Boileau - Œuvres poétiques/Discours sur l’ode

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OdesImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 405-409).
ODES.


DISCOURS SUR L’ODE.


1693.


L’ode suivante a été composée à l’occasion de ces étranges dialogues[1] qui ont paru depuis quelque temps, où tous les plus grands écrivains de l’antiquité sont traités d’esprits médiocres, de gens à être mis en parallèle avec les Chapelains et avec les Cotins, et où, voulant faire honneur à notre siècle, on l’a en quelque sorte diffamé, en faisant voir qu’il s’y trouve des hommes capables d’écrire des choses si peu sensées. Pindare y est des plus maltraités. Comme les beautés de ce poëte sont extrêmement renfermées dans sa langue, l’auteur de ces dialogues, qui vraisemblablement ne sait point de grec, et qui n’a lu Pindare que dans des traductions latines assez défectueuses, a pris pour galimatias tout ce que la faiblesse de ses lumières ne lui permettoit pas de comprendre. Il a surtout traité de ridicules ces endroits merveilleux où le poëte, pour marquer un esprit entièrement hors de soi, rompt quelquefois de dessein formé la suite de son discours ; et afin de mieux entrer dans la raison, sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même, évitant avec grand soin cet ordre méthodique et ces exactes liaisons de sens qui ôteroient l’âme à la poésie lyrique. Le censeur dont je parle n’a pas pris garde qu’en attaquant ces nobles hardiesses de Pindare, il donnoit lieu de croire qu’il n’a jamais conçu le sublime des psaumes de David, où, s’il est permis de parler de ces saints cantiques à propos de choses si profanes, il y a beaucoup de ces sens rompus, qui servent même quelquefois à en faire sentir la divinité. Ce critique, selon toutes les apparences, n’est pas fort convaincu du précepte que j’ai avancé dans mon Art poétique, à propos de l’ode :

« Son style impétueux souvent marche au hasard :
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art. »

Ce prétexte effectivement, qui donne pour règle de ne point garder quelquefois de règles, est un mystère de l’art, qu’il n’est pas aisé de faire entendre à un homme sans aucun goût, qui croit que la Clélie et nos opéras sont les modèles du genre sublime ; qui trouve Térence fade, Virgile froid, Homère de mauvais sens, et qu’une espèce de bizarrerie d’esprit rend insensible à tout ce qui frappe ordinairement les hommes. Mais ce n’est pas ici le lieu de lui montrer ses erreurs. On le fera peut-être plus à propos un de ces jours, dans quelque autre ouvrage.

Pour revenir à Pindare, il ne seroit pas difficile d’en faire sentir les beautés à des gens qui se seroient un peu familiarisé le grec ; mais comme cette langue est aujourd’hui assez ignorée de la plupart des hommes, et qu’il n’est pas possible de leur faire voir Pindare dans Pindare même, j’ai cru que je ne pouvois mieux justifier ce grand poëte qu’en tâchant de faire une ode en francois à sa manière, c’est-à-dire pleine de mouvemens et de transports, où l’esprit parût plutôt entraîné du démon de la poésie que guidé par la raison. C’est le but que je me suis proposé dans l’ode qu’on va voir. J’ai pris pour sujet la prise de Namur, comme la plus grande action de guerre qui se soit faite de nos jours, et comme la matière la plus propre à échauffer l’imagination d’un poëte. J’y ai jeté, autant que j’ai pu, la magnificence des mots ; et, à l’exemple des anciens poëtes dithyrambiques, j’y ai employé les figures les plus audacieuses, jusqu’à y faire un astre de la plume blanche que le roi porte ordinairement à son chapeau, et qui est en effet comme une espèce de comète fatale à nos ennemis, qui se jugent perdus dès qu’ils l’aperçoivent. Voilà le dessein de cet ouvrage. Je ne réponds pas d’y avoir réussi ; et je ne sais si le public accoutumé aux sages emportemens de Malherbe, accommodera de ces saillies et de ces excès pindariques. Mais, supposé que j’y aie échoué, je m’en consolerai du moins par le commencement de cette fameuse ode latine d’Horace,

Pindarum quisquis studet æmulari, etc.[2],

où Horace donne assez à entendre que s’il eût voulu lui-même s’élever à la hauteur de Pindare, il se seroit cru en grand hasard de tomber.

Au reste, comme parmi les épigrammes qui sont imprimées à la suite de cette ode, on trouvera encore une autre petite ode de ma façon, que je n’avois point jusqu’ici insérée dans mes écrits, je suis bien aise, pour ne me point brouiller avec les Anglois d’aujourd’hui, de faire ici ressouvenir le lecteur que les Anglois que j’attaque dans ce petit poëme, qui est un ouvrage de ma première jeunesse, ce sont les Anglois du temps de Cromwell.

J’ai joint aussi à ces épigrammes un arrêt burlesque donné au Parnasse, que j’ai composé autrefois, afin de prévenir un arrêt très-sérieux, que l’Université songeoit à obtenir du Parlement, contre ceux qui enseigneroient dans les écoles de philosophie d’autres principes que ceux d’Aristote. La plaisanterie y descend un peu bas, et est toute dans les termes de la pratique ; mais il falloit qu’elle fût ainsi, pour faire son effet, qui fut très-heureux, et obligea, pour ainsi dire, l’Université à supprimer la requête qu’elle alloit présenter.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Ridiculum acri
Fortius ac melius magnas plerumque secat res[3].

  1. Parallèle des anciens et des modernes, en forme de dialogues.
  2. Quiconque s’efforce d’égaler Pindare, etc.
  3. Souvent le ridicule attaque plus sûrement et plus fortement que
    la vivacité.