Bodin - Le Roman de l’avenir/Les barbares

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Lecointe et Pougin (p. 365-382).

XVIII


LES BARBARES.
Après que les mille ans seront accomplis, Satan sera délié, et il sortira de sa prison, et il séduira les nations qui sont aux quatre coins du monde, Gog et Magog, et il les assemblera pour combattre : leur nombre égalera celui du sable de mer.
Apocalypse, ch. xx, v. 7.
Italiam ! Italiam !
Cris des Barbares.
Paris ! Paris !
Cris des Cosaques.
Les Tartares
Ne sont barbares
Qu’envers leurs ennemis.
Marche d’opéra-comique.

XVIII



Les Barbares.

Cependant Philirène d’un côté, et Politée de l’autre, ont quitté Carthage. Ils parcourent une partie de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, pour stimuler les peuples, lever des troupes, réunir des oiseaux de guerre, des vaisseaux, des armes, des produits chimiques, et concerter les moyens de leur expédition gigantesque. Transportons-nous sur les ailes de l’imagination qui en valent bien d’autres, et vous verrez que dans un clin d’œil nous serons au beau milieu des états de Philomaque ou d’Aëtos, pour lui donner le nom sous lequel il est connu maintenant dans le monde.

Ce grand militaire ayant fait ses premières campagnes avec les Mandchous et les Mongols réunis, à la tête desquels il acheva, à vingt-trois ans, la conquête de la Chine, est toujours resté l’idole des peuples tatars, dont le caractère, essentiellement belliqueux et déprédateur, est tout-à-fait en harmonie avec la dévorante activité guerrière d’un tel chef. Quoique sous sa conduite leurs armes n’aient pas été heureuses contre l’Indoustan défendu par des forces imposantes de Half-casts anglais et marhattes bien disciplinés, il n’a rien perdu de leur aveugle confiance. La superstition de ces hommes grossiers a encore ajouté au prestige dont sa personne est entourée par une réputation militaire si précoce et des faits d’armes si éclatans. On lui suppose des vertus miraculeuses, on raconte de lui une foule de prodiges bizarres, et s’il eût voulu se condamner à jouer l’ennuyeux personnage de Dalaï-lama, nul doute qu’il n’eût réussi à se faire considérer de ses dévots soldats comme la véritable incarnation de Bouddhâ, comme le dieu vivant. Mais une pareille fantaisie ne pouvait pas venir dans l’esprit de l’homme de la terre qui a le plus besoin de la parcourir sans cesse, et d’y laisser des traces de son passage. Il préféra de conserver l’immobile pontife de la religion jaune, le chef de tant de millions de fidèles, comme un utile instrument dans ses mains, ainsi que l’avaient fait précédemment les chefs Mandchous du céleste empire. Il s’est contenté, pour plaire aux pieux Tartares du Tubet, du titre de Koutouchtou ou divinité humaine du second rang, après le Dalaï-lama. De même, lorsque, pendant un instant, il fut en son pouvoir de prendre pour lui le trône impérial de la Chine et le titre de fils du ciel, il aima mieux y rétablir un rejeton de l’ancienne dynastie. Habile à s’emparer des idées populaires, il s’est fait regarder comme réservé à de plus hautes destinées. Enfin, parmi ces races nomades, où les filiations militaires sont le plus grand des lustres, ce qui impose le plus aux imaginations, c’est la croyance généralement répandue, que Philomaque descend de Tchinnguis ou Gengis-Khan, du grand czar Pierre de Russie, et de Nboloun, nom sous lequel s’est perpétuée chez eux l’immense renommée de Napoléon. Il est donc pour les diverses tribus mongoles, soit Khalkas, soit Eleuths, Soongors ou Kalmouques, comme pour les Mandchous eux-mêmes, le Tzagan Khan ou Khan blanc par excellence, le Dchanngounn ou grand général.

Les revers qu’il essuya dans sa campagne contre l’Hindostan, le firent s’éclipser pendant quelques années de la scène du monde, et ce fut alors que la malheureuse Politée devint l’une des nombreuses victimes de son désœuvrement. Quand ses affaires prirent une meilleure face, il n’hésita pas à la quitter pour recommencer sa vie guerrière, et il fit successivement des conquêtes qui l’ont rendu encore plus puissant que Tamerlan parmi les Tartares.

Quant à présent, l’empire plus spécialement terrestre d’Aëtos s’étend du Tubet méridional par le Boutan, le Népaul, le Pendjâb et le Kachmyr, le Kandahar et la grande Boukhârie jusqu’au lac d’Aral. Au nord il est limité par les vastes territoires de la confédération sibérienne, dont les tribus Kirghis, qui en font partie, lui ont défendu long-temps les abords de la mer Caspienne. L’armée de quatre cent mille Tartares qu’il a rassemblée dans les deux Boukharies, et dont cinquante régimens de Mandchous réguliers, en marche depuis six mois, viennent des bords de la mer du Japon, et de ceux de la mer d’Okhotsk qui baigne le Kamchatka, est évidemment destinée à envahir l’empire turco-persan, par le Koraçan, et puis de là à marcher droit sur l’occident pour s’emparer des deux grandes communications de l’Inde avec l’Europe, celle de l’Euphrate et du golfe persique, puis celle de la mer Rouge. D’autres armées sous les ordres de plusieurs de ses douze maréchaux doivent déboucher par le Kachmyr, et par d’autres points pour marcher sur l’Hindostan.

Depuis que les oiseaux de proie, ou brigands aériens du Caucase, du Taurus, du Liban, des montagnes de l’Arabie et même de l’Atlas, l’ont reconnu comme suzerain, il a sur les plus riches possessions de la civilisation européenne des postes avancés qui lui donnent le moyen de combiner ce plan d’invasion avec de fausses attaques aériennes sur Alexandrie, le Caire et Jérusalem, ou sur Alger et Carthage, et même sur Ilion et Constantinople, ce qui porterait soudain la terreur dans les capitales de l’Europe, et ferait pour lui une utile diversion.

Enfin, pour se concilier les vieilles passions, les fanatiques espérances de l’ancien islamisme toujours puissant dans l’esprit de nombreuses populations, il a imaginé d’enlever la sultane Mirzala, la fille des sultans de Stamboul et de Babylone, l’unique rejeton du sang de Mahomet. Son dessein est de la proclamer à la Mekke impératrice des airs, et il médite d’employer plus tard la plus grande partie de ses forces atmosphériques pour s’emparer des sommets de l’Horeb et du Sinaï, dans le but d’y célébrer son propre couronnement. Mais ces points, si importans par les souvenirs religieux qui les consacrent, et par leur situation militaire-aérienne, ont été tellement fortifiés par le gouvernement israélite, qu’une telle entreprise offrira les plus grandes difficultés.

Quel coup-d’œil bizarrement animé offre l’un des camps terrestres du grand Aëtos ! Là sont les Mandchoux, ceux qui conquirent plus d’une fois la Chine, et se montrèrent encore plus habiles administrateurs, plus fins politiques qu’audacieux guerriers. Ailleurs, sont les Mongols, qui furent jadis leurs alliés dans les conquêtes, et leurs tributaires après la victoire ; les Mongols une fois eux-mêmes conquérans de l’Indostan, et toujours si fiers du souvenir de Tchinguis, dont leurs dsassaks ou petits chefs, se prétendent issus. Vous les voyez sous leurs tentes de feutre entourées de nombreux troupeaux ; vous voyez leurs chameaux et leurs chevaux petits et durs à la fatigue, comme ceux des Cosaques. Une grande partie sont organisés en régimens et équipés à l’européenne ; mais d’autres ont encore l’arquebuse à fourche, ou même l’arc et la flèche. On remarque aussi des casques et des cottes de mailles en fer, qui peuvent remonter aux campagnes de Gengis-Kan, et se sont transmises de père en fils ; et une autre antiquité non moins curieuse, ce sont les petits canons en fonte, montés deux par deux sur des chameaux ; ces affûts vivans, si dressés à la manœuvre, qui s’agenouillent quand on tire, et sembleraient de fantastiques créations de Callot. Pauvre artillerie, à la vérité, qui fait, plus de bruit que de mal ! Mais ils sont toujours belliqueux, ces Mongols dont on exerce des armées entières avec la chasse au tigre, cette petite guerre où se distribue toujours, comme au temps des empereurs Mandchoux de la Chine, l’ordre de la plume du paon de troisième classe, pour récompenser les actions d’éclat ; et on les solde encore avec des morceaux de thébrique, ancien signe monétaire de la Mongolie.

Mais le plus beau contingent des armées d’Aétos lui vient de ses états héréditaires, de la Boukkarie. Les Usbecks sont toujours braves par-dessus les autres Tartares, et mettent sur pied plus de cent mille combattans. Zélés musulmans de la secte rigide de Sunny, ennemis des nombreux sectateurs d’Aly qui sont encore en Perse, ils ont le stimulant du fanatisme, et leur extrême sobriété leur est encore un avantage à la guerre. Belle race où se montre la pureté et la noblesse des formes caucasiennes, et chez, laquelle les femmes suivent leurs maris à la guerre et se battent à leurs côtés.

Faut-il décrire encore d’autres hordes guerrières qui entrent dans l’armée du grand Khan ? Faut-il parler des corps de volontaires européens qui, par leur discipline et leur supériorité de race, forment l’élite de cette armée ? ou de ces corps spéciaux qu’a multipliée la science de la destruction, de ces parcs d’éléphans, porteurs d’artifice grec, de ces terribles batteries à vapeur et à gaz, plus terribles que le canon, de ces mortiers-monstres traînés par cinquante chevaux ? Ce serait fatiguer et peut-être attrister le lecteur. C’est bien assez de lui montrer en masse ces farouches figures d’hommes, aussi laides que devaient l’être celles de l’armée d’Attila, de ces figures plates au nez court, aux yeux écartés, aux bouches énormes, à la peau jaune et huileuse, aux cheveux rares et sales comme tout le reste. Calmouks, Paschkirs, Kalkhas, enfans de ceux qui jadis, provoqués il est vrai par une agression cause d’un héroïque incendie, vinrent salir et dégrader les monumens de Paris, accourez tous du fond de vos steppes : les temps souvent prédits sont arrivés. Les hommes travailleurs ont désappris à manier les armes, et leurs métiers ont joué pour vous, dont les bras sont toujours forts. Marchez sur leurs villes si bien peintes, sur leurs campagnes si peignées ; il y a pour vous de quoi jouir pendant des années ; jouir à boire, à manger, à fumer, à ne rien faire ; jouir à se vautrer dans le lit de la civilisation, jouir à démolir les maisons, à raser les arbres ; jouir à détruire, à incendier, et puis à éclater de rire en se regardant. Marchez, courez, galoppez, la lance en avant ; il y a là-bas des amis qui vous attendent, qui vous appellent, qui vous ouvriront les portes et que vous pillerez et tuerez pour leur peine.

Quels cris sauvages percent les airs ? On entend hurler la féroce joie des barbares. Les voilà qui chantent. Écoutons.

« Travaillez, travaillez, hommes de paix : les hommes de guerre arrivent pour vous payer.

» Poussez, poussez vos instrumens, hommes de paix : les hommes de guerre arrivent avec des armes.

» A quoi bon, à quoi bon les charrues ? nous labourons avec le fer de nos chevaux et de nos lances.

» Travaillez, travaillez, etc.

» Vous demandez péniblement votre vie à la terre : c’est aux hommes que les braves demandent ce qui leur manque.

» On n’a rien à refuser à celui dont le cœur est ferme, la main dure et dont la paupière ne cligne pas devant la mort.

» La mort ! pour les braves, c’est le paradis : mille fois mieux la mort que cette triste vie achetée jour à jour par le travail.

Travaillez, travaillez, hommes de paix : les hommes de guerre vont faire jouer leurs armes. »

Les forces maritimes d’Aëtos sont la partie faible de sa puissance. Elles ne se composent guère que de celles des pirates Malais, Javanais, Australiens des nouvelles Hollande et Zélande, et des îles de la mer Pacifique ; forces trop disséminées et incapables d’agir avec ensemble sur un point, mais propres à inquiéter le commerce en effrayant les petits ports mal défendus.

Cependant le chef suprême, la volonté dirigeante de tant d’agens du mal, le redoutable Aëtos, où est-il ? Il a le talent de ne point trop familiariser les regards avec sa personne et de se rendre presque mystérieux. Le soin avec lequel il cache ses actions et ses voyages sert encore ses desseins en les voilant. On ne sait jamais où il se trouve, et il tombe des nues à l’improviste sur le point où sa présence était nécessaire et inattendue. Inaccessible comme les anciens despotes asiatiques, il entre ainsi dans l’esprit des peuples serviles auxquels il commande, et il exerce sur leurs imaginations un empire tel que celui de la divinité qu’on respecte surtout parce qu’on ne la voit pas.

Enfin, où se trouve-t-il dans ce moment ?

Les uns disent qu’il est à son principal camp aérien dans les gorges du Caucase ; les autres qu’il se rend à une entrevue qu’il a obtenue de la fameuse reine des Amazones, dans la vallée de Kachmyr. Quelques-uns prétendent qu’il est encore à Samarcand sa capitale d’Occident, où il prépare pour séduire la jeune sultane Mirzala, sa belle proie, une fête digne des mille et une nuits par sa prestigieuse magnificence.

Ce seront les premières choses que je raconterai au lecteur, s’il est assez curieux pour me demander un second volume et assez indulgent pour m’inspirer le courage de l’écrire. En effet, ce volume-ci n’est, à vrai dire qu’une exposition, et je baisse la toile au moment où l’action va commencer.