Boileau (Lanson)/Chap III

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 73-88).


CHAPITRE III

LA CRITIQUE DE BOILEAU
LA POLÉMIQUE DES « SATIRES »

Quel que soit le talent poétique de Despréaux, il n’y a pas de doute que le critique n’efface en lui le poète. Et la marque infaillible de sa vocation, la voici : tandis que les poètes, qui sont essentiellement et éminemment poètes, ne font guère que la théorie de leur talent, érigeant en bornes de l’art leurs impuissances et leurs procédés en lois, celui-ci échappe à la tyrannie du tempérament : il explique ce qu’il ne sait faire ; il conçoit un art supérieur au sien ; sa théorie est infiniment plus vaste et plus haute que sa pratique.

La critique, en ce temps-là, ne s’exerçait pas paisiblement et comme un droit que nul ne songe à nier. On avait des traités didactiques et généraux, des Rhétoriques et des Poétiques : on n’avait guère vu un homme se donner mission de dire au public ce qu’il devait penser des écrivains et des œuvres. La plupart du temps ceux qui disaient leur sentiment sur les ouvrages nouveaux étaient les amis ou les ennemis de l’auteur. C’étaient ou des libelles ou des apologies passionnées, où les idées et les doctrines n’étaient que les armes de la haine ou de la complaisance. Les critiques d’humeur et d’habitude étaient pires que tout : gens hargneux, qui faisaient profession de tout déchirer, et de défaire à belles dents les réputations. Tel Gilles Boileau, le frère aîné de notre poète, le malicieux dénonciateur des plagiats de Ménage : que prétendait-il par là ? faire du bruit, et faire du mal. C’est en deux mots la définition de la critique avant Despréaux.

Il fut, lui, un vrai critique, et le premier, en exceptant toutefois cet abbé d’Aubignac, si pédant et si injurieux, mais qui du moins bataillait pour des idées et des principes. Boileau, laissant de côté l’érudition et la diffamation, offrit aux honnêtes gens des jugements sincères, que le goût seul et un certain idéal de perfection littéraire dictaient. Mais d’abord les honnêtes gens ne comprirent pas, d’autant que cette impartiale critique s’annonçait sous le nom de Satire. Ils s’amusèrent ou s’indignèrent des attaques dirigées contre tant d’écrivains connus, sans y chercher d’autre raison que la malignité et l’humeur caustique : explication facile, et jusque-là presque toujours justifiée. Boileau leur fit l’effet d’un médisant comme les autres, mais plus forcené que les autres : car il ne prenait pas un adversaire, ou deux, comme les plus enragés faisaient auparavant ; il semblait jeter aux quatre vents le défi de Rodrigue ; tout ce que les lettres nourrissaient de grands et de petits, de redoutables et de méprisables faiseurs de sonnets et de romans, d’épopées et de petits vers, il n’épargnait personne, et chaque pièce nouvelle qu’il donnait et qui courait manuscrite sous le manteau offrait à la risée publique encore de nouveaux noms. Dans la Satire I paraissaient Colletet, Montmaur, Saint-Amant, et puis, reconnaissable sous le masque, P***, c’est-à-dire l’oracle de l’Hôtel de Rambouillet et de l’Académie, le conseiller littéraire de Richelieu et de Colbert, l’illustre Monsieur Chapelain. Puis, après une légère atteinte portée à l’abbé de Pure dans la Satire VI, voici que reviennent dans la VIIe, et Colletet et Chapelain, flanqués de Sauvai, Perrin, Pelletier, Bardin, Mauroy, Boursault, Titreville, Montreuil. La IIe amène Quinault entre Pelletier et l’abbé de Pure, et un certain Scutari, qui déguise mal le capitan poète Georges de Scudéry. Dans la IVe, Chapelain, avec Ménage ; Chapelain encore, dans le Discours au Roi, en compagnie de Charpentier et de Pelletier ; Chapelain dans le dialogue des Héros de romans, suivi de Mlle de Scudéry, de La Calprenèdè, Quinault et l’abbé de Pure ; Chapelain toujours dans la Satire III, et Quinault, et Pelletier, et Mlle de Scudéry, et Le Pays, et La Serre : mais voici, de plus, l’inventeur de l’énigme française, prédicateur chrétien et poète galant, l’abbé Kautain, ou Cotin, Trissotin en propre personne. Boileau le tient et ne le lâchera plus : il le ramènera dans la Satire VIII, il le représentera neuf fois dans la IXe, avec une insistance cruelle. Chapelain, avec lui, sera aux places d’honneur ; puis défilent Pelletier, Bardin, Perrin, Pradon, Quinault, Mauroy, Boursault, l’abbé de Pure, Neufgermain, La Serre, Saint-Amant, Coras, Las Fargues, Colletet, Titreville, Gautier, Linière, Sauvai ; des morts même, Théophile, le Tasse ; les genres aussi, plaidoyers, sermons, odes, églogues, élégies ; enfin l’erreur d’un grand homme, Attila : c’est un terrible massacre de réputations usurpées, et cette neuvième satire, avec son insultante nomenclature, fait l’effet d’être le martyrologe des méchants auteurs et des mauvais écrits.

Le public, d’abord étonné de voir ce jeune homme inconnu prendre plaisir à se mettre à dos toute la bande rancunière des écrivains, comprit insensiblement le sens et le but de ces attaques, en les voyant multiplier et redoubler. Sur les douze ou treize poètes et romanciers qui représentaient proprement la littérature à l’Académie française, l’imprudente satire respectait Corneille, parce que c’était Corneille, Racan, disciple de Malherbe, Gombauld, un maître artisan du sonnet ; elle faisait grâce à Godeau, évêque, à Bois-Robert, mourant, à Gomberville, qui faisait pénitence à Port-Royal de ses romans. Mais le reste avait nom Charpentier, Saint-Amant, Desmarets, Scudéry, Cotin, Chapelain ; et sauf Charpentier, jeune encore et de moindre renom, c’étaient les maîtres de la littérature d’alors. De l’épopée au madrigal, du burlesque au romanesque, ils en tenaient tous les genres, et réunissaient tous les défauts qui la caractérisaient. Saint-Amant avait l’outrance triviale et la description intempérante ; Desmarets, la négligence plate ; Scudéry, la facilité lâche ; Cotin, la préciosité pointue ; Chapelain, le prosaïsme laborieux. Tous abondaient dans leurs défauts naturels, ou se travaillaient à exagérer la mode du bel esprit dont le public était engoué. À ces académiciens, Boileau adjoignait Quinault, le maître de la tragédie doucereuse, puis la précieuse et raisonneuse Mlle de Scudéry, si experte à diluer en dix volumes d’un roman le mélange des aventures impossibles et des sentiments outre nature.

À qui donc allait l’éloge, si tous ceux qu’on estimait le plus étaient censurés ? Aux anciens, à quelques modernes, comme Racan ou Corneille, Malherbe ou Voiture ; mais, aussi, et d’une façon particulièrement significative, à quelques auteurs nouveaux, de mérite encore contesté ou obscur, et dont surtout on ne s’avisait pas encore qu’ils fussent si différents des autres : un comédien poète qui venait de la province, un jeune tragique encore à ses débuts, un poète négligé qui, n’étant plus jeune, n’avait pas fait grand’chose encore : l’auteur de l’École des Femmes, l’auteur d’Alexandre et l’auteur de Joconde. Les éloges éclairant les attaques, le public sentit que cette fois les personnalités n’étaient pas la fin et le terme de la satire, que ce n’était pas tel ou tel auteur, mais toute une littérature, toute une doctrine et toute une forme du goût qui étaient en jeu, et qu’enfin ce satirique était un critique, tandis que les critiques jusque-là n’étaient que des satiriques. Et de là vient que la satire n’avilit point son auteur : au lieu qu’à l’ordinaire, dans les querelles des gens de lettres, le mépris des rieurs ne distinguait guère celui qui faisait rire de celui qui apprêtait à rire.

Cependant les battus n’étaient pas contents, on le conçoit ; et plusieurs ripostèrent avec violence aux Satires. Il ne vaut pas la peine de s’arrêter sur tous ces libelles, en vers ou en prose, signés de Cotin, de Coras, de Boursault, de Carel de Sainte-Garde, de Pradon, de Bonnecorse, qui s’échelonnent de 1666 à 1689 : ce ne sont que chicanes puériles, insinuations perfides, ou injures grossières. Nommer Despréaux Desvipéreaux, lui reprocher d’avoir fait servir des alouettes au mois de juin dans son Repas ridicule, glorifier Pelletier de recevoir chaque jour vingt-cinq personnes à sa table, traiter l’auteur des Satires de « bouffon » et de « faussaire », ou de « jeune dogue » qui aboie autour de lui, et lui dire agréablement qu’il ne fait rien « que les mouches ne fassent sur les glaces les plus nettes », le menacer du bâton ou faire entendre que les cotrets ont déjà pris le contact de ses épaules, trouver dans ses vers des insultes au parlement, à la cour, au clergé, au roi, et un athéisme digne du sort de Vanini, le reprendre tantôt d’user « de quolibets des carrefours, de déclamations du Pont-Neuf qui ne peuvent être souffertes que dans un impromptu de corps de garde », et tantôt de piller Horace, Juvénal ou Molière : voilà ce que la rancune venimeuse des victimes de Boileau invente pour le confondre.

Cependant, sans parler de quelques critiques de style et de versification, qu’on trouve surtout chez Desmarets, et dont notre poète fit son profit, il y a parmi ces calomnies et ces injures quelques points bien touchés, encore que l’expression soit haineuse ou brutale. Ainsi Boileau ne fut jamais athée : mais ses vers ne sont point parfumés de dévotion, et Pradon et les autres ont raison d’y flairer une odeur de libre raison. Mais ce que tous ont bien vu, ce que tous ont répété avec insistance, en vers et en prose, c’est que Boileau est un « bourgeois », qui fait les délices des « bourgeois ». Il n’est point, lui fait-on dire,

Il n’est point aujourd’hui de courtaud de boutique
Qui n’ait lu mon Longin et mon Art poétique.


Ils ont senti que ce n’était pas là un poète de ruelles, et que le « fin du fin », le galant, le tendre, l’héroïque, tout ce qu’étalaient les auteurs à la mode, et tout ce dont raffolait le « grand monde purifié » d’avant 1660, que tout cela était condamné, jeté au rebut, livré à la dérision. Dans sa pratique comme dans sa doctrine, ce poète-là prenait tout justement, comme Gorgibus, « le roman par la queue » : il appelait « un chat un chat », et du premier coup allait à la nature, au lieu de mener l’esprit à l’idée par de petits chemins tortueux et fleuris. N’avait-il pas « l’âme bien enfoncée dans la matière », et n’était-il pas enfin « du dernier bourgeois » ? Mlle de Scudéry en prenait autant de pitié que de colère.

Pradon, éclairé par sa rancune, voit même quelque chose de plus : il caractérise assez bien la poésie de Boileau, lorsqu’il lui donne « la force des vers et la nouveauté des expressions », lorsqu’il lui reproche de manquer de verve et d’imagination, et de séduire le public par des « vers frappants » semés de place en place, lorsqu’il dit de la description du Repas ridicule : « C’est le fort de l’auteur, quand il a de ces peintures-là à faire ». Je n’ai pas dit autre chose au chapitre précédent.

Boileau ne répondit particulièrement à aucun des pamphlets qu’on fit contre lui. Plus modéré dans sa propre cause que dans celle de son ami Racine, il ne se laissa pas engager dans la voie des polémiques virulentes et des diffamations injurieuses, comme il le fit dans l’affaire de Phèdre. Il se contenta d’affirmer dans ses Préfaces qu’il avait usé de son droit en critiquant des auteurs comme auteurs ; que du reste on pouvait écrire contre ses œuvres, « attendu qu’il était de l’essence d’un bon livre d’avoir des censeurs ». C’est ce que disait Chapelain, mais il le disait de la Pucelle : et c’est un argument qui ne vaut que par l’occasion où l’on s’en sert. Au reste, les ennemis de Boileau ne perdirent rien à sa modération : sans leur répliquer directement, il ne manqua jamais, quand une épître ou une épigramme ou n’importe quel ouvrage en vers ou en prose semblaient appeler leurs noms ou se prêter à les recevoir, de leur régler leur compte en deux mots, et de façon qu’ils lui en redevaient encore.

Cependant il usa d’un procédé violent, et toujours fâcheux à employer dans une querelle littéraire, contre le plus modéré, le plus estimable de ses ennemis, contre Boursault. Il obtint en effet un arrêt du Parlement pour interdire aux comédiens du Marais de représenter une Satire des Satires que Boursault leur avait donnée. Après ce précédent fourni par Boileau lui-même, comment blâmer Chapelain d’avoir intrigué auprès de Colbert, et fait retirer au « satirique effréné » le privilège qu’il avait « extorqué » pour l’impression de ses Satires. Sans trop en vouloir au bonhomme, puisqu’enfin les meilleurs en ce temps-là ne sentaient point ce qu’il y a de misérable à provoquer une intervention de l’autorité en pareille matière, remarquons seulement qu’il n’était point si « bonhomme ». Toutes ses vertus et ses complaisances étaient conditionnées : il leur fallait des louanges pour s’épanouir. Mais cet « excuseur de toutes les fautes » avait la dent mauvaise et la rancune tenace quand une fois on lui avait manqué. Il ne s’amusait pas à la bagatelle, à écrivailler, à rimailler contre l’adversaire : à peine fit-il un méchant sonnet contre Despréaux. Il allait droit aux effets : il dressait ses listes d’auteurs à gratifier, qui sont exactement un catalogue de ses amitiés et de ses haines. Ou bien il sommait M. de Lamoignon de choisir entre Despréaux et lui : et ce n’est pas, comme nous avons vu, à Despréaux qu’on ferma la porte. Enfin il employait son crédit pour empêcher l’œuvre où il était diffamé de s’imprimer et de se vendre. En cela, comme dans sa dure poésie, le bonhomme était un réaliste.

Il importait de rappeler que les ennemis de Boileau s’étaient bien défendus : comme leurs diatribes sont parfaitement oubliées aujourd’hui, l’insistance de ses attaques en semble plus cruelle, et il fait l’effet d’avoir massacré des innocents, qui tendaient la gorge au fer. Les personnalités qu’il fait ont scandalisé plus d’une bonne âme, comme Dalembert ou Voltaire : car ceux-ci, comme on sait, ont pratiqué largement le pardon des injures, et tendu toujours l’autre joue, selon la maxime de l’Évangile. Sérieusement, ne voit-on pas qu’il n’y a plus de critique possible, ou bien Boileau avait le droit de censurer Chapelain ou Cotin, comme ceux-ci de riposter à Boileau ? Mais il a médit des personnes, fait de Colletet un parasite, de Saint- Amant et de Faret des ivrognes ; il a raillé la tournure de l’abbé de Pure. Tout est relatif en ce monde : et ces injures sont bien petites, si on les mesure au ton des polémiques littéraires de ce temps-là, quand Chimène était qualifié d’impudique et de parricide et que d’Aubignac et Ménage s’apostrophaient comme des cochers parce que l’un faisait durer quelques heures de plus que l’autre une comédie de Térence. Mais de plus, la littérature était le terme de toutes les pensées de Boileau, sa passion et sa vie. Comme il ne pouvait souffrir les mauvais ouvrages, il en voulait aussi aux auteurs qui jetaient du discrédit sur la littérature par leurs mœurs et par leur caractère. Faire profession de littérateur, c’était pour lui faire profession d’honnêteté, de vie sérieuse et digne : et autant que la poésie de ruelle et de taverne, il détestait les poètes parasites et débraillés, les mendiants et les ivrognes. Bourgeois encore en ceci, il rejetait également la domesticité et la vie de bohème, et c’était pour rappeler les écrivains au sentiment de leur dignité, qu’après certains traits des Satires il écrivait, sans nécessité apparente, le quatrième chant de son Art poétique.

Mais, peut-on dire encore, est-ce user comme il faut de la critique que d’assommer les gens sans en dire la raison. Il se moque de Pelletier ou de Perrin : très bien ; mais qu’y trouve-t-il à reprendre ? Il ne daigne pas le dire, et c’est ce qu’il importerait à savoir. Ne nous arrêtons pas aux apparences. Il est très vrai que Boileau ne motive pas toujours toutes ses condamnations, et qu’il fait plus d’une exécution sommaire. Cependant, quand on l’a lu, ne sent-on pas bien la raison générale et commune de tous ces jugements particuliers ? Et ce n’est guère que le fretin qu’il dépêche ainsi sans autre forme de procès ; quand il rencontre un auteur de marque, un chef de file, type d’un genre, ou représentant d’une classe, ne dit-il pas bien nettement ce qu’il y blâme ? et doutons-nous qu’il condamne Chapelain pour sa dureté laborieuse, Scudéry pour sa fécondité stérile, Quinault pour sa fade tendresse, et les romans pour le ridicule travestissement de l’antiquité ?

Il se peut qu’il y ait eu excès ou injustice dans certaines railleries de Despréaux : c’est une fatalité de la polémique. S’il se fût attaché à démêler finement le bien et le mal dans l’œuvre de Chapelain et dans celle de Scudéry, il n’eût pas arraché le public à ses engouements. Il fallait condamner en bloc ce qu’on admirait en bloc ; il serait temps après de mettre les nuances et d’adoucir la sévérité. C’est ce que fit Boileau, quand, en 1683, ayant en somme gagné le fond du procès, il accorda de bonne grâce à Chapelain d’avoir fait « une assez belle ode » ; à Quinault, beaucoup d’esprit et d’agrément ; à Saint-Amant, à Brébeuf, à Scudéry, du génie. Et en 1701, le privilège du génie est étendu à Cotin même : c’est plus cette fois que nous ne demandons. Il est temps de cesser de s’apitoyer sur les victimes de Despréaux : nous qui savons ce qu’il voulait, ce qu’il a fait, et quels chefs-d’œuvre devaient le satisfaire, nous pouvons lui pardonner de leur avoir nettoyé la place un peu rudement. Nous pouvons juger aussi le résultat de toutes ces « réhabilitations » que la ferveur romantique ou la curiosité critique ont tentées en notre siècle : on a exhumé des vers, des tirades, une courte pièce, pas une œuvre en somme qu’on pût accuser Boileau d’avoir méconnue ou étouffée. Toujours ce qu’il a loué, quoi que ce fût, était meilleur que ce qu’il censurait, ce qu’il rêvait que ce qu’il rejetait ; et le plus chaleureux avocat de ses victimes, après tout, n’a pu trouver pour désigner leur groupe que ce nom, plus sanglant que toutes les railleries du satirique : les Grotesques.

La meilleure et peut-être la seule apologie de quelques-uns des auteurs ridiculisés par Despréaux, c’est de dire que sans eux il n’eût pas accompli l’œuvre qu’il a faite contre eux. Il fut à coup sûr un révolutionnaire en son temps ; mais les révolutions ne sont-elles pas toujours des secousses qui précipitent une évolution contrariée ? La littérature était mûre pour l’art classique, quand Boileau parut ; mais ceux même qui retardaient le mouvement étaient ceux par qui ce mouvement s’était transmis jusqu’à lui. Du jour où Boileau marqua le but, ils furent coupables de tâtonner et de dévier ; comme il avait trouvé, ils étaient ridicules de chercher encore. Il y avait plus d’un siècle que se préparait là forme littéraire dont il devait fixer le caractère, et sa doctrine était le terme où l’on devait nécessairement aboutir, lorsque les belles œuvres de l’antiquité païenne eurent éveillé le goût français, et lorsqu’en même temps leur sagesse toute naturelle et toute humaine eut inspiré à la raison moderne la hardiesse de marcher en liberté selon ses lois intimes. L’évolution fut achevée, quand, aux environs de 1660, dans le jugement ou dans l’instinct de quelques grands écrivains et de leur public, la conciliation fut faite entre l’admiration des anciens, maîtres de l’art et guides du goût, et l’indépendance de la raison, plus confiante chaque jour en ses forces, et plus rebelle à toute autorité. Tous ceux qui aidèrent à faire connaître ou aimer les anciens, à dégager la formule où l’imitation docile et le libre examen se concilient dans le large culte de la vérité, Ronsard et Scaliger avant Malherbe et Balzac, Corneille comme Pascal, mais aussi l’Académie, mais même le monde précieux, et ses poètes si doctement guindés ou si délicatement faux : tous, avec plus ou moins de conscience, par des voies plus droites ou plus détournées, amènent insensiblement notre littérature au point où Boileau la prend pour la dresser d’un coup dans la pureté de son type. Combien de ses ennemis et de ses victimes, et ceux qui paraissaient le plus s’égarer à la poursuite d’un autre idéal, ou dans les caprices d’une fantaisie sans idéal, combien ont ainsi, malgré eux, et croyant faire autre chose, travaillé pour lui, aussi réellement que Malherbe ou Pascal qu’il admire ! Et notamment si tout l’effort de la critique depuis Scaliger tendait à fonder en raison le culte et l’imitation des anciens, le vrai collaborateur et précurseur de Boileau, celui qui est comme l’anneau intermédiaire de la chaîne entre Malherbe et lui, c’est Chapelain.

Chapelain et Despréaux : ces deux noms semblent jurer d’être rapprochés ; et cependant pour la postérité, qui voit de haut, ces deux irréconciliables ennemis sont les ouvriers de la même œuvre. Chapelain est un de ces demi-génies, plus confus que complexes, en qui l’avenir lutte avec le passé, et qui n’ayant pas une claire conscience du chemin qu’ils suivent, semblent souvent marcher au hasard, tant il y a d’arrêts, de reculs et d’indécisions dans leur allure. Ce bonhomme, érudit à la mode du xvie siècle, solidement et lourdement, lecteur de vieux romans, admirateur de Ronsard, critique sévère de Malherbe, fait une ode à Richelieu qui est de la même étoffe que l’ode à Louis XIII, et, dans son dogmatisme enveloppé de pédanterie, indique déjà les deux grandes lois classiques : autorité de la raison, et autorité des anciens. Il affirme la nécessité de tout soumettre au bon sens, au jugement, et il tire les règles absolues des genres des ouvrages des anciens. Il est vrai qu’il ne définit pas le bon sens : et l’on entrevoit que pour lui, le bon sens, sans qu’on sache pourquoi, se réduit à la stricte observance des règles, comme si c’étaient des moyens nécessairement efficaces, qui produisent les chefs-d’œuvre par une vertu intrinsèque. Il n’est aucunement artiste, et ne voit rien dans les poèmes des anciens qui ne puisse être répété comme mécaniquement par l’emploi des mêmes procédés. Au reste, il estime, autant que Boileau, les qualités d’ordre, de composition, de régularité. Homme de nulle imagination, et de sensibilité bornée, il est plus aisément plat à force de réalisme, que faux à force de fantaisie. Chapelain, surtout, a contribué à fixer deux des traits essentiels de la physionomie du xviie siècle littéraire ; il a converti Richelieu aux unités dramatiques ; et il a décidé du rôle de l’Académie en lui assignant le travail du Dictionnaire.

Mais ce pauvre homme n’eut que des lueurs, de vagues instincts, et pas ombre de courage dans sa critique. Quand Boileau débuta, celui qui couvrait de son autorité toute la méchante littérature, précieuse, romanesque, où la nature et l’art étaient offensés également, c’était Chapelain. Nous voyons dans ses Lettres ce qu’il a de bon ; mais il passait sa vie à démentir, par complaisance ou par intérêt, ses sentiments intimes. Il se dit revenu des Espagnols dès 1625, et les ampoulés disciples de l’Espagne le trouvent toujours prêt à se récrier sur leurs extravagances. Ce qu’est le Chapelain qu’on voit, le Chapelain officiel et public, jugez-en aux trois actes éclatants de sa vie littéraire. Il a fait, par gageure, la Préface de l’Adone, déraisonnable apologie d’un méchant poème. Il a rédigé, malgré lui, les Sentiments de l’Académie sur le Cid, mesquine critique d’un chef-d’œuvre. Il a composé, sérieusement, hélas ! et par une volonté expresse, la Pucelle, le plus dénué de poésie des poèmes épiques du temps. À ce triple titre, et par l’autorité que ses lumières et sa facilité lui avaient value, il représentait pour Boileau le goût de l’école à laquelle il faisait la guerre. Il fallait le détruire pour atteindre les autres. Quoi qu’il eût de commun avec Boileau, et bien qu’il eût au fond plus aidé que nui à l’éclosion de l’art classique, il était devenu en 1660 un obstacle à son progrès : son rôle était fini ; il fallait en débarrasser la littérature. Et de là la cruelle, complète et nécessaire exécution des Satires.