Bodin - Le Roman de l’avenir/Un combat aérien

La bibliothèque libre.
Lecointe et Pougin (p. 215-227).


IX


UN COMBAT AÉRIEN.
L’empire appartient à la science.
Anonyme.

IX



Un Combat aérien.

Ayant aussi peu le temps de m’arrêter à Paris que Philirène, qui n’y reste qu’un jour, ce qui est strictement suffisant pour faire ses emplettes de noces et visiter trois ou quatre savans du premier ordre, je promets au lecteur de lui montrer une autre fois la capitale de la France, et je l’invite à remonter avec cet amant impatient dans sa jolie hirondelle, si alerte, si joyeuse, si luisante, qui étend au soleil ses grandes ailes, non pas de couleur foncée, comme celles de l’oiseau dont elle porte le nom, mais presque blanches, pour que la lumière n’ait pas une action trop délétère sur ses légers agrès. La cargaison est augmentée de la plus riche collection d’étoffes diaphanes, soyeuses, veloutées, de toutes sortes, de toutes couleurs, de tous dessins, où l’or, l’argent, les diamans, les perles, les pierres précieuses se mêlent avec un goût discret et élégant ; plus, des bijoux, des plumes, des fleurs, et une foule de ces riens si jolis, dont le nom n’existe que dans la langue du moment, et enfin deux caméristes parisiennes, des plus accortes, des plus adroites à faire et à défaire lestement la toilette la plus savante, sans se laisser troubler dans l’important exercice de leurs fonctions, ni par les impatiences, ni par les mots et quelquefois les gestes trop animés.

Rempli de cette cargaison brillante, qui occupait plus d’espace qu’elle ne donnait de lest, mu par la puissance connue de l’air comprimé, liquéfié, puis vaporisé, le bâtiment cinglait à tire-d’ailes vers la Méditerranée, et semblait dévorer l’espace ; lorsqu’au bout d’une heure, après avoir fait à peine sept ou huit myriamètres, le pilote, placé à la queue ou gouvernail, signale un oiseau de proie qui tient dans son bec crochu le drapeau rouge de la guerre, et donne la chasse à l’hirondelle.

Philirène se transporte à l’arrière avec sa lunette d’approche, puis, ayant reconnu l’ennemi, ordonne de lui tourner la tête. Avec un essor tel que celui de l’hirondelle, dans le moment, cette manœuvre exige un énorme circuit, et laisse à l’oiseau de proie le temps d’arriver. Philirène aurait voulu le prendre en flanc pour lui lancer, dans ses côtes, certains projectiles qui lui auraient prouvé que l’hirondelle n’est pas sans quelques moyens de défense ; mais le milan, déviant de sa direction, lui vient aussi en tête, avec un léger mouvement d’ascension, en lançant par le bec quelques fusées, et en étendant déjà ses immenses griffes de fer toutes prêtes à enserrer sa proie.

— Ce ne sont pas des apprentis, ces coquins-là, dit tranquillement Philirène à Eupistos, qui, malgré sa foi philosophique, commençait à éprouver une sérieuse inquiétude.

Puis s’adressant à l’équipage : Messieurs, dit Philirène, nous allons apprendre bientôt à ces bandits qu’ils s’attaquent à un membre de l’institut scientifique européen.

En même temps, il ordonne une manœuvre et un redoublement de force motrice, qui, avec moins de précision dans l’exécution, auraient un immense danger, mais qui donnent à l’hirondelle un mouvement prodigieux d’ascension presque verticale. Le milan est arrivé assez près dans ce moment-là pour qu’on puisse voir les figures ébahies de son équipage, qui était loin de s’attendre à une si hardie et si habile manœuvre, et qui bat des mains avec l’enthousiasme sincère et profond de brigands bien élevés, toujours prêts à rendre hommage au sang-froid et à la supériorité du savoir de leur adversaire.

Soit à cause de leur étonnement, soit plutôt pour ne point avarier leur prise en expectative, ni la riche cargaison dont ils avaient sans doute reçu l’appât de leurs intelligences dans Paris, les pirates n’avaient pas lancé beaucoup de projectiles, visant droit à enserrer. Maintenant la situation avait changé : ce n’était plus le milan qui avait l’offensive, c’était l’hirondelle.

— J’ai joué avec ces coquins-là, dit Philirène à Eupistos, un jeu à nous faire sauter, quand il m’était facile de leur lâcher une douzaine de fusées de feu grec, qui auraient rôti le milan comme un simple canard sauvage à la broche.

Pendant ce temps, Philirène qui avait viré de tête en s’attachant à suivre le milan qu’il domine d’une hauteur de vingt à trente mètres, lui envoie sur les ailes une petite pluie de feu assez incommode et suffisante pour le mettre bientôt hors de service. Il n’en veut pas davantage, satisfait de montrer au pirate qu’il pourrait faire mieux que cela ; et convaincu que dans cet état le milan est incapable d’aller bien loin sans être forcé de se laisser graviter à terre, il se borne à s’attacher à sa marche et à lui envoyer ses bombes d’artifices à mesure que les brigands réparent les avaries de leurs ailes. Mais, en même temps, il est forcé de recevoir çà et là quelques volées de projectiles incendiaires lancés avec une précision à laquelle il doit également rendre justice, et qui lui causeraient un grand dommage, s’il ne savait les éviter avec adresse par de brusques mouvemens à l’instant où il les voit partir.

— J’admire votre générosité à l’égard de ces scélérats, de ces ennemis de la civilisation, de ces odieux obstacles au triomphe complet de notre principe, du plus grand bonheur des plus dignes, dit à Philirène Eupistos, qui ne commençait point encore à se rassurer contre un péril aussi clair que le jour.

— Que voulez-vous, mon cher ! Je n’ai pas cette inflexible conviction dans laquelle tout autre que moi en eût fini avec ces pauvres diables, dont le tort principal est d’étre doués d’une organisation belliqueuse qui ne peut supporter le calme plat de l’état de paix que nous imposons à l’humanité. Toutes ces têtes-là doivent avoir la proéminence de destructivité dans la région voisine de l’oreille, et celle de l’acquisivité très-développées. Ce n’est pas leur faute, et cela leur communique, pour le droit de propriété, un mépris absolu qui serait cruellement châtié par un dogmatique bilieux ou sanguin, mais qui fait seulement pitié à un douteur flegmatique et nerveux tel que moi.

— Singulière mansuétude sophistique ! dit Eupistos avec impatience ; et avec tout cela, vous risquez votre vie et la nôtre. Vous avez donc au moins de la bravoure, sceptique bizarre que vous êtes.

— Moi, dit Philirène en riant, je suis au contraire, ce que, d’après les idées reçues, on appelle partout un poltron. La seule pensée de la moindre égratignure me fait frémir, et m’agace horriblement les nerfs. Je sais bien que si je me laissais prendre par ces brigands, ils me traiteraient avec l’urbanité dont les pirates ne manquent pas plus que nous dans ce temps de civilisation avancée ; ils seraient même si fiers de leur prise, qu’ils auraient pour moi tous les égards dus à ma position intellectuelle et industrielle dans le monde, sans parler de l’espérance d’une forte rançon. Mais j’ai un peu d’amour-propre, et avec les moyens de défense qui étaient en mon pouvoir, il m’eût été pénible de donner à ces ignorans le droit de se vanter de leur supériorité sur un physicien et un mécanicien de mon rang. Il m’eût été insupportable de penser qu’on publierait par le globe que le président du congrès universel s’est laissé gober comme une mouche par des brigands vulgaires. J’ai donc dû prendre le parti tout simple dont vous avez été témoin. Si la manœuvre eût manqué, nous eussions sauté en mille morceaux, et chu à huit cents pieds sans nous en apercevoir le moins du monde, et sans douleur, comme disent les arracheurs de dents. Si, d’un autre côté, je recevais une blessure par trop désobligeante, vous savez que j’ai là plusieurs fioles de gaz béatifiant qui peuvent nous débarrasser de toutes les souffrances et de toutes les inquiétudes de la vie. Il y en a à votre service.

— Bien obligé, dit Eupistos. Je saurai souffrir, parce que je crois en quelque chose.

— Tant mieux pour vous, dit Philirène.

C’est évidemment Eupistos qui est le brave ; Philirène est le poltron, comme il en convient fort bien ; et ses précautions de suicide doivent être flétries par un blâme énergique.

Cependant le milan se sauve dans la direction de l’ouest, en suivant le cours de la Loire, sans doute pour gagner l’Océan, où il mettrait sa coque et ses nacelles à flot, et où son équipage, mis hors du droit des gens, serait plus en sûreté que sur la terre de France. Mais l’obstination de l’hirondelle à le suivre et à le harceler, rend ce projet difficile à accomplir, et bientôt le milan est forcé de choir sur la Loire, à un myriamètre environ au-dessous de Saumur, près d’un bourg nommé Chenehutte-les-Tuffeaux. Il était grandement temps ; car, malgré l’incombustibilité de ses enduits, et la promptitude avec laquelle l’équipage portait sur tous les points les moyens éprouvés pour étouffer la flamme, le milan commençait à prendre feu sérieusement.

Philirène s’abat sur le coteau voisin, dans un lieu nommé Ste-Radegonde. Il avait eu dans son équipage deux hommes tués, dont un qui s’était laissé choir à terre, et quatre ou cinq blessés, dont deux complètement aveuglés par les fusées. Nous allons apprendre tout à l’heure les pertes du milan.