Boileau - Œuvres poétiques/Satires/Satire VII
SATIRE VII.
1663.
SUR LE GENRE SATIRIQUE.
C’est un méchant métier que celui de médire ;
À l’auteur qui l’embrasse il est toujours fatal :
Le mal qu’on dit d’autrui ne produit que du mal.
Maint poëte, aveuglé d’une telle manie,
En courant à l’honneur, trouve l’ignominie ;
Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur,
A coûté bien souvent des larmes à l’auteur.
Un éloge ennuyeux, un froid panégyrique,
Peut pourrir à son aise au fond d’une boutique,
Ne craint point du public les jugemens divers,
Et n’a pour ennemis que la poudre et les vers :
Mais un autre malin, qui rit et qui fait rire,
Qu’on blâme en le lisant, et pourtant qu’on veut lire,
Dans ses plaisans accès qui se croit tout permis,
De ses propres rieurs se fait des ennemis.
Un discours trop sincère aisément nous outrage :
Chacun dans ce miroir pense voir son visage ;
Et tel, en vous lisant, admire chaque trait,
Qui dans le fond de l’âme et vous craint et vous hait.
Muse, c’est donc en vain que la main vous démange :
S’il faut rimer ici, rimons quelque louange ;
Et cherchons un héros, parmi cet univers,
Digne de notre encens et digne de nos vers.
Mais à ce grand effort en vain je vous anime :
Je ne puis pour louer rencontrer une rime ;
Des que j’y veux rêver, ma veine est aux abois.
J’ai beau frotter mon front, j’ai beau mordre mes doigts.
Je ne puis arracher du creux de ma cervelle
Que des vers plus forcés que ceux de la Pucelle[1].
Je pense être à la gêne ; et, pour un tel dessein,
La plume et le papier résistent à ma main,
Mais, quand il faut railler, j’ai ce que je souhaite.
Alors, certes, alors je me connois poëte :
Phébus, dés que je parle, est prêt à m’exaucer ;
Mes mots viennent sans peine, et courent se placer.
Faut-il peindre un fripon fameux dans cette ville ?
Ma main, sans que j’y rêve, écrira Raumaville[2].
Faut-il d’un sot parfait montrer l’original ?
Ma plume au bout du vers d’abord trouve Sofal[3].
Je sens que mon esprit travaille de génie.
Faut-il d’un froid rimeur dépeindre la manie ?
Mes vers, comme un torrent, coulent sur le papier :
Je rencontre à la fois Perrin[4] et Pelletier,
Bonnecorse, Pradon, Coletet, Titreville[5];
Et, pour un que je veux, j’en trouve plus de mille.
Aussitôt je triomphe ; et ma muse en secret
S’estime et s’applaudit du beau coup qu’elle a fait.
C’est en vain qu’au milieu de ma fureur extrême
Je me fais quelquefois des leçons à moi-même ;
En vain je veux au moins faire grâce à quelqu’un :
Ma plume auroit regret d’en épargner aucun ;
Et sitôt qu’une fois la verve me domine,
Tout ce qui s’offre à moi passe par l’étamine.
Le mérite pourtant m’est toujours précieux :
Mais tout fat me déplaît, et me blesse les yeux ;
Je le poursuis partout, comme un chien fait sa proie,
Et ne le sens jamais qu’aussitôt je n’aboie.
Enfin, sans perdre temps en de si vains propos,
Je sais coudre une rime au bout de quelques mots.
Souvent j’habille en vers une maligne prose :
C’est par là que je vaux, si je vaux quelque chose.
Ainsi, soit que bientôt, par une dure loi,
La mort d’un vol affreux vienne fondre sur moi,
Soit que le ciel me garde un cours long et tranquille,
À Rome ou dans Paris, aux champs ou dans la ville,
Dût ma muse par là choquer tout l’univers,
Riche, gueux, triste ou gai, je veux faire des vers.
Pauvre esprit, dira-t-on, que je plains ta folie !
Modère ces bouillons de ta mélancolie ;
Et garde qu’un de ceux que tu penses blâmer
N’éteigne dans ton sang cette ardeur de rimer[6].
[7],
Exhaloit en bons mots les vapeurs de sa bile,
Et, vengeant la vertu par des traits éclatans,
Alloit ôter le masque aux vices de son temps ;
Ou bien quand Juvénal, de sa mordante plume
Faisant couler des flots de fiel et d’amertume,
Gourmandoit en courroux tout le peuple latin,
L’un ou l’autre fit-il une tragique fin ?
Et que craindre, après tout, d’une fureur si vaine ?
Personne ne connoit ni mon nom ni ma veine :
On ne voit point mes vers, à l’envi de Montreuil[8],
Grossir impunément les feuillets d’un recueil.
À peine quelquefois je me force à les lire,
Pour plaire à quelque ami que charme la satire,
Qui me flatte peut-être, et, d’un air imposteur,
Rit tout haut de l’ouvrage, et tout bas de l’auteur.
Enfin c’est mon plaisir ; je veux me satisfaire.
Je ne puis bien parler, et ne saurois me taire ;
Et, dès qu’un mot plaisant vient luire à mon esprit,
Je n’ai point de repos qu’il ne soit en écrit :
Je ne résiste point au torrent qui m’entraîne.
Mais c’est assez, parlé ; prenons un peu d’haleine ;
Ma main, pour cette fois, commence à se lasser.
Finissons. Mais demain, muse, à recommencer.
- ↑ Chapelain, l’auteur de ce poëme, laisse toujours sentir, même dans ses plus beaux passages, l’effort et le travail ; aussi Boileau prétendait-il qu’il tenaillait son cerveau :
Maudit soit l’auteur dur dont l’âpre et rude verve,
Son cerveau tenaillant, rime malgré Minerve. - ↑ Pour Somaville, libraire.
- ↑ Altération du nom de Henri Sauval, qui publia postérieurement un ouvrage d’une grande érudition, les Antiquités de Paris. Boileau ne pouvait pas alors sous l’auteur des Amours des rois de France prévoir le savant distingué, puisque les Antiquités de Paris ne furent publiées que longtemps après sa mort.
- ↑ L'abbé Perrin fut le premier directeur de l’Opéra de Paris. Il avait traduit l’Enéide en vers.
- ↑ Poëtes fort médiocres et dont Boileau change successivement les noms suivant le temps et sa bonne ou mauvaise humeur.
- ↑ Allusion à Furetières, qui entendant la lecture de cette satire, laissait entrevoir une joie maligne en pensant au nombre d’ennemis que l’auteur allait s’attirer. « Parfait, excellent ! s’écriait-il, mais cela fera du bruit. »
- ↑ Auteur satirique romain.
- ↑ Montreuil était un galant homme fort recherché dans le monde, qui semait dans les recueils du temps beaucoup de vers agréables. Il eut le bon esprit de ne pas voir dans les vers de Boileau un épigramme désobligeant pour lui. Jean de Montreuil était de l’Académie française.