Boileau (Lanson)/Chap V

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 121-155).


CHAPITRE V

LA CRITIQUE DE BOILEAU (Suite)
LES THÉORIES DE l’« ART POÉTIQUE »
(Fin)

Quand on sait combien Boileau a été insouciant de l’histoire et des formes accidentelles qui manifestent diversement l’unité essentielle du type humain, on ne s’attend guère à rencontrer dans l’Art poétique, au IIIe chant, à propos de la tragédie, des vers tels que ceux-ci :

Des siècles, des pays, étudiez les mœurs ;
Les climats font souvent les diverses humeurs.
Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie,
L’air ni l’esprit français à l’antique Italie,
Et sous des noms romains faisant notre portrait
Peindre Caton galant et Brutus dameret.

Tout le Dialogue des héros de roman n’est aussi qu’une parodie, qui fait ressortir le contraste perpétuel des mœurs et de la Fable dans un certain nombre de romans et de tragédies du temps : Boileau n’admet pas qu’on représente la cour et la ville sous le costume romain ou persan. On peut s’étonner de trouver en lui un si fervent défenseur de la vérité historique ; et, si l’on voulait, on pourrait trouver dans ce classique renforcé une sorte de romantique avant la lettre, épris de couleur locale. Mais pour nous garder de ces fantaisies, il suffira de songer que Racine donnait une parfaite satisfaction à Boileau, par l’usage qu’il faisait de l’histoire. En aucun cas, Boileau ne consent qu’on sacrifie le général au particulier, la psychologie à la chronique.

Le Cyrus et tous ces romans et tragédies dont les héros ont l’air d’être assidus à Versailles, ont d’abord le tort de ne peindre que des manières et des modes. Mais par surcroît les moyens employés pour représenter ces réalités négligeables ne sont point ceux qui en imposeraient la sensation aux gens mêmes qui n’en auraient point l’idée. Car, dans ces œuvres, il faut connaître les originaux, pour les reconnaître, et elles n’ont d’intérêt que si l’on brise la forme d’art, qui cache la vérité au lieu de la traduire. Étrange et arbitraire fantaisie, si l’on veut montrer des Français, et tels Français, d’évoquer Cyrus ou Horatius Coclès ! La Fable et l’histoire ancienne sont de précieuses formes pour réaliser les typés généraux : mais quand ce qu’on veut montrer, c’est précisément ce qui fait qu’un Français est Français plutôt que Romain ou Asiatique, il faut sortir du bon sens pour aller d’abord loger son action sur les bords du Tibre et de l’Hellespont. Car c’est présenter un tableau dont le modèle ne peut être dans la nature ; et s’il ne faut pas choisir pour les exprimer les choses trop particulières, encore, quand on les choisit, n’a-t-on d’excuse que si on les rend avec intensité dans leur caractéristique particularité.

Puis, comment le lecteur sentira-t-il la réalité des objets qu’on lui met sous les yeux, si on ne leur conserve pas l’aspect qu’il est accoutumé de voir ? Il faut lui montrer son idée du Romain et son idée du Français, si on veut qu’il reconnaisse des Romains et des Français, et de plus des hommes sous ces deux apparences. Mais ceci nous amène à la théorie de la vraisemblance, qui joue un rôle considérable dans l’ensemble de la doctrine de Boileau, et qui ne laisse pas d’en être une partie délicate et dangereuse.

Jusqu’ici l’on a examiné ce que l’écrivain doit mettre dans son ouvrage, et quelle nature il doit imiter. Mais comment doit-il imiter ? quelles sont les lois, les conditions de son travail ? y en a-t-il d’autres que par rapport au modèle, et que la nécessité de l’exprimer fidèlement ? Une des erreurs les plus communes dans les écoles réalistes et naturalistes, c’est de croire qu’il suffit de voir, et de rendre ce qu’on a vu, sans se soucier d’autre chose. Tant pis pour le public, pour ce « tas de bourgeois », s’il ne comprend pas. Puisqu’on lui dit que « c’est nature », qu’attend-il pour applaudir et admirer ? Boileau n’en est pas là. La nature est « vraie » et se fait « sentir » à tout le monde : mais c’est à condition qu’on la fasse sentir. Boileau respecte le public, qui peut bien pour un temps être aveugle ou injuste, mais dont, en somme, la voix finit par être celle de la souveraine raison ; et nous avons vu quelle importance il attribuait au consentement universel, pour marquer les chefs-d’œuvre. Avant tout, donc, il faut mettre le public de son côté. Le plus simple, ce serait, sans doute, de tout tirer de l’opinion et de servir au public ce qu’on sait être dans la moyenne de ses idées et de son goût : mais ce serait se condamner à la médiocrité, à la banalité. Boileau, naturaliste sincère, ne l’entend pas ainsi. On ne se contentera pas du vraisemblable : mais on s’efforcera de rendre le naturel vraisemblable. On ne renoncera pas, par respect pour le public, à ce qu’on sait être la vérité humaine : il applaudit Astrate, on lui présentera Andromaque. Il trouve Pyrrhus brutal, et pas assez Céladon, on lui donnera Néron. Mais on ne lui jettera pas violemment la vérité toute crue : où est le mérite de révolter le public ? Un art supérieur le domine ou l’apprivoise, lui insinue la vérité qu’il rejette, et lui fait croire ce qu’il estimait choquant et impossible. Le succès est à ce prix : car

Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.


Il faut, par suite, en traduisant la nature, avoir l’œil sur l’idée que le public s’en fait ; et ce n’est qu’en ménageant cette idée, pour s’y accommoder ou en faire saillir la fausseté, qu’on pourra y substituer peu à peu celle que l’on a prise dans l’étude directe de la réalité. Cela est nécessaire au théâtre plus qu’ailleurs. Le lecteur isolé peut être séduit ou intimidé : l’auteur imprimé lui impose. Au théâtre, le rapport est renversé ; les spectateurs se sentent forts contre le poète ; ils sont deux mille contre un. S’il ne leur offre pas ce qui est conforme à leur croyance, il faut qu’il dise pourquoi : sinon, s’il se contente de nous contrecarrer, c’est lui qui se trompe. Nous n’admettons pas que tant de sensibilités, d’intelligences et d’expériences diverses, réunies sans concert préalable dans une commune impression, ne soient pas de plus sûrs garants du possible et du réel que le génie particulier d’un homme.

De là cette théorie de la tragédie, dans l’Art poétique, où tout est subordonné à la vraisemblance. L’action d’abord sera vraisemblable. Il ne suffit pas qu’elle soit vraie. Il est vrai qu’Horace a tué sa sœur. Il est vrai — la légende, au théâtre, c’est de l’histoire — que Médée a tué ses enfants. La réalité du fait, disait Aristote (et Corneille après lui), en démontre la possibilité. La vérité historique est le fondement de la vraisemblance. Non, dirait Boileau : quand même j’ai la connaissance du fait, je ne saurais encore me passer de comprendre le fait. Le poète tragique n’est pas soumis à d’autres conditions que le poète comique : il faut qu’il compose sa Médée ou son Horace, que l’histoire lui donne, comme celui-ci son Alceste ou son Harpagon, qui n’ont jamais existé. Plus l’action sera extraordinaire, et plus il devra en réduire les causes et les ressorts au jeu régulier de passions universelles, selon le train ordinaire des choses, à la nature enfin que tout le monde porte en soi et dans son expérience. Ainsi nous fera-t-il convenir que l’incroyable est arrivé, devait arriver, et que notre conception de possibilités naturelles implique ce qu’en son nom nous voulions d’abord repousser. Il faut qu’il nous amène à juger que si Horace ne tuait pas sa sœur, ou Médée ses enfants, c’est alors que la nature ne suivrait pas son cours.

Les caractères doivent être vraisemblables. Or notre expérience nous dit que chaque caractère a son ineffaçable pli, chaque visage sa grimace familière. En conséquence, les personnages dramatiques se maintiendront « tels qu’on les aura vus d’abord » ; l’inconstance même de leurs actes se rattachera sensiblement à leur permanente identité morale. — Chaque homme a sa physionomie singulière, ses nuances propres et particulières de caractère ; nous ne croyons pas qu’il y ait deux esprits exactement semblables ; la nature ne fait de ménechmes qu’au physique. Donc l’auteur variera les caractères et leur expression. — Nous savons, et nous disons souvent que « l’homme n’est pas parfait ». Nous avons vu de très grands hommes être par certains cotés de très petits hommes. Cela ne nous déplaît pas : cela les rapproche de nous, et nous console de l’admiration que nous leur devons d’ailleurs. Selon notre expérience, imperfection est indice de réalité. Que La Motte a tort de se plaindre qu’Homère ait fait ses héros grossiers ou brutaux ! Si Achille est fier, violent, rancunier, tant mieux :

À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.

— Enfin sur tous les héros de la légende et de l’histoire, j’ai une idée ; mon voisin du parterre ou des loges en a une aussi, plus ou moins nette : et de toutes ces idées particulières se compose une opinion moyenne qui détermine les caractères, et que le poète doit éviter de choquer directement. Non pas que le but de l’art soit d’exprimer les personnages historiques dans leur individualité, ni qu’il importe en soi si l’athée s’appelle Enée ou Mézence, ou le fratricide Néron ou Marc-Aurèle : mais ces noms évoquent dans les esprits certaines images indestructibles et irréfrénables, dans lesquelles doit nécessairement se couler l’étude de psychologie générale. Si l’on est occupé à contester la ressemblance historique, on ne regardera pas la vérité humaine du rôle. — Pour la même raison, le poète tiendra compte des différences que les climats, les époques, la civilisation mettent entre les peuples. Il ne s’agit pas, encore ici, de peindre des Persans, ni des Turcs, ni des Grecs, mais des hommes. Seulement, pour que rien ne vienne nous distraire du fond, il faut que la forme ne contrarie pas l’idée que nous nous faisons de la réalité historique. Cela n’a pas de rapport avec la couleur locale des romantiques. La vérité de l’histoire n’a, pour Boileau, qu’une valeur négative. Racine, en écrivant Iphigénie ou Bajazet, ne s’est pas soucié d’archéologie ni d’orientalisme : mais il a costumé ses caractères généraux selon l’idée qu’il se faisait des Grecs ou des Turcs. Et même cette idée qu’il avait allait un peu au delà de ce qu’exigeait à l’ordinaire le public : mais, au fond, il ne déroutait pas les spectateurs, et ne leur présentait rien que leur degré de culture ne leur figurât aisément : ainsi il atteignait son but, qui était seulement d’empêcher leur attention de se détourner sur le détail et l’accessoire, et de la ramener tout entière sur la peinture des passions. En effet, indifférents à la vérité de ces choses extérieures dont la fausseté les eût révoltés, les spectateurs se livraient tout entiers aux impressions du drame psychologique que développait le poète.

La vraisemblance encore soumettait la tragédie aux unités ; et la vraisemblance enfin imposait à la tragédie un langage simple et naturel, sans pompe et sans déclamation.

Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez ;
Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.


Nous savons tous par expérience qu’on ne fait pas de phrases quand on est violemment ému : la vraie douleur n’a pas d’esprit.

Ainsi, dans toutes ses parties et dans toute sa forme, la tragédie doit être vraisemblable. Ce n’est pas assez encore : il faut qu’elle plaise. Et voilà encore par où Boileau se sépare de certains naturalistes, pour qui l’émotion, l’intérêt, l’agrément sont d’indignes concessions à la frivolité, à la stupidité des bourgeois. On consent encore à être « cruel », « féroce » ; mais être touchant ou aimable, évoquer la pitié ou la sympathie, jamais. Boileau n’eût pas compris que l’impersonnalité et l’objectivité eussent pour conséquences l’impassibilité ; et il est curieux que ce sévère pontife de la raison soit justement l’homme qui ait le plus fortement maintenu les droits de l’imagination et de la sensibilité au théâtre. Comme Molière et comme Racine, Boileau ne saurait admettre que la poésie n’ait pas pour objet de plaire. Il faut traduire son observation, conformer son imitation, de façon que non seulement on en reconnaisse l’éternel modèle, mais qu’encore cette reconnaissance soit un plaisir. Ce plaisir varie de qualité selon les genres : dans la comédie, c’est le rire. Dans la tragédie, c’est la « douce terreur », la « pitié charmante » ; ce sont les pleurs. De la plus horrible réalité, l’imitation tragique tire une émotion agréable. L’artiste qui parle à notre intelligence, qui nous démontre scientifiquement, exactement, froidement, le mécanisme de l’âme humaine ne nous satisfait pas : le théâtre n’est pas une école pratique de psychologie. Nous n’y venons pas chercher une leçon : il faut qu’on nous amuse. Voilà pourquoi la tragédie doit être pathétique, ne pas nous décrire les caractères en repos, mais les figurer dans la passion, en convulsion. Et voilà pourquoi Racine a eu raison de fonder tous ses drames sur les effets de l’amour :

De cette passion, la sensible peinture
Est, pour aller au cœur, la route la plus sûre.

Mais encore faut-il « inventer des ressorts qui puissent m’attacher », savoir combiner, développer et dénouer une intrigue, l’exposer clairement, et accroître l’intérêt de moment en moment. Enfin tout ce qu’on a dit de la vraisemblance assure le plaisir du spectateur, en même temps qu’il le dispose à sentir la vérité du drame.

Vérité, vraisemblance, intérêt : trois termes corrélatifs qui sont la formule de l’art. Mais non pas encore la formule intégrale : il manque à la théorie un complément essentiel. Cette imitation de la nature, vraie, vraisemblable, intéressante, doit s’exprimer dans une forme d’art précise et serrée. En autres termes, toutes les intentions que nous avons vu que l’auteur devait avoir, ne valent qu’effectivement réalisées, et la conception ne saurait se séparer de l’exécution. L’idée n’est rien sans la forme, et tout n’est pas fait, quand on a le fond. Le naturalisme, par l’importance même qu’il attribue à l’objet, pousse facilement à diminuer la part de l’ouvrier ; et d’autre part les artistes qui ne savent pas très bien leur métier, ou les gens d’esprit qui ne sont pas artistes, oublient facilement que la faculté de sentir n’implique pas toujours une puissance égale d’expression, et que l’image qu’on a dans l’esprit ne s’objective pas toute seule, sans grand labeur et contention d’esprit. Boileau relevait vivement, dans une lettre de Huet, cette méprise qui dans la beauté des ouvrages donnait tout au sujet, rien à l’art et à l’auteur. Il n’y a point, selon lui, de proposition moins soutenable et plus grossière que de croire « qu’un homme, quelque ignorant et quelque grossier qu’il soit, s’il rapporte une grande chose, sans en rien dérober à la connaissance de l’auditeur, pourra avec justice être estimé éloquent et sublime ». Comme s’il ne fallait pas d’autant plus d’esprit et de talent que la chose est plus grande, pour la bien exprimer ! Comme si la « bonne foi » et la conviction suffisaient pour « n’en rien dérober à la connaissance de l’auditeur » ! Mais trouver les paroles dignes du sujet ! Mais jeter dans le discours « toute la netteté, la délicatesse, la majesté, et, ce qui est encore plus considérable, toute la simplicité nécessaire à une bonne narration » ! Mais choisir les grandes circonstances, rejeter les superflues, en un mot dire ce qu’il faut, et ne dire que ce qu’il faut ! Tout cela, le premier venu le peut-il ? Cela se fait-il par la vertu essentielle du sujet ? Ou cela est-il de l’art, et plus ou moins aisé à réaliser, selon qu’on a plus ou moins de génie, de goût et d’habileté technique ?

Quel que soit son sujet, et quoi que lui fournisse la nature, l’artiste a toujours à créer une forme, la plus vraie, la plus expressive, la plus belle enfin qu’il se pourra. Dans cette partie de l’art, l’invention individuelle ne peut se passer de l’étude : le génie doit avoir à son service une science technique qui lui permette d’élire toujours les moyens d’expression les plus sûrs et les plus puissants. De là l’importance attribuée dans l’Art poétique au métier, et l’abondance des préceptes de versification, de style et de composition.

Le poète fait son œuvre avec des mots : la technique, pour lui, c’est donc d’abord le maniement de la langue. Connaissance et respect de la langue, pureté, correction, éviter les tours vicieux, les termes impropres, ne jamais s’accorder un barbarisme ou un solécisme même en vue d’un effet à produire : on ne doit pas s’étonner que Boileau impose ces lois à un écrivain ; cela équivaut à exiger d’un peintre la connaissance du dessin. Ni la nouveauté, ni la hardiesse de l’expression ne souffrent de la correction grammaticale : Racine est là pour le prouver.

Viennent ensuite la clarté, sans laquelle ni la vérité ne se fait sentir, ni l’émotion ne se dégage — et la précision, par laquelle on ne reconnaît pas vaguement, en gros, la nature de l’objet, mais on le voit dans un degré particulier de force et de beauté, tel qu’il est en effet, mais revêtu par votre expression, d’après votre sensation, d’un caractère unique.

Puis le poète se sert du vers. Sans débattre la question sil y a des poèmes en prose, et semblant même l’admettre, quand il appelle de ce nom les romans, Boileau, en général, regarde le vers comme la forme originale et propre de la poésie. On sait combien il était sévère dans la pratique, et une bonne partie du premier chant de l’Art poétique est consacrée à formuler les lois principales de la versification. Richesse expressive de la rime, repos à l’hémistiche, proscription de l’hiatus et de l’enjambement : si ces préceptes sont parfois contestables, si on a pu en fléchir ou en rompre quelques-uns avec avantage, il ne faut pas oublier qu’ils n’appartiennent pas à Boileau, et qu’il n’a fait que donner par là la formule du vers classique, tel que Malherbe l’avait établi, et que les grands poètes du siècle nous le présentent. N’oublions point surtout que Boileau n’a pas vu dans le vers un ingénieux mécanisme, où l’on assemble les difficultés pour les vaincre, ni l’agréable instrument d’un jeu d’esprit littéraire ; jamais il n’en a perdu de vue la valeur artistique, et toutes les lois auxquelles il l’a soumis ne sont pas à elles-mêmes leur fin, mais sont les moyens de produire la cadence expressive, qui procure à l’oreille un plaisir conforme au sentiment dont les mots saisissent l’âme. Boileau n’affranchit jamais, quand il s’agit de poésie, le jugement rationnel de l’esprit de la sensation irraisonnée de l’oreille. Il lui suffit que les noms grecs et latins aient une plus douce harmonie que les noms germaniques, pour condamner l’épopée aux sujets païens et lui interdire le moyen âge. N’en rions pas trop : Chénier et Musset, qui sont des poètes, et que la suave mélodie des noms antiques a jetés plus d’une fois dans des rêves peuplés de visions charmantes, comprendraient ce que dit Boileau des « noms heureux » qui semblent nés pour les vers. Et puis, ne conviendrons-nous pas qu’un héros poétique fait mieux de s’appeler Pyrrhus que Manco-Capac ?

Au troisième degré sont les lois particulières des genres. Tous les genres que Boileau énumère ont cela de commun, que leur base constante et leur élément essentiel, c’est le vers. Il ne vaudrait pas la peine de le remarquer, si cette observation banale ne nous donnait la clef de l’omission de la Fable et de La Fontaine. Que de raisons, tirées souvent de bien loin, et bien injurieuses aussi au caractère de Despréaux, n’a-t-on pas invoquées pour rendre compte du silence qu’il a gardé sur son ami ! Il eût suffi pourtant de se dire que l’idylle, l’élégie, l’ode, le sonnet, l’épigramme, le rondeau, le madrigal, la satire, la chanson, tous ces genres dont quelques-uns sont si minces, ne sauraient se concevoir séparés de la forme poétique. Ôtez-la : ou bien la définition s’évanouit dans le vague, ou elle implique contradiction. Un madrigal en prose, une élégie en prose, ce sont de pures métaphores. Une ode en prose, un sonnet en prose, cela est inconcevable. De même, selon les idées de Boileau, déterminées par la tradition gréco-romaine, on ne doit pas écrire l’épopée, ni la tragédie, ni la comédie en prose : ne savons-nous pas les colères de Voltaire, quand il entendait parler d’un Maillard ou Paris sauvé, en prose, et qu’aussitôt après la mort de Molière, les comédiens firent mettre son Don Juan en méchants vers par Thomas Corneille, pour ne pas donner au public cinq grands actes d’une admirable prose, à laquelle on fut cent cinquante ans à revenir ? Au contraire, qu’est-ce que le vers dans une fable, ou dans un poème didactique, genre dont Boileau n’a pas parlé non plus, malgré les raisons personnelles qu’il eût pu avoir de le faire ? Le vers, dans les deux genres, n’est qu’un ornement, et si peu nécessaire que Patru conseillait et à La Fontaine et à Boileau de n’en pas user. Ils firent bien tous les deux de ne pas l’écouter : mais cela doit nous aider à ne pas calomnier son silence, d’autant qu’il n’a pas été plus complaisant pour lui-même que pour son ami.

Des préceptes qui ont rapport aux genres, les uns sont purement formels, et se rattachent ainsi à la versification ; ce sont les conventions qui lient et soutiennent les genres, et limitent la liberté du poète dans le choix ou la disposition des mètres, et dans les dimensions et proportions de l’œuvre. Plus la forme d’un poème est fixe, et plus le poète doit être sévère sur la facture : ainsi dans la ballade et dans le sonnet, dont Boileau, en artiste curieux des formes raffinées et difficiles, s’arrête un peu complaisamment à détailler les rigoureuses lois. Il semble même que ce sage esprit pousse un peu bien loin l’enthousiasme, quand il écrit ce vers :

Un sonnet sans défauts vaut seul un long poème.


Il n’a pas la simplicité de donner un sonnet de Gombauld pour égal à l’Énéide. Mais il a voulu enseigner aux écrivains qu’en poésie la forme seule peut donner un prix infini aux choses : avis à ceux qui croient que le sujet est tout. Puis il y a une hiérarchie des genres, mais chaque genre a son idéal, sa perfection propre, absolue en soi ; et pour juger d’un ouvrage, il ne faut pas le comparer à d’autres de genre différent, mais le rapporter seulement au type déterminé par la définition du genre. En sorte qu’un sonnet parfait n’a rien à envier à une excellente épopée ; ce sont deux choses absolument et également parfaites, et pourvues d’une « beauté suprême ». Celui qui a fait « un sonnet achevé » ne pouvait rien faire de plus en fait de sonnet, comme, selon Descartes, un enfant qui a fait une addition dans les règles peut être assuré d’avoir trouvé tout ce que l’esprit humain était capable de trouver relativement à la somme qu’il cherchait.

Mais tandis que dans la poésie antique, en Grèce surtout, les genres se définissaient essentiellement par les mètres qui les constituaient, chez nous ils se distinguent surtout par leurs objets et leurs effets. Boileau ne semble pas s’apercevoir qu’il y a là deux principes très différents de classification des genres, et que des poèmes à forme fixe tels que la ballade et le sonnet, qu’on est obligé de caractériser à la mode antique, par leur forme métrique, et qui peuvent recevoir toutes les idées et tous les sentiments de tout ordre, ne sont pas du tout des genres comparables à l’élégie ou à la tragédie, ni à tous les autres, où, sous-entendant les conditions particulières de versification et de disposition métrique, il détermine surtout la nature du modèle à imiter et la qualité de l’émotion à produire. Voilà en effet ce qu’il s’est attaché le plus souvent à éclaircir ; il les considère en un mot dans leur valeur expressive et dans leur couleur propre, et il en marque le rapport à la nature d’une part, à l’esprit d’autre part. À l’idylle, par exemple, appartiennent « les plaisirs de l’amour », avec ou sans mythologie ; elle est élégante sans pompe, à égale distance de l’héroïsme épique et de la grossièreté réaliste. Ainsi encore, la comédie, en style « humble et doux » par une intrigue vivement conduite, nous présente les ridicules et les vices de la cour et de la ville, et nous divertit de leur exacte peinture. La loi du genre est de faire rire, comme celle de la tragédie est de faire pleurer. Mais il faut faire rire par « les passions finement maniées », sans jamais s’écarter de la nature.

Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter.

Voilà donc les limites du genre comique ; il exclut les héros et le peuple, les larmes et la bouffonnerie. De là cette critique de Molière, si rigoureuse à notre gré et si injuste. Molière est trop populaire ; il fait « grimacer ses figures » ; il a trop souvent

Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.

Peut-être Boileau, en parlant ainsi, n’a-t-il point cédé seulement à la délicatesse mondaine et au goût trop poli de son temps. Il est possible que ce réaliste, qui fut si peu psychologue, n’ait pas senti ce qu’il y a de vérité profonde, d’humanité vivante dans les farces de Molière. Il n’y a vu que des charges fantaisistes, d’arbitraires caprices de gaieté exubérante, ne se doutant pas que le trait plus appuyé n’était pas moins juste, et que le rire plus éclatant enveloppait une observation plus triste. Tel sujet, Dandin ou le Malade, ne peut rester une comédie qu’à la condition de devenir une farce ; il faut pousser jusqu’à la bouffonnerie, si l’on ne veut que le drame déborde. Puis Boileau, qui n’avait pas du tout l’imagination dramatique, est tombé dans la même erreur que La Bruyère, qui oppose son Onuphre à Tartufe, sans s’apercevoir que la vérité théâtrale n’est pas celle du livre, et que la scène a ses conditions et comme son optique particulières, qui obligent à faire une copie inexacte de la nature pour en donner la sensation vraie. Enfin, quand il s’autorise du Misanthrope pour condamner Scapin, c’était le cas de se rappeler

Qu’un sonnet sans défauts vaut seul un long poème.


La comédie de caractère est supérieure à la farce, mais, en son genre, Scapin vaut Alceste, et comme disait Diderot, il ne faut pas moins de génie pour écrire Pourceaugnac que Tartufe. Boileau resserre par trop les bornes de la comédie ; il l’appauvrit pour l’élever ; et lui demandant trop de noblesse, de finesse, de décence, il lui interdit cette franchise de verve et cette intensité de couleur qui sont la poésie du genre.

Il excluait l’élément pathétique de la comédie :

Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs,
N’admet point en ses vers de tragiques douleurs.

Entre la tragédie et la comédie, il ne concevait point de genre intermédiaire. On sait que l’événement lui a donné tort, et que le xviiie siècle a créé deux formes dramatiques, pour lesquelles le xixe siècle a délaissé la tragédie et réduit la pure comédie à la farce ; l’une, le drame bourgeois, qui emprunte ses personnages à la comédie et son action à la tragédie ; l’autre, la comédie larmoyante, ou mixte, la pièce, comme on dit assez vaguement de nos jours, qui associe et fond dans des proportions diverses les impressions tragiques et comiques, le rire et les larmes.

La distinction absolue des genres et la détermination rigoureuse de leur nombre sont deux des points sur lesquels on a le plus de peine aujourd’hui à se mettre d’accord avec Boileau. Cependant il serait aisé de montrer que la distinction des genres n’est pas moins fondée en raison que celle des arts, et s’explique, d’une part, par la complexité de la nature et la diversité des rapports qui peuvent l’unir à notre sensibilité, d’autre part par la complexité de notre nature, mais aussi par ses bornes et par la nécessité où elle est de séparer dans ses modifications subjectives ce qui est confondu dans la réalité objective. Au reste, on ne fait plus de difficulté de le reconnaître aujourd’hui ; et depuis que l’effervescence romantique s’est calmée, et que la liberté de l’art est assurée, nous ne trouvons plus grand intérêt à réclamer ni à pratiquer le mélange des genres. Ils nous paraissent subsister en eux-mêmes, et tirer leurs lois principales de leur définition, qui dépend elle-même des objets et des effets qui leur sont assignés.

Nous n’en reviendrons pas pour cela à la réglementation rigoureuse, et par là même arbitraire, de Boileau. Nous admettrons que, certaines formes littéraires étant liées à certains états d’âme et à certains moments de la civilisation, il y ait des genres qui naissent, comme il y en a qui périssent ; par exemple, le drame bourgeois est légitimé par la même transformation sociale qui semble avoir mis la tragédie hors d’usage. Il en est des genres comme des langues : ce qui se fixe, c’est ce qui meurt, et les genres ne vivent que par une adaptation, c’est-à-dire une transformation continuelle ; dans cette évolution, ils semblent périr lorsque leur principe de vie abandonne la forme qui les caractérisait pour en revêtir une autre, qui fera la même fonction, sans pourtant avoir rien de commun en apparence avec ce qu’elle remplace. On ne concevra point non plus les genres comme des systèmes fermés, sans rapport et sans dépendance réciproques, se juxtaposant sans se pénétrer à la façon des tourbillons de Descartes. De même qu’il se fait des transpositions d’art, et qu’on peut essayer de produire par des moyens musicaux des impressions pittoresques ou par les formes de la poésie les effets de la musique, on peut aussi passer d’un genre à l’autre, et mêler dans une certaine mesure l’élément lyrique dans le drame, ou l’élément comique dans la tragédie, à condition que l’on ne méconnaisse point les lois essentielles et l’objet propre de chaque genre, et qu’on ne fasse point retomber l’ouvrage dans une indétermination qui serait la négation même de l’art. De même que l’alexandrin s’est assoupli, diversifié, enrichi de toute sorte d’effets, depuis le xviie siècle, sans perdre pour cela sa structure intime, de même les genres peuvent subsister dans leur essence, et la voiler d’apparences multiples pour répondre à des besoins nouveaux de l’esprit moderne. La science des artistes s’est étendue, l’intelligence du public s’est raffinée ; les uns cherchent à susciter, l’autre aime à ressentir des impressions plus complexes, qui doivent se fondre sans se confondre, et laisser subsister l’unité esthétique de l’œuvre. Plus portés à considérer les relations des choses qu’à en fouiller la structure intime, il est naturel que nous admettions, dans la comédie par exemple, une variété d’émotions que nos pères n’auraient pas tolérée autrefois. Pénétrés du sentiment que tout se tient et s’enchaîne dans la nature, que rien ne s’arrête et ne se fixe, et que dans ce monde changeant des apparences on ne peut nulle part poser de commencement ni de terme, nous croyons qu’on dénature le fini et qu’on en fait un absolu, si on le détache complètement de toutes les réalités qui le pressent, le précèdent ou le continuent, pour l’exprimer dans un genre rigoureusement déterminé. Nous demandons que l’artiste nous fasse apercevoir ces transitions, et comme ces amorces qui aident l’imagination à réintégrer l’objet isolé par convention dans le tout dont il est une pièce, qu’il nous indique l’incessante transformation des choses et les aspects multiples de la vie, au lieu de nous la rendre appauvrie et figée dans l’abstraction. On ne peut donc conserver aux genres la rigoureuse unité et l’absolue simplicité où ils se renfermaient autrefois : nous ne serions pas éloignés d’admettre que le changement et la contradiction sont marques de réalité. Enfin il y a si longtemps que les genres servent dans notre littérature vieillie, nous en avons tant vu les lois et les règles tourner, aux mains des faiseurs, en procédés qui dispensent de regarder la nature, nous avons tant vu de pièces bien faites, où il n’y avait pas un mot de senti et de vécu, que nous en sommes venus à prendre volontiers l’inexpérience technique pour une marque de sincérité : il nous semble que l’artiste qui bouscule les genres et leurs lois doive nous étaler la nature toute pure et toute nue.

La distinction des genres, que nous estimons trop absolue aujourd’hui, a pourtant eu pour Boileau ce bon effet de l’obliger à se représenter le propre et l’essence de chaque genre : et l’on peut s’assurer, à propos de l’ode, que cette recherche lui a fait entrevoir ce que ni son tempérament, ni son expérience, ni ses principes ne pouvaient lui révéler. Il n’a pas su définir la poésie lyrique : il n’a pas vu que presque tous ces petits genres, qu’il énumérait un peu minutieusement dans son second chant, n’avaient de valeur et de réalité que par l’élément lyrique qu’ils renferment. Il réduit le lyrisme à l’ode, et là, il n’atteint pas dans son fond l’inspiration de Pindare, et s’arrête à dresser un catalogue des sujets. Mais à lire Pindare, et même Horace, Boileau sent bien qu’il y a là quelque chose de particulier, qui ne se trouve point ailleurs. Il se trouve en présence d’une forme que nulle autre poésie ni aucun genre d’éloquence ne lui présentent. Aussi définira-t-il l’ode par la forme qui est tout ce qu’il en peut toucher ; il en notera la « magnificence des mots », les « figures audacieuses » ; il dira :

Son style impétueux souvent marche au hasard ;
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.

Il est de tradition de se moquer de ces vers : c’est un tort. Ils prouvent que Boileau n’a pas dressé sa théorie de l’ode d’après l’ode oratoire de Malherbe. Et de même Perrault a tort de ne pas comprendre que Pindare « sort de la raison afin de mieux entrer dans la raison même ». Si la raison, c’est la conformité à la nature, Pindare, par l’excès de ses figures, par le décousu de son style, semble sortir de la nature, mais c’est pour se conformer à la nature de l’ode. On ne parle pas naturellement comme il parle, mais il est naturel qu’il parle ainsi, selon les lois de la poésie lyrique : Boileau n’avait qu’un pas à faire, pour apercevoir que ces lois correspondaient à un état d’âme très particulier, mais très réel. C’est beaucoup pourtant déjà qu’il ait dit que réduire l’ode au langage qu’on appelle communément naturel, lui imposer « un ordre méthodique », et « d’exactes liaisons de sens », ce serait, si le fond nécessite la forme qui l’exprime, « ôter l’âme à la poésie lyrique » : c’est beaucoup d’avoir compris en son temps qu’une ode n’est ni un discours ni une dissertation ni une narration d’histoire, et que ce genre a son ordre, sa clarté propres et d’un caractère tout spécial. Boileau y arriva par la distinction des genres.

Indépendamment des lois générales de la langue et du vers et des lois particulières des genres, la création poétique, de quelque nature qu’elle soit, doit observer certaines règles très fines, qui aident à dégager la nature et assurent le plaisir du lecteur. Mais ces règles, il ne suffit pas de les apprendre pour les appliquer : c’est ici qu’il faut surtout le génie et le goût naturels. Voilà ce qui manquait à Chapelain : d’où vient que sa Pucelle est ennuyeuse et ridicule ? Ce n’est pas par l’invention : Boileau, au fond, ne conçoit pas autrement l’épopée. Ni par l’exécution ; on ne peut reprocher à l’écrivain ni fantaisie extravagante, ni emphase, ni préciosité. Mais il n’était pas poète : il n’a pas su choisir dans la nature ce qu’un artiste devait rendre, ni le rendre artistement. La poésie du bonhomme est une poésie de notaire, qui proprement, minutieusement fait l’inventaire de tous objets, meubles, lieux et personnes qu’il rencontre. Jamais réalisme plus faux et plus matériel ne s’aplatit sur la nature pour en effacer la grâce.

On voit hors des deux bouts de ses deux courtes manches
Sortir à découvert deux mains longues et blanches,
Pont les doigts inégaux, mais tout ronds et menus,
Imitent l’embonpoint des bras ronds et charnus.

Cette petite main de femme n’a-t-elle pas l’air d’avoir été barbouillée par un peintre d’enseignes ? M. Vast-Ricouard lui-même n’a pu faire mieux que Chapelain : « Les bras glissant avec grâce, le long du buste, étaient terminés par des mains dont les doigts potelés, et pourtant effilés, avaient à leurs extrémités de minuscules ongles roses, arrondis à fleur de peau. » Ces réalistes, qui n’ont pas un grain de sentiment artistique, ne se doutent pas qu’il ne suffit pas de savoir le dictionnaire et de faire le tour d un objet, et d’en coucher par écrit, sous leur nom propre, toutes les particularités visibles.

L’art est une simplification de la nature, et l’exprime moins qu’il ne la suggère : il ne s’agit pas de mettre une description dans le livre, mais une image dans le cerveau du lecteur, et tel avec deux mots donne une vision plus radieuse qu’un autre avec dix pages. Même qui veut tout dire, ne fait rien voir et ennuie : il faut savoir se borner, et laisser faire à l’imagination du lecteur, en la touchant vivement au point qu’il faut. Il faut que l’expression soit simple, exacte, ni burlesque ni emphatique : afin de montrer ce qui est. Forte : afin d’en faire sentir le caractère. Variée : parce que ma lecture doit être un plaisir, et que la monotonie fatigue. Pour la vérité et pour l’agrément, il faut que l’ouvrage soit composé : et tout le développement, ses dimensions, ses proportions, le rapport des parties sont nécessités par le sujet que l’on traite et par l’impression qu’on veut produire. La règle est de dire ce qu’il faut, rien que ce qu’il faut. Nulle beauté n’est belle, si elle n’est nécessaire. Enfin la grande règle, sans laquelle toutes les règles ne servent à rien, c’est le travail : il faut patiemment, laborieusement, chercher, refaire, corriger, effacer ; la perfection est le prix d’une lutte longue et douloureuse par laquelle la matière rebelle est soumise à l’art inexorable. Tout cela est banal, à force d’être vrai. Nous convenons tous de ces préceptes ; pour les suivre, c’est autre chose. Au temps de Boileau, surtout, il n’en pouvait donner de plus nécessaires ; il n’en a point donné de plus efficaces ; et pour bien des intelligences même, c’étaient là des vérités neuves.

Cependant parmi les règles et les observations relatives à l’expression de la nature, qui se rencontrent dans tous les ouvrages de Boileau, qu’il s’agisse de littérature générale, ou d’un genre spécial, ou d’un ouvrage particulier, il se rencontre certaines formules, certains termes qui semblent dénoter une tendance fâcheuse et des partis-pris contestables. On entend Boileau parler sans cesse d’« élégance » et de « noblesse ». On voit que la simplicité de l’églogue ne va pas sans parure, que la tragédie use des vers « pompeux » ; que l’épopée « orne » et « embellit » tout, qu’elle a le style « riche », « pompeux » et même « élégant » ; et qu’il ne faut point recevoir les sujets chrétiens parce que les vérités de la foi

D’ornements égayés ne sont pas susceptibles.

On lit que la comédie « badine noblement » et que Molière trop grossier ne vaut pas l’exquis et fin Térence. On se rappelle que pour justifier Homère et Pindare, Boileau ne trouvait rien, sinon qu’en grec les mots âne et eau sont très nobles. Tout cela nous inquiète : et quand il réclame ensuite partout la simplicité et le naturel, on craint qu’il ne mette pas sous ces mots la même chose que nous. On a peur que ce naturaliste ne se plaise qu’aux imitations enjolivées de la nature, et que la vérité qu’il aime ne soit pas la vérité toute franche, belle de sa nudité vivante et savoureuse, mais un bénin reflet de vérité, doucement tamisée pour les yeux délicats par les voiles coquets du bel esprit. Pour parler crûment, on croit sentir que la « beauté » de l’expression va farder et fausser la nature.

Il faut convenir que le xviie siècle n’entendait pas comme nous le naturel et la simplicité. La nature humaine, d’abord, affinée par la vie de cour et la vie de salon, n’offrait pas le même modèle à l’imitation que, par exemple, la brutale Angleterre de Shakespeare, ou notre turbulente et confuse société. Il y avait, au moins dans les mœurs extérieures, plus de gravité, détenue, de décence : la « bête humaine » était muselée, sinon détruite. On l’enveloppait de formes, et ce qui nous plaît aujourd’hui comme une vive expression de la nature, eût fait l’effet alors d’une pure inconvenance. Notre littérature, moins mondaine, ou notre monde, moins poli, ne s’effarouchent pas du débraillé : le public d’honnêtes gens auxquels s’adressaient nos classiques, maintenait dans les écrits une sorte de réserve aristocratique, d’une simplicité très raffinée, au moyen de laquelle on pouvait tout faire entendre, mais qu’on n’avait pas le droit de rejeter un seul instant. Cette société s’était fait un art conforme à son esprit : peinture, sculpture, architecture, jardins même, mobiliers et costumes, tout respirait le même goût de noble élégance et de sévérité pompeuse. Nos grands écrivains n’ont pu s’élever au-dessus de ce goût, qui était autour d’eux et en eux, qu’en s’y conformant d’abord, et s’ils voulaient exprimer la nature basse ou brutale, ils devaient non pas l’atténuer, mais en rendre la bassesse élégante et la brutalité noble.

On ne se faisait pas non plus alors de la littérature l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui. Les historiens et les critiques nous ont appris à lui attribuer un caractère éminemment grave et philosophique, à y respecter une des formes les plus expressives de la civilisation générale, où sont contenues toutes les conceptions de la vie et de la destinée humaines, toutes les représentations de l’univers et de l’être, par lesquelles l’humanité s’est consolée ou désespérée à chaque siècle. Et la littérature dispute à la foi attiédie, à la philosophie et à la science peu populaires la direction des consciences. Nos poètes se font les missionnaires de l’Idée, les pontifes de l’Absolu et de l’Inconnaissable. Nos romanciers érigent leurs fictions en expériences, leurs hypothèses en documents. Dès qu’un jeune homme, au sortir du collège, se fait imprimer, c’est pour donner une direction à l’humanité : on ne songe plus à l’amuser, et il y paraît. Dans l’ancienne société, bien assise, qui se croyait fondée pour l’éternité et sur la vérité, les lettres étaient le charme des loisirs, un repos et une agréable distraction des esprits. Le plaisir du lecteur était l’objet principal de l’écrivain ; les plus grands, Molière ou Racine, ne se sentaient pas humiliés de réduire là leur fonction, et c’était parce qu’ils tentaient cette « étrange entreprise » de faire rire ou pleurer « les honnêtes gens », qu’ils tâchaient de les servir à leur goût. C’était même pour amuser plus de gens qu’on faisait vrai, et qu’on s’attachait à la nature.

L’art s’employait à donner un plaisir, non seulement par le choix de ses objets, mais surtout par l’aspect qu’il en montrait et l’expression dont il les revêtait. Il avait des procédés de traduction qui, sans affaiblir ou fausser, procuraient une sensation agréable aux hommes de ce temps-là. Il ne leur déplaisait pas de sentir entre leur esprit et la nature un esprit puissant ou fin, un intermédiaire officieux qui se chargeait d’accommoder celle-ci à celui-là. Tandis que nous aimons à prendre le contact de la nature même, à ce point que le fruste et l’inachevé ont pour nous une force incroyable de séduction, et que nous donnerions pour les Pensées de Pascal, qui sont des notes, et pour les Sermons de Bossuet, qui sont des brouillons, les Provinciales et les Oraisons funèbres, dont la seule infériorité est d’être finies, nos aïeux d’il y a deux cents ans goûtaient sans inquiétude la perfection de l’art. La beauté du travail les charmait autant que l’excellence de la matière. Habitués à regarder surtout dans la nature l’homme, et dans l’homme l’intelligence, ils aimaient à saisir l’empreinte de l’esprit sur les choses : remarquer de quelle prise il les attirait, quelle image il en rendait, par rapport à lui, non à elles, cela faisait en grande partie l’agrément de la littérature ; et pour tout dire, l’artiste intéressait au moins autant que l’objet.

Tandis que les beaux esprits s’amusaient à décorer la nature et poursuivaient l’ingénieux ou l’étonnant, nos grands écrivains trouvaient le juste point où le naturel est élégamment exquis et l’intense vérité se déploie avec grandeur. Boileau, qui faisait la théorie de leur génie, estimait aussi la conciliation possible entre le goût du temps, qu’il jugeait légitime, et le vrai caractère des choses, qu’il ne consentait pas à dénaturer. Entre l’art coquet et l’art théâtral, il cherchait un chemin, tout près de la nature, au-dessus de la vulgarité. Nous savons de quelle énergie il a poursuivi tous ces emphatiques, précieux, fantaisistes, bouffons, qui ne trouvaient pas la réalité assez noble, ni assez délicate, ni assez rare, ni assez plaisante, et quels exemples il a donnés parfois de pur et strict réalisme. Il estime que tout peut se dire élégamment et noblement, et qu’il ne s’agit que de trouver le tour : le tour, ce triomphe de l’art d’autrefois, que nous ne connaissons plus guère. Nous disons crûment les choses, on y conduisait autrefois la pensée avec des ménagements infinis : elles n’étaient pas moins exprimées et senties, mais l’impression caractéristique de la chose traînait avec elle tout un cortège de délicates jouissances, qui naissaient du rapport de l’expression à l’esprit auquel elle s’adaptait. Boileau sans doute a quelque faiblesse parfois pour la rhétorique et ses figures, et estime un peu trop ce qui, dans l’art, est d’institution humaine et représente en soi le sujet plus encore que l’objet. Mais, en général, les ornements dont il parle et que le poète doit ajouter aux choses, ne doivent pas nous faire de peine. Le soin qu’il a de distinguer les faux ornements, l’incessant rappel de l’art à la nature, les préceptes incessamment réitérés d’être simple, et de ne dire que ce qu’il faut, tout nous persuade que ce qu’il entend en somme par orner les choses, ce n’est que les exprimer par les moyens de l’art, et les couler dans la forme propre à chaque genre. C’est le vers, c’est le style, c’est la beauté des rimes et des rythmes, la propriété et l’énergie des expressions, le bel ordre et la juste proportion des parties, c’est le choix des objets et des signes aptes à produire le plaisir essentiel à chaque genre, c’est tout cela, et rien que cela, qui constitue ces ornements nécessaires, dont la poésie ne saurait se passer. Il ne doit y avoir rien d’inutile dans l’ouvrage : mais chaque pièce doit être si bien tournée et ajustée, qu’une grâce libre enveloppe la nécessité, et que ce qui soutient l’édifice ait l’air d’être mis seulement pour réjouir les yeux. En somme, l’art orne la nature, parce qu’il l’exprime dans des formes conventionnelles, dont l’objet est la beauté autant que la vérité.

Les singulières réflexions de Boileau sur le vocabulaire homérique ou pindarique ne vont pas contre cette interprétation. Elles partent d’un sentiment très fin de la physionomie des mots et de leur valeur expressive, indépendamment du sens brut et littéral inscrit au dictionnaire. Encore ici, Boileau n’a tort que dans les termes, et il parlerait moins gauchement s’il était plus superficiel. Il est certain qu’il est ridicule de dire que le mot « âne » est « très noble » en grec : mais il est très vrai qu’il n’était pas ignoble pour la société, encore primitive, où naquit l’Iliade, et qu’il n’y évoquait pas du tout les mêmes images, les mêmes associations qui déterminent la sensation du public raffiné dont Perrault cherche l’applaudissement. Boileau a donc absolument raison quand il dit — et ce qu’il dit n’a pas d’autre sens — que le Grec qui entendait comparer Ajax à un âne, n’était pas affecté de la même façon qu’un courtisan français qui lit en sa langue une traduction du même passage. Il est incontestable aussi que de dire à un Français qu’Eumée est un porcher, et qu’Ulysse inquiet se tourne dans son lit comme un boudin sur le gril, cela ne lui fait pas du tout l’effet que les vers correspondants du texte produisaient sur les Grecs. Eumée n’est pas à Ulysse ce qu’un porcher peut être à l’égard de Louis XIV : si bien que la traduction par le mot propre est plus fausse que si on prend la périphrase : « gardien des troupeaux du roi », qui du moins est incolore et ne présente à un Français aucun objet fâcheux de la réalité contemporaine. On peut regretter d’être obligé de recourir à de tels expédients pour faire goûter le beau naturel des anciens : mais tant qu’une société n’a pas des mœurs et un goût qui lui rendent aimable la grossièreté de l’humanité primitive, la pire infidélité, après tout, c’est de prendre, pour traduire les anciens, les mots qui en inspirent le dégoût et la dérision : mieux vaut ne pas donner tout Homère, que de rendre tout Homère ridicule. Voilà tout ce que Boileau veut dire ; quand il parle de la noblesse des mots grecs, il entend tout bonnement qu’Homère n’est pas trivial, relativement aux mœurs de son pays, quand l’interprétation littérale le fait tel, relativement aux nôtres : ce qui est absolument juste.

C’est assez que Boileau ait loué La Fontaine, et même avant les Fables, pour nous garantir qu’il a connu le charme de la vraie simplicité : il se sert des mêmes termes presque que Mme de Sévigné pour caractériser la poésie du bonhomme. L’élégance qu’il exigeait, et la noblesse, il les trouvait dans Joconde.

Enfin, il faut nous arrêter à deux ou trois passages très significatifs de sa traduction du Traité du Sublime et de ses Réflexions sur Longin. Le mot de sublime dans la bouche d’un homme du xviie siècle, nous semble, de prime abord, devoir représenter ce que l’éloquence et trop souvent la rhétorique ont de plus solennel et retentissant. Nous serons donc bien surpris si nous regardons où Boileau découvre du sublime. Le fameux morceau de la Première Philippique, où Démosthène montre les badauds d’Athènes allant aux nouvelles sur la place publique et se communiquant tous les « racontars » sur les projets et la santé de Philippe, c’est ce qu’il y a « de plus simple, de plus naturel et de moins enflé » ; et cependant « qui est-ce qui n’en sent point le sublime ? » Sublime aussi, cette phrase d’un plaidoyer de Démosthène : « Tantôt il le frappe comme ennemi, tantôt pour lui faire insulte, tantôt avec les poings, tantôt au visage ». Mais par où donc sublime ? Par l’emploi des termes propres et simples. Enfin, voici le passage décisif, et qui ne laisse subsister aucun doute :

Les grands mots, selon les habiles connoisseurs, font en effet si peu l’essence entière du sublime, qu’il y a même dans les bons écrivains des endroits sublimes dont la grandeur vient de la petitesse énergique des paroles, comme on le peut voir dans ce passage d’Hérodote, qui est cité par Longin : « Cléomène étant devenu furieux, il prit un couteau dont il se hacha la chair en petits morceaux, et s’étant ainsi déchiqueté lui-même, il mourut ». Car on ne peut guère assembler des mots plus bas et plus petits que ceux-ci : se hacher la chair en morceaux, et se déchiqueter soi-même. On y sent toutefois une certaine force énergique qui, marquant l’horreur de la chose qui y est énoncée, a je ne sais quoi de sublime.

Qu’on médite ce petit morceau, et l’on verra que si l’élégance et la noblesse consistent essentiellement à donner à l’œuvre poétique un caractère esthétique et littéraire, qui fait que jamais elle n’est vulgaire, même en exprimant les vulgarités de la nature, le sublime est le degré suprême de la beauté : mais ce degré, c’est tout simplement, pour transposer dans notre langage l’idée de Boileau, c’est l’intensité expressive d’un mot, d’un tour, qui réalise en perfection l’effet voulu et prévu par l’artiste. C’est ce point, au delà duquel l’art ne peut rien, où notre intelligence croit prendre le contact immédiat et direct de la nature, et où cette interposition d’un esprit entre l’objet et nous ne nous est plus sensible : tant la forme créée artificiellement par son effort parvient à être adéquate à la réalité, qui semble s’être approchée jusqu’à nous et dont il ne nous paraît plus que rien nous sépare. Alors l’ouvrage n’est plus élégant, il n’est plus noble, qualités qui dirigent notre gratitude vers une intelligence : il est sublime, et nous emplit tout entiers de son objet.