Épîtres (Boileau)/04

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ÉpîtresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 275-281).


AU ROI.

LE PASSAGE DU RHIN[1].


En vain, pour te louer, ma muse toujours prête,
Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête.
Ce pays, où cent murs n’ont pu te résister,
Grand roi, n’est pas en vers si facile à dompter.
Des villes que tu prends les noms durs et barbares
N’offrent de toutes parts que syllabes bizarres,
Et, l’oreille effrayée, il faut depuis l’Issel,
Pour trouver un beau mot courir jusqu’au Tessel.
Oui, partout de son nom chaque place munie
Tient bon contre le vers, en détruit l’harmonie.
Et qui peut sans frémir aborder Voërden ?
Quel vers ne tomberoit au seul nom de Heusden ?
Quelle muse à rimer en tous lieux disposée
Oseroit approcher des bords du Zuiderzée ?
Comment en vers heureux assiéger Doësbourg,
Zutphen, Wageninghen, Harderwic, Knotzembourg ?
Il n’est fort, entre ceux que tu prends par centaines,
Qui ne puisse arrêter un rimeur six semaines :
Et partout sur le Whal, ainsi que sur le Leck,

Le vers est en déroute, et le poëte à sec.
LeEncor si tes exploits, moins grands et moins rapides,
Laissoient prendre courage à nos muses timides,
Peut-être avec le temps, à force d’y rêver,
Par quelque coup de l’art nous pourrions nous sauver.
Mais, dès qu’on veut tenter cette vaste carrière,
Pégase s’effarouche et recule en arrière ;
Mon Apollon s’étonne ; et Nimègue[2] est à toi,
Que ma muse est encore au camp devant Orsoi[3].
Aujourd’hui toutefois mon zèle m’encourage :
Il faut au moins du Rhin tenter l’heureux passage.
Un trop juste devoir veut que nous l’essayions.
Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons :
Car, puisqu’en cet exploit tout paroît incroyable,
Que la vérité pure y ressemble à la fable,
De tous vos ornemens vous pouvez l’égayer.
Venez donc, et surtout gardez bien d’ennuyer :
Vous savez des grands vers les disgrâces tragiques ;
Et souvent on ennuie en termes magnifiques.
Au pied du mont Adule[4], entre mille roseaux.
Le Rhin tranquille, et fier du progrès de ses eaux,
Appuyé d’une main sur son urne penchante,
Dormoit au bruit flatteur de son onde naissante ;
Lorsqu’un cri tout à coup suivi de mille cris
Vient d’un calme si doux retirer ses esprits.
Il se trouble, il regarde, et partout sur ses rives
Il voit fuir à grands pas ses naïades craintives,

Qui toutes accourant vers leur humide roi,
Par un récit affreux redoublent son effroi.
Il apprend qu’un héros, conduit par la victoire,
A de ses bords fameux flétri l’antique gloire ;
Que Rhinberg et Wesel, terrassés en deux jours,
D’un joug déjà prochain menacent tout son cours.
« Nous l’avons vu, dit l’une, affronter la tempête
De cent foudres d’airain tournés contre sa tête.
Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux
Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux.
Il a de Jupiter la taille et le visage ;
Et, depuis ce Romain[5], dont l’insolent passage
Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts,
Jamais rien de si grand n’a paru sur tes bords. »
JaLe Rhin tremble et frémit à ces tristes nouvelles ;
Le feu sort à travers ses humides prunelles.
« C’est donc trop peu, dit-il, que l’Escaut en deux mois
Ait appris à couler sous de nouvelles lois ;
Et de mille remparts mon onde environnée
De ces fleuves sans nom suivra la destinée !
Ah ! périssent mes eaux ! ou par d’illustres coups
Montrons qui doit céder des mortels ou de nous. »
MoÀ ces mots essuyant sa barbe limoneuse,
Il prend d’un vieux guerrier la figure poudreuse,
Son front cicatricé[6] rend son air furieux ;
Et l’ardeur du combat étincelle en ses yeux.
En ce moment il part ; et, couvert d’une nue,
Du fameux fort de Skink prend la route connue.
Là, contemplant son cours, il voit de toutes parts
Ses pâles défenseurs par la frayeur épars ;

Il voit cent bataillons qui, loin de se défendre,
Attendent sur des murs l’ennemi pour se rendre.
Confus, il les aborde ; et renforçant sa voix :
« Grands arbitres, dit-il, des querelles des rois,
Est-ce ainsi que votre âme, aux périls aguerrie,
Soutient sur ces remparts l’honneur et la patrie[7] ?
Votre ennemi superbe, en cet instant fameux,
Du Rhin, près de Tholus, fend les flots écumeux :
Du moins en vous montrant sur la rive opposée,
N’oseriez-vous saisir une victoire aisée ?
Allez, vils combattans, inutiles soldats ;
Laissez là ces mousquets trop pesans pour vos bras :
Et, la faux à la main, parmi vos marécages,
Allez couper vos joncs et presser vos laitages ;
Ou, gardant les seuls bords qui vous peuvent couvrir,
Avec moi, de ce pas, venez vaincre ou mourir. »
AvCe discours d’un guerrier que la colère enflamme
Ressuscite l’honneur déjà mort en leur âme ;
Et, leurs cœurs s’allumant d’un reste de chaleur,
La honte fait en eux l’effet de la valeur.
Ils marchent droit au fleuve, où Louis en personne,
Déjà prêt à passer, instruit, dispose, ordonne.
Par son ordre Gramont[8] le premier dans les flots
S’avance soutenu des regards du héros :
Son coursier écumant sous son maître intrépide
Nage tout orgueilleux de la main qui le guide.
Revel le suit de près : sous ce chef redouté
Marche des cuirassiers l’escadron indompté.

Mais déjà devant eux une chaleur guerrière
Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguière[9],
Vivonne, Nantouillet, et Coislin, et Salart[10] ;
Chacun d’eux au péril veut la première part :
Vendôme[11], que soutient l’orgueil de sa naissance,
Au même instant dans l’onde impatient s’élance :
La Salle, Béringhen, Nogent, d’Ambre, Cavois[12],
Fendent les flots tremblans sous un si noble poids.
Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage.
Par ses soins cependant trente légers vaisseaux
D’un tranchant aviron déjà coupent les eaux[13] :
Cent guerriers s’y jetant signalent leur audace.
Le Rhin les voit d’un œil qui porte la menace ;
Il s’avance en courroux. Le plomb vole à l’instant.
Et pleut de toutes parts sur l’escadron flottant.
Du salpêtre en fureur l’air s’échauffe et s’allume,
Et des coups redoublés tout le rivage fume.
Déjà du plomb mortel plus d’un brave est atteint :
Sous les fougueux coursiers l’onde écume et se plaint.
De tant de coups affreux la tempête orageuse
Tient un temps sur les eaux la fortune douteuse !

Mais Louis d’un regard sait bientôt la fixer :
Le destin à ses yeux n’oseroit balancer.
Bientôt avec Gramont courent Mars et Bellone :
Le Rhin à leur aspect d’épouvante frissonne,
Quand, pour nouvelle alarme à ses esprits glacés,
Un bruit s’épand qu’Enghien et Condé[14] sont passés ;
Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles,
Force les escadrons, et gagne les batailles ;
Enghien, de son hymen le seul et digne fruit,
Par lui dès son enfance à la victoire instruit.
L’ennemi renversé fuit et gagne la plaine ;
Le dieu lui-même cède au torrent qui l’entraîne ;
Et seul, désespéré, pleurant ses vains efforts,
Abandonne à Louis la victoire et ses bords.
AbDu fleuve ainsi dompté la déroute éclatante
À Wurts[15] jusqu’en son camp va porter l’épouvante.
Wurts, l’espoir du pays, et l’appui de ses murs ;
Wurts… Ah ! quel nom, grand roi, quel Hector que ce Wurts.
Sans ce terrible nom, mal né pour les oreilles,
Que j’allois à tes yeux étaler de merveilles !
Bientôt on eût vu Skink[16] dans mes vers emporté
De ses fameux remparts démentir la fierté ;
Bientôt… Mais Wurts s’oppose à l’ardeur qui m’anime.
Finissons, il est temps : aussi bien si la rime
Alloit mal à propos m’engager dans Arnheim[17],
Je ne sais pour sortir de porte qu’Hildesheim[18].
Oh ! que le ciel, soigneux de notre poésie,
Grand roi, ne nous fit-il plus voisins de l’Asie !

Bientôt victorieux de cent peuples altiers,
Tu nous aurois fourni des rimes à milliers.
Il n’est plaine en ces lieux si sèche et si stérile
Qui ne soit en beaux mots partout riche et fertile.
Là, plus d’un bourg fameux par son antique nom
Vient offrir à l’oreille un agréable son.
Quel plaisir de te suivre aux rives du Scamandre,
D’y trouver d’Ilion la poétique cendre ;
Dé juger si les Grecs, qui brisèrent ses tours,
Firent plus en dix ans que Louis en dix jours !
Mais pourquoi sans raison désespérer ma veine ?
Est-il dans l’univers de plage si lointaine
Où ta valeur, grand roi, ne te puisse porter,
Et ne m’offre bientôt des exploits à chanter ?
Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles :
Puisqu’ainsi dans deux mois tu prends quarante villes.
Assuré des bons vers dont ton bras me répond,
Je t’attends dans deux ans aux bords de l’Hellespont.

  1. Le passage du Rhin eut lieu le 12 juin 1072.
  2. Capitale du duché de Gueldre, prise par Turenne, le 7 juillet 1672, après six jours de siège.
  3. Place forte du duché de Clèves, prise en deux jours, au commencement du mois de juin 1672, et devant laquelle l’armée avait fait un long séjour avant d’entrer en campagne.
  4. Le mont Adule est le Saint-Gothard, montagne située entre la Suisse et l’Italie et où le Rhin prend sa source.
  5. Jules César.
  6. Boileau a écrit cicatricé et non cicatrisé, qui se dit d’une plaie qui se ferme, tandis qu’ici cicatricé veut dire couvert de cicatrices.
  7. Les drapeaux hollandais avaient pour devise :
    Pro honore et patria.
  8. M. le comte de Guiche, lieutenant général, fils du maréchal de Gramont.
  9. M. de Créqui, duc de Lesdiguières et comte de Saulx, était gouverneur du Dauphiné. Il reçut au passage du fleuve une blessure, ce qui ne l’empêcha pas d’arriver le premier sur la rive opposée.
  10. Vivonne, duc de Mortemart, était le frère de Mme de Montespan, et était ami de Boileau ainsi que le chevalier de Nantouillet. Le duc de Coislin fut blessé dans cette affaire. Salart était un simple capitaine au régiment des gardes françaises.
  11. Le chevalier de Vendôme, depuis grand prieur de France, n’avait pas encore 17 ans en 1672.
  12. Les marquis de la Salle et de Béringhen furent blessés au passage du Rhin ; le comte de Nogent y fut tué. Cavois, qui fut nommé depuis grand maréchal des logis de la maison du roi, était un ami de Boileau.
  13. C’étaient des bateaux de cuivre.
  14. Le Grand Condé et son fils le duc d’Enghien.
  15. Wurts était le nom du commandant de l’armée ennemie.
  16. Fort qui passait pour imprenable et qui fut pris le 21 juin, après trois jours de siège.
  17. Ville du duché de Gueldre.
  18. Ville de l’électorat de Trêves.