à l’aise, le cœur pris dans un étau, écrasé par ce calme lourd, chargé d’électricité, qui précède les tempêtes. Neuf heures sonnèrent lentement à la grosse horloge. Tous se levèrent, comme mus par un ressort, afin d’échapper à la contrainte qui, pour la première fois, pesait sur ces réunions intimes.

— Restez, M. Jean, j’ai à vous parler, dit la mère en tremblant un peu, après avoir avalé et toussé pour s’éclaircir la gorge… Voilà tantôt un an que vous venez voir not’ fille, c’est bien de l’honneur nous faire, car vous êtes un garçon posé, instruit et distingué ; mais il faudrait connaître vos intentions.

— Mes intentions… Mais j’aime votre fille, madame, et, si le ciel le veut bien, je lui serai un bon petit mari.

Mariette avait affreusement pâli.

— Maman je t’en prie !

— Silence, ma fille, c’est pour not’ devoir et ton bonheur, fait la maman, avec une fierté de mère romaine, Vous voulez vous marier, beau dommage, mais êtes-vous en position de faire vivre une femme : il faut s’attendre à tout, la maladie, le docteur, la famille…

— Oh ! mais j’aurai mon brevet dans deux ans, car je pioche ferme mes études de droit, dans trois ans, la clientèle affluera à mon bureau et…

— Si elle ne venait pas !

— Mais, elle viendra ! Et le front du jeune homme resplendit de jeunesse et d’espérance.

— Alors, vous prétendez que ma fille va rester le bec à l’eau pendant trois ans à vous attendre, mais vous pouvez changer d’idée vingt fois dans ce laps de temps. On connait ça, les garçons, c’est la variété qu’il leur faut. On a beau être jeune, jolie, pleine d’esprit, ça n’empêche rien. Passe une frimousse chiffonnée, une évaporée, ils vous prennent des yeux de feux follets. Ah ! j’en sais quelque chose moi…

Le vieux grogna dans son coin, en secouant sa pipe sur le bord du crachoir.

Mais le jeune homme n’écoutait plus. Il avait passé une main sur son front. Un doute affreux venait de lui serrer le cœur. Si, dans cinq ans il ne pouvait faire honneur à ses engagements ?… Certes, il était plein de courage, mais la fortune escompte-t-elle toujours l’énergie et le talent ? Il eut l’horrible sensation du vide où il allait tomber. Le timbre de l’horloge résonna de nouveau. Cette voix lamentable semblait un glas funèbre : elle pleurait quelqu’un qui venait de mourir. Et Jean crut entendre des pelletées de terre tomber lourdement sur son amour.

Mais il se raidit dans sa fierté blessée, et c’est presque avec calme qu’il put articuler :

— Merci, madame, de m’avoir ramené au sentiment de la réalité et de l’honneur. Lafontaine eut raison, on ne doit pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, ni édifier le fragile bonheur d’une jeune fille sur des bases imaginaires comme celles d’un château en Espagne… Je… je m’éloignerai, puisqu’il le faut,

— Jean !… Jean ! reste je t’en prie… sanglota la jeune fille.

— Ma pauvrette, ne pleure pas murmura Jean, à voix basse. Je reviendrai, je te le jure !

Il posa ses lèvres sur le front de Mariette, si longuement, qu’il eût peine à les en détacher. Puis, il se sauva comme un fou !

Qu’advint-il de Mariette ?…

Elle attendit un an.

Puis une autre année !

Et puis encore une autre année.

Puis toujours ?… Enfin, elle fut bien obligée d’écouter l’amour raisonnable d’un riche marchand du quartier, un bon parti, celui-là, et qui assurait son avenir.

On lui mit au doigt l’anneau des fiançailles. Elle se laissa chausser de souliers de satin, habiller de blanc et conduire à l’église. Le soir, elle dansa au son des violons. La noce fut ébouriffante, on en parle encore.

Du bonheur entrevu, il ne resta qu’une ombre que gardèrent les yeux de saphirs de Mariette : le souvenir stéréotypé d’une félicité pressentie, mais qui ne devra jamais revenir…

Et Jean ?

Jean tint parole, il décrocha son brevet. Mais, hélas, il fut entraîné dans le grand tourbillon de la vie. Clubman, sportman, brillant causeur, ses lèvres, en parlant des femmes, se plissaient douloureusement. Il raillait l’amour, et les candides illusions de sa jeunesse, avec une verve mélancolique. Sa tristesse persistante ne s’éclairait qu’au reflet de topaze et de rubis qui miroite dans le cristal des verres. Alors, il sortait de sa torpeur avec une joie turbulente et factice, des explosions d’enthousiasme éclataient comme un feu d’artifice, pour le laisser ensuite plus terne et plus abattu… Ses ivresses, passagères d’abord, se multiplièrent et dans cette ombre grandissante, sa belle intelligence s’alourdit, son cerveau alcoolisé ne jetait plus que des lueurs affaiblies comme les derniers soubresauts d’une flamme agonisante. Pauvre garçon, en voulant chercher l’oubli de sa vie brisée, il perdit sa dignité. Et, bientôt il ne fut plus qu’une ruine physique et morale, une proie pour les carabins de l’hôpital.

La voix de la raison est parfois bien déraisonnable, et les mères qui veulent marier leurs filles sont loin de cette sagesse que vanta Salomon en la pratiquant si mal.

Attendu, dirait M. Prud’homme, que le bonheur dure parfois si peu de temps après le conjungo, pourquoi ne pas le prolonger un peu plus avant ?

Je connais certaines préfaces de livres où des auteurs, comme Richepin et Théophile Gauthier, ont concentré plus d’esprit que dans un volume entier. Je sais une « invitation à la valse » plus entraînante, d’un charme plus puissant, que la valse elle-même. Donc, si le mariage est l’épilogue du roman, il faut en venir là le plus tard possible. Laissez votre fille soupirer aux étoiles et savourer avec ivresse, comme une poésie divine, la prose incolore et banale souvent des lettres d’amour. Laissez-la croire en son fiancé comme en Dieu. N’est-ce pas gentil de le voir, lui, si galant, si empressé, risquer de se rompre le cou pour ramasser un mouchoir tombé par terre. Elle, radieuse et illusionnée, revêtant son amoureux de toutes les qualités que les jeunes filles prêtent aux héros de leurs rêves. Ô mères, semez d’épisodes attendris l’intrigue de ce beau roman ; illuminez-le de jolis clairs de lune et de gais paysages, laissez préluder à l’hyménée les harmonies voilées d’un amour platonique, qui chante éternellement dans l’âme des jeunes femmes… Puis, sonnez, joyeux carillon, mères réjouissez-vous en humectant vos mouchoirs, l’heure du mariage est marquée au cadran d’or de la vie de votre enfant : une aurore ensoleillée prédit un beau jour !



L’HONNEUR



IL est une religion sans rite, sans dogme, sans lois écrites sur aucune table de pierre, mais qui fait des Égyptiens, des Grecs, des Juifs, etc., un immense peuple de frères : c’est l’Honneur. Fille du ciel ou de la terre ? Je l’ignore, c’est une floraison de la vie, un respect de soi-même porté jusqu’à l’exaltation suprême, une divinisation du moi, de l’étincelle créatrice, que le souffle de l’Éternel allume en chacun de nous. On a contesté son infaillibilité par la diversité d’interprétations qu’elle a subies à travers les âges ; mais que prouve cela contre son existence, que chacun ressent avec une puissance indéniable ? L’honneur échappe aux termes techniques de la définition comme Dieu, l’âme, et le beau. S’en suit-il que ce qu’on ne peut codifier et classifier, soit une illusion, une chimère ? Ainsi, la source coule fertilisante et douce le long de la montagne, mais ses perles liquides glissent dans nos doigts impuissants à les retenir.

« Le grand mérite de l’honneur, dit Alfred de Vigny, c’est d’être puissant et toujours beau, quelle que soit sa source ! »

Tantôt, il porte l’homme à entreprendre des œuvres philanthropiques, des dévouements persévérants, des sacrifices inouïs, des actes de bienfaisance, que ne surpassa jamais l’évangélique charité. Il a des tolérances merveilleuses, des indulgences divines et de sublimes pardons. C’est l’inspirateur de tous les héroïsmes. À sa voix, l’homme embrasse les plus saintes causes et donne sa vie, s’il le faut, pour leur triomphe.

Toute l’histoire de l’antiquité est un los chanté à ce sentiment fier et farouche qui enfanta des héros. Socrate, le plus sage des hommes, donna sa vie pour la Vérité, une autre figure de l’Honneur. Entouré de ses amis, il boit la ciguë, sans crainte, sans défaillance, et la mort vient glacer sur ses lèvres les plus purs principes de la philosophie, que le Christ Jésus devait déifier deux cents ans plus tard. Lucrèce, la fière romaine, s’enfonce un poignard dans le cœur pour ne pas livrer aux barbares son corps virginal. Deux Spartiates, se préparant à mourir pour le salut de la Grèce, gravent sur un rocher cette inscription : « Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts pour obéir à ses lois.» Et l’histoire de France, la merveilleuse épopée, dont nos ancêtres ont chanté les dernières strophes, n’est-elle pas tout entière un hymne à l’Honneur ?

Qui n’a tressailli au mot célèbre de François Ier :

« Tout est perdu, fors l’honneur ! »

Pauvre France ! combien de fois ce cri a jailli de ton cœur meurtri, plus riche de tout le sang qu’il a perdu. La vaillante, la chevaleresque, n’a jamais compté ses blessures ! Aussi l’immortalité ne lui marchande pas la gloire et les lauriers. L’Irlande opprimée, les États-Unis esclaves combattent sous son drapeau. Le Transvaal, dans la personne de Kruger, vient réclamer les encouragements et les bénédictions de la mère de la Liberté et de l’Honneur. Voilà, que les trous béants, creusés par les balles prussiennes, sont devenus des foyers incandescents de lumière, qui éclairent et vivifient l’humanité pensante auréolée par cette nouvelle flambée d’amour de la vieille Gaule !

Les temples sont tombés ! Mais la chute des idoles n’a pas ébranlé la statue de l’Honneur, qui reste debout avec une étonnante vitalité. Les sceptiques ont soufflé sur toutes choses leur rictus de néant, fors l’honneur. À ce nom du dieu respecté, on sent remuer une fibre toujours sensible, et chacun se recueille avec gravité, dès qu’il s’agit de donner « sa parole d’honneur. » La honte d’avoir manqué à l’honneur, imprime au front une tache indélébile.

Tous ont-ils conservé ce culte touchant ! Hélas ! vous le savez comme moi, le nombre des adorateurs fervents diminue chaque jour, parce que la grossière matérialité, l’égoïsme brutal, l’ardente cupidité, menacent d’étouffer l’art et l’idéal. Le capitaliste préfère les gros revenus à l’estime de ses semblables. Il ne s’émeut qu’en présence de l’or ; plus il amasse, plus son âme se resserre ; il attire tout à lui, opprime et absorbe tout, sans compatir aux souffrances d’autrui, toujours incliné sur ce qui rase terre, lui créé pour contempler le ciel et posséder l’infini ! La soif du gain contamine tout : le foyer, le sanctuaire, la chaire des professeurs, le tribunal du juge, les gouvernements et la société. L’amour du luxe prend des proportions inconnues de Babylone, de Rome et de Carthage. C’est une prodigalité d’ameublements, de dépenses, de toilettes inouïes.

Les campagnes, elles-mêmes, n’échappent pas à cette fièvre : les beaux chevaux, les waggines vernies, les chapeaux à plumes, les robes de soie, des enfants de nos cultivateurs mangent en quelques années la terre des ancêtres. Forcés de prendre le chemin de l’exil, ces malheureux vont expier leur prodigalité insensée, leurs manœuvres frauduleuses, dans quelque filature de coton, loin du clocher de leur village et de tout ce qu’ils ont aimé !

Telle petite femme d’avocat ou de bureaucrate veut imiter l’épouse de ce gros banquier dont elle est l’amie. Il lui faut servante, maison de campagne et jour de réception. Le pauvre mari, pour couvrir ces folles dépenses, se voit parfois forcé de renier tout un passé d’honneur, et d’entacher un nom, jusqu’alors respecté, en trempant ses mains dans des affaires louches.

Ces spéculations hardies, ces jeux de bourse, où les plus habiles s’entendent pour tromper les autres. On voit les petites fortunes se briser en voulant imiter les grandes.

C’est une presse vénale, hypocrite, qui bâillonne ses reporters, met une sourdine à son indignation, à son besoin malsain de sensations, pour voiler les hontes des riches, les turpitudes des princes de la finance, les tragédies sanglantes, dont « la garde qui veille aux barrières du Louvre n’en défend pas nos rois. »

Au foyer, n’est-il pas évident que le niveau moral baisse constamment ? Le père a-t-il toujours l’autorité divine, que donne la haute valeur morale ? La femme, poussée au mariage par le désir de l’émancipation et du luxe, bien souvent abdique son devoir et méconnaît la grandeur de sa mission, l’idéal de la maternité, qui est de former de bons citoyens et des hommes d’honneur pour le pays !

Qu’adviendra-t-il de notre race, si nous laissons le sentiment de l’honneur s’atrophier chez la jeune génération ? Malheur ! si le feu sacré vient à s’éteindre. Vestales préposées à sa garde, nous serons enterrées toutes vivantes dans ce flot d’égoïsme qui monte, qui monte toujours, et menace de nous envahir.

À l’enfant qui grandit, espoir de la patrie, il ne suffit pas de faire joindre les mains, il faut de plus inculquer en son âme des principes de probité et de loyauté, le culte de la foi jurée, le respect de la femme, l’admiration des héros, l’amour de la patrie et de la liberté, la charité, la bienveillance universelle. Car l’histoire a prouvé que la grandeur d’âme peut exister sans la foi, mais que la foi sans l’honneur ne peut produire d’œuvres vivantes. Le but des religions est de faire converger vers Dieu les qualités et les vertus dont nos âmes sont ornées, comme ces fleurs qui tournent leur calice vers le soleil levant. À nous donc, femmes canadiennes, de déposer dans ces jeunes cœurs confiés à notre amour la semence divine que la rosée du ciel fécondera ensuite.



SYMPHONIE EN BLANC


À madame Gustave Comte, née Blanche Duquette, décédée le 2 décembre 1901, à l’âge de 19 ans




SI douce et si gracieuse, elle n’a fait que passer au milieu de nous, emportant sur sa lèvre glacée la fixité rigide d’un dernier sourire !… Pauvre petite morte !…

Hier encore, gamine insouciante, elle allait jupe courte, chanson aux lèvres, cheveux au vent, mais frissonnant déjà au souffle de la muse sacrée. À l’âge où les autres enfants font des ramages à leur poupée, les doigts de Blanchette erraient sur les touches d’ivoire, et tour à tour les faisait rire, pleurer et chanter. Sa voix s’emplissait de sonorités émues et caressantes, filet d’harmonie où s’emmaillait le cœur, comme un oiseau pris dans un lacet. Chant frêle et doux, presque aérien, qui laissait à l’âme un rayon d’or, comme si le ciel se fut entr’ouvert et qu’un ange vous eut souri ! Chère petite morte !…

Un jour vint où la fillette entendit chanter en elle une harmonie qu’elle ne connaissait pas : ce que le papillon murmure au bouton de rose pour le faire s’entr’ouvrir. Un passant s’était arrêté surpris, et avait remarqué, d’entre les autres fleurettes, cette blanche rose ondulant sur sa tige flexible. La main tendue, il implorait déjà la grâce de la cueillir… Blanchette acquiesça d’un soupir parfumé à cette discrète prière.

Sa première robe longue fut sa robe d’épousée…

L’orgue chantait, des voix d’anges montaient vers le ciel avec les larmes des parents et l’encens des prières. Et Dieu ratifia sur le grand livre du destin, l’hymen de ces deux cœurs aimants…

Mais, l’élu comptait sans le Jardinier qui moissonne pour sa grande serre de là-haut : Lui aussi avait jeté son dévolu sur la rose blanche. Alors l’Éternel eut pitié : « Je la lui prêterai un an !… Et ma rose n’en sera que plus belle, dans son plein épanouissement, quand l’astre de l’amour aura rayonné sur elle ! »

L’Éternel a tenu parole. Heureuse petite morte !… Tu n’as pas vu ta beauté s’effeuiller jour par jour, sous le souffle mortel du temps ; ton cœur n’a pas connu le déclin de l’amour, cette étoile qui se lève radieuse, pâlit, se ranime, se cache dans les nuages, scintille encore par intermittence, puis tombe dans le vide. Tu emportes toute fraîche la gerbe des illusions que les séraphins sèment dans l’âme des adolescentes, le prisme radieux de tes seize ans ne s’est pas embué de l’haleine des méchants. Tu n’as connu de la vie que la joie, les caresses, le murmure discret de l’admiration respectueuse, la tendresse passionnée d’une mère, les baisers d’un père, l’affection d’un frère, l’adoration de l’adoré, l’amitié profonde et douce des amis, les ravissements de l’harmonie qui ont bercé tes rêves ingénus d’enfant et de vierge. Oui, heureuse petite morte…

Blanche, nom symbolique que les séraphins ont soufflé sur ton berceau dans un volètement d’ailes. Blanche tu reposes immobile maintenant, dans cette statue marmoréenne qui fut toi.

Le satin cassant de la robe sculpturale, couleur des lèvres livides est parsemé de touffes de lis, de roses et de chrysanthèmes, qui s’unifient à la parure de la jeune femme. La tête pâle de la dernière pâleur, lourde d’un diadème de cheveux bruns, creuse l’oreiller où s’éternise le froid sommeil de la trépassée. Mais, il semble, en la regardant à la lumière vacillante des cierges, que ses paupières délicates et ses lèvres nacrées vont se mettre à battre comme l’aile d’un papillon. Triste illusion, ce que la mort scelle ici-bas ne s’ouvre que là-haut !…

Blanche, je sais pourquoi ce sourire qui court de tes lèvres aux roses, c’est d’avoir sommeil au milieu de ces fleurs immaculées comme ton nom ! C’est de planer dans l’espace immatériel et pur, vêtue de tulle nuageux, un jour que la terre est tout emmousselinée comme une chambre nuptiale, un jour, que dans les forêts, aux arbres engivrées de cristal comme des girandoles, un orchestre mystérieux chante la grande symphonie en blanc. Cette béatitude sereine qui rayonne sur tes lèvres de marbre, c’est d’aller préluder dans les pays éthérés au concert de l’éternel printemps, où la douleur et les larmes sont inconnues, où les pommiers et les aubépines, toujours blancs, nourrissent les ombres de parfum !…

Chère immortelle, tu peux chanter sur les cordes de nos âmes l’hymne à l’éternel amour, à l’espérance, le Noël de la Patrie, toi qui sais maintenant le secret des divines harmonies. Que ta blancheur s’incline sur le front de ceux qui te pleurent pour y déposer un suprême baiser de consolation.



AIMONS-NOUS



J’ALLAIS sur la rue, lorsque mon œil fut attiré par des lettres flamboyantes, qui s’étalaient pompeusement sur un placard, et je lus : enfant trouvé dans une église. Je ne sais pourquoi cette banalité d’un fait divers, jeté en pâture à la curiosité malsaine du public, me rendit ce jour là rêveuse et triste. Est-ce parce qu’il tombait une pluie fine et glacée qui vous transperçait comme des pointes d’aiguille enveloppant la ville d’une vapeur grise, ennuyeuse à donner le spleen ?

Je me mis à songer aux capricieux hasards du destin, à ce pauvre petit être emmailloté dans un vieux morceau de gazette, grelottant et tremblant sur une froide dalle de pierre… sous la clarté impassible de la petite lampe du sanctuaire. Les vagissements de l’innocent troublent la quiétude du Dieu eucharistique qui se souvient de la pauvreté de la crèche, de la paille humide, des gros glaçons pailletant de diamants l’humble abri de la sainte famille.

Et toi, enfant-roi, tu avais, pour réchauffer tes membres bleuis, l’amour de la vierge-mère te pressant dans ses bras, te couvrant de baisers, t’enveloppant de chaudes caresses… ce que tu ne connaîtras pas, misérable poupon ! Qui va te recueillir ?… Qui va laisser tomber dans ta bouche, tendue comme une fleur avide de rosée, la manne des petits, que le ciel fait passer par le sein des mères…

Quand, partout on accueille avec des transports de joie l’arrivée d’un de ces hôtes des cieux, lorsque de joyeuses volées jettent aux quatre vents la bonne nouvelle, toi, paria d’un jour, on te repousse, on te renie, on t’arrache de la souche maternelle comme un parasite… Eh ! sont-ils plus beaux, plus roses que toi, ceux qui dorment dans de mignonnes prisons de soie et de dentelle, dont on soulève en tremblant la fragile porte pour guetter un premier sourire, rayon de soleil printanier caressant un bourgeon d’avril ?

Le même souffle divin vous anime, enfant du trottoir ou fils de famille. Oui, vos âmes sont sœurs, qu’importe ce vêtement de chair qui les recouvre, il est passager et s’use vite : les vers le rongent sans soucis, de la boîte noire ou du cercueil constellé d’argent qui le contient. Vous êtes tous deux conviés au même banquet, le but du voyage est identique, et de semblables destinées éternelles vous attendent… Pourquoi, ce mur de préjugés qui vous sépare à jamais ? Pourquoi, faire de l’homme, entrant dans la vie par la sombre porte du malheur, un être de différente espèce que la vôtre ? Quels sont tes griefs envers ce chétif marmot, Société, pour que tu t’acharnes après lui, flétrissant son inconsciente tare d’un nom ignominieux, vouant au mépris des âmes vulgaires, de la plèbe ignorante, ce pâle front de martyr sillonné d’une marque infamante ?

Quel beau présent que cette vie que tu lui jettes comme une aumône !… Enfant sevré de bonheur et de tendresse avant que d’y avoir goûté, âme éteinte et glacée, comme ces blafardes étoiles aux rayons mourants qui, demain, vont sombrer dans le vide, figures ternes où ne brille pas le noble orgueil, la sainte fierté, du libre citoyen de l’univers.

Bien court fut l’épisode de leurs amours : il était brun, elle était blonde ; ils se virent, s’aimèrent et se le dirent. Pleins d’idéal tous deux, ils brodaient sur le canevas de l’avenir de jolis dessins : un ciel toujours bleu, une onde limpide, une barque légère, continuellement bercée d’un même mouvement rythmé et doux, des jardins à perte de vue, des fleurs, des fleurs, des fleurs, de toutes sortes, muguets, roses, marguerites, myosotis, chrysanthèmes, qu’ils cueillaient ensemble, composant, appuyés l’un sur l’autre, le joli bouquet de leur vie : l’éternelle idylle des vingt ans !

Puis, tout à coup, comme dans un décor de Faust, les fleurs tombent en cendres, à l’instar d’un vase de Pompéi.

Mais, cette fois, au lieu de Méphistophélès, c’est la froide Raison qui vint souffler sur leurs beaux rêves d’or, et les fit s’envoler comme une nichée de moineaux.

Pauvres amoureux, assis au bord du chemin, ils écoutent sans comprendre la voix métallique de l’austère mentor.

— Arrière, toi, qui osas porter tes aspirations amoureuses sur cette jeune fille belle et pure. Ignores-tu ton origine : enfant trouvé, larve humaine, oubliée sur le seuil d’un hospice ? Ah ! Ah !… tu as cru que ta figure d’Adonis, l’éclair de génie qui brille en tes yeux, la vigueur de ton bras, la sûreté de ton ciseau, pouvaient remplacer le nom qui te manque… Erreur ! On pardonne aux fils perdus leur lâcheté, leurs déshonorantes passions, mais la loyauté, la droiture, la valeur d’un enfant trouvé sont irrévocablement condamnées devant le tribunal des honnêtes gens… Mais qu’attends-tu donc ? Mais va-t-en !

Et le bras tendu, pâle et dure comme une statue de mausolée, la déesse rigide terrorise le pauvre enfant… Il essaie de parler, mais les sons meurent dans sa gorge. Comme Adam chassé de l’Éden, courbé, rougissant, il s’éloigne en sanglotant. Il se retourne indécis, croyant entendre un soupir, l’appel de sa fiancée ; son regard embrasse une dernière fois le paradis perdu, puis l’adolescent pousse un grand cri et s’enfonce dans la solitude des déserts où gronde le simoun, où des nuages de poussière tourbillonnent en spirale vers le ciel noir.

Anges qui voilez votre face devant l’Éternel, vous n’avez pas laissé la terre boire les larmes de Pierre et de Madeleine, recueillez, dans des coupes étincelantes, les pleurs des enfants-trouvés ! Portez-les sur l’autel des sacrifices, qu’ils parfument le paradis, et tombent sur l’âme des mères dénaturées pour les purifier.



SONGERIES D’OCTOBRE



LA forêt comme une vierge romaine s’est parée pour mourir : les rubis et les améthystes étincellent dans sa chevelure dorée où glisse un rayon de soleil empourpré. Dans les sentiers jonchés de débris errent encore quelques couples d’amoureux ; frileusement enlacés ils se murmurent des paroles d’adieu, car le vent qui gémit tinte comme un glas à leurs oreilles. Les feuilles qui avaient abrité leurs amours se détachent une à une des grands arbres, emportées par le même vent qui nous pousse, nous, pauvres feuilles humaines, vers notre inconnu de demain.

Ô fontaine, soupirant dans la mousse flétrie, pourquoi n’as tu pas gardé l’image du ciel de mai et des brunes hirondelles qui venaient mirer leur bec rose et baigner leur plumage soyeux dans ton onde limpide, le reflet des grands lis qui penchaient vers toi leurs urnes pures !… Mieux que ta froide glace, notre âme, longtemps après qu’ils ont fui, garde l’empreinte des plaisirs printaniers : leur souvenir nous réchauffe encore, lorsque l’hiver des ans a blanchi notre tête de la neige des cimetières.

Si l’esprit humain s’est ingénié à multiplier les divertissements de tous genres à cette saison de l’année : bals, sauteries, soirées, soupers, théâtres, c’était, je crois, pour arracher l’homme à l’obsession du coin du feu terrible pour celui qui a gâché sa vie et qui se retrouve prématurément vieilli dans un foyer désert, sans un visage ami s’éclairant d’un sourire heureux à son arrivée, sans une âme sœur de la sienne où il puisse épancher le trop-plein de son cœur !

Des souvenirs viennent l’assaillir et le torturer. Pourquoi n’a-t-il pas aimé comme les autres ?… La nature généreuse l’avait doué d’un caractère aimant, sensible, délicat, et voilà qu’il a émietté ces trésors le long de la route : le froment céleste tombé sur un sol pierreux fut dévoré par les passereaux ! Malheureux il n’a pu apaiser cette soif de tendresse qui le dévore ! Le ciel reste fermé. Pas une goutte d’eau ne vient rafraîchir sa lèvre desséchée.

Seul ! toujours seul ! cette pensée ne le quitte plus, elle sonne dans son cerveau fatigué, pareil au « toujours, jamais » de l’horloge infernale, avec l’idée de cette mort qui le hante comme terminus à ses ennuis, sur un lit quelconque d’hôpital, entouré de soins mercenaires, plus seul au milieu de cette cohue intéressée qui guette avec impatience son dernier soupir pour dévorer son maigre héritage, plus isolé qu’un Canadien perdu dans les sables du Sahara. Sans doute, le Dieu juste, qui veut punir le célibataire endurci et égoïste, lui donne comme avant-goût des grils éternels un coin du feu !

La société vengeresse, inspirée par les promoteurs du féminisme, voudrait qu’une taxe annuelle fût prélevée sur les célibataires, pour aller grossir une bourse destinée aux jeunes filles pauvres… C’est vraiment une cruauté inutile, il vaudrait mieux encore assurer aux vieux garçons une rente viagère pour les empêcher de courir après la dot et d’imposer à quelque âme fraîche et naïve le poids de leur scepticisme blasé, la mélancolie de leurs rhumatismes goutteux !

C’est au coin du feu, quand Bébé dort son cher sommeil d’innocence, rêvant à l’Oiseau bleu et au petit Poucet, que s’élaborent à voix basse les projets d’avenir que l’on forme pour l’enfant, espoir et orgueil des parents.

— Moi, dit la mère, je veux qu’il soit prêtre ; quel bonheur d’assister à sa première messe ! Vois-le dans son aube blanche monter les degrés de l’autel, la figure irradiée des rayons célestes, il ressemble à quelque blond séraphin, quand à sa voix le Maître du ciel s’incarne en ses mains… Je ne serais pas jalouse du bon Dieu, mais, si une femme allait me voler son cœur pour le torturer, qui sait, et le détacher de moi, j’en mourrais ! Et puis, le ministre du Seigneur coule des jours paisibles dans un port sûr, il entend gronder au loin les flots en furie sans être ému !… Il me gardera avec lui, je serai sa ménagère, je continuerai à envelopper le cher enfant de ma chaude tendresse, à le câliner comme aujourd’hui. Ah ! je verrai venir la mort sans terreur, sans appréhension, certaine de passer de ses bras au ciel, la main de mon fils levée sur mon front glacé pour le purifier et le bénir…

— Ô les femmes, les femmes, trop de poésie, trop d’imagination ! Je veux mon fils pour moi ! J’en ferai un homme, parbleu ! et s’il hérite de la verbeuse éloquence de sa mère, il sera, ma foi, un avocat superbe et plus tard un juge !… Mais, en attendant, un rude gaillard, fort comme un Turc, beau comme un Apollon et qui fera tourner la tête des filles !

— Tais toi, dit la mère scandalisée, mais avec un sourire au coin des lèvres à l’idée des conquêtes que fera son fils !

Hélas ! le destin mauvais souffla sur leurs beaux rêves. Le triste automne suivant les retrouve encore au coin du feu devant un berceau désert ! L’oiseau de passage a brisé le fil qui le retenait captif sur notre triste planète. Le père et la mère contemplent en pleurant un pauvre cheval de bois à la queue arrachée, son jouet qu’il endormait, le soir, dans ses bras et qu’il embrassait au réveil, et deux mignons souliers, les derniers, tout neufs qu’il frappait fièrement sur le plancher pour faire son petit homme… Tout ce qui reste du cher amour disparu !

Pleurez, pauvres parents ! les larmes dégonflent le cœur, qui, sans cela, éclaterait parfois !

Pleurer est doux, pleurer est bon souvent.
Pour l’homme, hélas ! sur qui le sort se pose !

Au coin du feu, les vieillards débiles retrouvent leur ancienne loquacité. Autour d’eux, le vide s’est fait : un à un les anciens ont disparu, ils restent seuls debout parmi tous ces épis fauchés. Et sous les T’en souviens-tu, ma vieille ? le passé renaît un instant devant leurs yeux pendant que le vieux tisonne la flamme éteinte de l’âtre, essayant de ranimer quelque charbon éteint ! Pauvres souvenirs d’antan ! fleurs desséchées qui s’effeuillent sous leurs doigts tremblants !

Parfois quelque grosse farce du bon vieux temps leur arrache un éclat de rire, rauque comme les sons brisés d’une crécelle : c’est un charivari couru au deuxième voisin, quelque tour joué à des jeunes mariés de leurs amis, etc. Et le vieux, qui est resté taquin, se plaît à faire rager sa compagne.

— Tu n’as pas oublié, au moins, le baiser que tu m’avais volé ?

— Oh ! le vilain, c’est toi qui m’avais poursuivie jusqu’au fond du verger ! La preuve que je ne voulais pas, c’est qu’en me débattant j’avais tout déchiré mon fichu si joli.

— Oui, oui, on connaît ça !… tu faisais semblant ! Mais tu n’avais pas froid aux yeux.

— Oh !

La pauvre vieille se dépite pour prouver son innocence, et le vieux toussote, toussote, toussote, étouffant de contentement, fier de son succès ; il a réussi à la faire fâcher.

C’est leur dernière étape, qui sait ? la mort viendra les prendre là !

Deux bambins sont en contemplation devant l’étalage d’un pâtissier et dévorent des yeux toutes ces friandises appétissantes.

— Tu ne sais pas, fait l’aîné, à peine âgé de sept ans, à quoi j’ai rêvé la nuit dernière ?

— Non.

— Tiens, j’étais à une petite table comme celle-là et je mangeais de ces belles choses avec du sucre dessus et de la crème dedans… puis des bonbons ! Tiens, j’en avais jusque là !

— Est-ce que j’y étais moi, fait le tout petit.

— Non !

Le marmot se prit à pleurer.

Ah ! ces mots navrants des pauvres petits affamés ! Vous, qu’un sort heureux favorise, et qui chauffez à une flamme brillante vos pieds de fée, chaussés de mules de satin… donnez un souvenir, mieux une aumône, à ceux qui errent sans gîte et sans pain par les froides averses d’automne. Donnez sans compter pour être heureuse de la joie des autres : bonheur sans mélange, celui-là !



LA PIPE



JEANNETTE se marie dans quinze jours, c’est dire que la vie ouvre devant elle ses splendeurs. Le passé disparaît comme une île lointaine dont s’éloigne un vaisseau entraîné vers la haute mer. Les souvenirs d’hier se noient dans l’évocation de demain. Heureuse enfant, qui aperçoit les choses par le gros bout de la lorgnette : les perspectives s’adoucissent dans un ensemble harmonieux, baignées de lumière : pas un point noir ne tache le ciel bleu des illusions : colombe ingénue, elle s’élance gaiement vers la joie comme à un soleil allumé exprès pour elle.

— Ah ! ma chérie, me disait-elle, extasiée, la belle part que le bon Dieu m’a faite, vraiment je ne la méritais pas. Avoir pour mari une perfection — ne ris pas : l’ombre des misères humaines ne l’a jamais effleuré. — Non seulement il est bon, tendre, dévoué, délicat, sentimental, généreux, spirituel, galant, empressé, mais il ignore ce vice qui entache la plupart des hommes : la pipe ! Mon mari ne fume pas !…

Un homme qui ne fume pas… Je restai songeuse, tandis que ma petite amie continuait la description de son fiancé. Bah ! que lui importait que je l’écoutasse ou non, l’essentiel, c’était qu’elle entendît l’écho de sa voix bercer sa pensée.

Et je me mis à broder sur ce thème d’étranges fantasmagories. Un mari qui ne fume pas… Ma pensée en verve de fantaisie se mit à voyager en pays de cocagne, où l’air, les parfums, la rosée, tout était sucré. Dans un bosquet d’arbres candis, une petite maison proprette, rangée, ornée, s’ouvrait en bonbonnière, avec un petit homme en sucre et une petite femme en nanan. Le petit homme et la petite femme se regardaient tendrement dans les yeux, en fondant un peu chaque jour, à la chaleur d’une uniforme tendresse… C’était à croquer !

J’ai une faiblesse, un homme pour vrai, un pur descendant des vieux Canadiens, doit avoir le gosier assez bien doublé et le cœur assez solidement accroché dans la poitrine pour pouvoir tirer quelques bouffées de bon tabac du pays sans s’évanouir comme une pensionnaire. Ou bien, la jeune génération est atteinte de névrose, son sang pâle ne peut plus activer la poussée des dévouements généreux qui font les bons citoyens et les grands hommes. Cette décadence physique serait le symptôme d’une dépression morale encore plus à redouter ?…

La pipe est la première conquête de l’homme, c’est pour cette raison qu’elle devient sa plus chère amie. Tout petit, le mioche convoite d’un œil ardent « la pipe à papa. » Sa menotte, en voulant la saisir, plus d’une fois s’est brûlée à la cendre rouge. Mais la vaccine de feu lui a mis au sang le désir plus âpre et plus violent de cette conquête. Ah ! comme il est comique, le petit homme, quand son papa cédant à ses cris, pour le consoler, lui pose son brûlot au bec. Il gonfle ses joues et fait pouf ! pouf ! dans la pipe. Il lance dans l’air des bouffées imaginaires et gravement :« Pft ! ze crace tom Papa. »

Qu’on lui donne un sou, il court chez la marchande du coin, et après une longue contemplation qui lui met l’eau à la bouche, il choisit une belle pipe en sucre rouge, qu’il suce jusqu’à ce que mort s’en suive !

Mais, il vient une époque, elle coïncide d’ordinaire avec la première culotte, où la pipe en sucre ne convient plus à sa dignité d’homme. Il lui faut tâter de la pipe en plâtre.

Ils sont deux ou trois gamins de l’Asile qui brûlent de s’initier au grand mystère. Un complot s’ourdit à l’insu de tous ; un petit vole des allumettes, un autre un vieux calumet, déterré on ne sait où, quoique vestige des jongleries iroquoises. Mais aucun n’a de tabac. Le nerf de la guerre manque, aussi les petites figures sont-elles mornes ! — Que faire ?

— Fumons des feuilles sèches, s’écrie un futur inventeur.

Les petits conspirateurs se réfugient dans l’ombre d’une porte-cochère.

Le gamin qui eut l’idée lumineuse (fumeuse ferait mieux) s’empare de la vieille pipe et la bourre avec conviction ; il frotte une allumette sur sa cuisse, mais comme elle refuse de céder à cette moëlleuse friction, l’émeri d’une bonne brique le tire d’embarras. À la lueur rouge de la flamme, ces petites figures barbouillées, ces têtes bouclées d’enfants de la rue, où brillent des yeux ardents, se détachent sur le fond sombre — on dirait un tableau de Rembrandt.

Puis, la clarté diminue, seule une grosse mouche à feu luit, augmente, diminue, scintille, telle une planète, tandis que les têtes, dont on ne distingue plus les traits, ondulent comme un flot noir, haletant d’émotion !…

— C’est-y bon ? — Donne que je tire une touche ? — Non, c’est à mon tour —

— Mais, le fumeur, avec un air entendu : Pour de l’imitation de tabac, c’est pas vilain, seulement un peu fade. Demain, nous aurons autre chose, je vous le promets.

Le lendemain, ils rentrent à la maison, blêmes, les yeux jaunes, le cœur tourné. C’est égal, plus la méchante pipe leur aura coûté de haut le cœur, plus ils l’aimeront ! Ce que la souffrance burine dans l’être humain s’y fixe comme avec des pointes de diamant.

Je comprends l’antipathie féminine contre la pipe. La femme est jalouse de cette rivale, qui s’installe au foyer comme un tiers importun. La favorite finit par faire du maître un esclave des dangereuses hallucinations, des troublantes visions créées par les vapeurs de la nicotine…

Quand le temps ronge les derniers quartiers, de la lune de miel, l’épouse délaissée ne voit pas, sans rager, son antagoniste circonvenir plus étroitement sa faible proie. L’homme, à son tour, devient la conquête de la fatale pipe. Comme il est bien sa chose ! Sa tendresse pour elle n’a pas de déclin : toujours la même sollicitude à la bien coucher au fond de l’étui de satin rouge, le même empressement à la sortir de sa prison, les mêmes câlineries à lui faire.

— Allons, ma vieille, à nous deux maintenant. — Que j’ai souffert de ne pouvoir causer un instant avec toi, la vie est bien cruelle ! — Les jours de bonne humeur il l’appelle Joséphine, de son petit nom. Et ce sont des contemplations sans fin, des explosions de tendresse qu’il a l’impudence de vouloir faire partager à sa femme :

— Mais regarde donc, comme elle embellit. — Ah ! le beau cerne !

L’une de ces pauvres négligées de la pipe me disait, un jour, en me montrant son mari qui fumait, paresseusement étendu sur son divan, avec l’air béatement heureux d’un pacha savourant son narghileh :

— Ah ! vous croyez donc que l’homme a été créé et mis au monde dans un but identique au volcan, pour lancer nuit et jour de la fumée et des laves. Depuis vingt ans, mon mari n’a jamais fait autre chose, au retour de son ouvrage, que de secouer et de remplir sa pipe sans la laisser refroidir. Pas dix minutes d’intermède entre chaque bourrée, et vous trouvez cela amusant. — C’est gentil, un fumeur, dites-vous, oui, pour se faire boucaner ainsi que des jambons et chatouiller la gorge comme avec une branche de balai. Avec ça, que les crachoirs sont de poétiques cassolettes, et la cendre, les bouts d’allumettes qui traînent sur les meubles, de bonnes recommandations de propreté. Entre l’haleine d’un fumeur et le parfum de l’iris, vous croyez qu’il n’y a pas de notoire différence ? Ah ! la pipe ! la pipe ! une invention de Satan, un fléau pis que les sept plaies d’Égypte. Et la petite femme féroce faisait le geste de briser quelque chose… Le fumeur ? — Non, la pipe, je crois.

Elle n’avait pas tout à fait tort, en admettant que la passion de la pipe soit dans son essence une fort vilaine chose. Les médecins nous font trembler en illustrant l’effet désastreux de la nicotine sur les parois de l’estomac. Mais, puisque ce vice est si bien assimilé à la nature de l’homme qu’il ne fasse plus avec lui qu’un même sang, une même chair, et qu’il ne soit pas possible de supprimer le péché sans le pécheur, je demande grâce pour le coupable !

Qui sait, le Ciel, dans sa bonté, a peut-être autorisé ce mal pour obvier à un plus grand ?

Nous, femmes, qui vivons par le cœur, nous ignorons ce qui bouillonne de malsain dans ces cervelles de rêveurs s’agitant autour de nous. Ces mangeurs de bleu, ces impuissants décrocheurs d’étoiles, sans cesse tourmentés de ce qu’ils n’ont pas. L’excitation artistique, la lecture prise au sérieux d’œuvres exaltées, les poussent à concevoir une sorte d’idéal nuageux, fantastique, mensonger, éperdument tendre et pur, mièvre et fade, extatique, jamais rassasié, tellement délicat qu’un rien le fait évanouir, irréalisable, surhumain. L’œil imaginaire bleu ou noir, où se perd leur regard, sert de vitre pour voir dans l’au-delà, au paradis de la fiction, une créature féerique, créée de toutes pièces.

Ah ! laissez ces folles hallucinations s’évanouir en fumée ! Que votre mari caresse son idéal au coin du feu, sensibilisé seulement sur les parois de son cerveau, par les fluides de la nicotine… C’est moins à craindre…

Grâce à la pipe — l’imagination seule voyage dans l’espace à la poursuite de la dangereuse chimère : n’est-ce pas le temps de lui appliquer le mot des saints cantiques : Felix culpa ?

Ah ! mais consolez-vous, pauvre oubliée, vous aurez votre revanche, quand à votre tour vous serez devenue une vaporeuse vision des pays bleus. Seul avec sa vieille amie, la pipe, le pauvre vieux revivra dans la fumée noirâtre de son brûlot, les souvenirs d’autrefois. Vous passerez radieuse et belle comme à vos seize ans… à l’âge des aveux… Une larme chaude s’échappera de la paupière du fumeur, à cette vision qu’il voudra tirer chaque jour des cendres de l’oubli… Jusqu’à ce que la mort cruelle vienne arracher la pipe noircie et tremblante de ses gencives dégarnies, pour la briser en mille miettes encore fumante de rêves !…

Alors, comme le nom, comme la gloire, comme la vertu, comme la vie, fumée lui-même, il disparaîtra dans l’ouate d’un nuage !…

— Mais tu dors, fit Jeannette, en me poussant — tu ne réponds pas…

— Non, mais je rêve.



LES VIEUX


À M. le Capitaine Chartrand.


IL marche à petit pas en se traînant les pieds, les yeux vagues, les joues creuses, le corps tordu comme un pommier, pauvre vieux. Ses vêtements semblent trop larges pour sa poitrine rétrécie. Souvent, il ôte ses lunettes dont il essuie les verres avec un mouchoir rouge ; il s’imagine en enlever cette buée qui chaque jour, de plus en plus, descend sur les objets familiers à sa vue. Et de ses yeux clignotants, il interroge l’horizon : « Le vent est sorouais, » diagnostique-t-il sentencieusement. Et comme six heures sonnent, sans plus se hâter que l’ombre du midi, il rentre chez lui, où il Variante orthographique de s’accagnarde au coin du feu, en attendant la soupe. Les pieds dans le fourneau du poêle, les coudes aux genoux, il pipette sans trêve suivant les allées et venues de sa belle-fille qui prépare le repas rageusement, avec trois ou quatre enfants affamés accrochés à sa jupe.

— Maman, j’ai faim ! — Laissez-moi goûter — Hi ! hi ! Y m’vole mon couteau. — Nanan ! articule faiblement le petit.

La mère, une méchante femme née de mauvaise humeur, s’emporte contre tout ; la vaisselle danse sur la table, les vaisseaux rebondissent sur le poêle, elle allonge une claque au marmot dont le bras se perd dans le sucrier, en lâchant un cri aigre qui fait s’enfuir le chat, le poil hérissé. Laide autant qu’un masque de carnaval, anguleuse, la peau comme un parchemin collée sur les os, un nez démesuré planté entre deux yeux noirs perçants, les artères du cou grossis à force de crier, une tête de femme ou d’oiseau de proie. On n’ose dire. À chaque fois que la jupe furibonde passe en cyclone devant lui, le vieillard tressaille, pressentant du gros temps.

— Voyons, le vieux, finirez-vous de manger le poêle, glapit la mégère. Y’a un bout pour faire cuire des crachats. J’commence à être tannée de ne pouvoir faire un pas sans me barrer les jambes dans vot’chaise. Y fait pourtant pas fret — Tit Toine, veux-tu finir. — Misère de misère, le bon Dieu m’avait pourtant envoyé assez d’enfants, sans avoir ce vieux-là sur les bras, pardessus le marché — Mariez vous donc, pour être si bien greillée — Pas moyen de tenir ça propre, c’est la cendre, le tabac, la fumée ; ça rentre les pieds gros comme la tête, que mon torchon n’en finit jamais. Et le nez fourré partout ! dans les chaudrons, dans les armoires ! Pis, ça ne meurt plus, je l’aurai sur les bras le restant de mes jours.

La colère la faisait délirer, elle disait des choses incohérentes, les yeux dilatés, les traits tirés ; sa ressemblance avec une chouette hargneuse s’accentuait avec le frisson nerveux qui la secouait toute.

Le vieux cette fois essaya de se lever, mais il ne le put. On eut dit que son corps était devenu de plomb, une faiblesse plus grande faisait trembler ses jarrets et cassait ses reins. Lui, qui ne parlait jamais, les paroles se pressaient dans son gosier, brisées, haletantes.

— Ma fille, c’est mal de parler ainsi devant vos enfants, ça vous sera remis plus tard, vous saurez le dire. Autant que vous, j’ai hâte que le bon Dieu vienne me cri, mais attendez, j’peux toujours pas me tuer, attendez…

— Bon, plaignez-vous maintenant ! Allez rapporter aux voisins qu’où vous maganne, qu’on vous fait pâtir, que vous crevez de faim, quand vous êtes toujours comme au snaque

Mais, elle pouvait jacasser indéfiniment, la vilaine pie, le vieillard ne l’écoutait plus. Le petit dernier avait disparu de la table commune, et tout doucement vint appuyer sa tête sur les genoux du grand’père — « Me plendre ? » dit-il, et câlin, sa tête bouclée s’appuyant sur l’épaule du vieillard, il lui souffla dans l’oreille : « À pepère le petit garçon, pas un morceau aux autres. »

C’était une douce protestation de l’innocence en faveur d’une autre innocence ! Elle descendit comme un rayon de soleil dans l’âme navrée de l’aïeul.

L’ombre s’accumulait aux soliveaux noirâtres, la bouilloire chantait sur le poêle, le chat ronronnait les yeux mi-clos. En face de la maison, le soleil s’emmitouflait de voiles pourpres, les collines lui envoyaient un dernier baiser et la plaine s’anuitait dans un manteau de caresses laissé par le disparu. Ah ! qu’il fait bon partir ainsi.

Le vieux berçait toujours l’enfant, ce petit cœur qui battait contre le sien le pénétrait d’une douce chaleur. Il chantonnait tout bas. « Adieu, beau ciel de France ». Soudain la voix se brisa et des larmes brûlantes se mirent à couler lentement de ses yeux sur le front de l’enfant endormi. Quel souvenir venait arracher ce cœur glacé à ses linceuls ? Une fugitive vision passa devant les yeux du vieillard : une femme bonne et belle qui l’attend chaque soir en lui tendant son front ; un bébé rose et joufflu comme celui-là bat des mains en l’apercevant ; le soir, il les berce tous les deux, la mère et le fils, les enlaçant dans une même étreinte. Il montre à lire au bambin, suivant du doigt les lettres qu’il épelle. Ah ! comme tout ça semble loin ! La femme adorée est clouée dans un cercueil, l’enfant, devenu homme, l’abandonne à cette bru sans cœur…

Mais la fugace flamme n’a fait que briller un instant devant ses regards : à cet âge le ressort des grandes joies, comme des grandes douleurs se détend vite, le pauvre vieux retombe plus lourdement dans une nuit plus noire, dans une nuit d’abîme, où il se noie. Sa tête se penche sur sa poitrine, des ronflements sonores se mêlent au souffle régulier du petit. Ah ! le rêve est une oasis pleine de fraîcheur. Vers la fin des jours, l’âme peut encore y cueillir quelques fleurs. Béni soyez vous, mon Dieu, qui faites descendre le sommeil et l’oubli sur le vieillard malheureux.

Achever la vie parmi les siens, dans un repos gagné par des années de travail, entouré de soins attentifs et d’une tendresse affectueuse, c’est à peine connaître les amertumes de la vieillesse. On pourrait dire que le déclin des ans est de l’existence la période la plus douce : désirs, passion, tout ce qui fait le tourment des humains s’est apaisé. On assiste, auditeur tranquille, aux spectacles du monde, on savoure délicieusement le calme, loin de la haute mer dans une rade sûre, à peine secoué par les vagues du large.

Pourtant, en ce siècle de jouissances effrénées, où le sens pratique a pris une acuité désolante, les vieux parents deviennent une non valeur, un colis embarrassant que l’on jette par-dessus bord, pour alléger la barque. Je sais nombre de gens fortunés à qui l’on ne refuse pas la main, dont les père et mère languissent loin de leur foyer, confiés à des étrangers, mêlés à la tourbe des pauvres mendiants de la rue. Ces dénaturés mènent joyeuse vie, sans se douter de l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des fils ingrats : « Honore tes parents, si tu veux vivre longuement. » Eh bien, voilà une honte indigne d’une nation civilisée ! Les hôpitaux, les hospices sont élevés par la charité publique pour les malheureux sans famille et sans gîte, afin de réparer à leur égard la dureté du sort, et non pour favoriser l’ingratitude des enfants. Mais, c’est une cruauté que d’arracher les aïeuls de la maison où s’est écoulée leur vie. À un âge avancé, les habitudes sont devenues tyranniques : il faut que l’on finisse ses jours dans un milieu analogue à celui où l’on a vécu.

Pauvres vieux !…

Le règlement impeccable d’une communauté les brise, la nourriture plus délicate, mieux préparée, peut-être, ne vaut pas pour eux les ragoûts et les anciens mets canadiens auxquels ils sont habitués. Cette politesse, ces petits soins que les hospitalières leur prodiguent les gênent. Habitués qu’ils sont, disent-ils, à se servir tout seux. À cet âge-là, on ne prend plus racine dans une autre terre. Résignés à leur sort pourtant, sans un mot de reproche, ils s’éteignent dans l’exil d’une maison de charité au bout de quelques mois d’internat, tués par un chagrin secret, qu’ils emportent avec eux, mais que je vous dévoile : vos parents sont morts assassinés par votre égoïsme.

Ah ! malheureux, vous n’avez pas voulu recueillir sur votre front la bénédiction de l’aïeul, vous perdez une source de lumière très précieuse en exilant de votre foyer celui qui en devait être la consolation et l’orgueil.

L’homme qui domine la vie du haut d’un siècle, sait le passé et un peu de l’avenir. Comme l’aigle, parvenu aux sommets neigeux, il sonde l’espace avant de l’embrasser. Si près de l’éternité, le grand inconnu le pénètre déjà. De ses lèvres tombent des adages de sagesse, voire même des prophéties. Il a vécu toutes nos douleurs, son sang rougit les ronces du chemin, il sait le dernier mot de la chimère, ce que coûte une heure de folie, un écart du droit sentier de l’honneur. Ce miel de l’expérience qu’il a extrait des fleurs amères de la vie, il nous l’offre, pourquoi le refuser ?

Si grand’père raconte pour la centième fois, peut-être, les anecdotes du bon vieux temps, les traits d’héroïsme dont il palpite encore, recueillez dans votre cœur le parfum que dégagent ces naïfs romans. Songez que bientôt ces lèvres chéries se glaceront, que cette figure aimée disparaîtra dans le brouillard, où tout ce qui a vécu s’évanouit. Qu’avec son image, votre âme s’emplisse de souvenirs pour les heures tristes où le plus brillant soleil de vos jours sera descendu derrière le Mont Royal, alors qu’il ne restera plus de lui qu’une mèche argentée sous un bocal, avec ces simples mots : In Memoriam.

Respectueux, nous saluons le vieux chêne de la forêt dont les racines vivaces étreignent la terre maternelle comme les serres d’un vautour, tandis que la cime découronnée se dresse altière vers le ciel pour lui arracher ses secrets. Le tronc tordu, les branches affaissées racontent tout un passé de luttes avec les génies de l’air, puissances mystérieuses qui le faisaient gémir et se tordre dans des spasmes de damnées. Combien de printemps ont soupiré avec le bruissement de ses jeunes feuilles, que d’amoureux il a abrités de son ombrage, que de choses grisantes il leur a soufflées au cœur, alors que les éventails verts de ses rameaux taquinaient les nuques blondes des belles rêveuses ! Las ! maintenant les aquilons ou les zéphirs ne lui arrachent plus que des soupirs rauques, des éclats de voix cassée et sèche comme des accords de castagnettes, dans un frisson de squelette où s’entrechoquent leurs os au requiem du vent. Pourtant, les avrils nichent encore des sourires sur les rameaux languissants du vieil arbre, qui çà et là se pomponne de vert tendre.

Les oiseaux fidèles au tronc rabougri reviennent y cacher leurs amours, des plantes grimpantes rajeunissent la souche épuisée, la mousse, comme une redingote de velours vert, serre la taille toujours droite du vieux beau, qui garde grand air au milieu des jeunes arbres, ses rejetons, rangés comme des soldats d’airain autour de leur chef, le défendant contre le bataillon des ouragans. Quand le coup de foudre, qui zèbre le ciel noir, électrocute le cœur du géant, la forêt gémit, le sol tremble, les oiseaux terrifiés filent dans l’air comme des flèches, le dieu tombe au roulement du tonnerre, dans une fulguration d’incendie, comme tombent les superbes et les glorieux.

Ah ! mourir ainsi dans un apothéose, comme le chêne des forêts, tel n’est pas ton destin, ô homme, que la vieillesse, la maladie, l’ingratitude, l’indifférence poussent à la tombe, comme un fruit pourri que le vent de novembre écrase sur le sol, matière noirâtre, informe et sans parfum, fumier déjà que la terre maternelle rendra vivante à jamais sous une forme subtile et odorante dans une perpétuelle transformation.



L’INCONNU


À la mémoire de mon oncle, feu
F. N. Beauchamp


Âme qui donc es-tu ? flamme qui me dévore ?
Dois-tu vivre après moi, dois-tu souffrir encore ?
LAMARTINE.


NOVEMBRE ramène au nid les oiseaux frileux. Il fait bon, en ces longues soirées, de se blottir au coin du feu, d’y deviser longuement, en buvant à petites gorgées une tasse de café au capiteux arôme. La bouilloire chante son grêle zézaiement, seul le lourd tic tac de l’horloge déplace un peu de silence. L’œil distrait suit les méandres capricieux de la flamme qui monte, baisse, s’exalte encore, pour crouler avec le brasier dans la cendre grise… image gracieuse de notre vie !…

Intimité du loyer, on ne t’a pas assez chantée ! Faut-il que ce soient les exilés et les bannis qui prônent les charmes puissants dont le goût exquis leur revient aux lèvres, quand la coupe en est déjà loin !

Où sont-ils, ceux que nous avons aimés ?…… Depuis tant de siècles que l’humanité pose au destin cette torturante question, l’Inconnu reste muet. Pourtant, le savant ausculte la plus légère vibration de l’éther, qui semble correspondre parfois à certains frémissements de notre être. Le P. Gratry a dit : « Ne savez vous pas que toute âme vit du mouvement des autres âmes et qu’une âme peut sentir en soi une âme qui l’a touchée. » De même qu’un frisson court sur les feuilles, aux approches de l’orage, n’avons-nous pas en notre âme une feuillaison intime qui tremble à l’approche de certains malheurs. Le pressentiment — puisqu’il faut l’appeler par son nom — pourquoi vous fait-il sourire, messieurs les savants ? Avant de mettre en doute la bonne foi et l’intelligence de ceux qui ont entendu de ces voix avant courrières de catastrophes, êtes-vous bien certains de l’infaillibilité de cette chose mouvante qui s’appelle la science. Parce que votre bistouri n’a rien touché, s’en suit-il que ce qui échappe à votre diagnostic n’existe pas ? Savez-vous si demain, un nouveau rayon d’une lumière à trois XXX n’éclairera pas ce qui nous semble obscur aujourd’hui ?

L’idéal, qu’est-ce ? Cette vision brune ou blonde, douce, souriante et consolante, penchée sur la couche de l’adolescent, qu’il retrouve en ses rêves, qu’il cherche partout, expirant, les bras tendus vers elle, sans l’avoir pu incarner ? — Le souvenir de quelque vision des pays bleus entrevue dans une trouée de l’azur et dont son âme a gardé le reflet ?

Oui, pressentiment, idéal, télépathie, coup de foudre de l’amour, quand donc l’archet humain saura-t-il tirer des mélodies de ces multiples cordes de l’âme, qui n’attendent peut-être que le souffle éolien de l’inspiration pour se mettre à vibrer. Les curieux du paradis trépignent des pieds et crient : musique !

Les délicats soupirent discrètement, le chef d’orchestre lève le bras. Qui sait, l’harmonie divine, partie des lointaines étoiles, depuis des milliers d’années, va demain peut-être frapper notre planète… Certains croient l’avoir pressentie.

En attendant, on éprouve une douce volupté à manier du mystérieux, voire même des épouvantes, comme certains enfants aiment à jouer avec le feu.

Il devient facile en écoutant ces dissertations sur l’inconnu, de surprendre les tendances morales des interlocuteurs. Aux petites filles, il faut promettre un paradis avec de merveilleuses poupées, des layettes pour de bon, des petits carrosses traînés par de jolis chevaux blancs.

— Y aura-t-il de grosses toupies ? demande un bambin de trois ans…

— Oui, mon chéri, des mondes qui marchent tout seuls dans l’espace, sans avoir besoin d’une corde pour les mettre en mouvement.

— Oh !…

— Et des confitures, et du chocolat, et des fours à la crème ?…

— Des montagnes !

— De belles robes aussi ? demande anxieusement une blondine, dont les yeux, comme deux turquoises, jettent des lueurs azurées.

— De toutes espèces, en gaze clair de lune, en chiffons nuageux, en taffetas reflet d’étoile ; des écharpes légères et transparentes comme la tulle des nuages. Des rivières de diamants rutilants comme les pléiades des nuits d’hiver.

— Et puis, quoi encore ?

— Un beau trône d’or entouré d’archanges et de séraphins qui chanteront, accompagnés de leurs théorbes, des hymnes mélodieux se déroulant en notes sonores, caressantes comme des baisers, des miracles de fragilités que ces suaves cantates ! Des fanfares éclateront tout à coup comme mille orgues de nos cathédrales…

Des vierges voilées en filigranes de rayons plus ajouré que les dentelles de givre sur nos vitres. Dans leurs mains de cire, les saintes tiennent de longues palmes qu’elles agitent devant la face de Dieu lumineuse ainsi qu’un astre, pénétrant les âmes d’inénarrable béatitude…

— Maman, dit un pauvre petit pâlot comme un lis trop tôt poussé, maman tu viendras avec moi dans le ciel, je serais trop gêné, tout seul.

— Est ce qu’on se reconnaît au paradis, demande une jeune fille rêveuse, en jouant distraitement avec sa bague de fiançailles ?…

— Quand l’on a deux maris, fait une petite veuve sautillante comme un oiseau, comment le bon Dieu arrange-t-il ça ?

— Et si ma blanchisseuse s’allait aviser d’avoir au paradis une place près de moi, insinue une méchante petite parvenue, je serais bien capable de faire une scène à saint Pierre…

Le bon Dieu doit rire dans sa barbe blanche, d’entendre ces divagations des pauvres humains… Chose certaine, c’est que les plus secrets désirs de notre cœur seront comblés : pourquoi sans cela les avoir mis en nous ?…

La lèvre altérée boit à la source des montagnes, l’oiseau trouve accrochée à l’épine, l’ouate de son nid ; seul le cœur de l’homme aurait faim, soif et froid à jamais ?

C’était un soir de novembre, nous étions une quinzaine groupés autour d’un feu clair, les yeux dilatés et fixes comme des yeux de portraits, tout engourdis par la chaleur de l’âtre, dont les charbons enflammés allumaient dans la pénombre nos faces pétrifiées par la peur… On égrenait un interminable rosaire d’apparitions fantastiques, toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Paniques de l’au-delà dont tous sont friands…

— C’est ainsi, mes enfants, que ma pauvre défunte femme n’a pu tenir parole, dit, en étouffant un soupir, le vénérable doyen de l’assemblée, qui, de sa voix grave, énumérait toutes les aventures extraordinaires survenues dans sa longue carrière — maison hantée, carillons subitement mis en branle au milieu de la nuit, coups mystérieux dans les meubles, mobilier, soudain pris de vertige et s’affaissant sur le parquet ou dansant une gigue effrénée, à l’épouvante des habitants de la maison. — Pourtant, vous souvient-il que ma pauvre Marichette nous avait promis de venir nous dire comment ça se passait de l’autre bord… Et rien !…

— Ma mère a tenu parole, dit une voix douce, qui tremblait légèrement.

Il y eut un mouvement dans l’assemblée, les chaises se rapprochèrent, une pénible anxiété se peignit sur toutes les figures, sans que des gorges serrées, un seul son pût sortir…

— Un soir, poursuivit la jeune fille, j’allais veiller chez Annette, vous savez, à la troisième maison de la grande montée. Je pensais à ma pauvre mère. Un irritant besoin de la voir s’était emparé de moi… Chère maman, elle, si bonne !… La nuit venait, le bosquet où je pénétrais s’emplissait d’ombre, quand soudain, au détour du chemin, j’aperçus une lumière toute grande :

Ah ! mon Dieu, le feu !… fis-je, tremblante.

Mais non, de cette clarté émergea une forme blanche, en même temps que des traits se dessinaient.

— Miséricorde !… Maman, fis-je, tombant à genoux… La forme bougeait maintenant, doucement elle venait à moi, ondulant, comme portée sur une nuée. Elle me jeta un long regard enveloppant, ah ! quel regard, j’en garde la caresse veloutée en mon âme. Elle ne remuait pas ses lèvres, mais je pénétrais sa pensée. Sa figure reflétait le calme, et n’avait plus la teinte jaune et fanée des cierges de catafalque, mais une seconde jeunesse fleurissait les roses de ses lèvres et les lis de son front, une toison d’or descendait comme un manteau sur ses épaules.

— Mon enfant, ta sympathie m’est douce !… dit le fantôme. Je viens, appelée par ton amour, sans pouvoir hélas ! me rendre à votre désir : nul ne peut dévoiler les mystères de l’Inconnu. Comment faire ce miracle de rendre avec huit notes la gamme infinie des béatitudes de l’au-delà. Pourrais-tu, toi, enchâsser la lune dans une monture de diamant…

Un immatériel parfum traîna dans l’air, j’étendis les bras vers elle… mais je n’étreignis que l’espace ; maman avait fui…

Je revins à tâtons vers notre demeure, il faisait une noirceur d’encre… moins sombre que mon âme, devenue orpheline pour la seconde fois…

Un silence suivit ces paroles, comme le vide qui se fait entre chaque coup de cloche d’un glas… Mais, un jeune homme, qui avait écouté ce palpitant récit, immobile, la tête dans ses mains, leva le front, un large front de penseur, creusé d’une ride. Un sourire amer crispa sa lèvre spirituelle.

— Allons, cousinette, es-tu bien sûre de ne pas avoir rêvé !

— Rêvé ! protesta la jeune fille, avec de l’indignation plein ses grands yeux.

— Mais oui, cela vaudrait mieux, je n’aurais pas à te dire que ta tête déménage ou que ta bouche sait mentir. C’est une fable à dormir debout, une histoire de ma grand’mère que tu viens de nous dire là. Mais non, j’aime encore mieux les belles allégories des contes de fées !… Tu as vu une âme !… veinarde, va !… et après la dissolution du corps !… Lubie, te dis-je, hallucination ! C’est comme si tu allais conter à Edison qu’une dynamo brisée peut projeter une force de mille chevaux vapeur. Ce qu’il t’enverrait promener, et vite. L’âme, ah ! la colossale erreur accréditée par l’ignorance… Est-ce que je l’ai trouvée, moi, qui depuis dix ans fouille la chaire humaine de mon scalpel ?… Les visionnaires, les fous auraient obtenu un meilleur résultat qu’un sage, après dix ans de patiente étude ?…

Des larmes tremblaient au bord des longs cils de la voyante……

— Ah ! c’est toi qui es malade et fou !… dit elle. Toi qui veux ravir le suprême espoir de l’au delà à ceux qui ont peiné et souffert ici-bas. Notre seule raison de vivre à nous femmes quand nous avons perdu ceux que nous aimons. Méchant ! Tu nous ferais douter de l’infinie sagesse du Créateur, de la force consciente qui régit les mondes dans leur imposante harmonie…

— Tut ! Tut !… ne discutons pas ces choses-là, fait le grand’père effrayé. À genoux, mes amis, moi je crois que la petite est dans le vrai ! Disons le chapelet des morts pour ma défunte femme, cela vaudra mieux que de se chicaner sur des choses qu’on ne comprend pas…

Tandis que les pie Jesu alternaient avec les Dona eis requiem, les lèvres du jeune homme, immobiles et glacées, gardaient cette amertume triste que laisse un cœur vidé par un cerveau trop gonflé…

Le chapelet terminé, tous demeurent consternés, pétrifiées, redoutant l’obscurité. Les fillettes grimpent les escaliers quatre par quatre, s’imaginant qu’elles sont poursuivies, prises d’une peur délicieuse, qu’elles voudront ressusciter demain soir. Partout elles croient voir des têtes de morts ; dans les glaces, dans la lune même, qui sourit, pâle et narquoise, dans le ciel étoilé.

Ô mondes ! splendides étoiles, soleils de l’espace, vastes berceaux aériens, balancez-vous dans l’éther nos chers disparus ? Le rêve commencé ici-bas va-t-il se continuer là-haut ? Étranges et mystérieuses planètes, vos habitants connaissent-ils comme nous les désillusions, la souffrance désespérante, les meurtrissures du doute, cette scorie qui souille nos plus saintes tendresses ? L’âme pénètre-t-elle l’âme, comme le soleil le diamant ? Sait-on ce qui se cache derrière un sourire ? Ô grand Inconnu, pourquoi rester muet : les clameurs de l’Océan étouffent-elles la voix de tes enfants ? Laisse déchirer le voile qui nous dérobe ta face ! Fais tomber du ciel la manne que réclame nos âmes, avides de savoir et d’aimer ! Dis-nous le secret de l’amour, le mot du commencement et le mot de la fin.



REQUIESCAT IN PACE


À Mademoiselle Yveline B.

R epose doucement, ô pauvre cœur de vierge
E ndormi dans les lis fleurissant ton cercueil !
Q ue tout soit blanc et pur : la mort n’est pas un deuil,
U ne étoile pour toi scintille comme un cierge,
I lluminant le tertre où ta pâle beauté
E nfouie à jamais va se changer en rose
S ous le baiser ardent du chaud du soleil d’été.
C omme elle est bien ta sœur, la fleur à peine éclose
À sa tige arrachée, avant d’avoir vécu
T on destin est le même, et tu quittes la terre

I gnorant de l’amour le sublime mystère !
N e pleurez pas son sort ; tout d’avance est prévu :

P ar de là les éthers, la rose naît encore,
A ux rayons immortels de la nouvelle aurore,
C ar rien ne doit finir : le Maître des splendeurs
E n sa bonté prend soin des vierges et des fleurs !



LE MASQUE DE TIRE




CATHERINETTE, rien qu’un petit baiser.

— J’ai dit non.

— Ne fais pas la malamain.

— Non, non, non !…

— Tu n’en auras pas de chagrin.

— Pas avant le jour de l’an, et je suis bien bonne de t’accorder cette mi-carême avant notre mariage fixé pour la fin de février…

— Ma petite Catherinette, attendu que ce gentil capital de tes beaux yeux, et de ta jolie bouche, doit un jour me revenir, n’en pourrais-je toucher les intérêts tout de suite ?

La jeune fille secouait la tête avec une moue obstinée.

— Changeons de sujet, Jeannot. Tu sais que je viens de faire ma retraite et j’ai encore dans les oreilles les phrases terrifiantes de notre prédicateur : « Mes enfants, au nom de votre salut, je vous demande d’éconduire le malappris qui s’aviserait de vous traiter avec familiarité, souvenez-vous qu’en temps de guerre lorsque les faubourgs sont pris, la citadelle est en danger. » Ce qui veut dire, je crois, qu’il faut se garder du diable tentateur qui parfois peut prendre la forme d’un charmant Jeannot… C’est là mon dernier mot. — Non.

Comme Jeannot était un aussi bon garçon que Catherinette, une brave et honnête fille, il rengaina son baiser, moitié souriant, moitié fâché. Je ne suis pas sûre, si le motif de son insistance n’était pas le malin plaisir de voir Catherinette rouler de gros yeux derrière un rempart de chaises, et se sauver par toute la maison comme une biche effarouchée…

C’était le soir de la Sainte-Catherine, l’aimable patronne de la bonne tire et des bonnes vieilles filles. Il faisait un froid de loup, la bise soufflait, la neige couvrait les champs et la route. Sur le chemin blanc, des couples de veilleux passaient, s’en allant fêter la Sainte-Catherine dans le voisinage. Par l’entrebâillement des volets de la maisonnette, un pâle reflet de lampe tombait sur la neige pailletée de brillants. Ô chère illusion des amoureux, Jeannot se sentait le cœur éclairé par ce rayon, étoile de Bethléem qui lui révélait l’asile discret où veillait la chère petite âme de sa douce fiancée. Le beau gars avançait toujours vers la petite lumière, sa mâle silhouette se détachait plus sombre sur le chemin couleur de lune : un rude gaillard, ma foi, bâti à chaux et à sable, grand, bien découplé, tête énergique, yeux grands ouverts, moustache de grognard. Vraiment Catherinette avait bon goût. La neige craquait sous la semelle des souliers de bœuf. Quand il ne fut plus qu’à quelques arpents de la maisonnette blanche, ses pas se firent d’ouate, pour surprendre Catherinette. Précaution de chat qui guette une souris. Doucement, il entr’ouvrit le volet, et vint braquer contre la vitre gelée son nez curieux… À travers la buée qu’y laissait sa respiration, le calme de cet intérieur lui paraissait lumineux et pur comme les jolies miniatures que l’on voit au bout des porte-plumes, des crayons en os, travaillés à jour. Pieux souvenirs que les pèlerins emportent de Sainte-Anne de Beaupré où l’on aperçoit la rayonnante petite maison de Nazareth, et la Vierge qui file à son rouet une laine blanche comme la colombe divine posée au-dessus de sa tête… Le logis de Catherinette se composait d’une pièce unique, lavée à la chaux, séparée au milieu par des rideaux de cotonnade, afin d’isoler de la cuisine l’étroite chambre à coucher que l’orpheline partageait avec sa vieille tante une gâteuse, à la peau crevassée et rugueuse comme l’écorce, aux yeux souriant vaguement. Pauvre être, dont les lèvres murmuraient continuellement des choses que personne ne pouvait comprendre.

Depuis deux ans, la malheureuse s’obstinait à rester couchée dans son lit, tremblante et frissonneuse, se couvrant la tête de sa courte-pointe, lorsqu’une main étrangère effleurait les rideaux de son lit. Ah ! ce n’était pas toujours gai pour cette jeunesse de Catherinette.

Mais, ce soir, la tristesse a fait trêve : un feu clair flambe et pétille en étincelles qui tombent sur le plancher jaune comme de l’or. Tout est rangé et propret… réjouissant à l’œil et au cœur. L’appétissant fumet d’une chaudronnée de mélasse parfume la bise. L’eau en vient à la bouche des passants. — Ah ! la bonne tire !…

Catherinette, active, va et vient, l’air affairé, les manches retroussées, le teint animé, l’œil brillant. Souvent, elle se penche vers le chaudron de fer qui bout sur le poêle et interroge la densité de l’écume moutonnante, à l’aide d’une cuillère en bois qu’elle enfonce dans le liquide. Lentement, elle la laisse dégouliner dans une tasse d’eau froide.

— Non !… Pas encore, conclut-elle de son expérience.

Catherinette continue son petit ménage, essuie la vaisselle, lave la table, époussette le levant du poêle, et tisonne le brasier. Elle enduit de beurre deux grands plats blancs, puis court au chaudron qui renverse en bouillonnant. Mais, cette fois, un sourire satisfait erre sur les lèvres de Catherinette, fleuries comme un laurier rose. Des perles brunes s’agglomèrent au fond de la tasse remplie d’eau, grenues à craquer sous la dent ; les doigts de la jeune fille les font cliqueter sur la faïence, c’est le signe : la tire est à point. Catherinette d’une main vigoureuse empoigne le lourd chaudron de fer ; elle en verse le contenu dans les grands plats blancs où la tire s’épand comme une belle nappe brune allumée de pépites d’or.

Et Jeannot ? Le froid lui a gelé le cœur, la mort l’a frappé sur le seuil de sa porte, comme ce prince des contes de fées, expirant d’amour aux pieds de sa bien-aimée avant de lui avoir pu déclarer sa flamme… Non, rassurez-vous, Jeannot vit encore, mais un plan machiavélique a germé dans son cerveau — il s’est dit qu’il aurait ce soir raison de cette mijaurée de Catherinette. Il lui faut son baiser, et coûte que coûte, il l’aura… L’infâme guette dans l’ombre le moment favorable à ses noirs desseins. Un froid mortel glace son sang, il n’ose se frapper les mains pour se réchauffer, dans la crainte de trahir sa présence. Sa belle moustache se cristallise, ses cheveux s’engivrent, l’onglée aux pieds et aux doigts lui cause d’intolérables souffrances. Pour oublier le temps, il compte et recompte les étoiles, le pauvre, il en est venu à désirer la place du « pécheur » dont l’image coloriée, avec celle du « juste » sont le plus bel ornement de la chambre de Catherinette. Ah ! se rouler comme ce damné sur des charbons rouges. Cette idée ne lui fait pas trop frayeur… C’est un piège du malin pour le familiariser avec les châtiments éternels et lui atténuer l’horreur de son péché.

Le triomphe d’une bonne ménagère c’est l’étirage de la tire. Dans son impatience de manipuler le lingot oxydé, Catherinette a plus d’une fois brûlé ses jolis doigts roses, solides comme des aiguillettes de corail. Mais, bah ! elle souffle dessus, les secoue un peu, et continue sa joyeuse chanson que scande le mouvement rythmé de ses bras dans le va-et-vient de la tire vaincue, malléable, se colorant de reflets d’astre. Délicieuse Catherinette !… on dirait une Prométhée voleuse des rayons de soleil, narguant les dieux de son rire et de sa chanson. Le ruban d’or fluide vole d’une main à l’autre et se déroule en mille ondulations gracieuses, ainsi qu’une écharpe chatoyante, agitée par une danseuse espagnole ; il se disloque, se torsionne et se casse parfois. Mais le fil est vite repris et suit les caprices charmeurs des bras, de la taille, qui s’incline, se relève avec des attitudes harmonieuses d’aimée. Ajoutez l’oripeau bariolé, des castagnettes, des fleurs sur les grands bandeaux dont l’un comme une lourde aile de corbeau lui cache presque un de ses grands yeux et vous aurez l’illusion d’une prêtresse de quelque culte disparu.

— Toc ! toc ! toc !…

La porte s’ouvre sous une rude poussée et le vent s’y engouffrant manque d’éteindre la lampe.

Jeannot bondit dans la rafale comme un Méphistophélès et avant que la pauvrette ait crié gare, le vilain lui empoigne la tête à deux mains et lui applique un sonore baiser sur la bouche……

— Voilà pour……

Mais le reste de la phrase mourut dans sa gorge, le sourire vainqueur de sa lèvre disparut sous une masse dorée qui soudain s’abattit sur sa face, lui emplissant la bouche, le nez, les yeux, les oreilles…

Catherinette indignée et surprise, dans un mouvement instinctif de recul, lui avait jeté à la figure sa brassée de tire vermeille.

Pauvre Jeannot, était-il comique et grotesque sous cette visière de Nessus. En voulant dégager sa face de la pâte collante, ses doigts s’y étaient empêtrés !

Juste châtiment d’un bien grand crime ! N’était-ce pas indigne d’avoir profité de ce que la belle avait les mains emprisonnées dans des menottes de tire pour lui voler un baiser.

Mais la grosse colère de Catherinette tomba dans un immense éclat de rire, qui jaillit cristallin de son gosier. Ainsi fondent les gelées blanches aux rayons d’un soleil d’avril. Dieu ! quel éclat de rire tout humide de pleurs, et qui la secouait comme un peuplier agité par le vent. Écrasée sur le parquet, elle n’en pouvait se relever, prise de nouveaux accès, à chaque fois qu’elle apercevait la binette déconfite, plutôt confite, de son amoureux « honteux comme un renard qu’une poule aurait pris. »

Pourtant, un regret la mordait au cœur de l’avoir tant abîmé, mais c’était plus fort que sa volonté, elle riait, riait toujours.

Le bon caractère de la jeune fille finit par avoir raison de sa folle hilarité, et c’est avec une bonne grâce attendrie qu’elle se mit en mesure de sauver sa belle tire d’or de l’accident et de démasquer son amoureux. Elle y réussit : c’est peut-être la première fois qu’un homme, à ce jeu, y gagna quelque chose.

Une demi-heure plus tard, les amoureux réconciliés mais un peu gênés, assis en face l’un de l’autre, croquaient de la belle tire émaillée de poils de moustache en guise d’amandes et cette mijaurée de Catherinette m’a avoué qu’elle n’avait jamais mangé d’aussi bonne tire !

Morale : Le jour de la Sainte-Catherine, jeunes gens, gavez-vous de belle tire en plarines, en tocques, en caramel. Méfiez-vous d’aller cueillir sur les lèvres des filles le miel défendu. Ou gare au dard de ces virginales abeilles.



LA CALOMNIE



LA pauvrette pleurait à se fendre le cœur « parce, qu’une méchante amie avait dit du mal d’elle. » La première trahison, l’âme en garde la cicatrice : cette goutte d’amertume suffit pour empoisonner toute une jeune vie, en y laissant un levain de scepticisme qui remonte toujours à la surface, quoi qu’on fasse pour le garder au fond.

— Chère enfant, sèche tes larmes, va, tu n’es pas salie par cette éclaboussure qui rejaillit sur son auteur. Je me souviens d’avoir entendu conter l’histoire suivante, à laquelle se rattache une espièglerie d’écolier. En même temps, elle pourrait faire trembler certains libres-penseurs que je connais, et leur inspirer une salutaire crainte de profaner les saintes choses. Écoutez-bien :

« C’était en l’année… en l’année… (contait le maître du catéchisme au collège de X) en l’année… Allons, je ne m’en souviens plus. Mais c’est un détail de peu d’importance, passons. Un rationaliste se promenait dans le bois, une arbalète sur l’épaule (c’était au temps de Guillaume Tell). Tout-à-coup, il aperçoit une chevrette qui dansait sur la mousse. La mignonne bête s’arrête effarouchée, ses grands yeux dilatés fixés sur l’étrange personnage qui la regarde l’air furieux, les prunelles ardentes comme s’il voulait la pulvériser. La raison de cette subite fureur ? C’est que, entre les deux yeux de la chevrette, sur le poil blanc frisé comme une perruque de marquise, il avait aperçu une petite croix noire. Au lieu de se jeter à genoux et d’adorer le signe de notre rédemption, le monstre bande son arc, ajuste et tire… Mais la flèche ne fit qu’effleurer le front de la chevrette et revint par le même air d’aller, s’enfoncer dans la poitrine du rationaliste. »

L’auditoire d’écoliers, écoutait sans souffler cette effroyable et véridique histoire, quand un grand dadais gauche, les mains velues, de longs bras pendant comme ceux des orang-outangs, se lève en tortillant le bas de ses manches, faisant un effort pour s’arracher cette phrase du gosier ;

— M’sieur, l’gars… l’gars est-y mort ?

Eh bien ! la calomnie est un peu comme la flèche du mécréant : elle revient frapper toujours celui qui l’a lancée et le tue dans l’esprit des honnêtes gens.

Le monopole de la calomnie n’appartient pas aux hommes, ni aux bonnes mères de familles, mais aux petites dames inoccupées, qui compensent l’oisiveté de leurs doigts par le mouvement perpétuel de leur langue. « Savez-vous ce que l’on chuchote tout bas, dit Mgr  Rozier, dans un de ses sermons du carême, à Notre-Dame, c’est que les mauvaises langues se recrutent chez les dévotes. » Je ne contredirai pas l’éloquent prédicateur, ayant ci et là des cicatrices de ces saintes criquettes ! Ces gentilles félines savent si bien cacher leurs griffes, sous la caresse de leur patte de velours, qu’un naïf, en voyant tout à coup le sang couler de sa chair lacérée, s’écrie : qui donc m’a blessé ? — C’est cette angélique créature qui dit du bien de tout le monde et dont la parole lénifiante coule sur la douleur comme le baume sur la plaie ; son répertoire d’épithètes laudatives semble inépuisable. Regardez la manœuvrer, un jour de réception :

« Ah ! cette chère petite, est-elle gentille, gracieuse et si douce ! C’est vrai qu’elle n’a pas inventé la poudre, et qu’elle me ressemble, la pauvrette, ce n’est pas une Vénus, même quand elle sourit j’ai toujours peur qu’elle se morde les oreilles… Ah ! Ah !… mais c’est égal, je l’aime bien. »

Et d’une !

Avalée celle-là, avec autant de facilité qu’une cuillerée d’huile de ricin enveloppée de confitures.

Variante : « Madame X est bien la plus charmante personne que je connaisse : sympathique, spirituelle, charitable, mais… Ah !… non ce serait vilain de vous raconter ces choses. Mettons que je n’ai rien dit. »

Et de deux !

Ce mais apparaît phénoménal, terrifiant, comme en regardant une cartouche de dynamite, on voit en même temps la terre trembler, les ponts se briser, les cailloux obscurcir le soleil et les morts joncher le sol de leurs sanglants débris.

Lâche trahison ! Ah ! vous savez bien que ce mais, suivi de sa sinistre procession de points de suspension, laisse supposer plus de mal que vous n’en pourriez dire en une heure. Dieu sait pourtant ce qu’il peut en passer des rouleaux d’atrocités en ces merveilleux « potinographes » à déconcerter Edison lui-même !

Troisième manière. — On s’arc-boute derrière l’affût imaginaire : On dit, et de là chacun tire sur tous ceux qui lui portent ombrage : On dit que Mad. Z. fait parler d’elle. — On dit que la célèbre maison de commerce X sera mise en faillite sous peu, ce qui va rabattre un peu le caquet de cette prétentieuse Madame X.

On dit que M*** de l’hôtel de ville fait du boodlage sur une haute échelle, tandis que sa femme…

Et voilà comment il se fait que les nouvelles, parfois les plus fausses circulent dans l’air ambiant des salons. Essayez de remonter à la source, prenez pour cela le fil conducteur d’Ariane. Roulez, roulez, le fil vous reste dans la main et ne se rattache à rien !

Ceux qui lancent dans l’espace ces cancans, savent-ils toujours les ennuis, le tort, les malheurs que leurs ineptes jacasseries peuvent causer autour d’eux ? Si oui, ils sont au moral plus noirs qu’un Shortis : ce dernier n’a tué que les corps, les calomniateurs, en déflorant les réputations, tuent les âmes…

Vous êtes des meurtrières, des empoisonneuses, belles dames qui, entre deux tours de valse, distillez le venin du mensonge, du bout de vos lèvres minces comme des lames de couteaux. Vêtues de tulles et de vaporeuses dentelles, vous êtes ce poison des Borgia enfermé en des flocons de cristal artistement ciselé, vous êtes ce fruit velouté que les vers rongent au cœur.

Quand le masque de votre beauté vient à tomber, l’azur de vos beaux yeux bleus lance des éclairs d’acier, un horrible rictus enlaidit votre figure et des serpents, des crapauds, des vipères s’échappent en sifflant de vos lèvres. Alors la musique, au lieu d’une valse, semble soupirer un dies irae, un sentiment de vide et de tristesse m’étreint, et j’ai hâte de m’échapper de ces antres maudits, tant j’ai peur que la terre s’ouvre pour engloutir cette élégante société.

Je passe sous silence les deux plus basses personnifications de la calomnie : le chantage et la lettre anonyme ; leurs auteurs chargés de la vindicte sociale ont maintenant à répondre devant la justice humaine, des lâches coups de poignards qu’ils donnent dans le dos, sous le couvert de l’ombre et du masque !

Il est de ces âmes d’élite, parfumées d’une sublime et douce philosophie, sur lesquelles la calomnie glisse comme la flèche du rationaliste sur le symbole du salut, tant il est vrai que la vertu et la science sont le plus puissant antidote que je connaisse contre le mortel poison de la calomnie.

La soirée battait son plein, quand un des plus brillants causeurs vint à s’éclipser poliment. Ce fut un concert de louanges qui monta vers l’absent, chacun y donnait l’écot de sa voix, quand un noble vieillard à cheveux blancs, mon voisin, se pencha vers moi et me dit une phrase dont je n’ai su la profondeur que cinq ans plus tard :

— Mais ce gaillard n’a donc jamais fait de bien puisque personne n’en dit de mal !…

Donc, chère enfant que j’ai vu pleurer « parce qu’on avait dit du mal de toi, » il faut te cuirasser contre la malignité des gens : on n’a pas de l’esprit et du talent impunément ! La calomnie est l’hommage inconscient de la médiocrité à la supériorité. Dans le grand orchestre de la nature le ouaouaron, comme le rossignol, chante la gloire de l’Éternel.



CHEZ LA TIREUSE DE CARTES



EN face d’une feuille blanche où j’avais écrit en grosses lettres : Chronique, le regard au plafond, le bras levé, j’attendais l’inspiration, quand deux petites mains satinées se posèrent sur mes yeux.

— Devine !

— Cette voix d’oiseau, ce froufrou, ce parfum d’iris, allons pas besoin de voir. Ça une robe de mousseline, c’est rose, c’est ébouriffée, ça s’appelle Jeanne !

— Sorcière, va ! Oui c’est moi ! Mais ç’aurait pu être un voleur… Est-ce qu’on laisse les portes ouvertes, quand on se promène dans les nuages ? — À un autre jour la gronderie. La situation est trop grave, si tu savais… Mets ton chapeau, nous sortons !

— Que veulent dire ces airs mystérieux ?

— Chut ! je te conterai ça dehors. As-tu tes gants ! Bon ! Tu es jolie ainsi ! Arrive donc !

La porte à peine refermée, la charmante enfant me prit la main.

— Ma chérie, si tu savais comme j’ai du chagrin, ne ris pas, du vrai cette fois.

— Impossible ! qui donc voudrait te faire de la peine, toi si bonne, ça prendrait un monstre.

— Hélas ! le monstre est un joli garçon, depuis que ses moustaches ont repoussé. Tu te souviens du vilain tour qu’il m’a joué et de ma grosse colère d’alors. J’étais furieuse, quoi ! Comme je ris aujourd’hui de ces petites misères. Ce qui m’arrive est si triste ! Mon Paul, si gentil, si spirituel, qui me jurait hier encore un amour éternel, eh bien ! Georgette l’a vu se balader sur la rue avec une femme, haute comme ce poteau de télégraphe. Il avait l’air de son petit garçon, paraît-il. L’horrible créature riait comme une folle. Tiens, j’en frémis, je l’aurais étranglée, si je l’avais tenue.

— Voyons, voyons, calme-toi. — Oh ! ces amies ! Qu’avait-elle besoin de te faire ces révélations exagérées pour le moins ! Ton Paul, je parie, est aussi innocent que le bébé qui vient de naître. Est-ce qu’on ne peut faire un bout de conduite à une jolie fille, sans commettre un crime de lèse-fidélité ? La belle promeneuse était, qui sait, une petite cousine de la campagne et ton galant fiancé lui servait de cicerone à travers la ville. On évoquait des souvenirs d’enfance, lorsque chez grand’mère on jouait au petit mari et à la petite femme… Et la cousinette de rire, de rire.

Mais au fait, où me mènes-tu ? Nous enfilons depuis vingt minutes des rues sombres et tortueuses.

Je commençais à être inquiète des allures de conspirateur de ma petite amie et de l’étrangeté du quartier que nous traversions. La rue était mal pavée et coupée en deux par une mare, et les maisons bâties avec des toits écrasés semblaient vouloir rentrer sous terre. Comme le jour commençait à baisser, de loin en loin une lanterne tremblotait, semblable à un papillon jaune qui agonise en battant des ailes.

Le tintamarre de la ville, le sifflet des locomotives, le roulement des lourdes voitures allaient s’affaiblissant pour s’assoupir confondu dans un vague murmure comme le chantonnement lointain des chûtes. On se serait cru à dix lieues de Montréal, dans quelque tranquille petit village. Les gens s’interrogeaient sur le seuil des portes avec une intime familiarité.

— Beau temps, n’est ce pas ?

— Mais la pluie ne tardera pas.

— Comment va la petite ?

Ci et là de petits jardinets donnaient la note gaie ; de blanches maisonnettes disparaissaient sous la verdure et des enfants s’ébattaient sur l’herbe.

— Que c’est joli ! m’écriai-je, gagnée par l’admiration ! Croirait-on qu’on puisse ignorer de semblables coins de paradis ! Mais enfin, me diras-tu où nous allons ?

— C’est juste, tu te laisses conduire avec une docilité d’agneau qu’on mène à la boucherie. Mais nous arrivons. Vois cette masure à la veille de s’écrouler, entre ces deux gros arbres, c’est l’antre d’une sorcière, d’une cartomancienne en renom. Elle dit le passé, le présent, l’avenir. Nous allons la consulter, elle va lire dans le cœur de Paul comme dans un livre, je vais pouvoir sonder cet abîme de perfidie et d’hypocrisie et savoir le mot de l’intrigue qui menace mon bonheur.

— Mais, tu crois en ça, toi, Jeanne. Le Seigneur aurait écrit le destin des hommes sur des as, des valets, des dames ou des rois ! Il aurait chargé ces mégères d’être le médium de ses desseins providentiels…

— Tais-toi… attends, tu vas voir, fit-elle en posant un doigt sur mes lèvres.

Nous escaladons un escalier gluant où des marches manquent : il faut avoir de remarquables dispositions acrobatiques et une forte démangeaison de connaître l’avenir pour risquer de se rompre le cou en sautant les espaces ; une clenche grasse roule dans nos mains et laisse à notre peau la sensation d’une caresse de couleuvre. L’on pénètre dans une salle basse et fumeuse, espèce d’antichambre où les patients attendent leur tour d’admission au sacrum sanctorum. Il y avait là des jeunes filles, des femmes, quelques représentants du sexe fort, un vieillard à cheveux blancs, je souligne pour qu’on ne les confonde pas avec les vieillards à cheveux noirs ou blonds, à l’âme blasée qu’on rencontre tous les jours. Je me demandais ce que ce vétéran de la vie venait chercher là ; à cet âge, est-ce qu’on ne sait pas l’alpha et l’oméga de toutes choses ? Y aurait-il dans cette cendre des tisons qui flamberaient encore ? Sous la neige des hivers quelques fleurs printanières qui défieraient les froidures ?…

On causait en attendant :

— Moi, disait une commère, je viens ici toutes les semaines et je ne regrette pas l’argent que ça me coûte chaque fois. Elle dit des choses, mais des choses !… C’est pas humain de parler comme ça. Aussi, je ne voudrais entreprendre aucune affaire importante sans l’avoir consultée auparavant.

— Je crois bien qu’elle est extraordinaire cette femme… la preuve, c’est qu’elle réussit à faire intenter un procès en séparation à ce mauvais garnement de X, en révélant à sa femme ses turpitudes, qu’elle était seule à ignorer. C’est triste tout de même pour les petits : les deux aînés out suivi leur père, les trois derniers, on n’a pu les arracher à leur mère.

Un grand efflanqué d’anglifié poursuivit la litanie d’une voix nasillarde : « Moi je demeurais dans le New-York State et je roomais avec un chum sur la fifth avenue. Je travaillais à la Street Agency Company, voyez ma badge. Je ne pouvais réussir à mettre la main sur un fameux pick-pocket, quand un friend me dit : Va donc te faire tirer aux cartes. Je suivis son conseil et m’en suis bien trouvé : la vieille m’a dit d’aller au dipot à la rentrée de la traîne que je grifferais mon homme.

Et c’est arrivé, comme elle l’avait dit !…

— C’est votre tour mademoiselle !

Je me levai anxieuse, le cœur un peu serré… et je franchis le seuil de la caverne du Walpurgis… La sorcière assise à une petite table battait les cartes fébrilement, affectant de ne pas regarder l’arrivant. Grande, maigre, sans gorge ni hanche, rien en elle ne rappelait la femme. On ne pouvait lui donner d’âge, elle avait peut-être soixante ans, peut-être quarante. Le visage jaune, quadrillé de rides, était plissé comme du crépon. Dans cette face parcheminée s’allumaient deux yeux d’un bleu froid d’acier, incisifs, fouilleurs, dont les paupières comme la bouche marchaient, constamment agitées d’un tic nerveux. Elle était inquiétante par le recul de ses regards scrutateurs et de sa bouche édentée qui s’ouvrait noire comme un four…

— Prenez donc un siège !… et coupez trois fois avec la main gauche !

Mon calme m’était revenu, je suivis en amateur les évolutions de la cartomancienne : ces questions adroites, lancées sans en avoir l’air, le regard à demi voilé pour ne pas perdre le jeu de ma physionomie. Un sens pénétrant et subtil, une prodigieuse habilité à saisir une furtive rougeur, un signe affirmatif ou négatif, des ruses de sauvage pour découvrir une piste… et une fois lancée, quelle faconde, c’est à peine si l’on pouvait la suivre. Ce qu’elle a dit, il me faudrait des colonnes pour vous le raconter : De l’amour !… encore de l’amour, toujours de l’amour !… avec l’épilogue des romans honnêtes : le mariage. Mais je me garderai de commander les lettres de faire part, à moins que je ne trouve un bon courtier pour m’avancer cent dollars sur les millions qui doivent me revenir en héritage… L’étonnante révélation que j’ai eue, et qui vaut bien quelque chose, pourtant je le savais : la cartomancie est une fumisterie.

— Une piastre seulement… conclut-elle… Je payai et cédai la place à ma petite amie.

Quand je revins m’asseoir dans l’antichambre, un nouvel arrivant pérorait au grand ébahissement de l’assemblée qui l’écoutait bouche bée et yeux écarquillés, sans trop comprendre. C’était un petit vieux à la chevelure huilée et plate qui tombait sur ses épaules poudrées de pellicules, il s’exprimait avec une quasi-éloquence enflammée qui pointillait d’étincelles ses petits yeux perçants :

— La croyance au merveilleux, disait-il que l’on déclare être le symptôme de la décadence des peuples existait cependant aux premiers âges du monde. Elle fait le fond même de la nature humaine. Si la franc maçonnerie tire ses rites et son culte du temple de Salomon, les devins, les voyants, les sorciers peuvent se prévaloir à bon droit d’une plus haute antiquité. Le premier livre des Rois, chap, xxviii nous donne une scène d’évocation qui ressemble beaucoup aux phénomènes de matérialisation rapportés par Allan Kardec : « Samuel était mort : tout Israël le pleura. Saül dit à ses officiers : Cherchez moi une femme qui ait un esprit de Python, afin que j’aille la trouver et par son moyen consulter le prophète mort. Ses serviteurs lui dirent : Il y a à Andor une femme inspirée. Saül se déguisa donc, mit d’autres habits et s’en alla accompagné de deux hommes seulement ; il vint la nuit chez cette femme et lui dit : « Découvrez-moi l’avenir par l’esprit qui est en vous et faites paraître celui que je vous dirai. »

Cette femme lui répondit : « Vous savez tout ce qu’a fait Saül et de quelle manière il extermine les magiciens, pourquoi me tendez-vous un piège qui me ferait perdre la vie ? »

Saül lui jura sur le Seigneur qu’il ne lui serait fait aucun mal. La femme lui dit :

— Qui voulez-vous que je fasse venir ?

— Samuel !

À l’instant le prophète se dressa devant eux.

— Pourquoi venez vous troubler mon repos, dit l’ombre de Samuel à Saül, en me faisant venir ici ?

— Je suis dans une étrange extrémité : les Philistins me font la guerre, et Dien s’est retiré de moi. Il n’a pas voulu me répondre, ni par les prophètes, ni en songe, c’est pourquoi je vous ai fait évoquer afin que vous m’appreniez ce que je dois faire.

— Le Seigneur vous traitera comme je vous l’ai dit de sa part. Il déchirera votre royaume et l’arrachera d’entre vos mains pour le donner à David.

Saül épouvanté tomba la face contre terre.

Les empereurs, les pharaons, les édiles, les législateurs, les rois, tous hommes graves, avec poil au menton, s’inspirèrent de ce précédent biblique pour consulter qui les oracles, qui les sibylles, les pythouisses qui les augures, afin d’avoir le mot de la désespérante énigme : ce que nous garde l’avenir. On interrogea tour à tour la magie, l’astrologie, la sorcellerie, l’alchimie, la théosophie, le somnambulisme. En notre siècle de scepticisme, on a vu Napoléon, la superstitieuse Joséphine, réclamer audience de Mademoiselle Lenormand et par son ministère implorer le dieu inflexible…

— Oui mais, le maître du monde qui courba les empires sous son bras de fer ne put desserrer les lèvres cruelles du destin. Mes lèvres comme pour protester contre tout ce fatras d’érudition, murmuraient ces vers de Victor Hugo :

Sire, vous pouvez prendre à votre fantaisie
L’Europe à Charlemagne, à Mahomet l’Asie
Mais tu ne prendras pas demain à l’Éternel !

Alors Jeannette, radieuse, fit irruption dans la chambre d’attente.

— Voyons ! dis-je à ma petite amie, que t’a dit la sorcière ?

— Oh ! des choses superbes : Paul m’aime toujours, nous nous épousons au printemps, nous serons heureux !…

Le règne des cartomanciennes n’est pas près de finir tant qu’elles prédiront du bonheur aux naïfs humains !…

Heureux encore ceux qui pour une piastre peuvent acheter une botte d’illusion !

Ah ! cette curiosité maladive, ce besoin irritant de soulever le quadruple voile qui dérobe Isis aux profanes. Mais Dieu fit bien de noyer la fin des horizons dans une mer de brume. Quel triste présent serait la vie, si l’on savait l’instant précis où elle nous échappera ; la rue où telle tuile devra nous tomber sur le crâne et faire jaillir notre cervelle en bouillie ! Que dit le printemps au condamné à mort ! L’orchestre harmonieux qui prélude à la grande fête de la nature, serre douloureusement son cœur comme les sanglots voilés d’une marche funèbre ; le bégaiement des jeunes feuilles dans les arbres lui semble des soupirs étouffés ; la terre où les pommiers ont neigé, le blanc linceul qui enveloppera son corps inanimé.

Ô jeune fille, qui voudrais connaître le jour, l’instant où tu aimeras, le ciel prend pitié de toi, car il sait bien que tu ne sais ce que tu veux… Songe à l’émoi du voyageur qui traverse le désert brûlé par un soleil de plomb, la poitrine desséchée, les pieds en feu. Sa gourde est épuisée et la mort blême l’attend sur cette plaine sans fin, loin des siens, loin de sa patrie… Quand tout à coup il voit se détacher sur la rousseur du champ de sable une tache d’un vert sombre, c’est le salut inespéré, c’est l’oasis, la fraîcheur de l’ombre, la source désaltérante. Délice de l’imprévu ! Au détour du chemin un soir de bal, entre deux tours de valse la caresse d’un regard vous est resté dans l’âme ; cette télépathie étrange qui vous met subitement en communion d’idée et de sentiments avec une personne, hier encore inconnue. Ce courant d’attraction qui vous pousse tous les deux vers la même rue ; ce trouble divin de l’amour qui s’ignore encore, ce battement de votre cœur, aux accents d’une voix connues ; ah ! ces mille surprises de l’inattendu, elles dépassent toutes nos prévisions de bonheur, parce que Celui qui dispose des événements en vue de notre bien est un maître infiniment bon, infiniment sage !

As-tu besoin de savoir, pauvre petite violette, que ta fleur effacée va se faner sur sa tige, sans que le voyageur distrait n’écarte l’herbe où se cache ton front. Espère, frissonne au moindre bruissement des branches et meurs en attendant la main qui s’ira déchirer aux épines de la rose !

Toi, pauvre petite femme qui a vu s’effeuiller, jour par jour, les pétales de ton bouquet d’oranger avec les candides illusions de ton cœur, je t’ai vu longer les maisons d’une rue obscure et pénétrer dans le taudis d’une cartomancienne. Tu voudrais savoir ce qu’il a fait du cœur qu’il t’avait donné, un soir de mai, alors que dans un rayon de lune la pâleur de son front semblait illuminée d’un rayonnant bonheur. Pourquoi le lendemain de ces nuits passées loin de toi, ses yeux sont-ils battus, son regard fou, ses tempes creusées, ses mains tremblantes ? Où va l’argent de son salaire ?

Qu’as-tu besoin de le savoir ? Pourquoi remplir ton âme de ces ombres ? Crois, plutôt : la foi ridicule, aveugle, vaut mieux encore que la négation du beau et du bien.

Qui que vous soyez, si vous être affligé de cet importun viscère, le cœur, vous souffrirez ! Pas n’est besoin d’être sorcier ou cartomancienne pour vous le prédire ! Tout heurtera votre sensibilité, un mot, un regard, un geste, vous fera pleurer. Mais pour un rien, vous aurez des heures de délices inconnues aux vulgaires mortels. Un merci reconnaissant, une caresse d’enfant, la chanson des nids, le scintillement d’une étoile, éveilleront dans vos cœurs de pures jouissances !

Femme coquette, la beauté n’est pas éternelle ; ces diamants, qui sont les sueurs de ton mari, se changeront en pleurs à l’automne de tes jours !… Ces admirateurs que tu tiens à tes genoux, courbés sous ta griffe rose, tu les verras s’enfuir comme les hirondelles aux premières neiges et pour ne plus revenir.

Petite ouvrière, il y a toujours dans ton jeu un beau ténébreux, féru d’amour pour toi. Mais il n’ose te déclarer sa flamme parce que tu es pauvre, toujours une dame de pique, une intrigante brouille tes cartes, jalouse de ton talent et de ta beauté. Mais je prêche dans le désert, quand vous m’aurez lue vous direz comme conclusion :

— C’est égal, si je connaissais une bonne tireuse de cartes j’irais la faire jaser sur mon compte, histoire de m’amuser !



SOUVENIR D’AUTOMNE



EN suivant d’un œil rêveur la farandole des feuilles dans l’espace, la ballade de Millevoye me monte aux lèvres :

Tombe tombe feuille éphémère
Voile aux yeux ce triste chemin,
Cache au désespoir de ma mère
La place où je serai demain.

Et mon esprit évoque soudain le spectre désolé du poète mourant qui veut revoir « une fois encore : »

« Le bois cher à ses premiers ans. »

Les feuilles s’entrechoquent sous ses pas avec le bruissement sec des os de squelettes, tandis que le vent pleure dans les branches mortes, un requiem plus plaintif encore que celui de Mozart. Pauvres poitrinaires, quel triste sort est le vôtre ! Regarder décliner le nombre de jours comme l’ombre qui descend des coteaux dépouillés, sans pouvoir, comme Josué, fixer, ne fut-ce que pour une année, l’aiguille d’or au cadran du temps. Voir s’user fil par fil la trame du vêtement humain que la nature nous prête pour jouer notre rôle sur la scène du monde. Ensevelir dans le tombeau ses rêves irréalisés d’ambition et de bonheur. Mourir avec ce cri désespéré de Jonathas :

Mes lèvres ont à peine effleuré le rayon de miel…… et je meurs !……

Disparaître à l’horizon, dans la mélancolie des crépuscules, avec dans l’âme, un rayon du soleil d’avril !

Le mal terrible semble plus cruel quand il s’acharne à de petits enfants, innocentes victimes qui souffrent sans comprendre le sens divin de l’humaine douleur. Jamais je n’oublierai la pâle fillette que je vis aux prises avec le monstre qui eut raison de ses résistances et l’emporta, roulée dans un linceul, au séjour des ombres.

Pauvre petite, c’est dans la rayonnante gaîté d’un matin de juin tout poudré d’or qu’elle m’apparut pour la première fois, frêle, blonde et blanche. Son petit corps, pas plus qu’un lis ne projetait d’ombre. Assise sur une grosse roche, elle tapotait dans l’eau avec un bâton qui semblait bien lourd à son faible bras. Plus loin, une femme, jeune encore, vêtue de noir, svelte et élégante, surveillait les jeux de l’enfant avec une tendresse inquiète ; un pli douloureux marquait le coin de ses lèvres et son front portait l’ombre d’un chagrin intense.

Soudain l’enfant s’arrêta, haletante ; elle eut un cri désespéré.

— Maman !

La jeune femme accourut plus pâle encore, et prit la fillette dans ses bras.

— Maman ! j’ai mal là.

Et la petite montrait sa maigre poitrine.

— C’est encore la grosse araignée qui me gratte partout et m’étouffe.

En même temps, une petite toux sèche déchirait sa gorge, des sueurs perlaient sur son front, ses cheveux se plaquaient sur ses tempes, une écume rose frangeait le coin des lèvres. La crise montait, montait toujours, secouant son corps grêle comme un roseau battu par la tourmente, gonflait les veines de son cou et tuméfiait ses yeux. Des sanglots gémissaient dans son râle, qui allait maintenant s’affaiblissant. La mère serrait dans ses bras la pauvre fillette. Oh ! bien fort, comme pour faire entrer en elle le mal dont souffrait son enfant ; elle chantait même tout bas, par un reste d’habitude, ainsi qu’elle le faisait autrefois pour l’endormir, mais que cette berceuse faisait mal à entendre !…

Et le ciel s’irradiait en turquoise ; le fleuve bleu brillait comme une opale dans l’or d’une bague, une brise chaude courait sur l’onde comme pour la chatouiller. Tout chantait l’hymne à la vie triomphale, et, furieuse, moi, je montrai le poing à l’astre orgueilleux :

« Menteur, vantard, tu poses au dieu ! Jadis on te bâtissait des temples où les filles de Syrie venaient danser. Toi, vers qui montait l’adoration antique, tu éclaires la terre, tu fais mûrir les moissons et tu ne peux sauver cette pauvre petite qui se débat contre un ennemi plus fort en sa faiblesse que ta puissance insolente. Mais réchauffe donc les membres bleuis de cette enfant, mais fais donc couler une sève neuve en son cœur. Ou, si tu ne peux opérer ce miracle, cède la place à un plus fort, plus grand, plus puissant que toi. »

Chaque jour, j’accourais sur la grève pour y rencontrer l’enfant malade, qui s’accrochait au bras de sa mère, traînant d’un air ennuyé une petite voiture avec des poupées et des jouets. Elle se faisait plus pâle, plus diaphane, presque irréelle ; seuls les yeux s’agrandissaient toujours et prenaient une fixité gênante, qui semblait pénétrer la pensée. D’autres enfants accouraient jouer avec elle, attirés par les jouets qu’elle leur abandonnait avec indifférence.

La fillette se faisait envelopper dans un grand châle, tout près de sa mère, et entamait avec elle une de ces conversations d’enfant malade, qui semblent venir d’un rêve lointain, tandis que son œil brillant suivait les cabrioles d’un petit garçon qui jouait au cheval, ou l’essor de la balle qui montait aussi haut que les grands arbres. Ah ! que ne pouvait-elle rire, courir, piailler, ainsi que cette bande d’oiseaux ! Ses lèvres se contractaient à les voir se livrer à ces jeux aériens… La mère inquiète se penchait vers elle, lui demandant à chaque instant :

— Souffres tu ma chérie ?

— Non, mais je suis fatiguée, bien fatiguée……

Et, avec des yeux étranges, ces yeux de malades qui semblent voir dans des mondes mystérieux, elle poursuivait tout haut une songerie depuis longtemps élaborée…

— Les petites filles qui meurent reviennent-elles voir leur maman ?

La mère se leva, comme mue par un ressort, des larmes montaient à ses yeux, mais elle eut le courage de les refouler…

— Pourquoi parler comme ça de mourir, est-ce que tu n’es pas bien avec ta maman ? Tu guériras et ce sera un grand bonheur pour moi ce jour-là.

Mais la petite secouait la tête.

— Guérir, non je ne veux pas, pour qu’on m’envoie loin, loin, dans un couvent, comme mon amie Juliette.

Je me souviens bien de l’histoire de cette petite fille que tu me contais. On l’avait enfermée dans une grande maison sombre, pour s’en débarrasser ; ses compagnes la martyrisaient, et quand elle cherchait à se revenger, de méchantes personnes l’enfermaient dans un cachot où il y avait de gros rats. Le soir, elle avait frayeur de dormir dans l’obscurité, il lui semblait voir de grandes ombres danser sur le mur, ou un homme tout noir, caché sous son lit. Elle sanglotait, en appelant Maman !…

La petite rusée, elle avait compris le chagrin fait à sa mère par son imprudente question de tout à l’heure et elle voulait cautériser le mal.

— Non je ne veux pas guérir, je suis bien ainsi, je te vois toujours auprès de moi, tes mains rafraîchissent mon front brûlant, et quand je m’endors je rêve à toi.

Savait-elle, la pauvrette, qu’elle s’en irait bientôt ? Peut-être. Certains fruits d’été, qu’un coup de vent jette par terre, n’ont-ils pas la succulente maturité des fruits d’automne ?

Ainsi, dans cette enfant si frêle palpitait une vie intense : le cœur avait une intuition de femme faite, une perception étonnante des souffrances qu’on ne lui avouait pas, il semblait qu’antérieurement elle eut aimé et souffert : une âme de martyre, exilée dans ce corps de fillette.

L’enfant et sa mère laissèrent la campagne au mois de septembre ; j’appris qu’elles habitaient une grande maison en pierre sur la rue Saint-Hubert, et que la jeune phtisique était la fille unique d’un riche marchand qui voyageait en Europe. Souvent je suivais la rue bordée d’arbres — chère sans doute au grand chasseur devant l’Éternel, son patron, par le ramage d’oiseaux qu’on y entend continuellement — avec l’espérance d’apercevoir ma petite amie, qui me souriait maintenant avec un air de connaissance. Son petit front moite collé sur la vitre nimbée de vapeur, elle semblait plus amincie, blonde, jolie encore comme une miniature angélique……

Hier, je descendais, selon mon habitude, rue Saint-Hubert, une banderole blanche accrochée à la lourde porte de la grande maison de pierre claqua dans l’air. Je m’arrêtai surprise, émue comme si l’haleine d’une vision d’outre-tombe m’eut touché le front.

Mon cœur se serra. Morte ! morte ma petite amie !… D’instinct je levai les yeux comme pour la chercher dans l’espace.

Pareille à ce gracieux chiffon, la petite poitrinaire maintenant planait dans l’éther.

La porte était entr’ouverte, je pénétrai dans la maison. J’eus peine à reconnaître la petite, grandie qu’elle parut, entourée de fleurs, avec l’air d’une mariée. Les lèvres pincées semblaient retenir le rire qui montait en spirale, de son cou délicat à ses lèvres encore roses, tandis que la tête, auréolée d’une vapeur blonde, reposait sur l’oreiller dans l’abandon d’un suprême repos et d’une heureuse quiétude.

Pourquoi ce sourire de béatitude qui distend parfois les traits de pierre des cadavres ? Est-ce que le bonheur de l’âme pourrait encore rayonner sur la chair pétrifiée du corps ? On dit parfois, en se penchant sur un cadavre : Comme il a l’air heureux ! Chaque mort a sa physionomie, avec une expression soit de terreur, de calme, d’ennui, de chagrin, de majesté, de gravité. Cela ne serait-il pas le reflet d’un état d’âme plutôt que le hasard de la contraction des nerfs ? Peut-être, car il n’est pas de hasard dans la nature, mais une force consciente et mystérieuse qui agit même dans le marbre d’un cadavre.

Petite colombe, ton aile en effleurant ma vie y laissa l’empreinte d’une séraphique caresse, mais j’évite maintenant de descendre la rue bordée d’arbres où je ne verrai plus jamais les yeux tristes de la petite malade me sourire, et sa petite main effilée m’envoyer des bonjours !



LA BLANCHE CITÉ


Maître de la nature, artiste génial,
Sur la lyre d’Éole aux cordes de cristal
Tu chantes des hivers la blanche symphonie
Boréale cantate, enivrante harmonie !
 
Vois le temple d’albâtre, illuminé de feux
Les panaches de glace irréels, merveilleux,
Les chandeliers d’argent ouvrés de filigrane
Et la nappe d’amour d’un tissu diaphane.

Sous le dais d’un ciel bleu, le brillant ostensoir
Déverse dans les cœurs la lumière et l’espoir,
Las ! la blanche féerie aura cessé de vivre
Lorsqu’en larmes demain s’égouttera la givre.

Passagère beauté ! Neige, fleurs et duvet,
Comme l’illusion dont notre âme se vêt
Floraison des printemps, merveilles d’un beau songe,
Splendeur d’une journée, éphémère mensonge !


Tout humain a son rêve, illusoires châteaux,
Frangés de stalactite ou nichent des oiseaux.
Gazon diamanté que la patte des âges
Étoile de trous noirs… Ah ! décevants mirages !…
 
Palais évanouis des polaires glaciers,
Toison molle des cieux et papillons légers,
Tourbillonnez dans l’air, comme des plumes d’ailes
Que sèment sur nos toits les douces colombelles.

Les champs fleurdelisés aux horizons sans fin
Exaltent mon esprit vers le pays divin :
Le séjour vaporeux où fleurissent les âmes
Des nénuphars-enfants, des marguerites-femmes.

En ces mondes heureux, il n’est point d’oiseleur :
Pour humer le parfum l’on ne brise la fleur.
Le cœur est transparent, l’idée immaculée :
La blanche Vérité se montre dévoilée.



LA VOCATION



LA vocation ! Ce mot mystérieux me rappelle tout un monde de troublantes émotions : l’émoi délicieux de l’explorateur qui pressent des rives inconnues, fiches de tous ses rêves. Quand la religieuse au pensionnat daignait nous causer de la vocation, les plus espiègles se faisaient graves avec une vision attendrie de fleur d’oranger, de voile blanc, de bure devant nos yeux avides de percer le brouillard de l’avenir. Chacune descendait en tremblant dans la crypte de son cœur pour y entendre la voix mystérieuse, parfois suppliante comme une prière, souvent impérieuse et dure, avec des éclats de tonnerre, des éblouissements de lumière, ainsi qu’il advint à Saul foudroyé sur le chemin de Damas par le commandement du Maître.

La vocation est-elle un mythe ? L’âme lancée dans l’univers serait comme une épave à la merci du flot et des vents, sans aiguille magnétique qui dirigeât sa marche vers le port de l’éternité ? Non, de même que le marin peut lire dans le pâle rayon de l’aurore le pronostic du jour nouveau, il faut épier sur le front de l’enfant, dans ses premiers gestes, dans ses aspirations, les signes précurseurs de sa destinée, afin de le pousser vers cette voie qui l’attire et lui rendre le bonheur plus facile !

Voyez cette bambine à qui l’on donne une poupée pour la première fois, le cœur lui bat ; toute rose de plaisir elle la saisit, presque angoissée de bonheur, la berce, lui dit de douces choses, l’habille et la déshabille sans gaucherie, peigne sa jolie chevelure un peu durement, quelques fils d’or restent dans les dents d’écaille. C’est déjà une petite femme toute à l’assujétissement de ses devoirs maternels. De longues heures durant, elle coud à grands points des langes, des chemises, des robes taillées par la grande sœur. Mais où éclate chez la petite fille une intuition des choses artistiques, c’est dans la confection des minuscules chapeaux. Pas de nuance criarde, rien de surchargé, un sens créatif qui surprend.

Depuis que cette tendresse occupe le cœur de la fillette, c’en est fait de sa joueuse insouciance. Tous ses moments sont pris par le tyran de carton. Regardez-la, faire l’éducation de sa poupée ; écoutez ce qu’elle dit, comme elle la réprimande parfois. Mais vient la réconciliation, la petite mère essuie les larmes de la rebelle avec des baisers. Le soir, elle l’endort dans son petit lit blanc, serrée dans ses bras.

Ah ! comme elle sera malheureuse, si plus tard un destin cruel laisse désert le petit berceau comme un tabernacle vide de la blanche hostie de vie !…

Le garçonnet est resté pensif devant le polichinelle qu’on a glissé dans son bas au premier de l’an. Il s’est tôt fatigué des grimaces du bouffon, il voudrait savoir quel génie mystérieux, au bout de la ficelle, agrandit la bouche, dilate les yeux, tord les membres de l’énigmatique pantin. Il le tourne et le retourne en tous sens, curieux de savoir le secret de cette âme fictive, qui l’intrigue autant que le tic-tac de l’horloge. « C’est dans la tête, se dit-il, que ça marche… » Tremblant, il serre un peu le crâne du polichinelle, plus fort, encore plus fort. Crac ! la tête éclate et s’effrite sur le sol, livrant son secret : un peu de moulure de scie !

Voilà un chercheur en herbe qui n’en est pas à ses dernières désillusions, s’il s’avise de vouloir analyser ce qu’il y a dans l’âme de ces jolies poupées vêtues de tulle qui l’inscriront plus tard sur leur carnet de bal.

Voyez cette pâle enfant si frêle, si jolie, elle s’éloigne des jeux bruyants, ses yeux où les paupières descendent comme des feuilles de rose, lorsqu’ils s’ouvrent, laissent apercevoir un coin de ciel bleu. Son teint pétri, il semble de la chair des lis, est d’une transparence laiteuse que la plus légère émotion nuance de rose ; on dirait un ange exilé : le rayon céleste qui nimbe ce front limpide accuse sa divine origine.

Assise auprès d’une grande table, lentement elle retourne les pages d’un livre de gravures sans les froisser, avec ce ouaté au bout des doigts qu’ont les sœurs sacristines lorsqu’elles manipulent les objets du culte. Sa démarche recueillie ne déplace pas le silence qui l’enveloppe comme d’un voile. Si la fillette consent à jouer, ce ne sera pas comme ses jeunes compagnes, pour étaler de longues jupes tapageuses, avec des airs de précoce coquette. Non, elle jouera à la sœur : un mouchoir en guise de cornette, un autre pour la guimpe, et un chapelet pendu au côté. Cette miniature de religieuse impose à toutes ces petites étourdies. Devenues subitement sages, elles écoutent les histoires du grand livre colorié, prises par la voix persuasive, par le charme mystique que dégage la sainte enfant : aurore d’innocence, précurseur du soleil de charité qui plus tard fera germer pour la vertu ces légions d’âmes que la patrie confie à la tendresse de la femme éducatrice.

Hélas ! ils sont nombreux pourtant ceux qui ne sont pas dans leur vocation : La rude enveloppe d’un débardeur, d’un charron ou d’un paysan peut emprisonner l’âme d’un poète délicat. Par contre, combien de mercenaires, de roturiers, de dépravés, pincent les cordes de la lyre des dieux. Souvent une âme de femme, pleine de générosité, et de tendresse poétique, languit captive dans la peau brunie d’un rude gaillard qui s’évertue à mater sa sensibilité, à renfoncer les larmes lui montant aux yeux devant le spectacle du malheur. Savez vous qu’un cœur de lion peut battre sous le tissu transparent d’une poitrine de femme ? Que d’énergie dans ce fragile réseau de nerfs capable de dompter une souffrance assez aiguë pour terrasser un homme aux muscles de fer !

Parfois, c’est un acharnement de circonstances incontrôlables qui accule l’homme à l’irréparable et rive à son destin la chaîne d’une vie manquée, si lourde à traîner…

L’aube filtre sa pâle lumière à travers les rideaux d’une chambre toute blanche. Plus blanche encore, parce qu’elle reçoit sur sa tête inclinée la lueur laiteuse du jour naissant, une jeune fille lentement défait sa toilette de faille dont le reflet mat encadre bien sa fragile beauté empreinte d’un air de lassitude. Une aigrette de brillants taquine le front creusé d’une ride… Puis de ses doigts effilés glissent des bagues dont les faibles scintillements sur le satin de la boîte à bijoux ont le pétillement d’yeux ensoleillés. Ses cheveux dont elle vient d’arracher les épingles d’une main nerveuse, déroulent leur flot sombre ; on dirait le manteau de la nuit tombant sur des montagnes de neige. Dans une déchirure du ciel, le soleil qui se lève l’enveloppe d’une caresse d’or, comme si une fée l’avait touchée. Mais ses bras, dans un appel désespéré, se tendent vers le ciel.

— Ah ! que je souffre, mon Dieu ! Toujours cette fatale comédie ; parée de fleurs et de bijoux, mon cœur agonise. L’adulation de ces valseurs, de ces hommes qui papillonnent autour de ma dot, me dégoûte de vivre. Cette robe de bal adhère à ma peau et la brûle comme une tunique de Nessus… Est-ce donc ce que j’avais rêvé ? L’amour d’un homme bon, sincère, loyal, les douces joies de l’intimité dans le sanctuaire de la famille !…

Des pas inégaux résonnent sur le pavé, comme une mesure syncopée. Oscillant des planches disjointes du trottoir au ruban blanchâtre de la rue, un homme jeune encore, élégant, bien mis, une tête pleine de fierté et d’audace, les cheveux au vent, revient chez lui après une nuit orageuse sans doute. Apercevant la tête échevelée de l’astre dans les rideaux rose de sa couche matinale, il l’interpelle : « Ris donc pas de moi, vieux soleil, c’est vrai que je suis gris, et puis après, n’ai-je pas raison de boire, si tu souffrais comme moi tu boirais la voie lactée et tous les tonneaux de la rosée du ciel pour oublier. La Terre, toujours bonne, toujours fidèle, toujours amoureuse, ne t’a jamais menti… tandis qu’à moi… Hélas ! toutes pareilles, les femmes…

Pourtant, je l’avais chantée dans mes vers, l’hôtesse de ce paradis d’harmonie, de douceur, de paix et de sérénité, la femme chaste, tendre et loyale, désirée et attendue. Comme tout le jour j’aurais butiné pour le rendre chaud de prévoyance et d’amour, ce cher nid que mon cœur lui avait préparé… Je me trouble, je m’égare, je divague, parce que je n’ai pas vu se lever sur ma vie la consolante étoile des yeux d’une femme…

Et les carreaux n’ont pas volé en éclats !… Quel corps non conducteur s’est interposé entre ces deux êtres qui se pressentaient, se cherchaient à tâtons, se frôlant presque, brûlant de s’étreindre, dans un baiser d’amour ? Pauvres âmes à jamais veuves et dépareillées, pourquoi ?



À CRÉMAZIE


De terre ou de limon Dieu fit sa créature ;
Son baiser l’effleurant, l’humaine chair frémit ;
Lors le souffle éternel captif en la souillure
Languit péniblement dans ce pauvre réduit :
Mélange de grandeur et d’ignoble bassesse,
L’homme, attiré vers Dieu, reste attaché au sol ;
Triste dualité qui cause sa détresse ;
Entraves de forçat paralysant son vol.
Notre âme par l’extase échappe à sa prison ;
Elle entrevoit là-haut, à l’instar de Moïse,
Dans la brume mystique un nouvel horizon.
Le rivage vermeil d’une terre promise…
Mais un voile descend sur son œil ébloui,
Le contour lumineux de la cité des songes,

Tombe en l’opacité de l’abîme infini,
Et l’espace reprend ses flamboyants mensonges.

D’où viens-tu donc, ô toi, misérable astronome,
Qui semble étonné de voir dans un rayon
Se mêler au flot d’or le périssable atôme.
Et dans la goutte d’eau l’infime vibrion
Souiller la pureté de l’onde cristalline ?
Quand la nue étoilée étend son dais brillant,
Tissé des fils vermeils de la splendeur divine,
Vois-tu le monde éteint, comme un obus sanglant,
Trouer la voûte sombre et rouler dans le vide ?
Vois-tu le disque clair de l’astre de la nuit
L’œil cerné d’un halo, rayonnement livide,
D’où s’égrennent des pleurs quand l’aube du jour luit ?
Le soleil radieux a des macules noires,
Sa hauteur dans l’azur ne le met à l’abri
Des aquilons mauvais qui soufflent sur nos gloires.
Ainsi d’une vapeur le miroir est terni,
Au baiser passager de l’âme qui s’envole.
Rien de pur dans les cieux, rien de pur ici-bas,
La fange au sein des fleurs, l’argile dans l’idole,
Le ver au cœur du fruit, l’amour, l’amour, hélas !
Entaché d’égoïsme, esclave des faux dieux,
Souillé de bave immonde en l’âme virginale :
La puérile enfant où dans l’azur des yeux
Se mire la pervenche, a sur sa lèvre pâle
Le sourire trompeur qui distille la mort
Dans la coupe vermeille où l’on boit l’ambroisie.

..............................

Brisant le fil impur qui retient ton essor,
Tu fuis vers l’idéal, ô barde Crémazie !
Plus est lourd le boulet, plus ton aile est puissante,
Et plus grand est l’élan qui pousse vers les cieux
Notre aigle canadien, dont la trace aveuglante
Fait rager en son trou le reptile envieux.
Il brave le venin qui ne saurait l’atteindre :
La fange du chemin ne souille un front altier !
Cœurs doucement émus, cessez-donc de le plaindre.

Car les sourdes clameurs de ce plat écuyer
Ne troublent son sommeil bercé par les nuages !
Quand l’éclair fulgurant zèbre le noir éther,
Il se rit du tonnerre ainsi que des orages
Qui soulèvent vers lui les vagues de la mer.
Ô sublime vengeance ! Il arrache à l’espace
Une étoile de feu, diamant infini,
Et nouveau Prométhée, avec sa fière audace
Debout sur le trépied, son large front pâli.
Il incruste le gemme au diadème d’or
Que porte avec orgueil notre mère la France.
Ô mystère d’amour ! il trouve place encor
Pour un nouveau rayon, sur ce front d’espérance.

Dans l’ombre de l’exil, expire Crémazie.
Les cordes de son luth se brisent en sanglots
Le peuple réveillé par cette poésie
Qui nous vient de là-bas dans un soupir des flots,
Sent réchauffer sa flamme au drapeau tricolore.
Je salue avec toi l’astre de l’avenir
Empourprant les tombeaux d’une immortelle aurore.
De la blanche cité, la clarté va surgir.
Là dorment nos aïeux dans leur linceul de gloire.
Mais un frisson divin fait tressaillir leurs os,
Ils se dressent debout au chant de la victoire.
Benjamin Sulte, crains le courroux des héros !…
L’insensible poussière élève encor la voix
Comme les sons d’un glas, coupés de lourd silence
Elle voue à la mort, aux funèbres effrois.
L’odieux courtisan qui bave sur la France !



NE DANSEZ PAS



JEUNES amies, écoutez ce conseil que je vous donne : ne dansez pas. Si vous sentez des picotements sous les pieds, lorsque les sons lointains d’une ritournelle ou le prélude d’une valse arrivent à votre oreille, vite, fermez l’ouïe, prenez l’air, c’est une ruse du malin pour vous tenter. Une sainte employait ce moyen pour mettre Lucifer en fuite : « Tiens, vilain, je te crache sur le nez ! » Mais ne faites pas ça ; il faut être poli même avec le Démon, bien qu’il ne soit pas toujours bon diable comme vous allez voir par cette aventure advenue à une petite fille de Saint-Philippe.

Vous connaissez ce coquet village qui mire son front dans un joli ruisseau au rire cristallin. L’espiègle se permet d’aller jaser jusqu’auprès du portail de la petite église, sans respect pour les morts qui dorment à l’ombre de la croix du cimetière : oh ! ces ruisseaux fin de siècle !

Ce soir à jamais mémorable dans les annales de Saint-Philippe, la fée Hiver, touchant de sa baguette magique ce pittoresque coin de verdure en avait changé le décor : une plaine immense et blanche, piquée çà et là de pâles lumières, une grande lune au front clair veille sur le silence des champs interrompu d’heure en heure par la sonnerie d’un grelot. Dans la plus petite des petites maisons qui bordent la route, une fillette de quinze ans, brune, mince, jolie est accoudée à la croisée, le regard perdu, son nez mignon appuyé sur la vitre gelée y fait de place en place de petits ronds clairs, grands comme des pièces de cinq sous… Parfois, elle tapote avec son dé sur le bord de la tringle, et bat nerveusement la mesure d’une interminable complainte que glapit une bonne vieille de sa voix chevrotante, en filant à son rouet :

Si ma p’tite chanson vous amuse
Je vais vous la… la… la… recommencer.

L’eau chante en bouillant sur le poêle, le tic-tac de l’horloge répond au ronron du gros chat blanc qui s’étire paresseusement sur la bergère, il fait chaud, et tout respire le calme du bonheur.

— Et pourquoi rêves-tu, petite ? Bon, des larmes, maintenant ? Elles tombent drues et chaudes comme une pluie d’été. Voilà, on danse chez les Gibaud et tu n’es pas invitée, et tu mâchonnes entre les dents de fort méchantes choses. « Toujours oubliée, moi !… Avec ça qu’elle est drôle cette Catherine à qui l’on porte un bouquet. Un nez retroussé, des yeux fendus à la chinoise, et menteuse, et sournoise. »

— Péché de malice ! lui souffle doucement son ange gardien.

— Oh ! si j’avais ses colifichets, ses beaux atours… Si ma grand’mère, au lieu d’un maigre potager, avait la terre des Gibaud et leur beau bois tout plein de framboisiers, de fruits sauvages, d’oiseaux, d’écureuils…

— Péché de vanité ! péché d’envie ! insinue l’ange éploré. Prends garde, mon enfant…

Les Santa Maria de l’aïeule allaient s’affaiblissant pour mourir dans un ronflement sonore. Et la fillette ne se gênait plus pour passer sa mauvaise humeur, bousculant les chaises, allant de la porte à sa fenêtre avec une anxiété fébrile. Elle regardait défiler les invités.

— Tiens, Jean et Pierrette, s’en fait-elle accroire un peu avec son grand dadais.

— Mais cette grosse blanche qui s’en vient, on dirait une souris tombée dans un baril de farine. C’est scandaleux de se mettre tant de poudre. Va, les garçons ne t’aimeront pas plus, Philomène… Et la Toinon qui, pour se croire plus drôle, attache le lacet de son corset au poteau de sa couchette, et tire donc… Dame, on a la taille fine aussi et des galants… Et moi… moi… Tiens, fit-elle, rageuse en frappant du pied, j’irai à cette fête, quand même j’y devrais danser avec le diable

— Toc… toc… toc…

— Qui va là ?

— Mais celui que vous appelez.

— Je n’ai appelé personne.

— Si, ouvrez, je suis votre danseur !

Moitié joyeuse, moitié tremblante elle tire le verrou. Une rafale enfonce la porte et pousse sur le seuil un superbe cavalier, brun, souple, les cheveux d’un noir d’ébène, bouclés sur le front, et des yeux, des yeux grands comme ça qui jettent des lueurs phosphorescentes. Vêtu de noir, correctement ganté, le personnage porte un chapeau haut de forme.

— Qu’il est bien !… murmure l’enfant. Vais-je les faire enrager un peu, car j’ai le plus beau cavalier !

— Vite, partons, la danse est commencée.

— Allons ! ça ne languira pas. Tant mieux, pense-t-elle. Et grand’mère ?

— Personne ne va la manger, je suppose. Laissez-la dormir. Nous la retrouverons à notre retour !

La porte s’ouvrit d’elle-même devant le couple étroitement enlacé. Une nouvelle rafale les porta jusque chez les Gibaud. Quand ils parurent dans la salle où l’on dansait, un souffle embrasé frappa les invités au front. Tous s’écartèrent instinctivement des nouveaux arrivés qui laissaient comme une traînée de vapeur rouge derrière eux. Le cavalier noir et sa blonde prirent place dans un quadrille que l’on était en train de former.

Un invité des Gibaud m’a affirmé que jamais on n’avait vu pareil danseur sauter avec une verve aussi endiablée, quoi ! Et des valses, et des quadrilles, et des cotillons, encore des cotillons, et des masurques, des polkas, des galopades… « Grâce ! soupirait la pauvre fillette, je n’en puis plus. »

— Ah ! tu as voulu danser, eh bien ! dansons ma belle…

Et l’étreinte de fer encerclant sa taille se resserre comme un étau. Les cris de douleur de la jeune fille se perdent dans les grincements du violon. Ah ! ciel… les gants se déchirent, les ongles hideux s’enfoncent dans la chair vive, en même temps deux petites cornes se sont fait jour dans le chapeau haut de forme. « Le diable ! Le diable. »

Minuit !…

Une grande lueur rouge, une acre odeur de souffre et le couple disparaît dans un tourbillon de flamme. Tout le monde du bal se sauve épouvanté.

Le fait ci-haut est consigné dans les archives de Saint-Philippe. Il est authentique, foi de Colombine.

Si vous en doutez, allez-voir !



LE CARNAVAL



LE carnaval, le roi des fous est mort ! Que les admirateurs conventionnels des majestés défuntes calment leur indignation prête à éclater, car ses cendres sont bien froides ! allez ! Depuis quelques années, le favori des peuples périclitait et finalement, il s’est éteint tout doucement sans convulsions, sans agonie. On a tenté de lui infiltrer un sang plus jeune ou de lui injecter le sérum du bon sens et de la modération, mais tous les secours de la philosophie sont restés impuissants à combattre le germe morbide déposé dans son sein aux époques du paganisme et du moyen âge. Il est mort !… Que les bonnes gens avides d’émotions s’entraînent à verser des larmes sur cette carrière si bien remplie, que le temps dans sa marche impitoyable vers l’Éternité vient de faucher sans pitié (style nécrologique de nos quotidiens.) Le défunt roi était de fort belle noblesse, et sur son armoirie on peut voir le diable déguisé en serpent, tenant dans sa gueule une pomme sur fond d’azur avec cette devise : la folie est mon droit !

L’empire romain et l’empire grec se disputent pourtant la paternité de cet enfant terrible. Il présidait aux saturnales, et aux fêtes de Bacchus : les prêtresses couronnées de fleurs, les bacchantes armées de thyrses enguirlandés de pourpre et de lierre célébraient le retour annuel du Carnaval en se promenant par les rues, revêtues d’une simple peau d’ours, criant, chantant, dansant, ivres de vin et de gaîté. C’était par des réjouissances analogues que les Égyptiens fêtaient leur dieu Apis, et les Gaulois, le soleil. Les nations chrétiennes adoptèrent avec enthousiasme ce fils du paganisme et le portèrent sur le pavois. Le mignon fut choyé, caressé, adulé en France, en Espagne, par la rigide Albion et surtout en Italie. Byron chanta, dans une de ses admirables odes, les splendeurs du carnaval italien. Mais depuis, hélas !… sa gloire ne fit que décliner, ses débordements honteux, ses ignobles débauches lui attirèrent le mépris universel. Il allait mourir d’ennui quand le Canada hospitalier lui tendit les bras. Il s’y jeta éperdument. Qui n’a entendu parler de ces festins pantagruéliques, de ces bals légendaires qui duraient trois jours : un cavalier émérite, beau danseur, devait rester sur la brèche sans faiblir, et commencer à sauter le dimanche gras, pour ne finir qu’au dernier coup de minuit le mardi gras ! Quelle hécatombe de dindes, de poulets, de rôtis, de pâtés, (de tourquères comme on dit chez nous) de beignes, le tout arrosés de bon whisky canadien ! Car il fallait s’empiffrer comme des canards, en prévoyance du carême. Songez donc, quarante jours sans se graisser la tripe, (comme on disait) quarante jours sans même manger d’œufs et de beurre ! Brr !… Brr !… nous frissonnons à ce blême fantôme qu’évoquent nos grand’mères.

Ils devaient être d’un propre, les joyeux convives. Je les vois les cheveux encore roides, les yeux bouffis, la marche titubante à la cérémonie du mercredi des cendres. Oh ! la mine fripée des jeunes filles, leur mine contrite quand la voix caverneuse du prêtre psalmodiait : « Souviens toi que tu n’es que poussière et que tu retourneras en poussière. » C’en était assez pour calmer leur effervescence et les dégriser du coup. La victime du plaisir, bourrelée de remords, croyait entendre la voix même du Dieu vengeur, et le repentir descendait dans son âme humiliée.

Les carafes, la mangeaille, la pipe, la tabatière, les violons, les sacres, étaient mis en pénitence pour quarante jours.

Dans notre bonne ville, l’excitation n’était pas moins grande ! Les processions de masques, les bals travestis, les voitures regorgeant de fêtards qui jetaient aux quatre vents les cris assourdissants des trompettes et les éclats de rire de leur gaîté bruyante. Les courses en raquette autour de la montagne, à la lueur des torches. Et les glissades… Oh ! les glissades en traînes sauvages, toutes emboîtées les unes dans les autres. Un ! deux ! trois !… Et la file s’ébranlait comme un train de plaisir, avec des cris, des rires, des piaulements. L’on allait glissant comme dans un rêve. Quand, brusquement, un accident du terrain faisait chavirer l’embarcation et tous roulaient pêle-mêle, contusionnés, meurtris, aux applaudissements frénétiques de la galerie. Il fallait rengainer sa lippe et rire quand même sous peine d’être hué, car le mot d’ordre était de tout trouver drôle, même un nez qui saigne ou une hanche décrochée.

Mais le clou de la fête était le palais taillé en glace vive, élevé à sa Majesté folichonne et le déploiement de pièces pyrotechniques, qui en illuminaient la prise de possession. Quelle féerie, les raquetteurs en blancs uniformes montaient à l’assaut de cette citadelle fondante, qui ripostait par un feu bien nourri. Le ciel éclairé par le flamboiement de la poudre laissait retomber des gerbes d’or, des pluies d’émeraudes, des bouquets de diamants qui incendiaient toujours quelques toupets, voire même des plumets ; crevaient des quenœils, estropiaient des gamins. Les chevaux affolés, pris de peur, se lançaient dans cette cohue humaine qui se pressait, s’étouffait. Les jolies coiffures déchiquetées et les tournures aplaties se confondaient dans une omelette de crânes défoncés, de cervelles palpitantes et d’entrailles ensanglantées !…

L’on soupire après ces bienheureux temps ! Les énervés, les faiseurs de pathos déclament emphatiquement que la poésie s’en va… Eh bien, non encore, vous ne m’arracherez pas une larme hypocrite ! Je salue la véritable poésie dans l’humanité qui s’échappe enfin de ses langes… et qui brise les hochets de sa puérile enfance. Comme le soleil radieux, le père de la vie, elle s’élève triomphante des brumes du moyen-âge. Il faut à son esprit qui s’éveille, des jouissances intellectuelles. Elle porte les yeux au ciel et lui demande le secret de ses planètes et la conque qui lui chante la plainte de l’océan la fait rêver ; elle découvre une harmonie inconnue dans les voix bourdonnantes de la création. Autrefois, seuls les poètes, les visionnaires, les prophètes avaient entrevu l’Infini. Sans comprendre encore, l’humanité pressent tout : elle réalise le vide du plaisir. Aux ivresses mensongères, elle substitue l’éternité d’un sentiment unique, l’amour avec ses ramifications, la pitié, la charité, l’abnégation, le devoir. En vain quelques perturbateurs, quelques exaltés, ont voulu réveiller ses anciennes folies par le bruit des grosses caisses, l’étourdissement des fanfares, elle est restée froide. Polichinelle, Arlequin ne la font plus rire… Oui, l’humanité sort enfin de sa torpeur, ses yeux se dessillent, elle interroge, inquiète, le savant penché sur sa cornue, cherchant le secret de la vie ; l’astronome, braquant son télescope sur la nue… pour savoir les secrets de sa mystérieuse destinée.



PRIÈRE



Venez ! Divin Messie, sauvez nos jours infortunés, (Chant de l’Avent.)

Parfumez votre voile et dénouez vos tresses.
Ô filles de Syrie, amoureuses prêtresses :
Il passe l’équinoxe et de l’ombre vainqueur,
L’amant-Soleil sourit en sa calme splendeur !

Du brahme entends les cris, Vichnou, Dieu de la Vie,
Vois ta race captive affamée et pâlie,
Pour sauver du Saxon le peuple des Védas ;
Christna descends du ciel, arme son faible bras !

Prophètes d’Israël, suspendez votre lyre,
Apaisez les sanglots de votre âme en délire :
Celui qui doit venir le Soleil du Levant
Illumine la nuit comme un phare brillant !


Oh ! viens, divin Messie, une aurore nouvelle
Resplendit avec toi, radieuse, éternelle ;
Ton céleste sourire éclaire l’univers.
Dompte comme un agneau le genre humain pervers.

Tu sais parler à l’âme, et ta douce morale.
Ne s’égare jamais en un sombre dédale.
Tu hais le mauvais riche et le fourbe à genoux,
Mais tu dis aux petits : Mes enfants aimez-vous

Oh ! viens, divin Messie, à la terre glacée
Rends un peu de chaleur ; à la froide pensée
Donne un rayon de flamme : on ne sait plus aimer.
Mais les cœurs à ta voix peuvent se ranimer.

Jésus, notre Messie, arrache à l’Angleterre
La brebis du pasteur, brise le cimeterre
Qui meurtrit la pauvrette ! Endors-la sur ton cœur
Qu’elle oublie en tes bras son immense douleur

Oh ! viens, divin Messie et sauve la patrie
Des griffes du vautour qui dévore sa vie.
Mets au cœur des enfants la valeur des aïeux.
Qu’ils soient libres et fiers, qu’ils soient maîtres chez eux



NOËL



UN Noël tout blanc comme un gâteau de mariée ! Des arbres en sucre cristallisé, des branches craquelantes qui secouent des nuages de dragées. Et sur les maisonnettes, sur les clôtures, une mousse légère, duvetée comme une crème fouettée, un vrai Noël rêvé par les petits enfants !

Et pour les pauvres, une fantasmagorie d’Aladin ! Plus de chaumières sales et fumeuses, mais des grottes féeriques taillées dans le cristal de roche, des châteaux merveilleux aux ogives fouillées par un artiste incomparable, des cheminées crénelées, travaillées à jour comme des broderies, des vitres constellées d’arabesques bizarres, des marmots jolis et nus ainsi que des amours de Murillo, et qui dorment dans l’unique couchette, tendrement enlacés pour se réchauffer.

Noël ! Noël !

Une céleste pureté tombée du ciel rayonne sur la terre, la givre étincelle dans les vieux pins, les ruisseaux semblent ourlées d’argent fin, les branches tordues des arbres cristallisés sont frangées de pendeloques comme de gigantesques gazeliers ; les érables secouent des aiguillettes de chrysocale, formant un péristyle diamanté au palais en marbre blanc des forêts.

Noël ! Noël !

Les brelots passent regorgeant d’enfants, de femmes, de rires et de chansons ; la voix chevrotante des vieux s’harmonise avec les voix argentines des enfants.

Sur le miroir de glace de la petite rivière, quelques groupes de patineurs enlacés glissant avec un balancement harmonieux du corps, comme le tangage de la valse, si aériens, si légers qu’on dirait les génies de l’air effleurant à peine le verre étincelant, prêts à remonter au pays bleu. Ces arabesques qu’ils laissent sur la glace sont peut être de mystérieux billets doux, sonnets inconscients que la vie emporte, comme l’onde charrie à la mer l’éphémère ardoise, où l’agile patin griffonne sa fantaisie !

Noël ! Noël !

L’église flambe dans l’ombre, comme un cœur sanglant, et les portes, ainsi que des valves, s’ouvrent et se referment sous la poussée d’un flot noirâtre qui va demander à la lumière céleste l’oxygène de la vie pour se refaire un sang neuf et généreux, inspirateur de saintes vocations et de sublimes dévouements. Les lampions des cieux s’allument un à un, car c’est là-haut comme sur terre la messe de minuit,

Noël ! Noël !

Allons, il faut être gai ce soir et jeter à la richesse égoïste et morne un suprême défi ! Là bas, la maison seigneuriale avec sa massive architecture, ses grands murs de pierre qui suintent des larmes, fait une tache grise dans le ciel clair et projette une ombre sinistre sur la terre blanchie et purifiée, pour la venue du roi des pauvres… ?

Minuit !…

Un carillon sonore jette l’humanité à genoux : Et verbum caro factum est. Levez-vous, les miséreux, les mendiants, les déclassés, les parias, les affamés d’amour, votre Sauveur descend du ciel. Il a compté vos soupirs et vos larmes. Il vient vous consoler. Approchez, enfants ! Le fils du Très-Haut est frêle et timide comme vous ; venez mêler votre doux zézaiement au chœur angélique qui chante dans les airs.

Et in terra pax !…

Comme il est touchant, notre Noël ! Tandis que le baby anglais dévore des yeux une oie dorée et trépigne de plaisir à la flamme d’un traditionnel plum pudding, nos chéris s’acheminent avec mystère vers la crèche de l’Enfant divin ; ils marchent sur la pointe des pieds et viennent pencher leurs petites figures extasiées sur la paille du berceau. « Oh !… qu’il est beau !… » Une mignonne fillette esquisse un signe de croix tout de travers, avec le geste de chasser une mouche ; en vous souriant de côté, elle chuchote une petite chose que je voudrais bien entendre. Une autre prend sa mère par le cou et lui parle longtemps à l’oreille. Après ce colloque intime, l’innocente vient mettre un sou dans le tronc et le regarde filer avec un soupir.

— Dis-donc, est-il en vie, le petit Jésus ? Qui va lui faire de la bouillie ? Pleure-t-il quand tout le monde est parti et qu’il reste seul dans la grande église ? Si la grosse bête qui souffle dessus allait le manger !…

— Tais-toi ! fait la grande sœur scandalisée, on ne parle pas devant le petit Jésus.

Une grosse bambine joufflue, en voulant se prosterner, comme les grandes demoiselles, tombe lourdement par terre. Ne sachant s’il faut rire ou pleurer, elle fait une petite moue si drôle, que tous ces lutins sages depuis tantôt cinq minutes entrent dans une gaîté folle.

Il y a quelques années, à l’église Saint-Joseph, rue Richmond, on inaugura un nouveau système d’aumônes à l’Enfant Jésus : des petits oiseaux mécaniques jouaient une série de cantiques populaires, moyennant finances. C’était le matin de Noël ; les enfants déjà se pressaient autour de la couche du nouveau-né, pour assister au lever du petit roi dont la petite face placide, au regard vague, semble sourire du naïf bonheur qu’elle donne. Un blond chérubin bouclé, deux yeux bleus sortant d’une immense capeline de lapin blanc, vient déposer une pièce de cinq sous dans une petite boîte de ferblanc près de la crèche. À l’instant, les peignes métalliques se mettent en branle les oiseaux entonnent : Nouvelle agréable. Et les petits de rire, de battre des mains, d’agiter leurs pieds, dans une folle envie de danser. « Encore ! Encore ! » Les piécettes blanches pleuvent dans le tronc et les oiseaux dociles donnent tout leur répertoire : Les anges dans nos campagnes. Ça bergers, etc.

— Moi, dit un petit homme de huit ans, au large front pensif, qui avait écouté rêveur cette musique criarde, je crois que c’est Monsieur le Curé qui est caché en-dessous ; il fait chanter les oiseaux et prend l’argent qu’on jette dans le tronc, comme à la quête du dimanche, puis il achète des étrennes au petit Jésus avec, n’est-ce pas, maman ? Qu’est-ce qu’il lui achète donc ?

— Un… une robe plus chaude pour l’empêcher de grelotter.

— Ah !… Qu’est-ce que tu lui dis donc si longtemps, tout bas, au petit Jésus ? Tu fais comme Georgette qui parle à sa poupée, car il est en cire, aussi. Je lui ai touché, tiens, et ses yeux sont en vitre. Il n’a pas grandi depuis l’an dernier. Pourquoi qu’il est toujours pareil, le petit Jésus ? Réponds-donc, maman !…

Chercheur et sceptique déjà, pauvre innocent ! Après avoir éventré ton polichinelle pour regarder ce qu’il y a dedans, et décroché la grande horloge afin de savoir la cause du tic-tac. Adolescent, tu cherches encore, tu ouvres les bras pour étreindre une lointaine vision qui te paraît belle et tentante : la Vérité… Mais elle fuit ta lèvre avide comme la pulpe vermeille d’un fruit de Tantale. Quand pour la trouver tu auras interrogé Moïse, Zoroastre, Pythagore, Socrate, Confucius, Bouddha, Mahomet, et déchiré le voile du mythe, alors tu comprendras la jeunesse éternelle du Christ, symbolisée par l’enfant de la crèche : tu reviendras à Lui, vaincue par l’amour dont l’étoile brillera toujours au dessus de l’étable pour éclairer le monde. Au couchant du siècle, à l’aurore du nouveau, l’étendard du Christ se lève toujours jeune, toujours beau et flotte dans l’air libre.

Adveniat regnum tuum. Plus de remparts, plus d’armées, plus de sang versé ! L’amour entre les hommes devenus des frères, la paix universelle. Ton rêve, ô Christ-Jésus, le cri de ton cœur !



LA NOUVELLE ANNÉE.



LAN 1901 tombe lentement dans le grand sablier de l’éternité, et sans regret l’on voit une partie de sa vie s’engouffrer dans le néant du vide ! Ce que c’est que de nous ! bien des impressions, des joies, des espérances, des ambitions qui ont fait battre notre cœur sont mortes à jamais, empoisonnées peut-être par la dernière goutte de fiel qui a touché nos lèvres. Ainsi que les molécules qui constituent notre chair se renouvellent constamment, nos sentiments et nos idées subissent la transition des ans : nous aimerons et nous penserons demain différemment d’hier. Nos âmes pleines d’aspirations généreuses se glaceront demain au contact du froid mortel de l’égoïsme. Tel qui croyait à l’honneur, à la probité, maudira tantôt l’humanité, et sourira amèrement à l’enthousiasme des naïfs qui donnent leur sang et leurs rêves à l’utopie de la régénération sociale. Mais tous, fatigués, blasés, rassasiés, désillusionnés, tendent leurs bras vers la belle inconnue qui se lève radieuse dans un crépuscule doré, tandis que l’autre tombe dans le brouillard du passé. Belle, dites-vous, mais un triple voile cache ses traits ; sa taille est noyée dans un lourd manteau d’hermine ; ses yeux sont perdus vers le mystère des nuages. Vous cherchez sur le tapis des fées, pour la baiser, la trace de ses pas légers comme des bulles de savon, en la voyant s’avancer vers vous dans sa grâce charmeuse de déesse entourée des génies blancs du paradis, qui valsent en tourbillonnant dans l’air, frôlant ses cheveux, baisant sa nuque, becquetant ses lèvres, les fripons, comme des colombes familières !…

Belle !… Chacun aime et admire en toi son rêve et sa poésie, que tu viens incarner peut-être. Tu es ce que l’homme a de plus cher : l’illusion, le songe, le mystère et l’inconnu. Ah ! comme on brigue tes faveurs et tes sourires ! On se fait bon et conciliant ; les vieilles rancunes sont oubliées en des agapes familiales, où l’on choque les verres en se faisant les meilleurs souhaits. Les plus délicats ont raison de leur répugnance et subissent héroïquement le contact des lèvres lippues et humides qui salissent de bave le baiser ingénu, les becs pointus des vieilles filles, la joue glaciale des prudes, la bouche molle des oncles gâteux. Tout ça pour que tu daignes les trouver bons et généreux, leur accorder ta bienveillance et tes attentions !…

Les maisons s’enguirlandent de fleurs ; les carafes étincellent sur le buffet, avec des reflets d’émeraude, de topaze, d’opale, de grenat, où sourient la gaîté et l’ivresse. Les beignes jaunes comme de l’or saupoudrées de sucre blanc trônent au milieu des bouteilles avec une majesté de reines entourées de chevaliers servants, roides dans le sentiment de leur dignité. Les magasins sont éblouissants et féeriques. À travers la dentelle de givre sous le ruissellement des lumières, l’or flambe, le satin se moire de reflets, et le velours chatoie. La femme se fait plus lourde au bras de son mari, lui parle presque à l’oreille, avec des inflexions de voix qu’il ne lui connaissait pas, tandis que son œil, sautillant de désirs, s’arrête sur une robe de faille avec des appliqués en velours, constellée de jais, brillante comme un lambeau de nuit étoilée. La jeune fille tente d’entraîner son amoureux vers les boutiques de joailliers, où sur des lits de satin dorment des anneaux de fiançailles qui feraient un plus joli effet sur le satin rose de ses jolies menottes…

Le millionnaire au pauvre qui l’implore donne une pièce blanche. Tous veulent reconquérir une nouvelle innocence, afin de charmer. Comme ces marchands qui pour faire de l’œil à la chance distribuent tous les lundis cinq piastres en sous aux mendiants — « Méfiez-vous, dit le proverbe, des gens meilleurs dans un temps que dans l’autre. »

N’importe, les voyants optimistes peuvent tirer une grande leçon de cet état bienheureux de la société : quand tous veulent se comprendre et s’aimer, n’est-ce pas que la vie est belle !…

Une ère se lèvera où, tous les jours seront des jours de l’An, quand l’Amour aura pénétré tous les cœurs, quand Son règne sera universel…

Cruelle, va, tu serres contre tes flancs ton manteau d’hermine qui recèle le mystère de ce que tu apportes ; mais j’aperçois un bout de jupon rose qui dépasse, un amour de jupon, parsemé de glaïeuls et deux petits souliers vert-pomme, perchés sur leurs hauts talons cambrés en des poses coquettes, piqués de fleurettes des champs. Tu exhales un parfum de muguet et de lilas, je vois ton sourire plein de promesses à travers les giboulées.

Tu es donc le printemps, l’amour déguisé en marquise… Ah ! viens ! viens tirer des feux d’artifice de pierreries dans le ciel bleu, fais que les amoureux retournent dans les sentiers fleuris se dire des serments de tendresse, tandis que sur la branche les oiseaux se chamaillent en s’accrochant par grappes ! Qu’ils brodent, sur le thème de la romance du rossignol, une mélodie sortie de leur cœur plus douce que le plus harmonieux des chants humains !…

Année 1902, sois la bienvenue !… Il est d’usage à l’aurore de la nouvelle année, (respectable cliché des couvents) de former des souhaits de bonheur pour ceux qui nous sont chers. J’estime qu’il faudrait avoir un œil dans la divine prescience pour les offrir en toute sécurité.

Mademoiselle, vous voulez un beau petit mari à Pâques !

Dans le fouillis de votre jolie toilette rose, vous êtes si fraîche, si gentille, que vous ressemblez à une fleur aux pétales entr’ouverts. Si, au lieu du rayon de soleil que vous attendez pour vous épanouir, le simoun dispersait aux quatre vents votre corolle parfumée !… Si victime de l’égoïsme, de l’indifférence d’un homme sans cœur et sans honneur (il y en a), je vous retrouvais au bout d’un an abandonnée, désillusionnée et flétrie… Oh ! comme je regretterais de vous avoir souhaité un beau petit mari à Pâques !

Si, Monsieur, pour vous avoir désiré millionnaires, je voyais votre cœur se durcir comme un cailloux, votre main se fermer aux amis, votre sensibilité se cuirasser contre les plaintes des miséreux, et votre simplicité, votre bonhomie se métamorphoser en l’outrecuidance du parvenu, de désespoir je m’enfoncerais mon souhait dans la gorge !…

Poète divin, que la souffrance fait chanter, si je demandais à la nature de faire couler en tes veines un sang nouveau, je tuerais la sève poétique qui bouillonne en ton cœur, et que ta plume écoule en harmonie. Tu voudrais goûter à ce que tu chantes, et tu mourrais du mal de la bohème savante… Vis, souffre, mais chante et que le ciel n’écoute pas les souhaits de ceux qui t’aiment !…

Mais, comme il faut respecter les usages, je souhaite à chacun… d’être content de son lot, c’est un principe philosophique d’une compréhension facile et d’une application consolante. J’ai remarqué que les mendiants, les bossus, les gendarmes, les employés de l’Hôtel de Ville, sont toujours gais. Les banquiers, les hommes de loi, les boursiers, les financiers de toutes sortes ont aux tempes les rides des inquiétudes et des soucis. Il suffit donc pour être heureux d’avoir une belle âme indulgente aux faiblesses d’autrui, pour qu’à ce flambeau toute une vie soit éclairée… Prenons l’existence au sérieux, sans la tourner en élégie ou en drame… Enfin, dans le ciel parfois sombre des jours, tâchons de découvrir la petite paire de culotte bleue, qui fait trépigner de joie les petits, quand ils guettent dans la nue ce signe rassurant, pour partir en pique-nique.

Amen !



LE DINER DES ROIS



PAUVRES vieux ! C’est la première année que leur fils, Jean, ne dînera pas avec eux le jour des Rois.

Tout au bonheur de savourer les premiers rayons de sa lune de miel, songera-t-il seulement à ceux qui pleurent en regardant son portrait au cadre d’or trônant à la place d’honneur dans la grande salle ?

— Sa femme, sa femme !… grogne le père, une fille de la ville, une gesteuse qui parle en tarmes. Elle aura honte de nous, ben sûr. Une enjôleuse qui nous vole le cœur de notre fils et pour ça l’aime-t-elle autant que nous, hein, Josette ? Ah ! les enfants, quand ça se marie, ça se dénature ! p’têtre ben qu’y pense pu à nous pan toute, t’aurais dû y écrire, Josette !

Mais la vieille fait mine de ne pas l’écouter, depuis le matin qu’elle trottine pour tout mettre en ordre.

— Ça me dit qu’il va venir, soupire-t-elle.

Elle a fait elle-même le lit dans la grande chambre, un beau lit de duvet, qui monte comme une crème jusqu’au plafond. Elle place avec soin les hypocrites en dentelle qui retombent sur la courte-pointe, fleurie de dessins naïfs et bizarres, faits avec des petits morceaux d’indienne et met un morceau de savon neuf dans le savonnier, du tabac frais dans la blague

— Pourquoi te donner tant de trouble. Est ce que t’aurais reçu des nouvelles. Tu serais ben capable de n’en rien dire, vous avez toujours eu des secrets ensemble.

— Tiens, encore une idée !

Non, elle ne sait rien, mais son cœur parfois s’arrête de battre, une voix connue et aimée fait vibrer (siller comme elle dit) son oreille intérieure. Joyeuse, elle va de la salle à la cuisine, donne un coup d’époussetoir ici, redresse un cadre, goûte aux sauces, aiguise les couteaux. De temps à autre, elle ouvre le fourneau et se prosterne religieusement devant une belle oie rebondie qu’elle arrose avec conscience d’huile dorée. Par un mouvement instinctif, le vieux s’incline de même, l’œil brillant, l’eau à la bouche.

— Cristi ! le bel oiseau !

Maintenant, le vieux n’a plus qu’une pensée : le dîner.

— Midi moins un quart, nous attendrons jusqu’à midi juste… Ah ! les enfants ! pourquoi ça ne reste-t-y pas toujours petits.

Pour tromper son attente, le pauvre grand’père évoque de lointains souvenirs :

— T’en souviens-tu de ce jour de l’an, quand je lui avais acheté ce grand cheval de bois, sur lequel le petit se berçait en criant : « Who ! Gué ! » Il faisait claquer sa langue pour imiter le bruit du fouet. Et quand Jean était au collège et que j’allais le chercher pour la vacance. Le trajet de dix milles dans ma waggine qui cahotait à vous décrocher le cœur de l’estomac. À chaque soubresaut, un éclat de rire sortait du gosier de l’écolier ; en retournant, c’était un sanglot. Comme t’en avais des plans pour le garder une journée de plus ! Le petit était pâlot, chétif, il avait passé une mauvaise nuit, agité, fiévreux, ce serait cruauté à le renvoyer au collège ainsi…

— Mon Dieu, tout ça est loin !…

Soudain la vieille tressaille :

— As-tu entendu ?

— Quoi donc ?

— Il me semble, des pas… Mais je suis folle.

Elle le croit encore là, le cher enfant, elle ne l’a même jamais quitté. C’est une manie dont elle ne se guérira jamais, que de l’attendre toujours, de devenir anxieuse au moindre bruit qui fait craquer l’escalier.

— Allons, ma vieille, l’oie va sécher, quand même tu t’ostinerais à vouloir l’attendre, ça ne le fera pas venir… Ah ! le garnement, je gage qu’il n’aura pas un beau dîner comme ça !…

Il jette un coup d’œil ravi sur la table, blanche et parée comme un autel. Les fourchettes auxquelles manquent parfois un fourchon, sont reluisantes comme de l’argent. La vaisselle bleue où danse un rayon de soleil venu on dirait du gâteau doré s’étale majestueusement sur la table. Ah ! une merveille de gâteau tout sablé de sucre blanc et rose surmonté d’un panache en papier de soie rouge, car le vieux est libéral pur sang, à preuve qu’il déshériterait son Jean, s’il ne disait pas que Laurier est le plus grand homme du monde !…

Quand l’oie paraît radieuse et fumante en ses juteuses truculences, la peau fendillée et suintante, le vieux a un regain de jeunesse, sa grosse voix exubérante de maître de maison résonne comme aux beaux jours :

— À table !… Bon, c’est toujours la même chose ! jamais à table avec les autres, t’assieras-tu une fois…

Les manches retroussées, un éclair de gourmandise dans ses yeux clignotants, la lèvre frémissante, le vieux dessine un geste souverain pour enfoncer le couteau dans la chair grasse de l’oie, et méthodiquement il se met à la dépecer. Les morceaux s’empilent sur le plat, quand tout à coup il brandit triomphalement un mystérieux trophée : le petit os… Le petit os qui se fait l’interprète du destin, le petit os qui dit l’avenir !…

— Tirons, dit la vieille…

— Il faut le faire sécher avant…

— Je veux savoir tout de suite, moi… lequel de nous deux va mourir le premier ?

Et délicatement, tenant chacun l’un des bouts du petit os en forme de pincette, ils tentent de le séparer…

— Tu triches, toi. Voyons : un, deux, trois ! Crac !…

— J’ai la pelle, c’est moi qui va t’enterrer, ah !… ce n’est pas juste, tu l’as fait exprès, dit la vieille, prête à pleurer.

— Tu voudrais, sans cœur, que ce fût moi qui reste seul dans le monde, sans personne pour me dodicher…

— Je n’aurais jamais cru…

La voix tremblante du vieux en colère meurt dans sa gorge.

— Qu’est-ce, ma vieille, as tu entendu ?

Cette fois c’est bien devant la maison qu’une voiture s’est arrêtée. La porte en se refermant a fait trembler les cloisons.

— Jean ?…

Ils n’osent se regarder dans la crainte de se faire du mal en se trompant. Le vieux doute encore, mais sa femme, elle, les connaît bien ces pas depuis longtemps ils résonnent dans son cœur. Elle est forcée de s’asseoir, tant son émotion est grande, mais la porte s’ouvre et Jean court à sa mère, la prend dans ses bras et l’embrasse comme lorsqu’il était tout petit. Le père tremblant tend lui aussi les bras à son Jean :

« Mon pauv’petit !… »

— Et je vous amène ma reine, dit Jean. Une jeune femme paraît, toute craintive, emmitouflée dans ses fourrures, jolie à croquer, intimidée par le rôle de comparse qu’elle joue dans cette scène familiale, mais ces quatre bras s’ouvrent d’un accord si spontané, qu’elle court s’y blottir en criant comme Jean !

Papa !… Maman !…

— Pauv’petite, murmurent-ils extasiés, est-elle jolie !

— Et comme elle semble bonne !…

— Mais vos mains sont froides, mon enfant.

— Vite, Josette, un petit coup pour nous remettre de l’émotion… Il était temps que vous arriviez, Josette et moi nous étions en train de nous chicaner pour la première fois et à propos d’une bêtise. Ne disait-elle pas que c’était elle qui partirait la première. Tu comprends bien que le sang m’a monté à la tête.

Les yeux de Jean devinrent humides, et subitement devenu grave :

— Buvons au bonheur de retrouver au foyer nos bons vieux parents, dont l’amour n’a pas de défaillance !

Mais la vieille grand’mère, prenant dans ses mains la tête de son Jean :

— Va ! ne te chagrine pas, j’ai pensé gagner du temps, le vieux gourmand ne voulait-il pas entamer mon beau dîner… et « ça me disait que tu viendrais. »

— Encore des secrets qu’y se disent !… allons ma fille, nous nous dirons des secrets, nous aussi. Josette, remets l’oie au fourneau, il faut manger : nous avons attendu assez longtemps.



LA FIN D’UNE TRAGÉDIENNE.



VA T’EN Hiver !… Blanche sorcière des glaciers !… Tu ouvres sur le monde la boîte de Pandore d’où s’échappent tous les maux qui nous accablent : la grippe, les engelures, le coryza, la pneumonie, la faim, les pleurs, les désespoirs, le suicide, etc.

Les grelots aux voix argentines saluaient ton arrivée, en décembre dernier, ils tintent aujourd’hui tristement ton agonie. Le manteau d’hermine, qui emmitoufle tes grâces frileuses, se déchire en maints endroits et laisse voir le sol noirâtre. On dirait une vieille actrice affrontant sans vergogne les feux de la rampe : forte de son ancienne faveur elle ose mendier, avec une grimace souriante, les applaudissements habituels. Mais, hélas ! la gaze fripée des toilettes surannées ne peut voiler les muscles du cou et les épaules rentrées de l’ex-favorite. L’écrin rosé où rutilait une rangée de perles fines, s’ouvre livide, quelques rares pierres presque arrachées de leurs montures s’étalent sur le velours décoloré. Ses yeux brillants que le madrigal du poète appelait des étoiles volées au firmament du bon Dieu, se voilent tristement de pleurs. Ils implorent la pitié de l’auditoire qui trépigne et siffle. Voilà que les larmes roulent sur ses joues ; la couche épaisse de poudre de riz délayée qui dissimule « des ans l’irréparable outrage » coule dans le cou où les veines saillissent comme des cordes de violon. Et le masque apparaît dans toute sa hideur ridicule. Un immense éclat de rire, bruyant comme un tonnerre, foudroie la malheureuse que l’on emporte mourante.

« Que vous ai-je fait, pour être chassée honteusement comme une mendiante ? soupire la déesse des neiges. Tu m’aimais tant, ô poète, qui chantais sur ton luth la parure diamantée des forêts, la chute cascadant comme un écureuil, sur les rochers engivrés. Tu disais, dans tes strophes, la douceur de ce tapis moelleux fait, il semble, de duvet de tourterelle, si léger que les fées y peuvent venir danser, le soir, sans laisser de trace. Et, maintenant, ingrat, ta lyre frémit comme la harpe d’Éolie, au souffle naissant de la brise printanière. Tu m’aimais, ô artiste, qui jetais sur la toile la mélancolie des nuits d’hiver, et la clarté mystérieuse de la lune versant sa pâleur sur la campagne immense, la forêt blanche où les bouquets d’arbres empanachés ressemblent à ces dais que l’on tient au-dessus de l’officiant dans les processions. Et maintenant, je ne vois, sur ta palette, que du bleu doux, du rose tendre et du vert, toujours du vert ; sur ton chevalet, un gros soleil rougeaud, avec une immense chevelure rousse. Horreur !

Amoureux, rappelle-toi la poudre irisée que je faisais tomber sur la chevelure de ta douce amie, et qui la faisait ressembler à une marquise Pompadour. Sur ses joues, sur son menton, tu vantais ce fard exquis que la bise glaciale y savait mettre. On eut pris son joli bec pour une cerise. Vous rêviez alors d’un bonheur ouaté, doucement pelotonnés au coin du feu… Vilain ingrat, tu ne détournes pas la tête pour me voir partir, tu guettes au ciel le retour des hirondelles. Tu murmures à ta fiancée de douces choses, où il est question de fleurs, d’oiseaux, de pastorales, que sais je ?…

— Et toi, petiot, au moins te souviendras-tu de moi ?

— Oh ! si, la bonne Dame, qui envoie l’ange de Noël remplir mon bas… La bonne Dame qui nous prête sa belle neige pour faire des maisons et des bonshommes. Je t’aime bien va ! Reviens nous voir. Et le mignon envoie un baiser du bout de ses doigts potelés…

Elle sourit tristement.

— Oui, petit, pour toi seul, je reviendrai.

Ne te lâche pas, altière souveraine. C’est le sort commun ici-bas aux choses et aux êtres. « Tout s’use tout passe. » Il vient un temps où la vie nous pousse cruellement hors d’ici en fermant sa main, si libérale, aux jours de la jeunesse… Mais, las ! quand la coupe dorée s’est épuisée, l’homme a gardé le goût de l’ambroisie sur sa lèvre, sans avoir apaisé sa soif. Jeune, dans un corps usé, il aspire toujours au bonheur qu’il regrette, et qu’il ne peut goûter. Pourquoi ce désir de félicité suprême ne s’éteint-il pas chaque jour avec le fluide vital, si tout finit avec le souffle, comme disent les matérialistes ?… Au contraire, ce désir devient un besoin plus irritant avec les années, chez le voyageur arrivé au sommet de la colline. Le clavier est usé, mais le musicien a plus ardent le souffle sacré de l’inspiration ! Il rêve d’un instrument plus perfectionné, avec des cordes innombrables, une gamme complète où l’âme pourra rendre enfin la plénitude des harmonies qui chantent en elle. Le cri du vieillard mourant est celui du supplicié du Golgotha : Sitio ! Refuserez-vous, Seigneur, les ondes vives de vos fontaines, à ces cœurs altérés qui demandent de continuer là-haut le rêve commencé dans cette planète.

Savants qui cherchez l’élixir de l’éternelle vie, n’allez pas le trouver ! Pitié pour les affamés, pour les chercheurs d’infini, pour les désillusionnés qui demandent plus et mieux qu’ici bas.



LES ROIS



I

T’en souvient-il encore
De la Fête des Rois,
Chez tante Éléonore ?
J’avais douze ans, je crois
Une robe à ramage.
La médaille d’argent
Des « grandes du couvent »
Brillait à mon corsage.
Georget, le beau cousin,
Arrivé du matin,
Cachait sa cigarette.
En me contant fleurette.


II

Quel gâteau merveilleux
Masse pyramidale
Où le sucre en spirale,
Étincelant de feux,
Parfumé d’oranger.
Dentelait une crèche :
Jésus-Roi, le berger,
Le bœuf, l’âne : evêche,
Tout en sucre nouveau.
Tantine, grave et belle,
Découpait le gâteau…
Quelle heure solennelle !…

III

Soudain, un cri vibrant :
— La fève !… à moi la fève !
Je suis reine ! Ah ! quel rêve !
Viens, mon Prince Charmant !
Georget semble aux abois
— Mon titre de noblesse
Il est… là qui… m’oppresse !…
En avalant le POIS,
J’ai failli m’étouffer.
— Avaler sa couronne !…
Ah ! ah ! ah ! qu’elle est bonne.
Et tous de s’esclaffer !…

IV

« Sotte aventure, ure ! ure ! »
Clame la troupe en rond.
« Salut ! prince bouffon ! »
Mais voyant sa torture :
— Silence ! Écoutez-moi !
Par droit de souveraine,
Je fais Georget mon roi.
Sortez de mon domaine
Chagrins, soucis et peine.
Soyez gais, je le veux :
Le bonheur d’une reine
Est un peuple d’heureux !


V

Et Georget, comme un preux :
— Je jure, noble dame,
De n’avoir d’autre flamme
Que celle de vos yeux !
— Tu semblais attendri
Et moi j’étais émue ;
Serment du colibri
À la fleur ingénue !
Amour de papillon !
Où donc est le sillon
Qu’a creusé dans la vie
Notre idylle fleurie !



SOURIRE PRINTANIER



LES eaux baptismales descendent du ciel pour laver la terre de ses souillures. Allons, M. Printemps, hâtez-vous à votre toilette. Faites-vous pimpant… Ôtez votre cache-nez, fleurissez les collines et parfumez les prés… Hélas ! dans la nature, comme dans les gouvernements, la période de transition est précédée d’une ère d’anarchie. Les glaces s’amoncellent, les giboulées luttent dans le ciel avec le soleil mutin, trop jeune encore et qui s’amuse à faire des niches. Les murs suintent, les corniches pleurent sur nos plumes, nos bas de robes sont trempées comme des éponges, et notre nez coule comme une gouttière. On entend de tous côtés dans la neige faire ploc ! ploc !… Parfois, c’est une grosse dame qui s’effondre dans une mare traîtreusement recouverte de glace… Ploc ! ploc !… Le panier renversé, les patates. le chou, le chapeau lamentable s’en vont à la dérive, entraînés dans le tourbillon noir des renvois d’eau. Un vieux monsieur sympathique s’informe : « Vous êtes-vous fait mal ? » — Non, je me suis fait du bien, réplique la bonne femme en roulant des yeux furibonds.

— Flac !… Flac !… Un cri d’oiseau effarouché ! Une jolie fillette s’est laissée choir dans l’eau, bien doucement, allez !… Vingt bras sont tendus pour sauver la naufragée. Elle tend la main avec son plus doux sourire à celui qui a la plus belle moustache comme on s’accroche désespérément aux plantes aquatiques qui se penchent sur le miroir des lacs, dix mouchoirs s’agitent pour essuyer son nez retroussé, plein de malice.

— Vous n’êtes pas blessée au moins.

— Aïe ! aïe ! là, au pied !… elle montre, l’ingénue, une petite bottine de Cendrillon.

— Permettez que je vous reconduise.

— C’est vrai, je ne puis faire un pas, seule… (elle n’a pas essayé, mais n’importe).

— Appuyez vous sur moi, vous souffrirez moins !… Ainsi enlacés, ils vont doucement à petits pas.

Le printemps moqueur, clignant de l’œil.

— Oh ! ces amoureux, j’ai beau me cacher, ils me découvrent toujours !…



LA VRAIE COUPABLE ?



CHAQUE semaine, nos grands quotidiens jettent à l’hydre de la curiosité publique un de ces crimes horribles d’infanticide qui remuent jusque dans ses fibres les plus sensibles, le cœur de toute femme où dorment à l’état latent, comme la vie dans le grain de blé, les instincts de la maternité. L’on frissonne d’horreur en songeant aux souffrances indicibles qui ont dû déchirer ces malheureuses, pour atrophier en elles le plus naturel des sentiments, l’amour maternel, quand la lionne, la louve, l’aigle, l’hirondelle meurent pour défendre leurs petits. Si notre cœur, notre conscience, nos lois, nous défendent d’excuser ces crimes contre nature, nous pouvons du moins, tenter d’expliquer par quelle aberration le bras d’une mère peut s’armer contre le petit être vagissant dont la lèvre goulue l’implore tendrement, frêle bourgeon d’amour fleurissant sur cet arbre des douleurs, écrasé comme une chenille avant de s’être épanoui, et par celle là même qui devait lui insuffler la sève vitale, comme le pélican s’ouvre la veine pour nourrir ses petits.

Malheureuse créature, dans la fièvre du désespoir et de l’agonie, elle a vu se dresser le drame de la passion de sa vie brisée et souillée, la montée du calvaire, seule, sans un Simon de Cyrène pour soutenir sa faiblesse, la poussière du chemin voilant l’azur du ciel, le soleil de la honte brûlant ses épaules, les huées et les crachats de la vile populace, le fiel et le vinaigre des bonnes gens offerts au bout d’une pique, cette pitié dédaigneuse des âmes dissimulées plus noires, plus savamment perverses que celle de la victime. Et ce dernier glaive s’enfonçant dans son cœur, sa faute à elle rejaillissant sur l’enfant innocent, le marquant d’une indélébile tache, la haine du fils devenu homme contre la mère coupable, ses regards chargés de reproches, sa douloureuse surprise d’être rayé du cadastre des honnêtes gens, pour la faute d’une autre. Autant d’épines qui labourent déjà sa pauvre chair de martyre !…

Au paroxysme du délire inconscient, la malheureuse a repoussé le calice de la douleur et de l’opprobre. Meurs plutôt que de tant souffrir !…

Ange d’Isaac, que n’as tu arrêté le bras de la mère affolée, avant que le sacrifice sanglant fût accompli !…

Vous, mère, dont la maternité heureuse nimbe d’or le berceau de votre enfant, n’allez pas la condamner ! N’est-ce pas que le bébé aimé remplit tout votre cœur, n’est-ce pas que tous vos soins sont pour voir un sourire se nicher dans la fossette de la chair rosée ? Si le soleil se mire dans la source, c’est pour réchauffer l’enfantelet, si l’oiseau chante, c’est pour l’endormir, si la rose fleurit c’est pour qu’il l’effeuille, si le gazon se couvre d’un tapis velouté, c’est pour que le petit aille s’y rouler : si vous rêvez encore, ô mère, c’est pour voir votre fils grand, fort et beau, fêté, aimé, glorieux, envié. Vous brodez sur ce thème d’infinies variations ; mais songez donc, si l’on vous disait que ce fils sera attaché à la claie de l’humaine méchanceté, que ses membres seront déchirés, que son cœur deviendra la proie des vautours, dites, vos nuits ne s’empliraient-elles pas de cauchemars ?

Quels que soient les préjugés que l’on apporte dans l’étude de la femme, que l’on déplore sa futilité, sa coquetterie, la perfidie de ses caresses, esclave souvent, elle a les défauts des esclaves : la ruse, la dissimulation, la sournoiserie, l’astuce, etc. Il convient d’oublier ses torts, réels ou imaginaires, pour ne se souvenir que de son œuvre, qui est comme la raison unique de son être, « la triple et sublime mission de concevoir, de mettre au monde et d’élever le genre humain » — œuvre de toute sa vie, puisque l’enfant devenu homme, plus il est grand, plus il est fort, plus il a besoin de s’appuyer sur la femme pour monter vers les hauts sommets, où il n’atteindra que pour elle et par elle !

« Par l’amour maternel, dit Legouvé, l’animal touche jusqu’à la nature humaine, et la nature humaine jusqu’à la nature divine. » L’amour maternel remplit la femme toute entière, c’est même la dernière pulsation de son cœur. — Elle va mourir ; le mari, la tête dans les draps, pleure silencieusement ; les versets mouillés de larmes des prières suprêmes traînent dans l’air glacé par l’approche de la grande inconnue. L’agonisante, dans un spasme dernier, se redresse soudain. La frayeur ne dilate pas sa pupille, mais une dernière et plus brillante flamme de l’astre qui va s’éteindre irradie la pâle figure diaphanisée. Deux larmes brûlantes coulent de ses yeux baignés d’une surnaturelle tendresse, elle étend les bras dans une imaginaire étreinte : Mes pauvres petits enfants ! Mes pauvres petits enfants ! Inerte, glacée, les yeux éteints, sa tête retombe sur l’oreiller. La vie s’en est allée dans le déchirement de l’adieu !

Respect donc, pour la femme tombée et pour le pauvre petit être qu’elle presse entre ses bras. Inclinez-vous devant celle qui fut le temple de la vie : le baptême de la souffrance l’a purifiée de sa faute passagère. Le plus beau spectacle qui soit au monde est celui de la pureté s’inclinant sur la souffrance.

L’ange ne souille pas ses ailes pour les déployer sur la couche de l’homme coupable ; l’eau de la montagne ne se mêle pas à la vase du fond, lorsqu’elle coule fertilisante dans la campagne ensoleillée. Ô vous, fleurs aimées du ciel, qu’un heureux destin fit naître dans la tiédeur d’une serre chaude, loin des regards qui flétrissent et du vent qui brûle, ne vous balancez pas orgueilleusement sur votre tige, dédaigneuses, dans votre éblouissante beauté, de l’humble fleur des champs, battue par l’ouragan. Est-ce votre faute, si l’on ferme les carreaux, chaque soir, dans la crainte des gelées nocturnes, si des mains attentives émondent les branches du rosier des feuilles desséchées, si le tuteur vient en aide à la fragilité de ses rameaux, si les doigts, qui redressent le tronc dévié de sa première droiture, osent à peine effleurer d’une caresse le velouté des pétales. La fleur des champs piétinée, déchiquetée a moins de fraîcheur et de souveraine beauté, mais son parfum est plus exquis et la main qui la cueille en reste tout embaumée. Un baiser à l’ombre et un peu d’eau raniment sa grâce alanguie d’un pâle et doux sourire !



LE SERMENT DU COURONNEMENT




JE, Victoria, par la Grâce de Dieu, Reine de la Grande-Bretagne et d’Irlande, défenderesse de la foi, professe, certifie et déclare solennellement et sincèrement, en présence de Dieu, que je crois que dans le sacrement de la Cène il n’y a aucune transsubstantiation et que l’invocation ou l’adoration de la Vierge Marie, le sacrifice de la messe, sont superstitieux, idolâtres etc… etc…

(Extrait de la formule de la déclaration de foi des souverains d’Angleterre, à leur couronnement, publiée par « La Presse », Lundi, 4 Février).

Fi ! Madame la Reine, que c’est vilain, d’avoir jeté l’insulte à la religion de vos ancêtres et dans une circonstance aussi solennelle, alors que votre cœur devait s’ouvrir à l’espérance, à la joie, à l’amour. Vous êtes donc une apostate, une renégate, presqu’une horreur du Docteur Bataille, de folichonne mémoire ! Et moi ! qui ai donné du Te deum à Monsieur votre Fils, empereur des Indes, roi d’Angleterre, grand Maître de la Grande Loge maçonnique, défenseur de la foi, tenu par les constitutions de son pays de prêter le même serment d’office, de protéger l’anglicanisme, et de lui donner la prépondérance sur tous les autres cultes.

Eh bien ! là ! je retire mon Te deum, que j’ai pourtant chanté à pleine gorge, que veux-tu, entraînée par l’enthousiasme général, sans savoir que mes lèvres acclamaient un sectaire, qui sait, un persécuteur autorisé de mes saintes croyances.

Il est une légende, qui avait quelque tendance à s’accréditer parmi nous, c’est la conversion de la reine au catholicisme. On commentait à cet effet les relations diplomatiques de la Souveraine et du Saint-Père, la tolérance toute philosophique de la bonne reine en matière de religion, etc… Des bonnes femmes faisaient du lyrisme : la reine forcée de cacher le secret de son cœur avec le plus grand soin et de jouer la comédie pour sauver sa couronne avec sa tête. On aimait à se figurer la pauvre femme, harassée par les charges de la royauté, tombant à genoux sur son prie-Dieu, la tête dans ses mains, comme le plus humble de ses sujets, et criant à la Vierge des douleurs, les angoisses de son cœur de mère, les ennuis de son veuvage, la solitude des sombres châteaux, aux grands échos muets depuis que la voix du bien-aimé s’est éteinte !…

Et moi, qui n’ai pas la bosse de la sensiblerie développée, je me suis posé ce dilemme que je soumets fort humblement à la gent qui pense :

— La reine, catholique ou protestante, n’a aucun droit à notre admiration, à ce déploiement outré de loyalisme ridicule de la part des canadiens-catholiques.

Si la reine était catholique, sa vie ne fut qu’une longue hypocrisie inspirée par un sentiment naturel, je le conçois, l’instinct de la conservation ; sentiment assez différent, vous en conviendrez, de l’héroïsme des premiers chrétiens, qui versèrent leur sang pour ne pas faire mentir leur conscience, en encensant l’idole païenne.

Prudence égoïste, que répudieraient les Sainte Catherine, les Sainte Cécile, les Thomas Morus et tous les martyrs d’une cause, qu’ils croyaient sainte. Donc Victoria I, tu as été lâche, tu n’as pas eu le courage de tes convictions, tu n’as pas droit à ce titre de catholique !…

Si la Reine est protestante, on ne peut invoquer en sa faveur la bonne foi ou l’inconscience morale de ses actes, car la défunte Majesté était une femme savante, un tantinet bas-bleu.

On a rendu hommage à ses talents d’écrivain, de moraliste, voire même de philosophe ; et ses écrits révèlent une âme éprise du spiritualisme le plus pur. Donc, Victoria, protestante convaincue, répudiant nos croyances, nos prêtres, notre culte, expirant entre les bras d’un ministre protestant, moi canadienne catholique, j’ai le courage de ne pas courber mon front devant l’idole aux pieds d’argile !

Ah ! bénis, ton étoile, Reine, qui te fit naître au siècle des lumières ! Si tes lèvres d’adolescente avaient prononcé cette apostasie aux sombres époques du moyen âge, c’en était fait de toi ! C’est les pieds nus, la corde au cou, revêtue d’une longue tunique blanche, Victoria, qu’il t’eut fallu abjurer tes fatales erreurs ou mourir sur le bûcher. La vierge d’Orléans n’en a pas tant dit et sa jeunesse et sa gloire n’ont pu vaincre ses infâmes bourreaux. Horreur ! la question, avec ses instruments de torture auraient déchiré cette chair royale dont tu étais si impudemment fière, que pas un seul jour de ta vie, même à son déclin, tu n’as cessé de la jeter en pâture à l’univers écœuré…

Et, des bonnes âmes qui frémiraient d’indignation, en voyant une fillette montrer la naissance d’un cou blanc, aux fines attaches, versent des larmes d’attendrissement devant le sans gêne royal !…

Je me souviens d’un tableau exposé au musée de peinture, rue Notre-Dame, et qui me fit une impression encore vivante, il était intitulé, « l’Excommunication… » Dans une sombre cathédrale gothique, le chapitre réuni décrète la sentence de mort spirituelle contre un hérétique qui gît, terrorisé sur la froide dalle, recouvert du drap mortuaire. Les moines, tête rasée et face glabre, tiennent des cierges renversés et dardent leurs yeux enflammés sur le coupable, pendant que l’abbé, mitré et crossé, pâle comme une vision de Dante, abaisse ses mains amaigries, chargées de fluides malfaisants et de malédictions célestes, sur le malheureux qui a encouru les anathèmes de l’Église !

À Dieu ne plaise que je veuille ressusciter ces sévérités d’un âge, déjà loin de nous ! J’aime encore mieux les Te deum, que les chevalets, le fer, la flamme, les donjons et les oubliettes de la Sainte Inquisition !… Si l’amour de mon pays m’empêche de m’unir au Te deum qui célébra la défaite des Français à Trafalgar, je n’en reste pas moins persuadée que les chants valent mieux que les larmes, quand ils n’insultent pas à nos gloires nationales !…

Comme contraste à cette ombre, il s’est trouvé cette semaine un bon juge pour acquitter un malheureux chiffonnier coupable d’avoir volé parce qu’il voulait manger ! Sait-on quelles folies, quelles pensées fatales peuvent passer dans un cerveau affaibli par un jeûne continu ; l’esprit garde-t-il sa pleine lucidité, quand les entrailles sont torturées par la faim ? Merci, Monsieur le magistrat, de cette leçon de philanthropie que vous donnez à vos collègues ! Puissent-ils la comprendre et mitiger au profit de l’humanité souffrante la sévérité des lois !



RÉMINISCENCES



1er  Janvier


Triste est ma solitude ainsi qu’un cimetière,
Mon pauvre cœur est lourd de ses crêpes de deuil.
Là, dorment à jamais dans l’oubli du cercueil
Les tendresses d’antan, sourdes à ma prière.

Là, reposent en paix sous leur blanc mausolée,
Les espoirs nouveaux-nés, le rêve décevant,
La folle illusion au mirage mouvant
Que regrette toujours mon âme désolée.

À l’aurore de l’An, ma visite première
Est pour ces morts aimés, ossements et débris
Que recouvre des ans le sombre voile gris,
Et seule ma pensée erre en ce cimetière.

Le souffle d’une fleur s’exhale de la tombe,
Les pleurs qui lentement ruissellent de mes yeux
Éveillent par milliers les anciens jours heureux
Caressant mon ennui comme un vol de colombe.

C’est une âpre jouissance, un bien amer plaisir,
D’évoquer le passé, d’en remuer la cendre,
Pour exhumer ces morts, au froid caveau descendre,
Les faire s’animer au feu du souvenir.



AU SUCRE



VOUS aimeriez à vous échapper de la ville pour goûter ce plaisir exquis, « les sucres », lequel apparaît nimbé de poésie à nous, Montréalais, avides d’émotions nouvelles. Soit, votre désir sera accompli. La jolie fée printemps, qui vêt les marguerites de blanches collerettes, emprisonne les roses en d’étroits corselets verts, va vous toucher de sa baguette enchantée et vous transporter dans un joli village des bords du Saint-Laurent, où derrière un rideau d’érables se lève l’astre matinal. Bon ! y êtes-vous. Le petit bourg s’éveille, les portes battent, les châssis s’ouvrent, des têtes dépeignées interrogent l’horizon, où se lève un jour incertain. Les vaches meuglent tristement. Le sifflet de la fromagerie jette dans l’air sa note stridente et des voitures chargées de canistres de lait dévalent lentement de la petite montée. Les paysans s’interpellent. — Beau temps pour les sucres. — Pas assez fret ! — Ça pourrait couler plus ! — Bateau ! tout de même que je m’amuserais, si tant seulement j’pouvais lâcher l’ouvrage.

Comme pour répondre à cette heureuse prédiction, des voitures passent regorgeant de filles et de garçons, de rires et de chansons. Elles s’arrêtent à chaque porte pour se charger d’un nouveau contingent d’excursionnistes.

— Êtes-vous tous sur le pont, vous autres, crie Jacques Bruno, le boute-en-train du parti de sucre. — On n’est pas pour vous sortir du lit : Bonjour ! — Embarquez ! — Oryé donc ! Butor ! — Et de nouvelles jupes viennent s’étaler sur les genoux des garçons et des filles parqués comme des sardines dans les voitures. Soudain les rires s’arrêtent, les cous se tendent, deux demoiselles de la ville en promenade chez les villageois apparaissent sur le seuil de la porte de leurs hôtes toutes pimpantes.

— Y a-t-il de la place pour nous, font-elles de leur jolie voix d’oiseaux ?

— On se tassera, montez, toujours. Si on vous chiffonne, dites rien.

Et les petites demoiselles légères comme des papillons viennent s’abattre au milieu de ces moineaux tapageurs. Dédaigneusement, elles serrent contre elles leurs ailes, de peur de les salir au contact de ces rustres.

— Vos fanferluches seront joliment fripées, ce soir, souffle une grosse rougeaude à son galant, en coulant un œil fâché sur ces intruses qui viennent jeter une douche d’eau froide sur leur grosse joie de tantôt. Mais la bouteille de liqueur cachée sous le siège de la voiture circule subrepticement. Bientôt la conversation s’anime et Jacques, un gars ben histoireux, débite des choses drôles qui font se tordre l’assemblée. Le maître-chantre mis en belle humeur, entonne des chansons en répons. La belle Françoise, allons gué ! — Encore un p’tit coup de pitonÀ la claire fontaine. Et les voix criardes des filles alternent en chœur avec les grosses voix de tonneau des paysans.

Les jeunes citadines auraient voulu être gratifiées d’un tampon d’ouate dans les oreilles. Mélancoliquement, elles regardent défiler le monotone paysage de la campagne, si triste à cette saison, engourdies par l’air frais du matin. Les vapeurs tombées de la nue s’entassent à l’horizon en amoncellements ouatés, le soleil affaibli comme un pauvre aigle blessé bat lourdement de l’aile et rase la terre, perdu dans une mer brumeuse. De loin en loin, une chaumière où traînent des bûches de bois, de vieux instruments aratoires. De petits porcs, la queue vrillée en tire-bouchon, tournent autour de leur mère somnolente sur le bord du fumier. Des oiseaux filent comme des traits dans l’espace qu’enferment les grands érables dénudés. Une odeur d’étable vous prend à la gorge. Quelque chapelle naïve, une grande croix de bois noirci découpe dans le ciel ses bras désespérés et bénit le voyageur qui s’incline en passant. Sur le chemin, quelques silhouettes de paysans, aux figures mâles, se découvrent silencieusement au passage des voitures.

— Le bois !… Le bois !… Les chevaux secouent leur harnais, heureux d’être rendus au terme de la course. On saute joyeusement à bas des voitures. Et tout en causant, on se rend à la petite cabane qui apparaît dans les arbres de la même couleur que le sol, avec un mince filet de fumée. Le parfum pénétrant du sucre bouillonnant emplit l’air frais du matin et vous guide au grand chaudron où l’eau d’érable se gonfle sous la flambée des branches crépitantes.

Tous viennent interroger la densité du liquide doré. La tire en a pour une bonne heure à se faire. En attendant on se disperse dans le bois, les couples vite formés recherchent la solitude des petits sentiers. Les deux jeunes demoiselles de la ville n’osent s’aventurer dans les profondeurs du bois avec ces rudes gaillards. Frissonnantes aux baisers de cette large bise, dont elles redoutent les morsures, elles se blottissent dans la cabane, près du feu, avec des envies de pleurer. Elles qui avaient rêvé pastorale ou idylle avec un berger à la Watteau, des promenades sentimentales dans les petits sentiers tapissés d’un gazon fin et souple, des mots d’amour murmurés au chant des sources filtrant au milieu d’une chevelure d’herbe haute. Cette terre pelée, ces arbres nus dont les maigres silhouettes entrelacent leurs linéaments noirs et rigides dans l’eau des mares encore jaunie par la fonte des neiges !… Ah ! que tout cela leur semble triste. Pour tromper leur ennui, elles causent avec le vieux bûcheron qui surveille le feu et la tire.

— S’il en faut de l’eau d’érable pour faire du sucre !… Voyez, comme on la recueille. À la fonte des neiges, on entaille les arbres et dans ces blessures peu profondes on enfonce de petits chalumeaux en bois qui aspirent la sève de l’arbre. Le forestier suspend en dessous une chaudière en fer blanc bien clair afin que le sirop ait belle couleur et bon goût. Et l’eau sucrée dégouline lentement du chalumeau dans le vaisseau. Approchez, buvez à même le gobelet d’écorce l’élixir de la santé et de la force. Envoyez-nous vos beaux messieurs de la ville, blêmes et felluettes, vous verrez comme nous vous les renverrons. Ah ! ce qu’il devient rare le vrai sucre du pays ; on fait de la contrefaçon ici même ; je connais des habitants qui mêlent de la cassonnade à l’eau d’érable, c’est pas de mon temps !… Mais la tire est faite ! Voyez vous-même…

— Ohé ! vous autres ! Le bûcheron arrache de sa gorge deux ou trois appels qui font gémir le bois. Et les couples apparaissent, essoufflés, la figure animée, tout vibrants de joie.

— Allons ! c’est moi qui fais goûter, dit un grand gaillard carré, solide, les muscles bien dessinés sous son habit d’étoffe du pays. Gravement il enfonce une spatule dans la tire bouillante.

— Faut laisser frédir. Attention ! — Dessinant un simulacre de bénédiction. — Je te bénis, je te consacre, je te fourre dans mon sac !… Ce disant, il fond sur tous ces minois anxieux, la bouche ouverte, dans l’attente de la tire. Agile comme un singe, il barbouille de sucre, qui la bouche, qui le museau, qui la chevelure. Dans ses larges bras, Jacques tient quatre ou cinq robustes villageoises qu’il équipe de la belle façon. Il poursuit les fuyardes dans le bois. Et ce sont des cris, un sauve qui peut à chasser pour jamais les oiseaux de la forêt. Quelques-unes sanglotent rageusement de ne pouvoir se défendre, et le fumiste reçoit par-ci par-là quelques coups de griffe. Cela pourrait le faire réfléchir que l’appui des femmes en temps de guerre n’est pas à dédaigner.

— Assez rire maintenant, commande le robuste paysan, qu’on mette la table. Moi, je fais l’omelette. Et tandis que les filles, les manches retroussées, sortent les victuailles des paniers, le pain brun, le beurre, les pains de savoie, on trempe le thé, dont l’arôme se mêle à l’odeur appétissante des grillades de lard, des patates cuites dans la cendre rouge.

— Aie ! regardez l’omelette ! fait le cuisinier. Un bel astre d’or tournoie dans l’espace et vient retomber dans l’orbite noire que lui tend d’un bras sûr le paysan émerveillé.

— Hourrah ! Jacques, c’est bien tapé ça, Marichette ne tourne pas mieux l’omelette !…

Et c’est une ruée vers la table, chacun veut avoir sa blonde près de soi. Les retardataires jouent des coudes pour se faire une trouée ! Les petites demoiselles de la ville les regardent de leurs grands yeux scandalisés — Si ça du bon sens de se vautrer ainsi dans les assiettes, de se gaver comme des oies, sans soucis de ses voisins, pensent-elles. Jacques dit :

— Laissez-vous pas pâtir — chacun a assez de soi à pourvoir. — Silencieux, voraces, ils avalent les bouchées doubles — la graisse coulant chaque côté du menton. — Holà, les criatures tâchez de nous tenir tête. Mais on était parti trop vite — on souffle maintenant — les fourchettes et les couteaux ralentissent leurs mouvements. Jacques reprend ses histoires drôles. Tout en mangeant des tocques, de la tire, des œufs rôtis dans le sucre, il lutine les petites filles de la ville, qui finissent par rire avec les autres.

Maintenant, repus, ils restent attablés, devisant des semences, des affaires de la municipalité, et la satisfaction d’un bon dîner éclaire leur figure franches et braves, les mettant d’accord sur les questions épineuses.

— Mais ça commence à languir, — crie le grand Jacques — Sors ton violon, Lexandre et joue-nous des gigues et des reels

Les filles et les garçons se lèvent comme mues par un ressort et tandis que Lexandre gratte son instrument pour l’accorder, aux zings zings précurseurs ils partent en danse et le musicien doit les rattraper. Mais quelle secouade vertigineuse. Ce n’est plus la valse au tangage rythmé, la valse berceuse où l’amoureux ose à peine serrer sa compagne sur son cœur ; c’est une mer effrénée, agitée de remous, échevelée par un vent de folie, une bacchanale grandiose et sauvage. Ce Jacques est à peindre. Pour mieux battre les entrechats, il enlève son habit ; dans ses bras vigoureux il fait tournoyer les jeunes filles, qu’il laisse tout étourdies, haletantes et fripées. L’aile de pigeon, les quadrilles, les brandys, les reels, n’ont plus de secrets pour lui. Il scande ses pas d’un petit cri de la gorge ressemblant au son fluté du vent, et l’assemblée haletante bat des mains pour exciter son ardeur. La tête rejetée en arrière, il danse avec une grâce étrange. Ses cheveux bruns, retombant en boucles sur son front large, volent au vent de la danse.

Par une déchirure du ciel sombre, l’astre se montre jetant des rayons d’or sur cette fête champêtre. Et dans l’apothéose de cette fin du jour, ce tableau apparaît resplendissant de beauté. Les petites filles de la ville font-elles la comparaison entre cette splendeur et la pâleur des lustres des salons, entre cette gaieté franche et la grâce maniérée des danseurs de mazurques et de valses ? Non. Cette poésie naturelle des choses leur échappe, puisque l’une d’elles, étouffant un bâillement, dit à sa compagne :

— Enfin, la journée s’achève !

— On ne m’y reprendra plus avec leur histoire de « sucres ».



HISTOIRE D’UN LILAS


Racontée par lui-même.


Le gai printemps est mon Parrain :
Ma Marraine, la chaude brise.
Je naquis derrière l’église,
Aux vocalises de l’airain.
Les pommiers jetaient des dragées
Aux petits morts sur leurs berceaux ;
Dans les nids chantaient les oiseaux
Balançant les branches chargées !

Mais une mortelle langueur
En mes veines glaçait la sève,
Les blancs pétales de mon rêve
S’effeuillaient en leur pâle fleur !
L’aurore du dernier matin
Tombait dans le fatal clepsydre
La mort, cruelle comme l’hydre
Buvait la rosée en mon sein !


Je vis paraître un blanc cortège
Enfants de chœur, prêtre en surplis,
Cercueil, enguirlandé de lis,
Le goupillon… pieux manège,
Qui calme et bénit la douleur.
On fit une fosse béante,
Et sur ma racine mourante,
On coucha le mignon dormeur.

Ô ciel !… une sève nouvelle
Court et bouillonne en mes rameaux,
Je tire la vie immortelle
De la chair grise des tombeaux.
Étrange loi, le suc morbide
Soudain se change en élixir !
Vie !… Es-tu fille du zéphyr,
Ou bien sœur de la mort livide ?…

Souvent une femme endeuillée
Vient s’agenouiller et pleurer.
Elle dépose un long baiser
Sur le marbre du mausolée !
Mère, si je pouvais te dire
Le mot du mystère divin :
L’âme exhale son doux parfum,
Ton fils aimé vit et respire !

Éternelle création !
Après l’enfant, la fleur et l’ange.
Ô mère, et tu sais de la fange
Tirer un immortel rayon !
Que ne puis-je faire neiger
Mes fleurs aux teintes d’améthyste,
Sur le sentier parfois si triste,
Où tu poses ton pas léger !

Pardessus le grand mur de pierre,
La tête blonde d’un gamin :
— « Le beau lilas ! Oh ! quel butin
Dégarnissons le cimetière
Les morts n’en diront rien, Ninette.
Tiens, attrape !… Est-ce assez ?… Encor.
Vite emportons notre trésor !
Faisons bouquets, chapeau, cornette »


Le lilas dépouillé gémit :
Dieu, lamentable destinée,
La fleur que tu m’avais donnée
Sera fanée avant la nuit !
Foulée aux pieds de ces bambins
Et puis jetée à la voirie !

 

Je sais plus d’une âme flétrie
Par de moins innocents larcins.



LE DÉMÉNAGEMENT



LE déménagement, qui met sens dessus dessous la grande cité, trouble l’harmonie des foyers, démolit la presque totalité des nids montréalais, en voici poindre l’aurore. Certains l’appellent de leurs vœux. D’autres l’appréhendent cruellement.

Mystère de l’atavisme !

Vingt siècles de civilisation n’ont pu mater le bohème, le nomade, qui dort dans l’homme. Il s’éveille aux premières caresses de la brise printanière : le vague des horizons lointains le tente, la vie libre des champs l’hypnotise, il suit d’un œil d’envie l’oiseau qui va cacher son nid dans le touffu des bois. Le besoin de promener ses pénates l’obsède, il rêve d’aventures, de nouveaux sites.

Voyez passer ces hautes voitures bondées de meubles ; ils vont cahin-caha, pêle-mêle, étonnés de se trouver ensemble. On dirait une roulotte de tziganes : les gosses, sont couchés dans les matelas, perchés sur le haut des armoires. La mère ne tient pas en place : Mon Dieu prenez garde de heurter le buffet ! — Oh ! vous avez failli casser la glace ! — Songez que ces pauvres meubles représentent tant de sacrifices, tant de privations !

Les secrets de l’intimité sont brutalement étalés, les passants, examinent curieusement les fauteuils éventrés, les chaises boiteuses. — L’homme insouciant, lui, chante tout le long de la route. Il est heureux !… Il déménage !… La femme sera meurtrie ce soir de toutes les bosses de son mobilier ! On s’étendra par terre, les montants des couchettes ne s’adapteront plus aux planches. Le pain, les peignes, la boîte à cirage, les chaudrons se promèneront dans une touchante concorde ! N’importe, l’année suivante, on déménagera encore ! Ne riez pas ! Vous n’avez pour vous en assurer qu’à regarder le nombre stupéfiant des maisons placardées : À louer !

Que de mélodrames, de vaudevilles, de scènes navrantes ou bouffonnes le retour annuel d’Avril remet à l’affiche !

C’est une touchante idylle brusquement interrompue par un propriétaire impitoyable (cette gent est sans pitié !) On s’est connus au printemps dernier : il est étudiant, la petite, chiffonne des bonnets. Une douce intimité s’établit vite entre voisins. Le soupirant chaque jour guette la frimousse éveillée de la jeune fille qui lui sourit dans la mousseline des rideaux, lui envoyant un baiser du bout de ses doigts effilés. — Elle détache l’unique fleur d’un géranium, orgueil de son humble logette d’ouvrière, et la jette au jeune homme ravi. Il la couvre de baisers, et la retourne avec adresse vers le châssis. La fleur messagère et complice, voyage ainsi d’une fenêtre à l’autre, ramenant et portant des aveux discrets, des soupirs, des caresses ! De blancs mouchoirs s’agitent à droite, à gauche, sur les yeux, sur les lèvres, dans une télégraphie mystérieuse, qu’eux seuls comprennent !

Un petit billet s’accroche au bout d’un long fil blanc. Joyeux, l’étudiant va s’en emparer. Mais la friponne l’attire à elle, l’abaisse, frôle le nez, la bouche, de son amoureux, et le hisse tout à coup, lorsqu’il va le saisir ! Avec sa grâce féline, on dirait une petite chatte blanche, jouant avec une souris ! Quel gracieux manège, la patte de velours agace, égratigne, prolonge le supplice de la victime, avant de la croquer !

Un beau jour, le cœur de l’étudiant se prend à ce fil blanc, traîtreux appât de l’ingénuité. Revanche du chaperon rouge, le loup est mangé par la petite fille !

Pauvre garçon ! Comme tous les étudiants, il a plus de cœur que d’argent ! Le propriétaire, peu sensible au roman que feuillettent nos amoureux, intime au Roméo l’ordre d’évacuer la chambre au plus bref délai !

Et la petite amie ? Elle reste là-haut. Il ne la verra plus chaque matin !… Son cœur se serre à la pensée de l’adieu ! Quel sera le nouvel occupant de son logis ? Un autre étudiant !… Le châssis s’ouvrira-t-il encore pour laisser tomber une fleur et un sourire ?… Et le petit fil blanc !…

Lui, qui a vu, sans pâlir, le scalpel du praticien fouiller les cadavres de ses semblables, le bistouri lacérer la chair vive, il tremble à l’idée de perdre celle qu’il aime, car il sent au moment du départ combien elle lui est chère.

Enfin ! je vais me débarrasser de ce chien de malheur, qui hurle toutes les nuits. Que la foudre pétrifie les vieilles filles anglaises qui gardent leur caniche enfermé dans leur chambre pour la protection morale de ces poor little things ! Ah ! mon moral, à moi, est-ce qu’on s’en préoccupe ? Je jure et je tempête comme un lutin dans l’eau bénite ! C’est vrai que si j’étais un animal, on aurait des égards. Et le jour, c’est encore pis ! Mon voisin d’en face est un professeur de chant, qui prépare des élèves pour le conservatoire ! Dieu, quel charivari ! Quelles lamentations, à faire pâlir celles de Jérémie. Des cris partent de je ne sais quelle profondeur, et montent, montent, à n’en plus finir ! — Plus fort ! Plus fort clame le maître… Et je me bouche les oreilles, je m’enfonce la tête dans les oreillers, sans pouvoir leur échapper, les monstres !…

Ce gentil personnage, vous l’avez deviné, est un vieux garçon. Au contraire des oiseaux et des poètes qu’un rien fait chanter, le moindre bruit lui crispe les nerfs. Il grogne et piaille, continuellement ! Mais il se garde bien de vous dire qu’il charme lui-même ses loisirs par des mélodies sur le trombone et que les voisins ont signé une requête adressée au Conseil de Ville pour l’expulser de la rue.

Un mois, à peine, s’est écoulé depuis que les cierges funéraires de la chambre ardente se sont éteints, et que les tentures de deuil recouvrant les murs clairs et les dorures des peintures, ont été arrachées par les croquemorts… Toujours un voile de crêpe s’étend sur ce petit salon coquet, dont les échos ont joyeusement retenti jadis de la gaîté des fêtes, de la sonorité des instruments, aux soirs de leurs bonheurs ! Hélas ! l’hôte de ce logis a disparu ! L’abandonnée, en pleurant, le retrouve partout. Les fleurs fanées, les cierges brûlés, ont imprégné l’air d’un parfum subtil qui semble l’âme du bien-aimé flottant autour d’elle. En passant dans cette porte, le lourd cercueil de plomb s’est heurté à la chambranle : son cœur en tressaille encore… Les pas étouffés des porteurs, le chuchotement des visiteurs, lui sont restés dans l’oreille. Six heures ! La porte s’ouvre !

— C’est lui, fait-elle ! Mais je deviens folle ! Mon rêve se fait chair. C’est une obsession, une hantise. J’y échapperai, je chercherai une autre demeure !

— Oui, va-t-en ! L’oubli viendra loin de cette maison, plaque sensible, qui a gardé l’image de l’envolé et te la renvoie sans cesse. Le froid de l’indifférence glacera ton cœur. Tu perdras, si tu veux, la mémoire de ces heures d’amour, où tremblante, tu criais aux étoiles le secret qui oppressait ton âme ! Tu n’as qu’à jeter au fond d’un tiroir cet anneau, où vos deux noms unis enchaînaient votre vie ! Détourne tes pas des sentiers connus ! Le spectre du passé te guette, il t’y ressaisirait !

Le souvenir s’alimente du parfum des fleurs, de la couleur des yeux, de la poussière du sol, d’une boucle de cheveux, d’un clair de lune, comme la flamme immatérielle, de la cire du cierge. Les plus nobles émanations de notre être s’imprègnent de matière : l’héroïsme, d’orgueil ; l’amour, d’égoïsme ; la charité, d’ostentation. Amants de l’esthétique pure, votre demeure n’est pas ici, allez louer ailleurs.



MASCARADE


FANTAISIE MACABRE



LA fanfare gronde sa musique fausse. Les portes du temple de la folie s’ouvrent avec fracas sous la poussée furieuse d’une troupe de masques qui s’éparpillent sur la glace blanche et pailletée, ainsi qu’un manteau d’hermine, d’où monte une légère buée, comme le souffle tiède d’une vierge endormie. Des lanternes chinoises pendues à des cordes balancent des reflets verts, rouges, jaunes, sur les spectateurs haletants qui trépignent d’enthousiasme à l’apparition de la cohorte fantastique, échappée, on dirait, d’une caverne de Walpurgis. Vision de cauchemar, hantise d’enfer qui nous martèle le crâne et l’encercle dans un anneau de fer. Un amalgame hideux de têtes maquillées, de faces enfarinées, de bouches agrandies, d’yeux en accents circonflexes, de personnages à faux nez, à bedons proéminents, tout cela grouille comme une fourmilière, rayant la glace d’éclairs furtifs en décrivant un cercle oblong. Des silhouettes vont et viennent, se prennent les mains, dans un mutisme d’ombre. C’est une poussée continue, une fuite, une poursuite suivie d’enlacements bizarres qui vous brutalisent : un Méphisto entraîne une blanche communiante. Le pan rouge du manteau et le tissu de gaz flottent à l’unisson dans le vertige de la course affolée.

Un disciple de Cujas, aux gestes cassés, droit comme un automate, blottit sous l’aile de sa toge un minois chiffonné de soubrette. Une marquise poudrée, taille fine et grand air, jette les cascades de son rire clair comme un bruit de pièces d’or dans l’oreille d’un pierrot blême, grand oiseau aquatique qui pirouette tantôt sur une patte, tantôt sur une autre. Une bayadère vêtue d’une jupe en tulle, les bras en guirlande, baigne sa gorge de lumières. Des fillettes ingénues, que déshabillent des costumes de chimères, seize ans aux fraises, qui sait !… De vieux Adonis, jambes grêles, épaules rentrées, têtes chauves sous des perruques blondes, yeux brillants à travers le velours du loup, poursuivent cette volée d’oiseaux blancs !

Les vers luisants des lanternes peintes mêlés aux lueurs blafardes des lampes voltaïques brûlent comme des torches mortuaires, donnant à ces faces ruisselantes de sueur, livides sous le fard, l’apparence des damnés de Dante. Évocation d’un sabbat antique, les lutins, les sorcières, dansent dans une ronde effrénée autour de l’étuve de flamme, aux cris des hiboux, aux sonneries des grelots, aux ricanements de crécelle des diablotins ! Ballet infernal, que conduit Lucifer, aux grondements du tonnerre, dans le flamboiement des éclairs.

Penchée au-dessus du patinoir, il me semblait qu’une odeur de soufre montait à la surface ; je croyais entendre des sifflements de vipères, des grincements de dents et des gémissements douloureux. Les couples s’enlaçaient plus étroitement, les griffes perçaient la peau des gants, les cornes se faisaient jour dans les tignasses blondes, les éclats de rire se terminaient en râles. Et, dans une fulguration d’incendie, un coup de vent terrible comme celui qui déchira le voile du temple de Jérusalem, balaya les pierrots, les nègres, les polichinelles, les bouffons, les histrions, les seigneurs, les personnages mythologiques, les marquises, les duchesses, les déesses, les muses, les Arlequines, les cartomanciennes, les Phoebé… qu’un rideau de fumée opaque déroba à mes regards.

Les lanternes s’éteignirent, dans le silence, avec ce qu’une mascarade laisse derrière elle : un souvenir confus de clameurs et d’oripeaux.

Je venais d’avoir une vision de l’humanité esquissant ses fantaisies chorégraphiques sur les grands patinoirs de la vie, dans sa course vers l’ombre fuyante du bonheur, vers les pendeloques des honneurs. Les girandoles de la gloire versent leurs menteuses clartés sur cette flamme dévorante où les papillons humains viennent se brûler les ailes. Société de masque : l’hypocrisie vêtue de la tunique de lin des vestales. La justice borgne et louche, derrière un bandeau, frissonne voluptueusement au froissement des billets de banque. La charité en robe légèrement transparente, retenue par une ceinture en diamants, distribue ses oboles sonnantes en présence d’une cour d’adorateurs qui loue sa générosité. La fausse dévote sème la zizanie en égrenant son rosaire…

Le vice précoce, l’âme défraîchie du viveur sous le masque d’un jeune homme de vingt ans. L’amour, cupidon pratique dirige ses flèches vers la carcasse rembourrée d’étoupe de la Richesse grêlée, bancale et méchante, radieuse sous le mirage trompeur de pièces d’or qui paillettent son manteau, dansent sur son front, cliquettent aux talons des chaussures satinées, s’agitent autour de sa tambourine. L’or, l’or, le masque du soleil et de l’étoile, le rayon, masque de l’Inconnu !…

Ah ! société de cabotins, de pierrots, de tartufes, tu disparaîtras dans un tourbillon, balayée vers le gouffre de l’éternité par la poussée des siècles lumineux !



LE MAL D’ÉCRIRE



UN certain chroniqueur a failli tomber dans le dithyrambe, samedi, en s’apitoyant sur le triste sort des femmes journalistes. Voilà, certes, un sentiment qui vous honore, monsieur, si, comme tout porte à le croire, il part d’un bon naturel. Mais, souffrez que je vous le dise, votre sensibilité semble s’égarer un peu : le métier de chroniqueuse, le seul auquel une canadienne instruite puisse aspirer, n’est pas si souffrant. Par ces temps de fanatisme, de loyalisme outré, on s’arrache une chronique presque sans dolor, comme crient les dentistes italiens. S’il exige, selon monsieur Boch, une déperdition de fluide vital, l’économie du système n’en souffre pas trop, car Dieu merci, nos chroniqueuses ont assez belle mine ! Il en est, je crois, des choses de l’esprit comme des trésors du cœur, plus on en donne plus on est riche : c’est le phénix de la fable qui renaît de ses cendres.

Le journalisme demande l’opération intellectuelle plutôt subjective qu’objective, c’est-à-dire que la matière de l’écrit est plutôt fournie par la pensée propre de l’écrivain que par les choses du dehors.

Évidemment, mais la mère inquiète qui va d’un châssis à l’autre, guettant le retour de son fils — « Ah que lui est-il donc arrivé ? Il n’a pas l’habitude de rentrer si tard… Un accident de tramway, de bicycle… Il a rencontré de mauvais amis qui l’auront entrainé, mon Dieu, on ne sait où… Il gît, peut-être en quelque coin, sanglant, inanimé… Oh ! si je savais, j’irais avant qu’il ait rendu le dernier soupir… sans voir sa mère, sans l’embrasser, une dernière fois !… » Et la pauvre femme pleure et se décourage. N’est-ce pas la pensée, qui a fourni la matière de ces désespérantes hypothèses ?… Et nul ne s’en inquiète… Elles se répéteront tous les jours avec une égale acuité, car l’imagination de la mère est d’une étonnante fertilité, sans pour cela, hélas ! que ses jours en soient avancés… Ignorez-vous ensuite, monsieur, que la femme est douée d’une passivité, d’une faculté d’endurance, si je puis dire, qui étonne, dans un organisme si délicat : où l’homme faiblirait, sa compagne se montre vaillante, tous les médecins vous disent ça. La souffrance est son élément, elle en vit, mais rarement en meurt ; elle s’y meut à l’aise comme le poisson dans l’eau ou la salamandre dans le feu !

Voyez cette jeune femme, on dirait une sylphide, tant sa démarche légère révèle un être presque aérien. Un souffle, il semble, peut la terrasser. Levée avec l’aurore, ses petites mains blanches ne craignent pas de se salir aux travaux les plus humbles du ménage. Elle trottine tout le jour, vive, alerte et gaie… C’est le balayage, le dîner à préparer, la toilette du bébé, le linge à repriser… Et, pas une plainte, pas un soupir de regret vers son enfance d’hier, insoucieuse et folle : fillette en jupe courte, les cheveux au vent, à l’éclat de rire sonore — les joyeuses escapades de l’écolière espiègle et tapageuse, les courses en traîneau… les robes de la poupée. Ce sont les cendres du passé qui tombent lentement dans le clepsydre de l’éternité.

Mystérieuse éclosion de la femme, phénomène constant de la nature : la naïveté, l’étourderie, font place à une douce gravité, à un sentiment inné du devoir, qu’elle embrasse avec une ardeur de néophyte !

Viennent l’adversité, les désillusions, la fuite des beaux rêves devant le prosaïsme de la vie, penchée sur le berceau de son enfant, l’avenir lui sourit toujours… dans son besoin d’amour et de dévouement !…

Pourquoi cette royauté de la douleur ! — Elle règne sur les deux hémisphères et réserve ses prédilections aux âmes d’élite… C’est le ciseau du sculpteur qui fouille la matière, et fait surgir le chef-d’œuvre du bloc informe… Ah ! Sainte Thérèse l’avait comprise quand elle répétait, extasiée : Ou souffrir, ou mourir !…

Toutes les transformations de l’être sont douloureuses : l’entrée de l’âme dans la matière au moment des naissances, le passage de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à la maturité, de celle-ci à la vieillesse, de la vieillesse à… Sait-on le dernier mot de l’énigme, les dernières formes que revêt dans l’éther le souffle puissant qui est nous ? … Garde-t-il dans un nimbe d’or les dernières vibrations de nos souffrances, de nos joies, de nos affections, de nos espérances, vêtement que l’âme emporte dans son voyage vers les étoiles ?…

Mais revenons sur cette terre, monsieur le chroniqueur. Sans doute que tout n’est pas rose pour celles qui veulent enfourcher Pégase, rétif parfois, ou dompter la muse, capricieuse, souvent ; mais quel métier est plus doux ?… Est-ce de courir le cachet comme maîtresse de musique… ? Est-ce d’user sa patience et ses nerfs à inoculer du français, de l’arithmétique ou de l’harmonie dans le sang lourd et paresseux de bambins mal élevés ou méchants ?… Demandez plutôt à la sténographe, obligée, à part son labeur, de subir le contact de personnages grossiers, sans pouvoir fermer son oreille aux propos salissants de ceux qui la paient… Voilà un champ assez vaste à explorer ! Votre sensibilité pourra s’y promener et verser son baume adoucissant sur bien des humiliations refoulées, sur des fiertés blessées, sur des douleurs cuisantes !…



ERIN GO BRAGH !


À Madame Els. Côté.




Éméraude, tu dors, dans l’écrin de feuillage,
Radieuse dans l’onde au chatoyant mirage.
Irlande, cher pays de vaillance et d’amour,
Nous te saluons tous, voici venir ton jour !

Grand, comme tes douleurs et beau comme ta gloire.
Orgueilleuse Albion, vois blanchir la nuit noire.

Briller la douce étoile, à la pâle clarté.
Relève ton front pur, toi la vierge celtique,
À genoux ! les bourreaux des martyrs de l’Afrique !
Garde ton noble sang, rançon de liberté !
Harpes vibrez ! Chantez les fiers fils d’O’Conell !



ALLELUIA



Ô durée éphémère des royautés ! Le hareng saur et la morue sont détrônés par le Bœuf gras ! Les étaux des bouchers ressemblent à des châsses : des guirlandes de fleurs en papier, des plantes et de la verdurette décorent les murs et les vitrines. On dirait une réminiscence des fêtes antiques en l’honneur du Bœuf Apis. L’agneau pascal, de droit, devrait être élevé sur le pavois. Mais il ravit peu de suffrages, sa chair rosée aux tendresses de bouton est trop mièvre ! Enveloppée d’une coiffe de graisse, blanche comme une béguine, sa délicatesse mystique tente peu les lèvres rouges des gourmands. C’est le bon boudin, c’est la gourgane, c’est le lard, c’est le jambonneau qu’il faut à tous ces affamés après une si longue abstinence ! Les beurres fondent leur gamme d’or, en même temps que la symphonie des fromages chante les splendeurs vernales, dirait un chroniqueur décadent.

Dans l’alignement des cages de volailles d’où la paille déborde, des poules avec des coricocos sonores pondent de jolis cocos pour les bébés bien sages, avec un sans gêne ! comme si elles disaient. Bonjour… Et le garçon en grand tablier blanc, la bouche en cœur, la voix onctueuse, le teint rose comme la couenne des petits cochons de lait qui dorment leur doux sommeil d’innocence dans un lit de jeunes laitues, de frêles rhubarbes et de microscopiques radis, demande d’un air engageant…

— « Que vous faut-il, encore. Madame ? »

Tout en agaçant le menton du bébé pour se rendre aimable il repousse du pied le chien qui saute dans ses jambes, pris lui aussi de cette gaîté flottant dans l’air !…

Les grandes mannes pleines de beaux œufs transparents se vident à vue d’œil pour la traditionnelle omelette de Pâques, l’omelette qui rissole dans la graisse avec de petits cris d’oiseaux gazouillants. La carafe et la pipe, mises en pénitence pendant quarante jours, reviennent en honneur. Ah ! Dieu sait que de joyeuses fumées vont monter en spirale des maisons en fête tandis que les cloches enrhumées par leur escapade dans les nuages, chantent sur tous les tons : Alleluia !…

Rien de nouveau sous le soleil, dirait le sage Salomon.

C’est encore et toujours la fête de la vie que nous célébrons à Pâques ! Le triomphe de la lumière sur l’ombre, dans l’ordre moral et physique. La sève monte sous l’écorce tendre des arbres et gonfle les rameaux. Une brise molle bat de l’aile sur notre front, chassant les pâleurs, les soucis et les chagrins. Les vieux quittent le coin de l’âtre, las de suivre les châteaux capricieux de la cendre braséante. La pipe éteinte au bec, ils suivent de leurs pauvres yeux clignotants la valse tournoyante de l’hirondelle. L’aïeule suspend l’ardeur de son tricot avec un vague sourire sur ses lèvres décolorées. Tous, dans un souffle large, les membres dégourdis, assistent à la résurrection de la nature et se plongent avec volupté dans un bain de lumière et d’air pur.

Sur le seuil des portes, les commères s’attardent en des confidences interminables, où se mêlent les cris des fillettes qui sautent à la corde, les frisures au vent. Les garçonnets jouent au moine et aux billes, se chamaillent, se talochent et se bousculent. Un bambin, une tartine à la main, se fait culbuter par un gros chien qui happe la tartine et se sauve.

Les chats, paresseusement étendus au soleil, sur le trottoir, ronronnent avec conviction, et les coqs chantent, et le chiffonnier file sa traînante mélopée : Guenilles, bouteilles à vendre !…

Là haut, dans la chambre vide, ouvrant sur la ruelle où pourrissent les déchets de l’hiver, une pauvre malade a tressailli. Le souffle du renouveau vient de courir sur ses tempes. Un coin de ciel auréolé d’or tombe sur son lit par la crevasse du plafond.

— « Je me sens mieux, » dit-elle, en mirant au soleil ses mains transparentes, et un flot de sang pourpre colore sa joue décharnée.

Pâques, c’est aussi le messager des amours ! Il n’y a pas que les buissons à fleurir. Les femmes ont arboré leurs chapeaux en paille claire, leurs robes voyantes. Leurs lèvres comme des bourgeons, craquent et s’épanouissent au soleil : tels des coquelicots.

Dans l’orchestre mystérieux, bien qu’aucun maître ne donne l’attaque, tous entonnent avec un ensemble admirable l’opéra du printemps. — Mais un chant plus doux domine les cuivres et les cordes, comme une mélodie où tremblent des larmes : l’amour.

L’aïeule, déposant un baiser sur le front de sa petite fille, le matin du jour de l’an, lui a soufflé à l’oreille :

— Et je te souhaite un petit mari à Pâques !

Nous sommes à Pâques ! Anges du ciel, étendez vos ailes sur les amoureux, protégez-les ! Alléluia !

D’où vient que des notes discordantes sonnent dans le grand concert de la nature ? Des grincheux s’obstinent à bouder la bonne vie, à lui faire la lippe. Ils voudraient briser sur le sol la coupe d’ambroisie que l’Éternel mit en leur main, parce que le divin nectar s’est changé en fiel sur leurs lèvres. Mais si les femmes et les hommes trompent, l’amour, lui, ne trompe pas. Le soleil ne se fâche jamais, le ciel a toujours des fraîcheurs pour calmer les fièvres de l’âme.


Quand tout change pour toi la nature est la même
Et le même soleil se lève sur tes jours !

LAMARTINE.

Toi-même, miséreux, sans asile, sans amour, quand viennent les beaux jours, que le palais des forêts verdit, que les nids poussent sur les branches, qu’il pleut des baisers et des caresses sur ton front libre et fier, que sur la table des gazons fleuris tu étales ton maigre dîner, c’est toi, le roi de la nature, toi, pour qui tout s’éveille et chante. Écoute germer la vie et pousser les graines ; aspire à pleins poumons les parfums de la sève, n’envie pas l’air lourd des boudoirs capitonnés, où couvent les pensées malsaines, les dégoûts de l’existence, les projets de suicide et de tyrannie, sois content de ta royauté !



Les dames patronnesses de la St-Jean-Baptiste



LES membres distingués de l’Association Saint-Jean-Baptiste ont compris que l’influence féminine est le grand levier de toute œuvre sociale, aussi ont-ils résolu de mettre à profit ce fluide magnétique, insinuant, intangible, mais tout puissant que dégage le cœur de la Canadienne, afin de pénétrer de chaleur la plus belle œuvre qui soit au monde : l’évolution intellectuelle de notre race. Les plus timides se troublent et se demandent comment ce grand mystère s’opérera, comment le souffle progressiste, passant par leur bouche rose, pénétrera les énergies endormies des masses ? Ce que femme veut, Dieu le veut. Les Marguerite Bourgeois, les Mance, les Mme d’Youville, de la Tour, etc., disent par leurs œuvres que lorsque le patriotisme ou la charité l’anime, la femme devient l’instrument des plus hauts desseins de l’Éternel. L’élite de notre société montréalaise a chaleureusement répondu à l’appel des directeurs de la Saint-Jean-Baptiste. Bientôt, comme sous la baguette d’une fée bienfaisante, notre métropole sera dotée d’un institut qui deviendra sa gloire en même temps que le salut moral de nos femmes du peuple. Toutes auront droit de venir rompre le pain de la science dans le temple érigé par la nation canadienne. Assises au même banc, l’ouvrière, la grande dame, la servante, l’élégante, pour quelques heures du moins, oublieront les distinctions sociales qui les séparent depuis tant de siècles : ce sera le réveil des agapes chrétiennes.

Une société qui compte parmi ses directrices. Mesdames Béique et Dandurand, est assurée de pouvoir faire face à la confiance que l’on place en elle.

De la première, je ne dirai qu’un mot ; sa modestie m’interdisant le plaisir de rendre hommage à ses qualités du cœur et de l’esprit. Madame Béique est la digne fille du spirituel savant dont nous gardons un souvenir attendri : M. Dessaules. Son amour filial acceptera ce discret éloge plus flatteur dans sa brièveté que tout l’encens qu’un thuriféraire adroit pourrait brûler à ses pieds. Parce qu’on peut toujours s’enorgueillir avec raison de continuer les traditions glorieuses d’un passé, si aimé, parce qu’il tient encore à soi.

Madame Dandurand est l’écrivain connu dont la plume virile et la vaillante attitude ont réclamé les droits de la femme, entre autres, la liberté pour elle de penser autrement que par des cerveaux masculins. Le féminisme n’a jamais eu de défenseur plus ardent, et la cause de l’éducation, plus dévoué promoteur. Aussi, nous devons bien augurer des résultats merveilleux qu’obtiendra la nouvelle association, au point de vue intellectuel.

Voici les noms des dames constituant le comité d’administration :

Mmes L. O. David, Louis Beaubien, René Masson, Damien Rolland, G. Baby, L. J. Tarte. Henri Taschereau, L. Gouin, C. P. Hébert, J. O, Gravel, V. Berthiaume, L. J. A. Surveyer, C. Gagnon, O. Faucher, Henri Archambault, L. E. Geoffrion, P. Bruchési, J. P. Beauchamp, U. H. Danduraud, D. Parizeau, J. X. Perreault, Dumont Laviolette, L. E. Beauchamp, G. Langlois. Sauvalle, Jules Laberge, P. Laberge, P. A. Roy, J. B. Beaudry, J. P. Rottot, A. Turcotte, etc. Mesdemoiselles Victoria Cartier, Barry (Françoise), Bélanger (Gaétane de Montreuil), Gleason (Madeleine), Lesage (Colette), Papineau, Éva Circé (Colombine).

— Encore une utopie féministe, me disait un aimable railleur. Décidément nous tombons en quenouille : nous ne marchons plus que sous la blanche bannière de ces dames !… Qu’est devenu le temps où de leurs doigts blancs elles tissaient l’étoffe du pays et les belles catalognes à rendre l’arc-en-ciel jaloux !

— Ah ! monsieur, les temps ont filé. À qui la faute, si les cardeuses, les tricoteuses, les tisseuses mécaniques ont détrôné le rouet et le métier ? — Au temps !… Au temps !…

Revenons à ce qui vous inquiète. Ce fantôme blanc dans l’air, vous ne venez donc que de l’apercevoir ! Mais le drapeau féministe s’agitait à la tourelle des castels quand les croisés allaient à la conquête de la Terre-Sainte. Il flottait au dessus des régiments, et le soldat mourait en lui envoyant un baiser. Il claquait, joyeux dans le vent, au couronnement du roi à Reims ; il réveille la France à son antique chevalerie, et toujours il porte haut la charité et le patriotisme. Aujourd’hui, le blanc étendard se dresse dans le ciel pour ranger sous son égide toutes les affamées de lumière qu’un sort cruel a laissées dans l’ombre.

D’abord, le torrent du féminisme surgissant des siècles de barbarie a effrayé l’univers par son fracas. Le flot tumultueux déracinait les jeunes pousses, jaunissait l’herbe veloutée, faisait s’enfuir les craintives hirondelles ! Mais plus bas, il s’élargit, se calme gentiment, jase avec les nénuphars ; il devient le grand fleuve régénérateur qui porte la fertilisation dans les champs. Les poètes et les écrivains l’avaient raillé ; ils le chanteront demain et l’Église bénira sa douce influence. La femme révoltée de l’infériorité morale dont on la flétrissait a voulu prouver sa personnalité dans la littérature, dans les arts ; elle y a réussi. Une noble fierté illumine ses traits ; elle peut dire à son compagnon de vie : « Vois, je suis ton égale. Tu peux m’aimer, je suis une âme et non pas une poupée automatique, comme tu disais. »

Et la toge, l’hermine, le bonnet carré, ont été jetés aux orties. Voilà comment finissent des guerres de femmes, par des baisers, par une étreinte plus resserrée autour de votre cou, messieurs. Jamais la femme, même écrivain, n’a voulu abdiquer sa royauté au foyer. Quelqu’un demandait à l’illustre et charmante Madame Stowe comment elle avait écrit « lOncle Tom. »

— Monsieur, en faisant le pot-au-feu de ma famille.

N’oubliez pas, messieurs, que le but poursuivi par la Société des Dames Patronnesses de la St-Jean-Baptiste, doit être bien vu de vous, car il vise votre bonheur.

L’homme s’est échappé de sa chrysalide, il volète, libre et fier, vers les hauteurs. La femme à son tour doit briser le cocon d’ignorance et de servitude morale qui la tient prisonnière, si elle veut suivre son compagnon ailé dans l’espace. L’homme sorti du creuset de vingt siècles civilisateurs a le droit d’exiger une compagne qui lui ressemble.

N’est-ce pas qu’il vous faut plus et mieux que le verbiage d’une coquette sur la dernière création de la mode, le scandale du jour ou les méfaits de la bonne ?… N’avez-vous jamais éprouvé un sentiment de solitude auprès d’une personne aimée, mais qui ne sait vous comprendre. Cette tristesse d’être si près l’un de l’autre et de rester étrangers. Vous venez de lire une page de maître, une émotion intense vous remue, vous cherchez une main à presser, une voix qui fasse écho à la vôtre, lorsque vous vous écriez : Que c’est beau ! Mais un regard vague, une figure distraite, glace sur vos lèvres les explosions de votre enthousiasme. Si l’on recherchait les causes de la désertion des foyers, on y trouverait presque toujours la même : l’ennui. Les clubs, les maisons de jeu, les estaminets, ces dévorantes fournaises de nos grandes villes sont alimentées par les désillusionnés, les blasés et les spleenitiques.

Non, quoi qu’on dise, on ne peut étouffer l’idéal. Les raffinements de la société moderne, les merveilles du luxe, tout ce que l’art a pu créer pour faire d’un boudoir une miniature d’Éden, ne peut combler cet inextinguible soif de jouissances affinées que l’âme rêve toujours plus ardemment. La matière, esclave, a voulu être reine, mais l’esprit a chassé l’intruse, il lui a dit : C’est moi qui commande, je suis le bon enchanteur qui d’un coup de baguette convertis la mansarde en palais, le chaume en lambris d’or. Le front que je touche devient rayonnant, soudain auréolé d’un diadème plus brillant que celui des souverains. Ce que j’enfante ne meurt pas. Les vers du poètes, d’autres les rêveront demain. Si le génie les anime, l’immortalité les revêt déjà. Comme le soleil fixe sur une feuille blanche les traits effacés d’une personne disparue, ainsi l’âme de l’univers garde stéréotypée dans les mots, la pensée de tous les grands disparus dont les noms chanteront toujours à nos oreilles : Virgile, Homère, Shakespeare, Le Dante, Hugo, Zola ! Puisque tout ce qui demeure des empires évanouis, des races éteintes est le souffle divin des poètes et des écrivains, faisons en sorte que notre race vive à jamais.

La matière première, chez nous, est d’une richesse inouïe. Que de trésors inexploités dorment dans l’obscurité ! La race canadienne est ardente, généreuse, impressionnable, elle a de merveilleuses aptitudes pour les sciences et les arts. Son jugement est solide, son esprit brillant, que lui manque-t-il pour arriver à devenir la plus grande nation du monde ? — Vous l’avez pressenti : Une pépinière où la jeune fille recevra l’alimentation intellectuelle que, plus tard, devenue mère, elle réchauffera dans son cœur avant de la donner en becquée aux petits.

Mais il faut le concours de toutes les femmes canadiennes à cette œuvre éminemment patriotique. De même que toutes les petites vagues se coulant les unes dans les autres finissent par creuser un lit immense qui s’appelle l’océan, ainsi l’union de toutes dans une même pensée humanitaire pénétrera de force ce rêve sublime, de conduire le peuple vers le bonheur, par les sentiers de l’honneur et de la science.



ESTUDIANTINA

LE BÉRET

Lorsque le blanc manteau
De la Vierge Hivernale
Coule en larme d’opale
Au noirâtre ruisseau,
Comme un gai perce-neige
Le béret des Laval
D’un sourire estival
Rayonne en l’âme allège.

Sous son béret de brume,
Le printanier soleil
Au champ donne l’éveil.
La forêt se parfume :
Et l’onde baptismale
Lave le ciel d’azur ;
Le jour se lève pur
De l’aube nuptiale.


Et le printemps sournois
À l’étudiant qui flâne
Le nez au vent, l’air crâne,
Montre un gentil minois.
Cligne de l’œil — murmure :
« Les livres sont bien lourds !
Ah ! vivent les amours !…
Le soleil !… la verdure !…

Dans sa toge azurée,
Le Printemps jouvenceau
Cache du renouveau,
L’espérance dorée :
Le chant des oiselets,
La moisson ondulante,
La source gazouillante,
Le rire des bluets !…

Toi, jeunesse étudiante,
Floraison des Avrils
Crains les poisons subtils
Flétrissant l’âme ardente.
Quand la bise morose
Effleure les bourgeons…
Neigent sur les gazons
Des folioles roses !…

Ô béret des Laval,
Symbole de vaillance,
Qu’on insulte à la France
Tu donnes le signal
De la vengeance sainte.
Étudiant sans faiblir,
Tu sais vaincre ou mourir
Et parler haut, sans crainte.

Ô béret des Laval,
Étoile rayonnante.
Je vois ta flamme errante
Émerger de l’astral.
Hélas ! plus d’une étoile,
Luciole d’un soir.
Croule en l’abime noir
Que le mystère voile !


Docteur ou magistère,
Sous le bonnet carré,
Meurt l’idéal sacré,
Les plis du front austère
Voilent le pur flambeau.
Et le glorieux rêve
Pleure sa fuite brève
Ainsi qu’un vol d’oiseau !

Que t’importe, Étudiant,
Avant que l’astre sombre
Au vaste océan d’ombre
Anime le néant
D’un fugitif rayon :
Aime la Poésie,
La Femme et la Patrie…
Creuse au ciel ton sillon !



LE BARDA



COMME Monseigneur le Printemps envoie des hérauts ailés avertir de son arrivée prochaine, les braves petites ménagères se hâtent de faire leurs maisons coquettes, pour fêter l’Hôte désiré. Il faut les voir, la robe retroussée, les bras nus, la natte embrouillée, le nez bourré de poudre noire, la mine débraillée et l’air affairé, promener le balai et l’époussetoir dans tous les coins. Telle jeune femme timide, au fin profil de camée, prend des allures de virago, des mines rébarbatives de vieille sorcière, à la voix cassante et dure, quand l’horloge du temps sonne l’heure du grand barda, selon la pittoresque expression canadienne, laquelle blesserait le tympan délicat de notre correcteur national, mais elle peint si bien la désolation du chaos, enfant légitime du bon ordre et de la propreté. Le barda ! Une eau forte parlée, dirait Richepin.

Si les maris voient poindre avec une certaine appréhension cette ère d’anarchie, les petits, eux, sont aux anges ! Le grand plaisir que d’être toujours guindés dans un grand collet raide comme un bardeau, ou pris dans une blouse empesée et d’aligner tranquillement des soldats de plomb sur une table. Vivent la liberté, la tignasse emmêlée, la grève avec l’essuie main et le peigne, les deux belles chandelles qu’on laisse se figer sous leur nez rose !

On sait le mot de Louis XV, enfant, mot à image qui caractérise si bien la bohème ingénue. Le grand ennuyé ennuyant, que fut le « Bien-aimé », était déjà rongé par la mélancolie, à l’âge où l’on joue aux billes et au volant. Accoudé à une fenêtre, il disait aux grands seigneurs, aplatis à ses pieds, en leur montrant une grande flaque d’eau noirâtre… « Moi, pour m’amuser, je voudrais m’aller rouler dans cette belle crotte. »

Il devait pourtant s’y vautrer un jour dans cette fange sans y trouver, hélas, la félicité rêvée !

Pauvre gamin royal, que le poids de la grandeur écrasait déjà ! Nos mioches, au moins, une fois l’an, échappent au carcan de la contrainte et de l’étiquette. Voyez ces trois bambins, agenouillés dévotieusement devant une cuvette remplie d’eau, l’aîné fait naviguer de petits bateaux en papier, pendant que Bébé, gravement passe à la lessive une horloge en bronze doré, et mademoiselle Fifine, enfin peut baigner sa poupée ! Qui pourrait dire l’ivresse contenue dans ces trois mots : Jouer dans l’eau ! qui résument toutes les aspirations de bonheur des petits !

Pendant ce temps, la mère et la fille se concertent dans le salon, tout en flattant du tablier un superbe instrument en acajou, sur lequel mademoiselle brise des arpèges, roule des variations d’un bout à l’autre du clavier modulant des romances sentimentales, comme : « Ce que l’on souffre quand on aime » — « Connais-tu le pays » — « Tes blanches mains pressaient les miennes », etc., qui entortilleront le cœur du futur.

— Dis donc, Foubournia (authentique) si l’on plaçait le piano à l’autre bout de la pièce… On le verrait si bien en entrant.

— Oh ! maman, j’y pensais justement !

Abondius (authentique) pauv’chien, viens donc nous aider !

Pauv’chien laisse en rechignant ses journaux.

— Où c’est, que vous voulez mener cet éléphant !

— Là ?

— Bon ensemble ! Han ! —

Le piano a remué.

— Ouf ! je n’en puis plus ! fait le forçat de l’amabilité conjugale, en s’épongeant le front.

— Reposons-nous !

On halète, on se reprend encore ! À bout de han !… et de force « Bref l’attelage, suait, soufflait, était rendu ». Le piano, enfin, touche l’endroit convenu. La mère se met à distance pour juger de l’effet. Foubournia esquisse une moue significative, monsieur légèrement inquiet de ce silence :

— Au moins vous êtes contentes ?

— Pauv’chien, ne… sois pas fâché… mais… je crois qu’il était mieux comme avant ! Hein, fillette !…

Abondius s’écrase dans un fauteuil.

Tiens chérie, cours donc après ce grain de poussière qui s’envole là-haut ! Ah ! il vient de se poser sur le cadre…

— Méchant, va, tu ris toujours, toi ! Pendant que ta petite femme se donne tant de mal pour tenir notre logis propre, reposant. Le soleil, en filtrant à travers des vitres bien claires, éparpille des pierreries dans les cristaux, tandis que ces rideaux roses dans notre chambre, mieux que les blancs d’hier, jettent sur les meubles une teinte douce de pastel.

— Oui, oui, mais en attendant tu ressembles à un fusain. C’est juste, au lieu de rire, je devrais pleurer. Ce matin mon chapeau est tombé dans un seau de céruse, la nuit dernière, j’ai failli me défoncer le crâne sur le mur. L’idée aussi de ce déplacement de couchette ! J’étais perdu comme dans un labyrinthe… En cherchant la ficelle d’Ariane pour m’orienter, je saisis à temps la rampe de l’escalier, où j’allais dégringoler… Ce n’est qu’un homme à la mer !…

Qu’est ce donc ce cyclone qui passe dans nos maisons ! abat les cadres, décroche les rideaux, soulève les tapis !… Sans compter que je meurs de faim, il me prend des vertiges !… Est-ce manger, que de grignoter un croûton de pain, avec un peu de fromage et de saucisson sur un coin de table, en compagnie de bibelots, de jardinières et de pots à tabac ?… Eh mon Dieu ! j’ai tort de me plaindre, ce pauvre X** est encore plus misérable que moi !… Sa femme, méticuleuse à miracle, a su forcer l’imbécile à se confesser et à se purger en même temps qu’elle faisait son barda, histoire d’en finir tout à la fois ! Il a tenté une timide protestation :

— Ma chère, tu veux rire, mon âme et mon corps se portent bien, plus tard… nous verrons !…

— Tut ! Tut ! c’est le récurage général. Il dut céder : se confesser et se purger… Oh ! les femmes, les femmes ! quand elles ont martel en tête…

— Ingrat ! Ingrat ! sanglote la pauvre petite, perchée sur son échelle. Et les larmes noires de la première brouille tombèrent dans le seau d’eau sale, placé sur la tablette en dessous de l’escabeau.

L’homme a tort et la femme, raison. C’est évident. La vie n’est pas une aquarelle : un ciel toujours pur, une rivière qui semble dormir, un gazon proprement lavé, où de grandes traînées lumineuses tombent de la paix des montagnes bleues. Un philosophe devrait accepter l’existence avec sa double face blanche et noire, chanter la symphonie en gris, avant l’alleluia pascal. Mais, il faut aussi prendre en pitié le pauvre compagnon de votre vie, il revient le soir si fatigué quand les chiffres, tout le jour, ont dansé devant ses yeux rougis ; si ennuyé, quand des clients l’ont tenu des heures durant à écouter leurs balivernes et leurs doléances mensongères, si écœuré de cette boue d’agiotage, de duperie et de mesquinerie qui s’attache à ses pieds et les alourdit. Il doit trouver, comme antidote, l’intimité facile et douce du foyer ; cette pénétration continue, qui de deux êtres n’en font qu’un, ce sourire affectueux, qui console de tout, même de vivre.

Craignons que s’il ne le trouve chez lui, il aille le demander ailleurs. Une soirée hors du foyer, peut jeter un homme bon, sensible, mais faible, dans l’engrenage du vice ; quand un doigt est pris, tout le corps y passe !

Comment donc concilier ces deux choses qui semblent incompatibles, ordre et propreté ? En observant la morale du rat de Lafontaine :

Patience et longueur de temps,
Font plus que force ni que rage…

L’entretien hebdomadaire de vos tapis et de vos meubles ; l’ordre minutieux de chaque jour vaut mieux que de laissez amonceler la poussière.

Voyez, l’Éternel, d’un seul coup de baguette eut pu faire surgir le monde du néant, il a préféré consacrer des millions d’années à sa formation pour nous apprendre, sans doute, que la perfection n’est pas de faire vite, mais, bien, le moindre de nos actes, en éloignant la précipitation, ce coup de vent dévastateur !



LE VIEUX CÉLIBATAIRE


L’ennui descend sur lui comme un brouillard d’automne,
Que le soir épaissit de fils mystérieux ;
Un ennui blême et lourd s’égrenne de ses yeux,
Il tombe goutte à goutte, amer et monotone.

Assis au coin de l’âtre, il regarde sans voir
Un château fantastique aux braséantes frises
Qui croule tout fumant, parmi les cendres grises,
Comme ses rêves d’or, d’un printanier espoir.

Ah ! pouvoir ressaisir les heures disparues.
Ces souvenirs errants au jardin du passé
Dont son être vieilli reste à jamais blessé.

Fins profils vaporeux, vagues formes vécues,
Défilent dans son cœur, à tous les vents ouvert.
Vide et mélancolique ainsi qu’un nid désert.



QUÉBEC


Seul le français ou l’aigle pouvait concevoir l’idée de percher son aire à la pointe du Cap Diamant couronné d’un béret de nuages flous, site merveilleux d’où l’œil se perd dans l’infini des horizons. Debout, sur cette haute cime surgissant des rochers, baignés dans le ciel qui plane sur nos têtes, à nos pieds, partout, une félicité supra-terrestre s’empare de notre âme, un amour du beau et de l’idéal la transporte aux plus pures régions de la poésie. De même que la sibylle grecque était prise d’inspiration en montant sur le trépied magique, en gravissant la ville de Québec, nous sentons les affinités matérielles de notre être se volatiliser, tant il est vrai que les hauts sommets, physiquement et moralement, nous rapprochent du ciel. L’Olympe, le Parnasse, le Sinaï, le Nebo, le Golgotha, ont été, tour à tour, l’habitacle de la poésie, de la divinité dans leurs phases glorieuses et douloureuses.

Pénétration réciproque et mystérieuse de l’âme et des choses, nous empruntons souvent la teinte de nos idées, la couleur de nos impressions au milieu dans lequel nous vivons. Ce panorama unique. Cette poésie des lieux s’identifie, s’incorpore à notre esprit. Il devient facile de reconnaître la couleur Québec à certaines productions littéraires, lesquelles en restent comme imprégnées. Dans cette ville suspendue en l’air, on n’a qu’à se laisser vivre en ouvrant les yeux et la bouche pour être poète. L’on ne s’étonne plus après avoir vu la vieille cité française, que le vieux Champlain en ait fait le dépositaire des principes de chevalerie française, de l’honneur de la foi des ancêtres qu’il voulait transmettre intacts à ses fils : le vieux dragon de pierre veille sur son trésor avec un soin jaloux, les briseurs d’idoles, les vandales d’outre mer s’useraient les griffes à vouloir escalader la vieille forteresse : Québec ne rend pas ce qu’il garde. »

On vante tous les jours le Québec commercial actif, avec sa ligne régulière de maisons modernes qui s’éveillent en souriant au côté du vieux Québec. Mais je demeure pour l’ancien, si curieux par son architecture démodée, ses pignons en mitres d’évêque, ses portes-forteresses, sa vieille citadelle, ses rues étroites, tortueuses, sombres qui montent à pic et descendent en escarpements. Quelques-unes des maisons en pierre grise ont leurs châssis encore carreautés de petites vitres enchâssées dans un mince treillage de plomb. Sa vieille basilique écrasée, toute grise en dehors mais rayonnante en dedans comme un ostensoir. Et pour compléter l’illusion d’être une ville d’un autre siècle, on voit des calèches errer mystérieusement dans ses rues, traînées par des fantômes de chevaux maigres et poussifs. Ces habitations d’un autre âge, dans leurs vieilles robes en pierre, semblent au-dessus de tout ce qui s’agite de moderne et de mesquin en dehors des murs qui s’effritent. On sent planer autour d’elles, les chers souvenirs anciens, alors que le drapeau tricolore flottait libre et fier, à la crête du cap altier. Il s’en dégage comme un fluide qui s’inocule à notre être avec le parfum de l’air. Il semble qu’en même temps une ombre s’allonge des maisons lézardées sur notre âme et qu’une voix chuchotante monte de l’eau endormie, comme la voix d’Ophélie de Shakespeare pour nous dire la gloire des temps passés et chanter la sublime épopée des héros qui dorment sous ses murs. Ainsi dans le flocon de cristal, où les pleurs des roses se sont desséchés, le parfum subsiste âme immortelle des fleurs, du souvenir, de l’amour, de l’encens, âme indestructible de tout ce qui a vécu, que la mort transforme sans anéantir.

Les cloches à Québec ont aussi une manière toute drôle de sonner : elles portent au rêve et à la mélancolie. Des cloches intermittentes qui pleurent, prient, modulent et dont la voix semble venir de loin : sonnerie mièvre des couvents, cloches fatiguées des anciennes chapelles dont la respiration haletante tombe dans l’air comme les battement d’un vieux cœur las d’avoir trop aimé, trop souffert !…… Ces appels réitérés des cloches ne résonnent pas dans le vide. C’est dans la rue une longue procession de dévots qui se rendent aux différents sanctuaires, silencieux et recueillis, car Québec est restée le porte-drapeau du catholicisme au Canada. Sa foi est vivante, sans ostentation, une foi du dix-septième siècle. Le foyer a gardé les vieilles traditions de la famille française, respectueuse de l’étiquette que dédaignent les centres anglifiés : « Le temps c’est de l’argent », donc l’épargner en de brefs saluts, en d’expéditifs shake-hand, en de froides et laconiques phrases de bienvenue, c’est une mesquinerie que la société québecquoise ignore, car l’hospitalité que l’on y donne est large, un peu dédaigneuse peut-être, mais de fort grand air, et si franche ! Les Québecquois n’ont qu’un petit défaut, je le dis tout bas c’est… d’être un peu marseillais et de croire qu’il n’y a que Québec au monde. Soyez tout ce que vous vous voudrez, si vous n’êtes pas québecquois, il vous manque quelque chose. On ne vous le dit pas, par délicatesse, mais on sent poindre entre les ligues l’orgueil de leur Cannebière, une légitime fierté d’être de la plus belle ville au monde « Ah ! vous n’êtes pas de Québec ! » Un léger désappointement assombrit leurs traits, une pointe d’étonnement passe dans leurs yeux attristés, une moue involontaire court sur la lèvre mais ces ombres passagères se noient vite dans un sourire. Las ! on l’a saisie avec d’autant plus d’acuité qu’on se reproche toujours comme une maladresse du destin de n’être pas né à Québec.

Il y a entre le vieux et le jeune Québec une différence qui symbolise deux états d’âmes bien différents. Prenons, au point de vue féminin, le vieux couvent des Ursulines en opposition au couvent des Franciscaines. Le premier monastère a l’aspect sévère des vieux cloîtres du moyen-âge. Les religieuses vêtues de noir passent comme des ombres dans les longs corridors, vieillies, parcheminées, derniers vestiges d’une époque défunte. Elles s’harmonisent avec les tableaux de vieux maîtres obscurs qui s’effacent lentement sous le doigt du temps. Les murs se crevassent, la maçonnerie s’enfonce dans la terre, une odeur de vétusté monte de la poussière des atomes, en même temps qu’un sentiment de tristesse et de solitude vous étreint, comme si vous descendiez dans un tombeau. On craint de parler haut ainsi qu’en une chambre d’agonisant. On n’ose troubler la solitude de ces âmes rentrées dans l’anéantissement et la paix. On souhaiterait parfois être comme elles délivrées des angoisses de la vie.

Chez les Franciscaines, au contraire, tout y est clair, vivant et réjouissant. Cloître manorial flanqué de tourelles gracieuses, construction d’un style antique rajeuni par l’élégance moderne. Salles éclairées et spacieuses. Sanctuaire d’une richesse incomparable en Amérique. L’aspect de nos cathédrales est parfois sévère, triste même. Ici, l’on est conquis par le charme presque sensuel qui se dégage de l’harmonie des teintes et de la forme. La beauté calme de cette chapelle sous la poussée d’un fiat lux muet devient soudain braséante. Mille lumières électriques surgissent des autels, de la voûte, des colonnades, de partout à la fois ! Nuit et jour, deux religieuses montent la garde devant le saint Sacrement continuellement exposé. Elles arrivent lentement, tout de blanc vêtues, dans les tons des figurines d’ivoire.

Leurs robes déferlent sur la dalle dans un long prosternement, on s’étonne qu’elles ne laissent pas de sillage, comme feraient des cygnes ondulant sur la pureté des lacs. Puis leur prière commence. Immobiles maintenant, les blanches religieuses sont en colloque avec l’agneau sans tache, l’époux de ces vierges immaculées ? Elles sont droites comme les cierges qui brûlent sur l’autel, se consumant, comme la cire fond, en aspirations généreuses, en sacrifices d’amour surhumain.

On nomme les Franciscaines les coquettes du bon Dieu et je comprends que l’époux mystique aime à se mirer dans la pureté de ces âmes blanches, belles d’une beauté surhumaine même, ces jeunes sœurs cloîtrées dont la plus âgée compte à peine trente ans. Elles ont le teint des jolies québecquoises, de grands yeux profonds, limpides comme un ciel d’aquarelle, ces rayonnantes épouses du Seigneur, enfants par le regard, mais femmes par la pensée et le dévouement !

La mort même en ces lieux a un aspect reposant. Du blanc, rien que du blanc autour de la religieuse défunte qui repose sur un lit de parade dans la crypte de la chapelle, sa robe d’épousée parsemée de roses, les doigts effilés joints par l’extase dernière, les lèvres pâlies sous un sourire inachevé avec une illusion de vie sur les lèvres, tombée des cierges scintillants. On dirait une vierge de cire conservée dans une châsse en verre… Et pour la première fois m’agenouillant près de cette couche nuptiale d’une franciscaine défunte, je me suis dit que parfois la mort est « belle, » quand elle rayonne du sourire de la béatitude…

Eh bien ! dans ces deux monastères, je crois voir un symbole du passé et de l’avenir. Le christianisme d’hier s’enfouissant sous la brume des siècles, avec le lever radieux du christianisme moderne fait de grâce et de mansuétude, de douce persuasion, de céleste tolérance, de charmante philosophie, personnifié par Léon XIII et Lacordaire, prêché par les dominicains. La prédication terrifiante et les épouvantements sont choses du passé, le christianisme des temps modernes a l’onction de son divin Fondateur Jésus, et ses prélats ont le suprême attrait de la sainteté souriante et courtoise !

Ah ! cette jeunesse de la vieille Église lui vient de sa charité qui renouvelle continuellement le sang de son cœur, de ses communautés qui lui fournissent une sève nouvelle : hospices, orphelinats, pensionnats, crèches, orgueil de notre Province. Tant que le cœur de la vieille Église s’ouvrira aux souffrances des malheureux quelle pique meurtrière oserait le déchirer et l’exposer sanglant aux insultes de la populace affolée ?…



L’HERBE STÉRILE



NOVEMBRE ! Le deuil de la nature s’harmonise avec la douleur de ceux qui pleurent les chers envolés que l’espérance chrétienne nous montre vivant là-haut, comme en nos cœurs. Des veillées entières se passent à évoquer leur souvenir, à revoir par la pensée les lieux qu’ils ont animés de leur présence. Une émanation d’eux traîne encore dans l’air, comme l’atmosphère des églises reste pénétré d’encens après les offices sacrés : les meubles gardent leur empreinte. Sur les portières où s’encadraient jadis leurs formes aimées se décalquent encore leur silhouette effacée. Parfois dans les hautes glaces il semble que leurs traits se dessinent pour disparaître soudain comme la buée des lèvres sur le cristal. Accroché au mur, le violon de l’absent, pitoyable et triste, les cordes brisées : on sent que l’âme de l’instrument erre ailleurs, peut être à la suite du musicien dans quelque région éthérée.

On essaie de dégager leurs traits chéris de la brume des ans qui s’épaissit de plus en plus autour de leurs fronts pâles… Oh ! si notre rétine, comme une plaque sensible, gardait l’empreinte de leurs figures aimées !

La légende veut que chaque année les morts reviennent sur la terre, franchissant avec la rapidité de l’éclair les millions de lieues qui les séparent de notre planète pour se rendre aux appels des parents et venir consoler leurs cœurs désolés.

Pauvres morts, à quelle implacable loi obéissez-vous, en revenant sur nos bas lieux, témoins de vos souffrances, de vos luttes, de vos anxiétés passées ? Êtes-vous curieux de savoir quel sillon votre barque a creusé dans ce flot mouvant qu’elle a traversé, vous qui vibrez encore de l’angoisse du départ et du déchirement des adieux ? Toi, douce fiancée, qui croyais à l’amour éternel qu’on t’avait juré, comme en Dieu même, vois-le cet infidèle, au bras de ton amie d’enfance, la même qui sanglotait, la tête cachée dans les draps, quand ton âme brisait ses liens charnels et tombait tout effarée dans la grande ombre !

Regarde-les, tous deux, s’agenouiller sur le tertre où tu reposes, mais leurs yeux s’attirent, leurs mains se cherchent… oh ! qu’ils sont loin de ton souvenir !

Toi, mère dévouée, épouse aimante, qui vois ton enfant relégué dans une sombre alcôve, étouffant ses pleurs par la crainte d’être entendu de la marâtre, qui dort calme et souriante dans la chambre nuptiale, fière de la faveur du maître et de sa préférence sur la « morte. » Pauvre orphelin, il s’endort le soir sans un baiser, sans une douce main pour border son petit lit.

Et vous, père malheureux, qui assistez aux dissensions de votre famille, vous voyez cette fortune, amassée sou par sou, dilapidée par des mains prodigues, votre nom sans tache traîné dans la fange, votre mémoire honnie !

Oh ! ces soupirs, ces plaintes des nuits de novembre, ce sont les vôtres, ô trépassés, vous qui voyez le néant des choses, la vanité de la gloire et le vide de cette chimère qu’on appelle amour terrestre !

Pourquoi appeler morts ceux qui boivent aux sources même de la Vie, revêtus de la tunique brillante de l’immortalité ? La Vérité, la céleste amante, enfin déchire son triple voile et se montre radieuse aux yeux éblouis du chercheur qui, pour la trouver, a pâli sur de vieux bouquins, interrogeant vainement le Ciel sans qu’il s’émeuve des regards ardents fouillant sa voûte énigmatique ; la mer, qui garde le secret de ses fureurs ; la terre, ne donnant que bribe par bribe le mystère de sa formation !

« Et je ne vois rien ! rien ! » gémit le Faust de Goëthe, type éternellement vrai du penseur, du poète ou du philosophe, portant au cœur cette plaie toujours saignante, ce tourment de l’infini, qui dévora tour à tour Salomon, Platon, Augustin, plus irritant encore chez les modernes, Lamartine, Musset, Sully-Prud’homme. Leur luth, aux accents brisés, éveille en nos âmes une nostalgie étrange de quelque lointaine patrie.

« Dans son brillant exil, mon cœur en a frémi,
« Il résonne de loin dans mon âme attendrie,
« Comme les pas connus ou la voix d’un ami

chante l’auteur des « Harmonies, »

Que ne suis-je familière avec mon Dieu comme Thérèse de Jésus ! Je lui soupirerais sa tendre boutade :

« Que diriez-vous, Seigneur, si je me cachais de vous comme vous vous cachez de moi ? »

Certes, nous t’aimons, sainte Vérité, et nos âmes se délectent à l’idée des jouissances que l’Éternel réserve à ses amis : cette cour brillante de séraphins amoureux, dont le pinceau de Raphaël serait impuissant à rendre la beauté idéale ; ces flots d’harmonie, où nagent les élus. Mais, par une inconséquence inexplicable, nous nous cramponnons désespérément à la vie, pas toujours rose pourtant, avec son cortège inévitable de soucis, de maladies, de souffrances morales et physiques. S’il nous arrive de désirer des voluptés paradisiaques, ce n’est que le plus tard possible, quand nous aurons épuisé la coupe que nous tenons en main, où nous espérons toujours découvrir une goutte de miel. Le grand Inconnu, qui se dresse devant nous avec ses points d’interrogation sinistres, arrête notre essor vers les beaux pays bleus. Peu d’entre nous brûlent du désir de mourir, pour savoir le mot de la torturante énigme, le grand pourquoi des êtres et des choses !

On exhortait à la mort un malade de l’Hôtel Dieu : « Après tout, lui disait l’hospitalière, le sacrifice n’est pas si grand, laisser cette vie si triste et si misérable… »

— « Oh ! ma sœur, il y a de bons petits bouts, de temps à autre, » soupira le moribond.

Et c’est vrai !… La réponse simple et naïve de ce bonhomme mettait à néant les sophismes des pessimistes, ces oiseaux de mauvais augure, qui ne crient que douleur et malheur, dont les larges ailes noires essaient de nous voiler le bon soleil… Ces disciples de Schopenhauer, promènent sous le ciel bleu leurs rêveries maladives, le rictus amer, convulsant leur bouche, dont l’haleine empoisonnée, comme un souffle de néant, effeuille à plaisir les illusions candides, la naïve croyance au bonheur, au beau, au bien !

À l’instar de ces écorchés, que tout blesse, la souffrance est pour eux une hantise, ils la voient partout : la fleur pleure, l’oiseau soupire, la lune a le spleen, les étoiles sont des hystériques, dont les scintillements semblent des crises nerveuses, la femme est le vampire de l’humanité. Ils fouillent de leur scalpel la chair vive et n’y découvrent que maux et que hontes — l’honneur, la probité, la foi jurée sont de vains mots ! Ah ! jetez sur eux le drap lamé d’or ; ceux-là sont les morts, pleurez sur ces cendres palpitantes ; aucune flamme ne peut réchauffer ces cadavres que les vers rongent déjà, un mur de pierre enferme leur cœur, seul le souffle fait mouvoir ces automates !

« Et vous aurez vécu si vous avez aimé. »

Pauvre herbe stérile, que le Seigneur laissera de côté quand il moissonnera pour ses greniers célestes.

Et leur tertre sera désert, aucune femme en deuil ne viendra pleurer silencieusement sur leur tombeau glacé : l’éternel repos dans l’éternel oubli. Pauvres morts, que je vous plains !



PRÉEXISTENCE


J’ai vague souvenir d’antiques existences,
Où le reflet pâli des vieux siècles lointains,
S’efface jour par jour, éphémères fusains
Dont le dessin se brouille au moment des naissances.

J’ai transmigré jadis sous d’impalpables formes :
Atôme lumineux, nouveau-né des soleils :
Sur mon berceau d’azur tressé de fils vermeils
Un long voile lacté couvrait mes traits informes.

Oui, j’ai vécu toujours en la vie infinie,
Ainsi que dans la mer roule la goutte d’eau,
Au ciel d’hier succède un rivage nouveau
Je retourne à la mer, ma première patrie.

J’ai souvenance encor quand le doute m’oppresse
Du chaos primitif, d’où mon être est sorti :
La terre était si triste aux jours d’Adonaï
Si blême le soleil, si lourde la détresse.


Lorsque la neige blanche enlinceule la terre,
L’Hiver gémit en moi, car jadis bête ou fleur,
J’ai dû souffrir du froid et trembler de frayeur,
Seule dans les grands bois au fond de ma tanière.

Mon âme comme un arbre a plongé dans le sol
Sa racine vivace et quand le sombre automne
Éparpille dans l’air sa brillante couronne,
De mes illusions, je pleure aussi le vol !

Mais des rêves dorés, l’intime floraison
Reverdit au printemps, à la brise nouvelle,
Alors que sur les toits gémit la tourterelle,
Quand les nids en amour soupirent leur chanson.

J’ai dû vivre autrefois en d’étranges pays.
Ah ! oui, je me souviens… j’étais une fleurette
Au fin corselet vert, à blanche collerette
À qui le doux zéphyr disait des mots gentils.

Une main criminelle effeuilla mon calice.
Brisant la coupe d’or où buvait le rayon ;
Jalouse des baisers du brillant papillon,
Jalouse de l’amour et de son pur délice !

Mon cœur souffre à jamais de cette meurtrissure
Et chaque trahison voile mes yeux de pleurs.
Le sang coule toujours de l’antique blessure.
Grâce pour nos tourments, ne brisez pas les fleurs !