Boccace (Gebhart)/01

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Boccace (Gebhart)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 128-148).
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BOCCACE

I
LE PROLOGUE DU DÉCAMÉRON
ET LA RENAISSANCE


I

Voulez-vous bien comprendre l’originalité de Boccace et de son œuvre et juger la valeur du Décaméron, embrassez d’abord d’un rapide coup d’œil la vie et l’œuvre de son grand ami, le poète Pétrarque, dont le conteur consola la vieillesse et à qui il ne survécut que d’une année. Pétrarque est l’initiateur de la Renaissance. Au delà de Rome, de Cicéron, de Virgile, il put entrevoir et saluer la maîtresse intellectuelle de Rome et de l’humanité, la Grèce antique. Il étudie le grec sous deux ou trois maîtres, dépense la moitié de sa fortune dans la recherche des manuscrits grecs, forme toute une académie de jeunes lettrés, de patriciens, et Boccace lui-même à l’apostolat de l’antiquité. Déjà vieux, valétudinaire, il dort et mange à peine, travaille seize heures par jour, écrit encore la nuit à tâtons sur son lit. Il ne parvient pas à déchiffrer Homère, mais il en caresse amoureusement le manuscrit ; il sent sa fin prochaine, lègue ses chers livres à la république de Venise et redouble d’ardeur. « Je vais plus vite, je suis comme un voyageur fatigué. Jour et nuit, tour à tour, je lis et j’écris, passant d’un travail à l’autre, me reposant de l’un par l’autre ; il sera temps de dormir quand nous serons sous terre. » Il meurt avec une grâce merveilleuse. Un matin d’été, dans sa maison d’Arqua, on le trouve endormi de l’éternel sommeil, le front couché sur un livre.

Il a vu l’aurore d’une civilisation très noble, et cependant, en lui, de sa jeunesse à sa dernière lecture, tout est mélancolie et découragement. Cette âme vibrante, lyrique et maladive, qui n’a jamais su se détacher d’elle-même, ne nous rend que ses émotions, ses tristesses et ses souffrances, amours chimériques et douloureuses, ennuis d’exil, espoirs évanouis, rêves de citoyen enflammé par les souvenirs de Tite-Live, que les misères d’un âge affreux ont dissipés, vanité de la gloire et de la liberté, amertume de la vieillesse, charmes de la solitude, douceur de la mort. Toutes ses passions ont été déçues, tous ses efforts impuissans, toutes ses missions diplomatiques stériles. Les fantômes qu’il a poursuivis ont échappé à son étreinte : Laure de Noves, la République romaine, le principat mystique de Rienzi, le secret de la langue grecque. Mais il n’a pu ni ramener à Rome l’Église d’Avignon, ni rappeler en Italie le protectorat de l’Empire. Autour de lui, le moyen âge tombe en ruines, et lui, qui fut l’ouvrier inconscient de l’avenir, l’adversaire ironique de la scolastique, il s’attarde, par certaines formes de son art et les habitudes de sa pensée, au moyen âge. La poésie de ses sonnets se fond trop souvent dans l’abstraction ou la subtilité ; ses traités de morale ont la sécheresse du XIIe siècle ; tel chapitre de ses dialogues sur la Vie solitaire ou la Paix des religieux, semble une page détachée de l’Imitation. Et, sur le front pâle de celui que l’on appelle volontiers « le premier homme moderne », la lueur d’aurore prend parfois la teinte attristante du crépuscule.

Combien différent Boccace n’apparaît-il pas tout d’abord ! Moins grand par la pensée, moins pur par le cœur, mais plus vivant, d’un esprit plus éveillé et plus heureux, on ne l’imagine point enfermé dans le désert de Vaucluse ou la retraite ombreuse d’Arqua. « Il était, dit Philippe Villani, agréable et de caractère joyeux, plaisant en ses propos et amoureux des beaux discours. » C’est un homme de conversation et de plaisir qui n’entend rien au platonisme, à qui la gaieté d’une société polie est aussi nécessairaire que la lumière du jour. La cour riante de Naples, au temps de Robert d’Anjou, est véritablement son cadre naturel. On y lit des vers d’amour et on les commente, car les dames n’y sont point farouches. « Souvent, dit-il, telle y entre Lucrèce, qui retourne Cléopâtre à sa maison. » L’allégresse de Naples, la sensualité légère qu’on y respire, le sourire voluptueux de son golfe, les mœurs bruyantes, l’insouciance morale de son peuple charmèrent Boccace autant que la solennité un peu funèbre de Rome et de sa campagne enchantait Pétrarque. Est-il né près de Florence ou à Paris, est-il par sa mère et son berceau Français ou Toscan ? on ne le saura sans doute jamais très sûrement[1]. La veine gauloise est en lui fort visible, mais la finesse florentine, le sens inné de l’élégance, le goût passionné des choses charmantes, le sont bien plus encore. Reçut-il un jour quelque degré de cléricature ? nous ne le saurons pas davantage. Tout jeune homme, il fut contraint par son père d’étudier le droit canon, la banque, le commerce : il préféra aux Décrétales la lecture de nos fabliaux et de nos romans. Dès qu’il se sentit à peu près le maître de sa destinée, il se jeta à la fois, non sans étourderie, dans la littérature et les aventures amoureuses.

De cette première période littéraire et de ses amours napolitaines, il nous reste des sonnets, le petit roman de Madonna Fiammetta, les demi-confidences indiscrètes du Filocopo et de la Teseide, inspirés, l’un, par notre Floire et Blanchefleur, l’autre par la vénérable histoire médiévale de Thésée, duc féodal d’Athènes ; puis l’Amorosa Visione où « la dame gentille, plaisante et belle », la « belle Lombarde, » la Gloire et une foule de personnes augustes Saturne, Avicenne, Cicéron, Hécube, Nemrod, Caton, Absalon, Dante et Pâris défilent et gesticulent avec la raideur familière aux héros des très vieilles tapisseries ; le Filostrato, roman chevaleresque et homérique, en octaves, où le grand prêtre grec Calchas paraît, près de sa fille Chryséis, en qualité d’évêque de Troie, in partibus infidelium, enfin, le Ninfale Fiesolano, un joli poème bucolique et mythologique d’amour heureux, qui finit bien mal et trop tôt par le repentir tardif de la nymphe de Fiesole et le désespoir du berger Africo. L’amant se tue naïvement, comme il convient, au bord du ruisseau témoin de son bonheur d’un seul jour. Ici, Boccace ne fait plus penser à nos trouvères ni aux pâles tapisseries de nos aïeux : il s’est inspiré d’Ovide et fait pressentir le Corrège.

Les plus belles fêtes ont une fin. Le père de Boccace, guelfe de vieille roche, du fond de son comptoir florentin, suivait d’assez méchante humeur la vie poétique et joyeuse de son héritier, à la cour angevine. En 1341, il le rappela à Florence. La première entrevue fut certainement pénible. « L’aspect horrible de ce vieillard froid, rustique et avare m’attriste et m’effraie chaque jour davantage », écrit Giovanni dans son Ameto. Ajoutez que le sé de Florence était bien moins riant alors que celui de Naples. Un duc d’Athènes, en chair et en os, plus difficile à vivre que Thésée, Gaultier de Brienne, durant près d’une année, pendit les mécontens, vida le coffre-fort des bourgeois et leur enleva leurs filles. En quelques mois, Boccace eut en raccourci le spectacle des agitations qui troublaient Florence depuis plus de deux siècles : coups d’État, conspirations, émeutes, incendies, massacres et proscriptions, et, du haut du campanile communal, la clameur lugubre du tocsin. L’incorrigible jeune homme, loin de se convertir à cette vie nouvelle, souhaitait passionnément de s’enfuir à Naples. « Ô combien est heureux celui qui se possède en pleine liberté, ô vie de plaisir, phis belle qu’aucune autre ! »


O lieto vivere e più ch’altro bello !


Il revint donc à ses premières amours. Mais Robert le Sage était mort ; André, neveu et gendre du bon roi, assassiné, avait été jeté par les fenêtres du palais ; Louis de Hongrie, frère de la victime, chassait Jeanne, la reine sanglante, et s’emparait violemment du royaume ; les chants et les rires avaient cessé et les amours pleuraient sur les rives du golfe charmant. La peste de 1348 rappela Boccace à Florence. Son père venait de mourir et laissait à sa tutelle un très jeune frère, Giacomo, issu d’un second et récent mariage du vieux marchand. Florence et la Toscane étaient en deuil. Toutes sortes d’impressions graves, l’influence morale de Pétrarque, alors dans toute sa gloire, l’étude assidue de Dante, la maturité commençante de la vie, produisent alors sur l’esprit de Giovanni un effet singulier, comme une soudaine fécondation. Il suffit qu’un souffle de tristesse l’ait effleuré pour que son propre génie lui soit révélé, et qu’il prenne des choses humaines une conscience nouvelle, plus généreuse et plus claire. Sa période lyrique est désormais close. Il renonce à répandre l’histoire de son cœur en des poésies ou des romans d’une assez médiocre invention. Il s’est beaucoup diverti jusqu’alors ; mais il vient de traverser des heures mauvaises, et tout ce qu’il a aimé comme le peu qu’il a souffert de la vie lui dévoile les joies ou les misères de la vie d’autrui. Le sens dramatique s’éveille en lui. Montrer, sans mélancolie aucune, les passions, les ridicules, les vices de son temps, non point sur des tréteaux et par l’artifice du dialogue, mais par des contes, telle sera l’œuvre du grand écrivain. À la Divine Comédie qu’il devait commenter, déjà vieux, devant les petits-fils des hommes que Dante avait brûlés et marqués d’infamie, Boccace fera succéder la comédie italienne, surtout florentine, souvent aussi la tragédie humaine, avec ses horreurs et ses larmes. Les modèles que lui laissaient les premiers conteurs florentins étaient bien imparfaits, mais, à peine aura-t-il touché au genre qu’il le transformera, et la Nouvelle sortie de ses mains paraîtra le premier grand monument littéraire de la Renaissance. S’il eut assez de pitié ou de courage pour suivre, à travers Florence pestiférée, le corps de l’honnête et pudique Francesco da Barberino, peut-être, tout en cheminant, a-t-il médité le plan du Décaméron et, rentré au logis, en a-t-il écrit la première page.


II

Cette page est bien lugubre. C’est la chronique de la peste de 1348. Boccace la dédie « aux dames compatissantes, donne pietose », si souvent invoquées par Dante. Ne cherchez point ici une fantaisie d’esprit raffiné, atteint de morbidezza, la mélancolique ironie d’un poète pessimiste épris des contrastes violens de la mort et de la vie, le charnier d’Ézéchiel ou le cimetière d’Hamlet. Non, l’idée de ce Florentin, fils adoptif de Naples, est plus simple, très méridionale et, je l’avoue, légèrement païenne. Afin de la bien pénétrer, arrêtons-nous un instant aux vigiles mortuaires du Décaméron.

Cette peste était le retour d’un accident familier. Dix fois par siècle, les navires marchands et les caravanes de Venise, de Gênes, de Pise, ramenaient à l’Italie et à l’Europe le fléau asiatique. Les symptômes et la marche de la maladie, cent fois décrits, sont à peu près les mêmes, depuis la peste d’Athènes racontée par Thucydide, jusqu’à la peste de Milan, en 1576, et celle de Marseille, en 1720. Dans chacune de ces catastrophes, reparaît le même désarroi moral, la fuite des peureux, la désertion des plus impérieux devoirs, l’oubli de la famille, la trahison des amis, les gens sages qui pèsent prudemment leur manger et leur boire et jusqu’à l’air qu’ils respirent et plongent le nez dans les drogues, les parfums et les fleurs ; les étourdis, qui se jettent éperdument dans toutes les débauches ; les femmes, qui perdent toute pudeur ; les malades délaissés, l’avidité féroce des serviteurs. Ici, quelques traits, pris sur le vif, accentuent la peinture traditionnelle de la crise. Boccace a vu, dans une rue de Florence, deux porcs occupés à fouiller et à secouer des griffes et des dents les haillons d’un mort ; tout à coup ils tournèrent, pris de vertige, sur eux-mêmes et tombèrent morts. À peine quelques voisins osaient accompagner les morts jusqu’à l’église. Les confréries « des nobles et distingués citoyens » cédaient la place à d’immondes fossoyeurs qui emportaient le cercueil à la course vers l’église la plus voisine, précédés de quatre ou six clercs, con poco lume, avec peu de cierges, et parfois « sans aucun cierge. » Puis on précipitait la triste dépouille à la première sépulture « inoccupée » que l’on trouvait sur le chemin. Chaque matin, le clergé recueillait, en passant, alignées sur des tables, devant leurs maisons, des familles entières. Deux clercs venaient-ils, avec une seule croix, chercher un mort, en un clin d’œil ils se voyaient à la tête d’une procession de cercueils qui couraient sur leurs talons. Bientôt les cimetières regorgèrent d’habitans ; on creusa alors, près des églises, des fosses profondes où les corps étaient déposés « par couches », à la façon des « marchandises dans la cale des navires », recouverts de quelques poignées de terre, jusqu’à ce que la tombe fût comblée de cadavres. On mourait en foule dans la campagne, et les troupeaux, privés de leurs bergers, erraient le jour à travers champs et rentraient le soir d’eux-mêmes à la maison vide. À Florence et dans le contado florentin, plus de cent mille personnes moururent. « On déjeunait le matin, dit Boccace, avec ses parens et ses amis ; on soupait le soir avec ses ancêtres dans l’autre monde. »

Le noir archange passa sur la chrétienté entière, et le monde se crut arrivé à son dernier soir. Il mourut, selon certains chroniqueurs, soixante personnes sur cent. À Constantinople, on perdit le fils de l’empereur Andronicus ; en France, la reine et trois princes du sang ; à Florence, l’historien Jean Villani ; à Rome, sept cardinaux ; en Provence, la bien-aimée de Pétrarque, Laure de Noves.

Or, un mardi matin, se rencontraient, à l’issue de la messe, dans la claire église de Santa-Maria-Novella, à Florence, sept jenes dames, en grands habits de deuil, qui n’avaient nulle envie de goûter de sitôt au banquet funèbre. La plus âgée n’avait pas plus de vingt-huit ans, la plus jeune moins de dix-huit. « Chacune d’elles était sage et de noble race, belle et de mœurs pures et d’une grâce honnête. » La doyenne de l’aimable cercle, Pampinea, prit la parole, et se fit l’interprète des terreurs et des ennuis de ses compagnes : « En vérité, on voit dans Florence beaucoup trop d’enterremens ; les fossoyeurs et les mauvais sujets y tiennent insolemment le haut du pavé et chantent des chansons bien libertines. Ici, dans l’église des dominicains, on ne voit presque plus de frères, et il est fort triste de penser que les autres sont morts. » Quand Pampinea rentre chez elle, elle ne trouve plus, de toute sa maison, que sa femme de chambre, et cette désolation lui « fait dresser les cheveux. » Dans la rue, elle croit apercevoir « les pâles fantômes de ses amis morts. » « Nous serions bien sottes, dit-elle, de séjourner plus longtemps dans une ville où les nonnes elles-mêmes se rient de la clôture et se donnent du bon temps. Notre vie vaut autant que la vie d’autrui et elle ne tient pas à nos corps par des liens plus solides que chez les autres. Allons-nous-en donc ensemble à la campagne, dans nos villas, afin de fuir à la fois la mort et les mauvais exemples, et livrons-nous à l’allégresse et au plaisir, en tout honneur, bien entendu, et au grand air pur des champs, des bois et de la mer. »

La très discrète Filomena répondit : « C’est une sage pensée et nous ne demandons pas mieux ; mais vous savez, mesdames, combien les femmes sont malhabiles à tenir leur maison et à se conduire en l’absence de tout homme. Nous sommes mobiles, fantasques, soupçonneuses et timides à l’excès. J’ai grand’peur que notre compagnie ne se brouille et ne se sépare bientôt. — Cela est bien vrai, dit Élisa avec candeur, mais comment faire pour emmener des cavaliers qui nous protègent et nous conseillent dans notre solitude ? »

Trois jeunes gens entraient, à l’heure même, dans Santa-Maria-Novella, non pour y entendre une messe basse, mais pour y retrouver leurs dames, qui étaient parmi les sept Florentines. On se fit la révérence, et Pampinea proposa aux cavaliers de conduire l’exode féminin. Ils acceptèrent de bonne grâce, et le mercredi, dès l’aurore, ce monde charmant s’enfuyait à deux milles de la triste nécropole, dans une villa située sur une colline, entourée d’un parc, de jardins et de prairies. Les caves étaient fournies de vins précieux ; les vastes chambres, très fraîches, jonchées de fleurs et ornées de peintures riantes. Pampinea fut élue reine du joli royaume et couronnée d’une guirlande de fleurs. Elle choisit ses ministres et donna un règlement à la communauté. Après le repas du matin, on chantait, on dansait, on errait dans les prairies ; puis, à l’heure brûlante de midi, on se quittait pour la sieste ; vers trois heures, on se réunissait de nouveau sur un tapis d’herbes fleuries, et là, assis en cercle, au souffle frais de la brise marine, au chant lointain des cigales, pendant dix soirs d’été, les cénobites de cette douce Thélème, les dames comme les jeunes cavaliers, racontèrent des histoires.

Ce Prologue du Décaméron est une grande nouveauté. C’est un adieu au moyen âge, à l’ascétisme monacal, à la religion de la mort. Pour la première fois, un écrivain proteste contre la tristesse séculaire des races chrétiennes. La mort souveraine, invincible, méchante ; la mort consolatrice et maternelle, qui ouvre la porte de la vie véritable ; la mort indifférente et fatale qui foule aux pieds l’homme en sa fleur

Tout homme de la femme yssant,
Rempli de misère et d’encombre,
Ainsi que fleur tost finissant,
Sort et puis fuyt comme fait l’umbre ;

L’Italie se détourne de la formidable vision, car elle n’a pas le courage de l’envisager avec le calme dédain des sages antiques, et la vie seule lui semble bonne, la joie seule excellente et le rire plus divin que les larmes. Elle se fait déjà une conscience nouvelle, voluptueuse et légère. L’enfer de son plus grand poète est un cauchemar inquiétant qu’elle rejette pour toujours. Elle revient à l’inspiration sensuelle de ses clercs errans du temps


Fronde sub arboris amœna
Suave est quiescere,
Suavius ludere in gramine
Cum virgine speciosa.

Le Triomphe de la Mort, de Pétrarque, qui est sans doute d’une date plus récente que le Décaméron, se rattache encore aux idées et aux émotions d’autrefois. L’ombre de Laure morte dit au poète : « Je suis vraiment vivante, et c’est toi qui es mort et qui seras mort jusqu’à l’heure dernière qui t’enlèvera à la terre. La mort est la fin d’une prison ténébreuse pour les âmes gentilles ; pour les autres, qui ont mis leurs soins dans la fange, elle est une douleur. »

Regardez maintenant, au Campo Santo de Pise, le Triomphe de la Mort, qui est de l’école florentine d’Orcagna, et contemporain de Boccace. Au dernier plan de la fresque, c’est encore la tradition macabre qui passera, hors d’Italie, aux peuples austères et tristes, à Albert Dürer et à Holbein. La mort, toute en noir, fauche pêle-mêle les rois, les papes, les clercs, les abbesses, et court à une retraite ombreuse où, sous les orangers chargés de fruits d’or, autour desquels voltigent des amours, des cavaliers et des dames écoutent un concert de musique. Plus bas, dans le désert farouche, les Pères ascétiques s’agenouillent et prient. Voilà pour le passé. Et voici, au premier plan du tableau, le Verbe de la Renaissance. Une chevauchée brillante, jeunes seigneurs et jeunes dames, est arrêtée brusquement par trois sépulcres ouverts, par trois cadavres de rois couronnés : l’un, livide et difforme, l’autre, rongé des vers, le troisième, squelette décharné. Le cortège se penche avec plus d’ennui que de terreur vers la poussière humaine, et la contemple avec des gestes de déplaisir plutôt que de pitié. Mais n’en doutez pas, jeunes dames et jeunes seigneurs vont tourner bride, non point du côté des Ermites du désert, mais vers la lumineuse villa florentine où les attendent, parmi les myrtes et les buissons d’églantiers, les heureux conteurs du Décaméron.


III

Si chacun de ces contes est une œuvre d’art, c’est qu’il répond à la vue profonde et périlleuse de la Renaissance sur la vie et le bonheur. Pour l’Italie nouvelle, la condition première du bonheur est la sérénité, telle que la voulait Épicure, la paix du cœur, la joie secrète d’une âme qui se sent supérieure aux accidens de la fortune, aux misères de l’histoire, comme à ses passions et à ses souffrances propres. L’homme paraît alors le maître de sa destinée, comme le sculpteur l’est de sa statue, et sa vie est véritablement digne d’envie. Il est le maître même des angoisses de son honneur, des révoltes de sa conscience. Il peut aller droit, sans entrave ni scrupule, sans miséricorde ni douceur, jusqu’à l’extrémité de ses désirs, assouvir son orgueil et sa sensualité, tempérer même par la froide sagesse les violences de son égoïsme. Tels les grands virtuoses du XVe et du XVIe siècle italien, capitaines, papes, condottières et tyrans, impassibles ouvriers d’une histoire tragique.

Ajoutez les artistes. L’artiste, lui aussi, est un virtuose. Peintre, conteur, sculpteur ou poète, il tient, en quelque sorte, son cœur dans sa main, et il en règle toutes les ardeurs. Il aime, il sourit, il pleure, il hait ou il adore à l’heure qu’il lui plaît de choisir. S’il abaisse son regard sur les choses humaines, il n’en jouit ou il n’en souffre qu’autant qu’il lui convient. Les émotions qu’il reçoit du spectacle du monde, celles mêmes qui sortent de son âme, se transforment en un idéal impersonnel, et son chant poétique est d’autant plus sonore et pur que l’accent en est moins intime. Il est le passant tranquille de Lucrèce qui, du rocher où il se tient, contemple la tempête et l’agonie des naufragés et prête l’oreille à la clameur de l’ouragan. C’est au temps même où Pétrarque se lamentait sur la ruine de l’Italie, son inconsolable deuil, que Boccace écrivit le Décaméron. Ici apparaît, pour la première fois, la sérénité indifférente de la Renaissance, et de Boccace à l’Arioste, comme dans l’œuvre des peintres et des sculpteurs italiens, florentins, lombards, romains ou vénitiens, à quel signe soupçonnerait-on que ces écrivains et ces artistes ont habité « l’hôtellerie de douleur », sur laquelle Dante avait appelé la pitié de la chrétienté, cette Italie outragée et torturée par les grands virtuoses politiques dont je parlais tout à l’heure ? Un seul, peut-être, échappa à cette ataraxie superbe : Michel-Ange. Il marqua d’une énigme douloureuse les tombeaux inachevés des Médicis, et imprima sur les murailles de la Sixtine quelques-unes des terreurs de son siècle. Mais son siècle ne le comprit point, et le vieux Jules II, dont l’âme était cependant très haute, quand on lui montra les grands prophètes d’Israël, debout parmi des scènes d’exil, ne sut que murmurer d’un ton grondeur : « Il n’y a pas d’or dans tout cela ! »

Ce n’est pas le tout, pour l’artiste de Renaissance italienne, d’avoir assuré son cœur contre le trouble ou la tristesse : il faut qu’il ait encore la sympathie esthétique pour toutes les formes de la vie, pour les sentimens qui ne sont pas les siens, pour les passions contre l’assaut desquelles il s’est fortifié, même pour les plus affligeans épisodes de cette mêlée humaine d’où il s’est retiré, et les ridicules et les faiblesses de sa race, de sa cité et de son temps, dont il se persuade qu’il est exempt. Quand il a reproduit la vie dans toute son énergie ou toute sa grâce, l’œuvre d’art est accomplie. À l’artiste, elle a donné la joie de la création, à nous, qui feuilletons ces pages ou qui nous arrêtons en face de ces tableaux, elle rend le plus délicat des plaisirs, l’évocation des hôtes familiers de notre esprit ou de notre cœur, l’image de nos amours ou de nos souffrances, la parodie de nos vices, la mesure de notre petitesse, la glorification de nos enthousiasmes, la clef de nos songes. Que nous importe d’être les dupes de ces enchanteurs : il nous ont charmés et tout est bien. Certes, la plupart des peintres de la Renaissance ont été de grands voluptueux ; mais, quand ils peignaient une Madone, une Sainte Famille, un Ecce Homo, une Crucifixion, leur imagination, bercée par le rêve mystique, s’était faite d’abord très chaste et très pieuse, et, jusqu’aux jours de la décadence, ils demeurèrent fidèle à la tradition de tendresse et de respect que Giotto, Masaccio et Frà Angelico avaient léguée à l’Italie. Je connais peu d’œuvres plus chrétiennes et plus pathétiques que la Déposition du Pérugin, qui est au palais Pitti. Au delà des personnages évangéliques, agenouillés au premier plan autour de Jésus mort et recueillis comme au pied d’un autel, la nature elle-même s’est faite religieuse : elle semble fêter, par la noblesse du paysage, la pureté du ciel, la paix des collines azurées, par les eaux transparentes et les prairies en fleurs, l’espoir de la résurrection toute prochaine. Et cependant, le maître ombrien, pénétré d’incrédulité florentine, « n’eut aucune religion, dit Vasari, et l’on ne réussit jamais à le persuader de l’immortalité de l’âme ; avec des paroles bien dignes de sa cervelle de granit, il refusa toujours obstinément la bonne voie, il n’avait foi qu’aux biens terrestres. »

Tout ce que le récit comporte de vie, de mouvement, de couleur, toute l’illusion de réalité qu’il peut donner au lecteur, se rencontre en Boccace. Mais le réalisme florentin de la Renaissance répugne à toute vie grossière, à toute couleur crue. Quand les sept dames du Décaméron ont entendu conter par l’un de leurs trois cavaliers quelque histoire un peu vive, elles rient et rougissent tout à la fois et baissent un instant leurs beaux yeux sur l’herbe émaillée de virginales pâquerettes ; elles risquent volontiers, à demi-voix, une remarque édifiante sur les périls du péché ou la sottise des pauvres gens qui ont péché sans élégance ni esprit. Forment-elles, dans le secret de leurs consciences, de fermes propos de vertu ou seulement de prudence ? Je ne le crois pas, car elles ne sont point là au sermon de la paroisse Santa-Maria-Novella, et le conteur ne s’est point proposé de leur aplanir la voie du salut. Il n’a voulu que les divertir ou les émouvoir, même jusqu’aux soupirs et aux pleurs. Boccace fait, je le veux, semblant de moraliser au préambule de ses Nouvelles ; mais ce n’est guère qu’une précaution littéraire, une façon de sous-titre qu’il attache à ses contes, un catalogue raisonné de ses peintures. Il promène la joyeuse compagnie le long d’une galerie de tableaux très différente, sans doute, d’une fresque d’église, où les scènes pathétiques s’entremêlent aux scènes plaisantes, mais où celles-ci, grâce à certains artifices de clair-obscur, ou même au voile léger que l’écrivain y jette, à l’occasion, d’une main fort adroite, se dérobent à temps pour n’être point choquantes. L’admirable artiste n’a point affaire à de petites nonnes envolées par-dessus les murs de leur couvent, mais à des femmes de « grande valeur » et d’esprit cultivé, valorose donne, et bien charmantes aussi, vaghe donne, — mariées, veuves ou jeunes filles, il ne nous l’a pas dit, — qu’aucun mystère, aucune singularité de la vie n’étonne beaucoup, et qui tiennent néanmoins aux délicatesses et aux demi-pudeurs d’une civilisation déjà très raffinée. La musique italienne, la musique sensuelle les caresse sans les troubler, mais elles aiment que certains airs soient joués en sourdine. Or jamais chef d’orchestre ne sut, mieux que Boccace, adoucir à propos l’éclat strident de ses cuivres et le chant ironique de ses violons.


IV

La Renaissance des Italiens se distingue essentiellement de la nôtre en ceci surtout qu’elle ne marque point un saut brusque, une révolution hâtive dans l’ensemble de la vie intellectuelle et de la civilisation. Chez nous, la langue, la littérature, les arts et les mœurs se sont détachés et éloignés du moyen âge avec une étonnante rapidité. Entre Villon et Ronsard, Commines et Montaigne, Louis XI et François Ier, il semble que deux siècles au moins se sont écoulés. Le dernier représentant du vieux goût français, du symbolisme médiéval et de la vieille langue populaire, Rabelais, paraît, au milieu des cardinaux et des beaux esprits de la cour de Henri II, comme un survivant attardé de cet âge gothique dont il avait déploré la barbarie et l’infélicité. Le contact subit de l’Italie et de l’humanisme, en très peu d’années, murit et transforma le génie français. Pour l’Italie, l’évolution avait été autrement plus lente et plus conforme à la nature. C’est par transition imperceptible qu’elle alla de Giotto à Raphaël et au Corrège, des premiers sculpteurs de Pise à Donatello et à Cellini.

La littérature présente un développement tout pareil. Nos souvenirs chevaleresques, les romans de la Table Ronde, les matières de France et de Bretagne, recueillies, dès la fin du XIIe siècle, dans la vallée du Pô et la Marche de Trévise, reparaissaient bientôt en des poèmes de langue franco-italienne, puis d’italien pur, tels que la Spagna et les nombreux Aspromonte des XIVe et XVe siècles. Dans le même temps, en Toscane, la matière de France se confond avec les fictions du cycle d’Artus, s’enrichit du merveilleux, des aventures amoureuses, de la grande liberté d’invention de la Table Ronde. Chanson de Geste et roman passent en une multitude de compilations rimées et d’ouvrages de prose ; de ces derniers, au début du XVIe siècle, les Reali di Francia sont le type réellement populaire, et, à la fois, le prologue de toute une littérature où l’amour altère de plus en plus le caractère primitif des héros carolingiens : Charlemagne, Renauld de Montauban, Milon d’Anglante perdent tous la tête par amour, et, de moins en moins, les écrivains prennent au sérieux ces hauts personnages : le poème héroï-comique, découpé en octaves, rehaussé d’épisodes miraculeux, plaisans ou tragiques, était né : Pulci et Bojardo lui impriment, vers la fin du XVe siècle, sa forme définitive, élégante et très rythmée. Moins d’un demi-siècle plus tard, l’Arioste lisait à la cour de Ferrare son Orlando furioso, l’œuvre exquise de la Renaissance italienne. Durant plus de trois cents ans l’Italie avait entendu chanter les exploits et les amours et « la grande bonté des chevaliers antiques ; » les sources françaises, descendues des Alpes, s’étaient lentement rejointes et se perdaient enfin en un fleuve magnifique, mais les derniers poètes gardaient toujours la mémoire des lointaines origines chevaleresques de leurs contes ; Bojardo disait, tout comme l’Arioste :

Ed io cantando terne alla memoria
De le prodezze de’ tempi passati.


De même que la peinture italienne avait maintenu, en des formes de plus en plus belles et colorées, l’inspiration mystique de la vieille foi, la littérature revêtit de fictions de plus en plus riantes ou voluptueuses les traditions du monde féodal. Le moyen âge avait donné la fleur ; la Renaissance, en son âge d’or, recueillit le fruit.

Le conte florentin ne connut pas d’autre loi de croissance. Boccace, au milieu du XIVe siècle, nous fait voir l’éclosion d’un art nouveau qui tient encore, par ses racines les plus profondes à l’art du moyen âge. L’ironie de nos trouvères reparaît en lui ; mais l’ironie des conteurs français, quand elle s’adresse, par exemple, à l’Église, est enfantine, superficielle et fuyante : elle atteint çà et là quelque pauvre moine, quelque prouvère de campagne, engagés en un mauvais pas ; elle se permet, dans le Roman de Renard, quelque léger sacrilège : elle recule en face des graves infirmités morales contre lesquelles tonnaient les docteurs et les ascètes ; elle n’ose effleurer l’ombre même du dogme. Elle a beau se complaire à la satire ecclésiastique, ce sont toujours de joyeuses et inoffensives histoires de clercs en gaieté : Saint Pierre et le Jongleur, le Vilain qui gagna Paradis en plaidant le Testament de l’Âne. L’évêque est entré en fureur contre un bon curé qui a enterré son âne en terre chrétienne. Le curé apporte au prélat vingt livres que le laborieux animal a épargnés en vingt ans :

Pour ce qu’il soit d’Enfer délivrez
Les vos laisse en son testament.

« Que Dieu lui pardonne ses péchés, » répond l’évêque, avec une mansuétude d’héritier :

Li asnes remest crestiens.

Chez Boccace, — qu’encouragent les étonnantes audaces de Dante, les railleries prodiguées par Pétrarque à l’Église d’Avignon, — l’ironie est très libre, très consciente, encouragée par la tradition de cet épicurisme florentin que Villani signale dès le XIe siècle, affermie en outre par les sentimens nouveaux, pénétrés de rationalisme, qui viennent des lettres païennes et cette indifférence croissante pour la religion des œuvres qui éloignait peu à peu l’Italie de la pratique chrétienne.

Boccace tire beaucoup de contes de l’immense et séculaire trésor du conte universel ; mais il y mêle aussi les aventures recueillies dans Florence et les histoires, très souvent véritables, qui amusaient la cour de Robert d’Anjou, histoires napolitaines, siciliennes, grecques, orientales, africaines. Parfois, il se contente d’un motif assez vague de moralité déjà traité par quelque écrivain du moyen âge et le vivifie en le transplantant sur la terre italienne. Ainsi, pour le conte du Trompeur trompé, qui était aux Gesta Romanorum, dans la Disciplina Clericalis et le Castroiement d’un père à son fils. Le récit des compilateurs scolastiques est d’une sécheresse admirable. Un soldat a confié mille talens à un vieillard. Celui-ci, plus tard, nie le dépôt. Une vieille s’offre à aider le soldat. Elle remplit de pierres dix vases de belle apparence, soigneusement clos. Puis elle se présente au vieillard, suivie d’un esclave portant l’un de ces vases. « Un étranger, dit-elle, voudrait vous confier toutes ses richesses, enfermées en dix amphores, dont voici la première. » Au même instant, entre, comme par hasard, le soldat, qui réclame encore son argent. L’usurier n’ose, cette fois, l’éconduire, dans la crainte de manquer l’autre affaire. Il lui rend ses talens. « Bien le bonjour, lui dit la vieille : cet homme et moi, nous allons chercher le reste des richesses. Attendez notre retour. » L’usurier attend encore.

Mille récits analogues ont dû courir à travers le moyen âge. En Italie, pays des changeurs, des Lombards, des prêteurs aux longues griffes et des esprits subtils, celui-ci parut assurément savoureux et fit fortune. Mais Boccace enlèvera ces masques inertes : des personnes bien vivantes, dont nous croirons reconnaître le visage et les mœurs, remplaceront les figures abstraites de tout à l’heure. Et l’action se passera quelque part, parmi des décors bien appropriés. Un jeune Florentin, Nicolo Salabaetto, « blond et très aimable, » a remis aux douaniers de Palerme des draps de laine, valant cinq cents florins d’or, qu’il rapporte de la foire de Salerne. Une barbière, c’est-à-dire une de ces dames aux paroles de miel, qui s’entendent à merveille à raser leurs cliens et à prendre aux trop jeunes marchands « leur navire, leur chair et leurs os, » Madonna Jancofiore, jette son dévolu sur Nicolo. Elle lui dépêche une vieille professionnelle, qui porte au Florentin, « avec des larmes dans les yeux, » un message, un anneau d’or et l’invitation à visiter Jancofiore dans une maison de bains. Nicolo ne se tient plus de joie et s’empresse d’accourir au rendez-vous. C’était un bain de vapeur, et aucune des cérémonies accoutumées, mousse de savon, parfums de roses, aromates suaves, confitures, vins siciliens, ne fut oubliée. Salabaetto « se croyait en paradis. » Le soir, rencontre nouvelle à la maison de la dame, souper en tête à tête, dans un appartement luxueux. Au matin, le jeune Florentin reçoit en cadeau, sans embarras, une bourse pleine de florins. Salabaetto n’avait pas perdu son temps. Tout lui souriait : dans la journée même, il vendit ses marchandises avec un gros bénéfice. Aussi Jancofiore était, chaque soir, plus aimante. Un jour, elle fond en larmes et conte une histoire à frémir. Un sien frère, qui réside à Messine, lui demande sur le champ mille florins d’or, faute desquels on lui couperait la tête. Si la dame avait seulement quinze jours devant les mains elle vendrait un de ses nombreux et riches domaines. Mais le temps presse horriblement. Et de sangloter de plus belle et de s’évanouir. Salabaetto n’hésite pas à offrir tout ce qu’il possède, ses cinq cents bons florins d’or. Il les donne en vrai chevalier, sans témoin ni écrit. Dès lors, brusque changement à vue de la scène. L’amour s’envole. La porte de la belle se ferme quotidiennement au nez de l’amoureux. Il finit par comprendre son malheur. Notre Florentin va se confesser à Naples à un sien ami, homme di sottile ingenio, Canigiano, trésorier de l’impératrice de Constantinople, un Florentin aiguisé de byzantinisme, qui lui répond : « Tu as eu tort, tu as désobéi à tes patrons, tu as jeté ton argent par la fenêtre, pour le plaisir seulement. » Les deux compères inventent alors une bonne ruse. Nicolo retourne à Palerme, avec une pacotille de fausses marchandises, ballots et tonneaux d’huile, simples chiffons et pure eau de mer, qu’il livre à la douane et fait inscrire pour plus de 2 000 florins d’or. Vous devinez la suite. Jancofiore, trompée par le stratagème, se réconcilie avec son amant et lui rend tout d’abord les 500 florins. À quelques jours de là, le malicieux personnage feint une grande mélancolie. Un navire qui lui apportait, dit-il, pour 3 000 florins de marchandises, a été pris par les corsaires de Monaco et ceux-ci lui demandent, pour sa part de rachat, 1 000 florins. La dame les emprunte à un usurier, qui reçoit en gage tout un magasin de la douane palermitaine, avec toutes ses clefs et tous ses rats. Salabaetto saute sur le premier navire en partance pour Naples, avec 1 500 florins dans sa ceinture. Le tour était joué. L’histoire archaïque du soldat, du vieux fripon et de la bonne vieille, encore visible ici en ses lignes élémentaires, n’était qu’une maigre et raide figurine d’argile. La nouvelle de Boccace est une ciselure de bronze florentin, fouillée en toutes sortes de détails, spirituelle, complexe et touffue comme une œuvre de Cellini.


V

De même pour tous les récits du Décaméron empruntés aux fabliaux de France. Il y en a, selon M. Bartoli, une vingtaine, qui roulent sur le thème éternel de la sottise humaine dupée, bafouée, des libertins pris au piège de leurs convoitises, du triomphe des habiles, des femmes surtout. Le docte Victor le Clerc, à la suite de Le Grand d’Aussy, Barbazan, du Méril, se persuada que Boccace avait arrangé et retouché les ouvrages de nos trouvères d’une façon assez fidèle pour que le mérite de la plus grande invention leur demeurât acquis. Moins de naïveté, une sensualité plus délicate et plus inquiétante, une langue plus fine, telle serait, pour le vénérable érudit, toute la différence. Le Décaméron ne serait ainsi qu’un « écho ». En vérité, il l’est à la manière de La Fontaine « mettant en vers » les fables d’Esope, si loin d’ailleurs que ce pauvre sire soit de nos plaisans vieux conteurs. Ceux-ci, Rutebeuf, Eustache d’Amiens, Jean de Condé, Raoul de Houdun, inventent le canevas de farces excellentes, mais le rôle joué par leurs personnages est d’une simplicité extrême. Ils ressemblent à des marionnettes dont les deux profils porteraient chacun une grimace immobile : d’un côté, la malice, la gaieté libertine, la convoitise ardente, de l’autre, la déconvenue, le dépit comique. Le geste de ces pupazzi est immuable, l’allure toute mécanique est légèrement gauche. L’action se déroule à travers les incidens d’une fourberie souvent bien triviale, d’une escapade d’amour parfois bien grossière : mais dès le début de la fable on aperçoit sans peine toute la suite de l’action. Les figures qui s’y meuvent nous montreront peut-être les deux faces de leur profil ; mais les héros du trouvère ne sauront pas changer prestement le cours de l’intrigue, retourner la farce à leur avantage, ajouter au drame un acte imprévu, entraîner en des sens opposés la troupe des rieurs. La contre-intrigue des fabliaux, si elle ose se dessiner, ne le fait guère que par quelque tirade de morale fort honnête, mais assez puérile, quelque jeu de scène très rapide, puis le rideau tombe, et, déjà, les rieurs ne riaient plus.

Je prends deux fabliaux fameux, le Cuvier et le Chevalier qui fist sa femme confesse, dont Boccace s’est certainement souvenu dans le conte de Peronella qui met son amant en tonneau et celui Jaloux qui en forme de prêtre confessa sa femme. Sur le mince canevas du trouvère il a su broder une tapisserie très riche, une comédie vivante sur la farce gothique.

Notre Cuvier tiendrait en quatre lignes. Un marchand voyagait pour ses affaires, loin de son logis,


En sa meson lessoit sa femme,
Qui de son ostel estoit Dame.

Un clerc aussi y était maître et seigneur, en l’absence du marchand. Un jour, comme « ils se déduisoient », le mari revient inopinément « de Provins » avec trois autres marchands. Fâcheuse surprise ! La dame n’a que le temps de cacher son clerc sous un cuvier. Le mari demande « soupe au vin » et, sans malice aucune, met lui-même la nappe sur la cuve. Les quatre compères festinent, au grand ennui du pauvre clerc,

Qui ne menoit pas trop grand feste,
Qu’il li menjuent sur la teste.

Or, le cuvier était le bien d’une voisine qui, ayant besoin de l’ustensile, le fait quérir par sa « meschine ». Le marchand ordonne qu’on le rende sur l’heure. C’était découvrir le pot aux roses. La bourgeoise renvoie à sa commère une réponse entortillée où celle-ci entrevoit toute la vérité. Compatissante autant que madrée, elle appelle « un ribaud » qui passait « enmi la rue », et lui promet quelques liards s’il crie : « Au feu ! » de tous ses poumons. Le ribaud crie ; les quatre marchands, emportés par l’horreur naturelle aux bourgeois pour l’incendie,

Trestuit ensemble au cri saillirent.

À peine ont-ils tourné le dos, que la dame soulève la cuve et fait évader le clerc

Qui n’ot cure de plus atendre.

Mais la farce du cuvier a manqué ses plus plaisans effets. La complication comique échappe au trouvère : ses personnages vont à tâtons, sans s’affronter ni se mesurer entre eux. Le clerc, une fois escamoté, ne compte plus et son rôle disparaît. La bourgeoise est comme assommée par le retour imprévu du marchand ; le stratagème d’une voisine l’empêche seul de se noyer sans s’être débattue : le mari n’a point l’occasion même d’une ombre de jalousie. Il est trompé et fort peu ridicule. Ces trois rôles imparfaits sont repris et, pour ainsi dire, renversés par Boccace.

C’est à Naples, en une rue écartée, déserte, que se place l’aventure. Peronella, fileuse de son métier, femme d’un pauvre maçon, reçoit les hommages d’un joli jeune homme, Giannello, qui lui rend visite chaque fois que le mari s’est éloigné pour son travail. Un matin, celui-ci revient sur ses pas et trouve porte close : « Béni soit Dieu, dit-il, qui m’a donné une femme si fidèle ! Il frappe, et Peronella fait entrer l’amant dans un tonneau. Puis, elle ouvre et accueille son mari par une scène où se rencontrent les principaux ingrédiens d’une bonne querelle de ménage. Pourquoi rentre-t-il ses outils à la main ? Deviendrait-il paresseux ? Comment mangera-t-on demain à la maison ? Devra-t-elle mettre ses jupons en gage ? En vérité elle se tue au travail, elle use ses doigts « pour mettre de l’huile dans la lampe. » Toutes les voisines s’apitoient sur elle ou s’en moquent. Puis des larmes. Ah ! que n’imite-t-elle la conduite de toutes les autres qui ont deux ou trois amoureux et « font voir à leurs maris la lune pour le soleil ! » Et cela lui serait si facile ! Elle est trop bonne et trop sage. On lui a offert déjà de l’argent, des bijoux. Mais non, elle est de nature tout à fait vertueuse. Enfin, pourquoi rentre-t-il ce jour-là sans avoir travaillé ?

Le bonhomme, une fois l’averse tombée, répond : « C’est aujourd’hui la Saint-Galéon, jour férié. » Mais il n’a pas perdu son temps, on aura du pain à la maison pour plus d’un mois. Il vient de conclure un marché d’or ; il a vendu, au prix de cinq sequins, ce gros tonneau qui encombre le logis. L’acheteur le suit de près pour emporter sa marchandise. « Cinq sequins, réplique Peronella, tu es un sot ; moi, pauvre petite femme, feminella, je l’ai tout à l’heure vendu sept sequins à un brave homme qui entrait dedans pour l’examiner de plus près juste au moment où tu as frappé à la porte. » Le maçon renvoie le vrai acheteur, Giannello sort du tonneau et se plaint de la lie qui y demeure attachée. « Qu’à cela ne tienne, dit Peronella, mon mari va s’y mettre à son tour, afin de le bien nettoyer. » Le maçon retire sa jaquette, allume une chandelle, prend un grattoir, descend dans la futaille et la gratte en conscience. L’opération est assez longue, à la grande joie des deux traîtres. Puis Giannello emporte son tonneau et Peronella embourse les sept sequins. Et rien ne manque plus ce jour-là à la félicité des trois personnages.

La donnée du Chevalier qui fist sa femme confesse n’est pas moins simple que celle du Cuvier. La dame, étant tombée malade, prie son mari de lui amener, pour la confesser, un moine, très saint homme, dont le couvent n’est pas fort éloigné. Le Chevalier, tout en chevauchant,

Et de sa fame moult pensant,


songe qu’un moyen sûr de savoir

S’ele est tant bone com l’en dit


est de faire lui-même le confesseur. L’abbé du couvent, léger de scrupules canoniques, lui prête robe et capuchon ; le chevalier

Bien s’enbroncha au chaperon


et ainsi chaperonné s’assit au chevet de son épouse qui

De son seignor ne connut mie,


car la chambre était fort obscure, et le malin sire

Sa parole entrechanjoit.

Mais la confession fut amère au chevalier. La dame ne lui cèla aucune de ses nombreuses infidélités : elle a aimé ses pages et aussi certain neveu de son seigneur, cinq années de suite. Le faux confesseur boit l’aigre calice avec une bonne contenance, absout la pénitente, et s’en va tout mélancolique et méditant sa vengeance. À quelques jours de là, tout à coup, il accabla la dame d’injures si précises qu’elle vit clairement

Que il l’eust fete confesse.

Elle ne perd point la tête. « Je savais bien que le moine, c’était vous ! »

Ha ! mauvès home traitier,
Tu pris l’habit d’Ermitier
Por moi proyer à desloial ;
..........
Moult ne poyse par Saint Symon,
Que ne vous pris au chaperon,
Ne que ne vous deschirai tout.

Que ne lui a-t-elle conté de plus gros péchés encore, afin de le mieux punir de sa félonie ! Mais c’est fini, et pour toujours, entre elle et lui :

Je ne vous dois jamais amer.

Au fond, l’aventure est plutôt triste. Le chevalier a commis un sacrilège, par la raison que sa femme s’est confessée de bonne foi. Celle-ci ne lui pardonnera jamais sa supercherie. C’est en mentant qu’elle réussit à sauver à peu près son honneur. Le mari se voit odieux et se sent stupide. Et voilà une maison troublée pour toujours. Les compères du pays, qui n’ont pas le goût difficile, seront seuls à s’amuser de ce drame féodal :

Granz risées et granz gabois
En firent en Bessinois.

Boccace va réparer le point faible du fabliau. Il y met l’idée joyeuse que le trouvère n’avait point su imaginer et qui éclairera tout le conte italien : la femme, avant de s’agenouiller au confessionnal, avait reconnu les traits et la voix de son mari. Ce n’est plus alors qu’une confession pour rire. Il a voulu la tromper et c’est elle qui le trompera et sur l’heure, allégrement, avec une mine confite et des soupirs de contrition : par un faux aveu elle l’obligera à se faire l’innocent complice de sa rusée pénitente et l’artisan de sa propre infortune conjugale. Il était jaloux avec excès, ce riche marchand de Rimini ; sa femme était belle, fort éveillée, et il ne lui permettait point, à la maison, de regarder par la fenêtre. Il avait lu certainement son Francesco da Barberino, et le mettait à profit. Pour distraire son ennui, la recluse élargit une fente de la muraille et communique bientôt en paroles avec un jeune et aimable voisin. Mais comment recevoir Philippe en ses appartemens ? Cependant, la fête de Noël approchait, la Pasqua di Natale. Elle demande au marchand la permission de se rendre à l’église afin de s’y confesser « et d’y communier, comme font les bons chrétiens ». Notre jaloux est fort troublé par cette pieuse requête. Sa femme a donc des péchés sur la conscience ? S’il pouvait en recevoir lui-même la confidence ! « Vous n’irez qu’à notre chapelle et ne prendrez que notre aumônier ou tel autre prêtre qu’il vous donnera pour vous entendre. » « La dame comprit alors à moitié. » Le matin de Noël, à l’aurore, elle se rend à l’église où se trouve la chapelle patrimoniale de son mari. Celui-ci l’y avait devancée, et, d’accord avec l’aumônier, déguisé en prêtre, la tête dans un vaste capuchon serré aux joues, il attendait, assis au chœur. Il tenait des cailloux dans sa bouche, afin de changer sa voix. L’aumônier le montre dans l’ombre comme le confesseur du jour, et la dame, qui achève aussitôt de comprendre : « C’est bien, dit-elle, je vais lui donner ce qu’il est venu chercher. »

Elle le lui donne, en effet, et très libéralement. « Mon Père, j’aime un prêtre qui, chaque nuit, vient chez moi. C’est un vrai sorcier : il ouvre les serrures rien qu’en les touchant et quant à mon mari, il l’endort par des paroles magiques. » Le confesseur, très déconfit, furieux, gronde, tempête, refuse l’absolution, menace des feux de l’enfer. Il promet néanmoins de prier pour cette âme en perdition, impose la pénitence et sort du saint réduit soffiando, en soufflant de rage mal étouffée. Elle, très calme, « se releva et alla entendre la messe. »

Les époux se retrouvent à la maison, le mari, farouche, la femme, heureuse de voir, sur le visage de son seigneur, « quelle mauvaise Pâques elle lui avait donnée. » Le soir venu il feint d’aller dîner en ville ; mais il se cache, entouré d’un véritable arsenal, dans une chambre du rez-de-chaussée, attendant le prêtre nocturne, décidé à le massacrer sur place. La femme avertit le jouvenceau qui promet de descendre chez elle par le chemin du toit. Philippe tient scrupuleusement sa promesse et le marchand de Rimini veille toute cette nuit, l’oreille au guet, transi de froid, écrasé de sommeil. Plusieurs nuits se passent ainsi, le mari, à demi gelé et terrible, au pied de l’escalier, Philippe se coulant par une lucarne et la pénitente très peu soucieuse des flammes de l’enfer. La colère du jaloux finit par faire explosion. « Le nom du prêtre ! » crie-t-il sottement. Elle lui rit au nez. L’inévitable explication tourne à la confusion du jaloux. « Tu n’es qu’une bête, qui ne mérites point une femme aussi sage et vertueuse que moi. Oui, j’aime un prêtre et bien à tort, car c’est toi-même, prêtre postiche. Reviens à toi : prends garde qu’on ne se gausse à tes dépens et renonce à cette veillée « solennelle » de chaque nuit : je te le jure, si je voulais te tromper, cela ne me serait pas difficile et tu ne t’en douterais pas. » La leçon était dure ; elle fut efficace. L’époux se guérit comme par enchantement de ses soupçons trop fondés ; Philippe n’eut plus à courir sur les toits « à la façon des chats », car la maison lui fut ouverte et la bonne dame mena désormais la vie la plus libre et la plus joyeuse du monde.

Du Novellino et de Francesco da Barberino à Boccace, des vieux contes scolastiques et des fabliaux au Décaméron, nous sommes assurés que la transition n’est autre que le passage du moyen âge à la Renaissance. C’est bien la grande crise historique, précoce à la fois et d’un progrès continu, chez les Italiens, tardive et presque subite dans la civilisation et la littérature de la France. Les sèches moralités des clercs, les récits sommaires du Novellino, écrits en vue du mot ingénieux, de la ruse divertissante, de la grave sentence philosophique que le scribe florentin se propose de mettre en pleine lumière, les paraboles du notaire Barberino, qui veut inspirer l’amour de la vertu même par la crainte du diable, les triviales et bouffonnes aventures d’alcôve de nos trouvères se transforment en une œuvre d’art très diverse, animée par le spirituel et léger naturalisme florentin, où tous les traits ont été choisis, aiguisés et accumulés pour donner au lecteur une sensation vive de réalité humaine. Ce livre n’est ni un bréviaire, ni une éthique, ni une Disciplina, ni un Castoiement, mais un tableau de la vie italienne. Ce n’est pas la faute du conteur si cette vie n’est pas toujours pure, si elle apparaît parfois scélérate et comme empourprée de sang. Il nous invite à jouir de son théâtre, tantôt comique, tantôt tragique, afin de nous distraire des ennuis quotidiens, de même qu’il convie les belles dames de son Prologue à une villégiature riante et chantante, loin des tristesses désespérées de Florence. C’est à nous seuls de tirer de ses contes l’impression morale, bonne ou mauvaise, dont il se soucie assez peu. Allons d’abord à sa comédie. Les honnêtes gens peuvent y entrer sans crainte. Il est, en effet, très facile de n’assister qu’aux scènes qui ne sauraient chagriner les délicats, ou même de ne point attendre, pour sortir sans bruit de la salle, que les murmures des spectateurs vertueux forcent l’impresario à baisser le rideau.


Émile Gebhart.
  1. Voyez, à ce sujet, l’étude de M. Henry Cochin dans la Revue du 15 juillet 1888.