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Boileau - Œuvres poétiques/Satires/Texte Entier

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Boileau - Œuvres poétiques/Satires
Œuvres poétiques (Boileau)Imprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 33-202).


PRÉFACES
COMPOSÉES PAR BOILEAU
POUR LES DIVERSES ÉDITIONS DE SES OUVRAGES.


I

PRÉFACE
POUR LES ÉDITIONS DE 1666 À 1669.


LE LIBRAIRE AU LECTEUR.

Ces satires dont on fait part au public n’auroient jamais couru le hasard de l’impression si l’on eût laissé faire leur auteur. Quelques applaudissemens qu’un assez grand nombre de personnes amoureuses de ces sortes d’ouvrages ait donnés aux siens, sa modestie lui persuadoit que de les faire imprimer, ce seroit augmenter le nombre des méchans livres, qu’il blâme en tant de rencontres, et se rendre par là digne lui-même en quelque façon d’avoir place dans ses satires. C’est ce qui lui a fait souffrir fort longtemps, avec une patience qui tient quelque chose de l’héroïque dans un auteur, les mauvaises copies qui ont couru de ses ouvrages, sans être tenté pour cela de les faire mettre sous la presse. Mais enfin toute sa constance l’a abandonné à la vue de cette monstrueuse édition qui en a paru depuis peu[1]. Sa tendresse de père s’est réveillée à l’aspect de ses enfans ainsi défigurés et mis en pièces, surtout lorsqu’il les a vus accompagnés de cette prose fade et insipide, que tout le sel de ses vers ne pourroit pas relever : je veux dire de ce Jugement sur les sciences[2], qu’on a cousu si peu judicieusement à la fin de son livre. Il a eu peur que ses satires n’achevassent de se gâter en une si méchante compagnie ; et il a cru, enfin, que puisqu’un ouvrage, tôt ou tard, doit passer par les mains de l’imprimeur, il valoit mieux subir le joug de bonne grâce, et faire de lui-même ce qu’on avoit déjà fait malgré lui. Joint que ce galant homme qui a pris le soin de la première édition, y a mêlé les noms de quelques personnes que l’auteur honore, et devant qui il est bien aise de se justifier. Toutes ces considérations, dis-je, l’ont obligé à me confier les véritables originaux de ses pièces, augmentées encore de deux autres[3], pour lesquelles il appréhendoit le même sort. Mais en même temps il m’a laissé la charge de faire ses excuses aux auteurs qui pourront être choqués de la liberté qu’il s’est donnée de parler de leurs ouvrages en quelques endroits de ses écrits. Il les prie donc de considérer que le Parnasse fut de tout temps un pays de liberté ; que le plus habile y est tous les jours exposé à la censure du plus ignorant ; que le sentiment d’un seul homme ne fait point de loi ; et qu’au pis aller, s’ils se persuadent qu’il ait fait du tort à leurs ouvrages, ils s’en peuvent venger sur les siens, dont il leur abandonne jusqu’aux points et aux virgules. Que si cela ne les satisfait pas encore, il leur conseille d’avoir recours à cette bienheureuse tranquillité des grands hommes comme eux, qui ne manquent jamais de se consoler d’une semblable disgrâce par quelque exemple fameux, pris des plus célèbres auteurs de l’antiquité, dont ils se font l’application tout seuls. En un mot, il les supplie de faire réflexion que si leurs ouvrages sont mauvais, ils méritent d’être censurés ; et que s’ils sont bons, tout ce qu’on dira contre eux ne les fera pas trouver mauvais.

Au reste, comme la malignité de ses ennemis s’efforce depuis peu de donner un sens coupable à ses pensées même les plus innocentes, il prie les honnêtes gens de ne se pas laisser surprendre aux subtilités raffinées de ces petits esprits qui ne savent se venger que par des voies lâches, et qui lui veulent souvent faire un crime affreux d’une élégance poétique. Il est bien aise aussi de faire savoir dans cette édition que le nom de Scutari, l’heureux Scutari, ne veut dire que Scutari ; bien que quelques-uns l’aient voulu attribuer à un des plus fameux poètes de notre siècle[4], dont l’auteur estime le mérite et honore la vertu.

J’ai charge encore d’avertir ceux qui voudront faire des satires contre les satires, de ne se point cacher. Je leur réponds que l’auteur ne les citera point devant d’autre tribunal que celui des Muses : parce que, si ce sont des injures grossières, les beurrières lui en feront raison ; et si c’est une raillerie délicate, il n’est pas assez ignorant dans les lois pour ne pas savoir qu’il doit porter la peine du talion. Qu’ils écrivent donc librement : comme ils contribueront sans doute à rendre l’auteur plus illustre, ils feront le profit du libraire ; et cela me regarde. Quelque intérêt pourtant que j’y trouve, je leur conseille d’attendre quelque temps, et de laisser mûrir leur mauvaise humeur. On ne fait rien qui vaille dans la colère. Vous avez beau vomir des injures sales et odieuses, cela marque la bassesse de votre âme, sans rabaisser la gloire de celui que vous attaquez ; et le lecteur qui est de sens froid[5] n’épouse point les sottes passions d’un rimeur emporté.

Il y auroit aussi plusieurs choses à dire touchant le reproche qu’on fait à l’auteur d’avoir pris ses pensées dans Juvénal et dans Horace, mais, tout bien considéré, il trouve l’objection si honorable pour lui, qu’il croiroit se faire tort d’y répondre.




II

PRÉFACE
POUR LES ÉDITIONS DE 1674, IN-4o ; 1674 et 1675, IN-12.


AU LECTEUR.

J’avois médité une assez longue préface, où, suivant la coutume reçue parmi les écrivains de ce temps, j’espérois rendre un compte fort exact de mes ouvrages, et justifier les libertés que j’y ai prises ; mais depuis j’ai fait réflexion que ces sortes d’avant-propos ne servoient ordinairement qu’à mettre en jour la vanité de l’auteur, et, au lieu d’excuser ses fautes, fournissoient souvent de nouvelles armes contre lui. D’ailleurs, je ne crois point mes ouvrages assez bons pour mériter des éloges, ni assez criminels pour avoir besoin d’apologie. Je ne me louerai donc ici, ni ne me justifierai de rien. Le lecteur saura seulement que je lui donne une édition de mes satires plus correcte que les précédentes, deux épîtres nouvelles[6], l'Art poétique en vers, et quatre chants du Lutrin. J’y ai ajouté aussi la traduction du traité que le rhéteur Longin a composé du sublime ou du merveilleux dans le discours. J’ai fait originairement cette traduction pour m’instruire, plutôt que dans le dessein de la donner au public ; mais j’ai cru qu’on ne seroit pas fâché de la voir ici à la suite de la Poétique, avec laquelle ce traité a quelque rapport, et où j’ai même inséré plusieurs préceptes qui en sont tirés. J’avois dessein d’y joindre aussi quelques dialogues en prose que j’ai composés ; mais des considérations particulières m’en ont empêché. J’espère en donner quelque jour un volume à part. Voilà tout ce que j’ai à dire au lecteur. Encore ne sais-je si je ne lui en ai point déjà trop dit, et si, en ce peu de paroles, je ne suis point tombé dans le défaut que je voulois éviter.


III

PRÉFACE
POUR LES ÉDITIONS DE 1674 ET 1675, IN-12.


AU LECTEUR.

Je m’imagine que le public me fait la justice de croire que je n’aurois pas beaucoup de peine à répondre aux livres qu’on a publiés contre moi ; mais j’ai naturellement une espèce d’aversion pour ces longues apologies qui se font en faveur de bagatelles aussi bagatelles que sont mes ouvrages. Et d’ailleurs ayant attaqué, comme j’ai fait, de gaieté de cœur, plusieurs écrivains célèbres, je serois bien injuste, si je trouvois mauvais qu’on m’attaquât à mon tour. Ajoutez que si les objections qu’on me fait sont bonnes, il est raisonnable qu’elles passent pour telles : et si elles sont mauvaises, il se trouvera assez de lecteurs sensés pour redresser les petits esprits qui s’en pourroient laisser surprendre. Je ne répondrai donc rien à tout ce qu’on a dit ni à tout ce qu’on a écrit contre moi ; et si je n’ai donné aux auteurs de bonnes règles de poésie, j’espère leur donner par là une leçon assez belle de modération. Bien loin de leur rendre injures pour injures, ils trouveront bon que je les remercie ici du soin qu’ils prennent de publier que ma Poétique est une traduction de la Poétique d’Horace : car puisque dans mon ouvrage qui est d’onze cents vers , il n’y en a pas plus de cinquante ou soixante tout au plus imités d’Horace, ils ne peuvent pas faire un plus bel éloge du reste qu’en le supposant traduit de ce grand poëte ; et je m’étonne après cela qu’ils osent combattre les règles que j’y débite. Pour Vida, dont ils m’accusent d’avoir pris aussi quelque chose , mes amis savent bien que je ne l’ai jamais lu, et j’en puis faire tel serment qu’on voudra, sans craindre de blesser ma conscience.




IV

PRÉFACE
POUR LES ÉDITIONS DE 1683, 1685 ET 1694.


Voici une édition de mes ouvrages beaucoup plus exacte que les précédentes, qui ont toutes été assez peu correctes. J’y ai joint cinq épitres nouvelles, que j’avois composées longtemps avant que d’être engagé dans le glorieux emploi qui m’a tiré du métier de la poésie [7]. Elles sont du même style que mes autres écrits, et j’ose me flatter qu’elles ne leur feront point de tort ; mais c’est au lecteur à en juger, et je n’emploierai point ici ma préface, non plus que dans mes autres éditions, à le gagner par des flatteries, ou à le prévenir par des raisons dont il doit s’aviser de lui-même. Je me contenterai de l’avertir d’une chose dont il est bon qu’on soit instruit : c’est qu’en attaquant dans mes satires les défauts de quantité d’écrivains de notre siècle, je n’ai pas prétendu pour cela ôter à ces écrivains le mérite et les bonnes qualités qu’ils peuvent avoir d’ailleurs. Je n’ai pas prétendu, dis-je, que Chapelain, par exemple, quoique assez méchant poëte, n’ait pas fait autrefois, je ne sais comment, une assez belle ode ; et qu’il n’y eût point d’esprit ni d’agrément dans les ouvrages de M. Quinault, quoique si éloignés de la perfection de Virgile. J’ajouterai même, sur ce dernier, que dans le temps où j’écrivis contre lui, nous étions tous deux fort jeunes, et qu’il n’avoit pas fait alors beaucoup d’ouvrages qui lui ont dans la suite acquis une juste réputation. Je veux bien aussi avouer qu’il y a du génie dans les écrits de Saint-Amant, de Brébeuf, de Scudéri, et de plusieurs autres que j’ai critiqués, et qui sont en effet d’ailleurs, aussi bien que moi, très-dignes de critique. En un mot, avec la même sincérité que j’ai raillé de ce qu’ils ont de blâmable, je suis prêt à convenir de ce qu’ils peuvent avoir d’excellent. Voilà, ce me semble, leur rendre justice, et faire bien voir que ce n’est point un esprit d’envie et de médisance qui m’a fait écrire contre eux.

Pour revenir à mon édition (outre mon remerciment à l’Académie et quelques épigrammes que j’y ai jointes), j’ai aussi ajouté au poëme du Lutrin deux chants nouveaux qui en font la conclusion. Ils ne sont pas, à mon avis, plus mauvais que les quatre autres chants, et je me persuade qu’ils consoleront aisément les lecteurs de quelques vers que j’ai retranchés à l’épisode de l’horlogère[8], qui m’avoit toujours paru un peu trop long. Il seroit inutile maintenant de nier que ce poëme a été composé à l’occasion d’un différend[9].....


V

AVERTISSEMENT
PLACÉ, DANS L’ÉDITION DE 1694, À LA SUITE
DE LA PRÉCÉDENTE PRÉFACE.


AU LECTEUR.

J’ai laissé ici la même préface qui étoit dans les deux éditions précédentes, à cause de la justice que j’y rends à beaucoup d’auteurs que j’ai attaqués. Je croyois avoir assez fait connoitre, par cette démarche où personne ne m’obligeoit, que ce n’est point un esprit de malignité qui m’a fait écrire contre ces auteurs, et que j’ai été plutôt sincère à leur égard que médisant. M. Perrault néanmoins n’en a pas jugé de la sorte. Ce galant homme, au bout de près de vingt-cinq ans qu’il y a que mes satires ont été imprimées la première fois, est venu tout à coup, et dans le temps qu’il se disoit de mes amis, réveiller des querelles entièrement oubliées, et me faire sur mes ouvrages un procès que mes ennemis ne me faisoient plus. Il a compté pour rien les bonnes raisons que j’ai mises en rimes pour montrer qu’il n’y a point de médisance à se moquer des méchans écrits, et, sans prendre la peine de réfuter ces raisons, a jugé à propos de me traiter dans un livre[10], en termes assez peu obscurs, de médisant, d’envieux, de calomniateur, d’homme qui n’a songé qu’à établir sa réputation sur la ruine de celle des autres. Et cela fondé principalement sur ce que j’ai dit dans mes satires que Chapelain avoit fait des vers durs, et qu’on étoit à l’aise aux sermons de l’abbé Cotin.

Ce sont en effet les deux grands crimes qu’il me reproche, jusqu’à me vouloir faire comprendre que je ne dois jamais espérer de rémission du mal que j’ai causé, en donnant par là occasion à la postérité de croire que sous le règne de Louis le Grand il y a eu en France un poëte ennuyeux et un prédicateur assez peu suivi. Le plaisant de l’affaire est que, dans le livre qu’il fait pour justifier notre siècle de cette étrange calomnie, il avoue lui-même que Chapelain est un poëte très-peu divertissant, et si dur dans ses expressions, qu’il n’est pas possible de le lire. Il ne convient pas ainsi du désert qui étoit aux prédications de l’abbé Cotin. Au contraire, il assure qu’il a été fort pressé à un des sermons de cet abbé ; mais en même temps il nous apprend cette jolie particularité de la vie d’un si grand prédicateur, que sans ce sermon, où heureusement quelques-uns de ses juges se trouvèrent, la justice, sur la requête de ses parens, lui alloit donner un curateur comme à un imbécile. C’est ainsi que M. Perrault sait défendre ses amis, et mettre en usage les leçons de cette belle rhétorique moderne inconnue aux anciens, où vraisemblablement il a appris à dire ce qu’il ne faut point dire. Mais je parle assez de la justesse d’esprit de M. Perrault dans mes réflexions critiques sur Longin, et il est bon d’y renvoyer les lecteurs.

Tout ce que j’ai ici à leur dire, c’est que je leur donne dans cette nouvelle édition, outre mes anciens ouvrages exactement revus, ma satire contre les femmes, l’ode sur Namur, quelques épigrammes, et mes réflexions critiques sur Longin. Ces réflexions, que j’ai composées à l’occasion des dialogues de M. Perrault, se sont multipliées sous ma main beaucoup plus que je ne croyois, et sont cause que j’ai divisé mon livre en deux volumes. J’ai mis à la fin du second volume les traductions latines qu’ont fait[11] de mon ode les deux plus célèbres professeurs en éloquence de l’Université ; je veux dire M. Lenglet et M. Rollin. Ces traductions ont été généralement admirées, et ils m’ont fait en cela tous deux d’autant plus d’honneur, qu’ils savent bien que c’est la seule lecture de mon ouvrage qui les a excités à entreprendre ce travail. J’ai aussi joint à ces traductions quatre épigrammes latines que le révérend père Fraguier[12], jésuite, a faites contre le Zoïle moderne. Il y en a deux qui sont imitées d’une des miennes. On ne peut rien voir de plus poli ni de plus élégant que ces quatre épigrammes, et il semble que Catulle y soit ressuscité pour venger Catulle : j’espère donc que le public me saura quelque gré du présent que je lui en fais.

Au reste, dans le temps que cette nouvelle édition de mes ouvrages alloit voir le jour, le révérend père de La Landelle[13], autre célèbre jésuite, m’a apporté une traduction latine qu’il a aussi faite de mon ode, et cette traduction m’a paru si belle, que je n’ai pu résister à la tentation d’en enrichir encore mon livre, où on la trouvera avec les deux autres à la fin du second tome.




VI

PRÉFACE
POUR L’ÉDITION DE 1701.


Comme c’est ici vraisemblablement la dernière édition de mes ouvrages que je reverrai, et qu’il n’y a pas d’apparence qu’âgé comme je suis de plus de soixante-trois ans, et accablé de beaucoup d’infirmités, ma course puisse être encore fort longue, le public trouvera bon que je prenne congé de lui dans les formes, et que je le remercie de la bonté qu’il a eue d’acheter tant de fois des ouvrages si peu dignes de son admiration. Je ne saurois attribuer un si heureux succès qu’au soin que j’ai pris de me conformer toujours à ses sentimens, et d’attraper, autant qu’il m’a été possible, son goût en toutes choses. C’est effectivement à quoi il me semble que les écrivains ne sauroient trop s’étudier. Un ouvrage a beau être approuvé d’un petit nombre de connoisseurs : s’il n’est plein d’un certain agrément et d’un certain sel propre à piquer le goût général des hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra à la fin que les connoisseurs eux-mêmes avouent qu’ils se sont trompés en lui donnant leur approbation.

Que si on me demande ce que c’est que cet agrément et ce sel, je répondrai que c’est un je ne sais quoi, qu’on peut beaucoup mieux sentir que dire. À mon avis néanmoins, il consiste principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes. L’esprit de l’homme est naturellement plein d’un nombre infini d’idées confuses du vrai, que souvent il n’entrevoit qu’à demi ; et rien ne lui est plus agréable que lorsqu’on lui offre quelqu’une de ces idées bien éclaircie et mise dans un beau jour. Qu’est-ce qu’une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? Ce n’est point, comme se le persuadent les ignorans, une pensée que personne n’a jamais eue, ni dû avoir : c’est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. Un bon mot n’est bon mot qu’en ce qu’il dit une chose que chacun pensoit, et qu’il la dit d’une manière vive, fine et nouvelle. Considérons, par exemple, cette réplique si fameuse de Louis douzième à ceux de ses ministres qui lui conseilloient de faire punir plusieurs personnes qui, sous le règne précédent, et lorsqu’il n’étoit encore que duc d’Orléans, avoient pris à tâche de le desservir : « Un roi de France, leur répondit-il, ne venge point les injures d’un duc d’Orléans. » D’où vient que ce mot frappe d’abord ? N'est-il pas aisé de voir que c’est parce qu’il présente aux yeux une vérité que tout le monde sent, et qu’il dit, mieux que tous les plus beaux discours de morale, « qu’un grand prince, lorsqu’il est une fois sur le trône, ne doit plus agir par des mouvemcns particuliers, ni avoir d’autre vue que la gloire et le bien général de son État ? »

Veut-on voir au contraire combien une pensée fausse est froide et puérile ? Je ne saurois rapporter un exemple qui le fasse mieux sentir que deux vers du poëte Théophile, dans sa tragédie intitulée Pyrame et Thisbé, lorsque cette malheureuse amante ayant ramassé le poignard encore tout sanglant dont Pyrame s’étoit tué, elle querelle ainsi ce poignard :

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement. II en rougit, le traître !

Toutes les glaces du nord ensemble ne sont pas, à mon sens, plus froides que cette pensée. Quelle extravagance, bon Dieu ! de vouloir que la rougeur du sang dont est teint le poignard d’un homme qui vient de s’en tuer lui-même soit un effet de la honte qu’a ce poignard de l’avoir tué ! Voici encore une pensée qui n’est pas moins fausse, ni par conséquent moins froide. Elle est de Benserade , dans ses Métamorphoses en rondeaux , où , parlant du déluge envoyé par les dieux pour châtier l’insolence de l’homme, il s’exprime ainsi :

Dieu lava bien la tète à son image.

Peut-on, à propos d’une si grande chose que le déluge, dire rien de plus petit ni de plus ridicule que ce quolibet, dont la pensée est d’autant plus fausse en toutes manières, que le dieu dont il s’agit en cet endroit, c’est Jupiter, qui n’a jamais passé chez les païens pour avoir fait l’homme à son image ; l’homme dans la Fable étant, comme tout le monde sait, l’ouvrage de Prométhée ?

Puisqu’une pensée n’est belle qu’en ce qu’elle est vraie, et que l’effet infaillible du vrai, quand il est bien énoncé, c’est de frapper les hommes, il s’ensuit que ce qui ne frappe point les hommes n’est ni beau ni vrai, ou qu’il est mal énoncé, et que par conséquent un ouvrage qui n’est point goûté du public est un très-méchant ouvrage. Le gros des hommes peut bien, durant quelque temps, prendre le faux pour le vrai, et admirer de méchantes choses ; mais il n’est pas possible qu’à la longue une bonne chose ne lui plaise ; et je défie tous les auteurs les plus mécontens du public de me citer un bon livre que le public ait jamais rebuté, à moins qu’ils ne mettent en ce rang leurs écrits, de la bonté desquels eux seuls sont persuadés. J’avoue néanmoins, et on ne le sauroit nier, que quelquefois, lorsque d’excellens ouvrages viennent à paroitre, la cabale et l’envie trouvent moyen de les rabaisser, et d’en rendre en apparence le succès douteux : mais cela ne dure guère ; et il en arrive de ces ouvrages comme d’un morceau de bois qu’on enfonce dans l’eau avec la main : il demeure au fond tant qu’on l’y retient ; mais bientôt la main venant à se lasser, il se relève et gagne le dessus. Je pourrois dire un nombre infini de pareilles choses sur ce sujet, et ce seroit la matière d’un gros livre ; mais on voilà assez, ce me semble, pour marquer au public ma reconnoissance et la bonne idée que j’ai de son goût et de ses jugemens.

Parlons maintenant de mon édition nouvelle. C’est la plus correcte qui ait encore paru ; et non-seulement je l’ai revue avec beaucoup de soin, mais j’y ai retouché de nouveau plusieurs endroits de mes ouvrages : car je ne suis point de ces auteurs fuyant la peine, qui ne se croient plus obligés de rien raccommoder à leurs écrits, dès qu’ils les ont une fois donnés au public. Ils allèguent, pour excuser leur paresse, qu’ils auroient peur, en les trop remaniant, de les affaiblir, et de leur ôter cet air libre et facile qui fait , disent-ils, un des plus grands charmes du discours ; mais leur excuse, à mon avis, est très-mauvaise. Ce sont les ouvrages faits à la hâte, et, comme on dit, au courant de la plume, qui sont ordinairement secs, durs et forcés. Un ouvrage ne doit point paroitre trop travaillé, mais il ne sauroit être trop travaillé ; et c’est souvent le travail même qui, en le polissant, lui donne cette facilité tant vantée qui charme le lecteur. Il y a bien de la différence entre des vers faciles et des vers facilement faits. Les écrits de Virgile, quoique extraordinairement travaillés, sont bien plus naturels que ceux de Lucain, qui écrivoit, dit-on, avec une rapidité prodigieuse. C’est ordinairement la peine que s’est donnée un auteur à limer et à perfectionner ses écrits qui fait que le lecteur n’a point de peine en les lisant. Voiture, qui paroit si aisé, travailloit extrêmement ses ouvrages. On ne voit que des gens qui font aisément des choses médiocres ; mais des gens qui en fassent même difficilement de fort bonnes, on en trouve très-peu.

Je n’ai donc point de regret d’avoir encore employé quelques-unes de mes veilles à rectifier mes écrits dans cette nouvelle édition, qui est, pour ainsi dire, mon édition favorite : aussi ai-je mis mon nom, que je m’étois abstenu de mettre à toutes les autres. J’en avois ainsi usé par pure modestie ; mais aujourd’hui que mes ouvrages sont entre les mains de tout le monde, il m’a paru que cette modestie pourroit avoir quelque chose d’affecté. D’ailleurs j’en ai été bien aise, en le mettant à la tête de mon livre, de faire voir par là quels sont précisément les ouvrages que j’avoue, et d’arrêter, s’il est possible, le cours d’un nombre infini de méchantes pièces qu’on répand partout sous mon nom, et principalement dans les provinces et dans les pays étrangers. J’ai même, pour mieux prévenir cet inconvénient, fait mettre au commencement de ce volume une liste exacte et détaillée de tous mes écrits, et on la trouvera immédiatement après cette préface. Voilà de quoi il est bon que le lecteur soit instruit.

Il ne reste plus présentement qu’à lui dire quels sont les ouvrages dont j’ai augmenté ce volume. Le plus considérable est une onzième satire que j’ai tout récemment composée, et qu’on trouvera à la suite des dix précédentes. Elle est adressée à M. de Valincour, mon illustre associé à l’histoire. J’y traite du vrai et du faux honneur, et je l’ai composée avec le même soin que tous mes autres écrits. Je ne saurois pourtant dire si elle est bonne ou mauvaise : car je ne l’ai encore communiquée qu’à deux ou trois de mes amis, à qui même je n’ai fait que la réciter fort vite, dans la peur qu’il ne lui arrivât ce qui est arrivé à quelques autres de mes pièces, que j’ai vu[14] devenir publiques avant même que je les eusse mises sur le papier ; plusieurs personnes, à qui je les avois dites plus d’une fois, les ayant retenues par cœur, et en ayant donné des copies. C’est donc au public à m’apprendre ce que je dois penser de cet ouvrage, ainsi que de plusieurs autres petites pièces de poésie qu’on trouvera dans cette nouvelle édition, et qu’on y a mêlées parmi les épigrammes qui y étoient déjà. Ce sont toutes bagatelles, que j’ai la plupart composées dans ma plus tendre jeunesse, mais que j’ai un peu rajustées, pour les rendre plus supportables au lecteur. J’y ai fait aussi ajouter deux nouvelles lettres ; l’une que j’écris à M. Perrault, et où je badine avec lui sur notre démêlé poétique, presque aussitôt éteint qu’allumé ; l’autre est un remerciment à M. le comte d’Ericeyra, au sujet de la traduction de mon Art poétique faite par lui en vers portugais, qu’il a eu la bonté de m’envoyer de Lisbonne, avec une lettre et des vers francois de sa composition, où il me donne des louanges très-délicates, et auxquelles il ne manque que d’être appliquées à un meilleur sujet. J’aurois bien voulu pouvoir m’acquitter de la parole que je lui donne à la fin de ce remerciment, de faire imprimer cette excellente traduction à la suite de mes poésies ; mais malheureusement un de mes amis[15], à qui je l’avois prêtée, m’en a égaré le premier chant ; et j’ai eu la mauvaise honte de n’oser récrire à Lisbonne pour en avoir une autre copie. Ce sont là à peu près tous les ouvrages de ma façon, bons ou méchans, dont on trouvera ici mon livre augmenté. Mais une chose qui sera sûrement agréable au public, c’est le présent que je lui fais, dans ce même livre, de la lettre que le célèbre M. Arnauld a écrite à M. Perrault à propos de ma dixième satire, et où, comme je l’ai dit dans l’Épitre à mes vers, il fait en quelque sorte mon apologie. Je ne doute point que beaucoup de gens ne m’accusent de témérité, d’avoir osé associer à mes écrits l’ouvrage d’un si excellent homme ; et j’avoue que leur accusation est bien fondée : mais le moyen de résister à la tentation de montrer à toute la terre, comme je le montre en effet par l’impression de cette lettre, que ce grand personnage me faisoit l’honneur de m’estimer, et avoir la bonté

Meas esse aliquid putare nugas[16] ?

Au reste, comme malgré une apologie si authentique, et malgré les bonnes raisons que j’ai vingt fois alléguées en vers et en prose, il y a encore des gens qui aitent de médisances les railleries que j’ai faites de quantité d’auteurs modernes, et qui publient qu’en attaquant les défauts de ces auteurs je n’ai pas rendu justice à leurs bonnes qualités, je veux bien, pour les convaincre du contraire, répéter encore ici les mêmes paroles que j’ai dites sur cela dans la préface de mes deux éditions précédentes. Les voici :

« Il est bon que le lecteur soit averti d’une chose, c’est qu’en attaquant... etc.[17] »

Après cela, si on m’accuse encore de médisance, je ne sais point de lecteur qui n’en doive aussi être accusé, puisqu’il n’y en a point qui ne dise librement son avis des écrits qu’on fait imprimer, et qui ne se croie en plein droit de le faire, du consentement même de ceux qui les mettent au jour. En effet, qu’est-ce que mettre un ouvrage au jour ? N’est-ce pas en quelque sorte dire au public : Jugez-moi ? Pourquoi donc trouver mauvais qu’on nous juge ? Mais j’ai mis tout ce raisonnement en rimes dans ma neuvième satire, et il suffit d’y renvoyer mes censeurs.


DISCOURS AU ROI[18]

1665.

Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse
N’est point le fruit tardif d’une lente vieillesse,
Et qui seul, sans ministre[19], à l’exemple des dieux[20],
Soutiens tout par toi-même, et vois tout par tes yeux :
Grand roi, si jusqu’ici, par un trait de prudence,
J’ai demeuré pour toi dans un humble silence,
Ce n’est pas que mon cœur, vainement suspendu,

Balance pour t’offrir un encens qui t’est dû,
Mais je sais peu louer ; et ma muse tremblante
Fuit d’un si grand fardeau la charge trop pesante,
Et, dans ce haut éclat où tu te viens offrir,
Touchant à tes lauriers, craindroit de les flétrir.

Ainsi, sans m’aveugler d’une vaine manie,
Je mesure mon vol à mon foible génie :
Plus sage en mon respect que ces hardis mortels
Qui d’un indigne encens profanent tes autels ;
Qui, dans ce champ d’honneur où le gain les amène,
Osent chanter ton nom, sans force et sans haleine ;
Et qui vont tous les jours, d’une importune voix,
T’ennuyer du récit de tes propres exploits.

L’un, en style pompeux habillant une églogue[21].
De ses rares vertus te fait un long prologue,
Et mêle, en se vantant soi-même à tout propos,
Les louanges d’un fat à celles d’un héros.

L’autre, en vain se lassant à polir une rime,
Et reprenant vingt fois le rabot et la lime,
Grand et nouvel effort d’un esprit sans pareil !
Dans la fin d’un sonnet te compare au soleil[22].

Sur le haut Hélicon leur veine méprisée
Fut toujours des neuf Sœurs la fable et la risée.
Calliope jamais ne daigna leur parler,
Et Pégase pour eux refuse de voler.
Cependant à les voir enflés de tant d’audace,
Te promettre en leur nom les faveurs du Parnasse,
On diroit qu’ils ont seuls l’oreille d’Apollon,
Qu’ils disposent de tout dans le sacré vallon :
C’est à leurs doctes mains, si l’on veut les en croire,
Que Phébus a commis tout le soin de ta gloire ;

Et ton nom, du midi jusqu’à l’ourse vanté,
Ne devra qu’à leurs vers son immortalité.
Mais plutôt, sans ce nom dont la vive lumière
Donne un lustre éclatant à leur veine grossière,
Ils verroient leurs écrits, honte de l’univers,
Pourrir dans la poussière à la merci des vers.
A l’ombre de ton nom ils trouvent leur asile,
Comme on voit dans les champs un arbrisseau débile.
Qui, sans l’heureux appui qui le tient attaché,
Languiroit tristement sur la route couché.
Ce n’est pas que ma plume, injuste et téméraire,
Veuille blâmer en eux le dessein de te plaire ;
Et, parmi tant d’auteurs, je veux bien l’avouer,
Apollon en connoit qui te peuvent louer ;
Oui, je sais qu’entre ceux qui t’adressent leurs veilles,
Parmi les Pelletiers[23] on compte des Corneilles.
Mais je ne puis souffrir qu’un esprit de travers,
Qui, pour rimer des mots, pense faire des vers,
Se donne en te louant une gène inutile ;
Pour chanter un Auguste, il faut être un Virgile :
Et j’approuve les soins du monarque guerrier
Qui ne pouvoit souffrir qu’un artisan grossier
Entreprit de tracer, d’une main criminelle,
Un portrait réservé pour le pinceau d’Apelle.
Moi donc, qui connois peu Phébus et ses douceurs,
Qui suis nouveau sevré sur le mont des neuf Sœurs,
Attendant que pour toi l'âge ait mûri ma muse,
Sur de moindres sujets je l’exerce et l’amuse[24]. ;

Et, tandis que ton bras, des peuples redouté,
Va, la foudre à la main, rétablir l’équité,
Et retient les méchans par la peur des supplices,
Moi, la plume à la main, je gourmande les vices,
Et, gardant pour moi-même une juste rigueur,
Je confie au papier les secrets de mon cœur.
Ainsi, dès qu’une fois ma verve se réveille,
Comme on voit au printemps la diligente abeille
Qui du butin des fleurs va composer son miel,
Des sottises du temps je compose mon fiel ;
Je vais de toutes parts où me guide ma veine,
Sans tenir en marchant une route certaine :
Et, sans gêner ma plume en ce libre métier,
Je la laisse au hasard courir sur le papier.
Le mal est qu’en rimant, ma muse un peu légère
Nomme tout par son nom, et ne sauroit rien taire.
C’est là ce qui fait peur aux esprits de ce temps,
Qui, tout blancs au dehors, sont tout noirs au dedans :
Ils tremblent qu’un censeur, que sa verve encourage,
Ne vienne en ses écrits démasquer leur visage,
Et, fouillant dans leurs mœurs en toute liberté,
N’aille du fond du puits tirer la vérité[25].
Tous ces gens éperdus au seul nom de satire.
Font d’abord le procès à quiconque ose rire :
Ce sont eux que l’on voit, d’un discours insensé,
Publier dans Paris que tout est renversé,
Au moindre bruit qui court qu’un auteur les menace
De jouer des bigots la trompeuse grimace.
Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux ;
C’est offenser les lois, c’est s’attaquer aux cieux.
Mais bien que d'un faux zèle ils masquent leur foiblesse,

Chacun voit qu’en effet la vérité les blesse :
En vain d’un lâche orgueil leur esprit revêtu
Se couvre du manteau d’une austère vertu ;
Leur cœur qui se connoit, et qui fuit la lainière,
S’il se moque de Dieu, craint Tartuffe et Molière[26].
Mais pourquoi sur ce point sans raison m’écarter ?
Grand roi, c’est mon défaut, je ne saurois flatter :
Je ne sais point au ciel placer un ridicule,
D’un nain faire un Atlas, ou d’un lâche un Hercule,
Et sans cesse en esclave à la suite des grands,
À des dieux sans vertu prodiguer mon encens.
On ne nie verra point d’une veine forcée,
Même pour te louer, déguiser ma pensée ;
Et, quelque grand que soit ton pouvoir souverain.
Si mon cœur en ces vers ne parloit par ma main.
Il n’est espoir de biens, ni raison, ni maxime,
Qui put en ta faveur m’arracher une rime.
Mais lorsque je te vois, d’une si noble ardeur,
T’appliquer sans relâche aux soins de ta grandeur.
Faire honte à ces rois que le travail étonne,
Et qui sont accablés du faix de leur couronne :
Quand je vois ta sagesse, en ses justes projets,
D’une heureuse abondance enrichir tes sujets[27],
Fouler aux pieds l’orgueil et du Tage et du Tibre[28],
Nous faire de la mer une campagne libre[29],

Et tes braves guerriers, secondant ton grand cœur,
Pendre à l’Aigle éperdu sa première vigueur,
La France sous tes lois maîtriser la fortune
Et nos vaisseaux domptant l’un et l’autre Neptune,
Nous aller chercher l’or malgré l’onde et le vent,
Aux lieux où le soleil le forme en se levant[30] :
Alors, sans consulter si Phébus l’en avoue,
Ma muse toute en feu me prévient et te loue.
Mais bientôt la raison arrivant au secours
Vient d’un si beau projet interrompre le cours,
Et me fait concevoir, quelque ardeur qui m’emporte,
Que je n’ai ni le ton, ni la voix assez forte.
Aussitôt je m’effraye, et mon esprit troublé
Laisse là le fardeau dont il est accablé ;
Et, sans passer plus loin, finissant mon ouvrage,
Comme un pilote en mer qu’épouvante l’orage.
Dès que le bord paroît, sans songer où je suis,
Je me sauve à la nage, et j’aborde où je puis.


SATIRES.



DISCOURS SUR LA SATIRE[31].

1668.

Quand je donnai la première fois mes satires au public, je m’étois bien préparé au tumulte que l’impression de mon livre a excité sur le Parnasse. Je savois que la nation des poëtes, et surtout des mauvais poëtes[32], est une nation farouche qui prend feu aisément, et que ces esprits avides de louanges ne digéreroient pas facilement une raillerie, quelque douce qu’elle put être. Aussi oserai-je dire, à mon avantage, que j’ai regardé avec des yeux assez stoïques les libelles diffamatoires qu’on a publiés contre moi. Quelques calomnies dont on ait voulu me noircir, quelques faux bruits qu’on ait semés de ma personne, j’ai pardonné sans peine ces petites vengeances au déplaisir d’un auteur irrité, qui se voyoit attaqué par l’endroit le plus sensible d’un poëte, je veux dire par ses ouvrages.

Mais j’avoue que j’ai été un peu surpris du chagrin bizarre de certains lecteurs, qui, au lieu de se divertir d’une querelle du Parnasse dont ils pouvoient être spectateurs indifférens, ont mieux aimé prendre parti, et s’affliger avec les ridicules, que de se réjouir avec les honnêtes gens. C’est pour les consoler que j’ai composé ma neuvième satire, où je pense avoir montré assez clairement que, sans blesser l’État ni sa conscience, on peut trouver de méchans vers méchans, et s’ennuyer de plein droit à la lecture d’un sot livre. Mais puisque ces messieurs ont parlé de la liberté que je me suis donnée de nommer, comme d’un attentat inouï et sans exemples, et que des exemples ne se peuvent pas mettre en rimes, il est bon d’en dire ici un mot, pour les instruire d’une chose qu’eux seuls veulent ignorer, et leur faire voir qu’en comparaison de tous mes confrères les satiriques j’ai été un poëte fort retenu.

Et pour commencer par Lucilius, inventeur de la satire, quelle liberté, ou plutôt quelle licence ne s’est-il point donnée dans ses ouvrages ? Ce n’étoit pas seulement des poëtes et des auteurs qu’il attaquoit, c’étoit des gens de la première qualité de Rome ; c’étoit des personnes consulaires. Cependant Scipion et Lélius ne jugèrent pas ce poëte, tout déterminé rieur qu’il étoit, indigne de leur amitié, et vraisemblablement dans les occasions ils ne lui refusèrent pas leurs conseils sur ses écrits, non plus qu’à Térence. Ils ne s’avisèrent point de prendre le parti de Lupus et de Métellus, qu’il avoit joués dans ses satires ; et ils ne crurent pas lui donner rien du leur, en lui abandonnant tous les ridicules de la république :

Num Lælius, et qui
Duxit ab oppressa meritum Carthagine nomen,
Ingenio offensi, aut læso dolnere Metello,
Famosisque Lupo cooperto versibus[33] ?

En effet Lucilius n’épargnoit ni petits ni grands ; et souvent des nobles et des patriciens il descendoit jusqu’à la lie du peuple :

Primores populi arripuit, populumque tributim[34].

On me dira que Lucilius vivoit dans une république, où ces sortes de libertés peuvent être permises. Voyons donc Horace, qui vivoit sous un empereur, dans les oommencemens d’une monarchie, où il est bien plus dangereux de rire qu’en un autre temps. Qui ne nomme-t-il point dans ses satires ? Et Fabius le grand censeur, et Tigellius le fantasque, et Nasidiénus le ridicule, et Nomentanus le débauché, et tout ce qui vient au bout de sa plume. On me répondra que ce sont des noms supposés. Oh ! la belle réponse ! comme si ceux qu’il attaque n’étoient pas des gens connus d’ailleurs ! comme si l’on ne savoit pas que Fabius étoit un chevalier romain qui avoit composé un livre de droit ; que Tigellius fut en son temps un musicien chéri d’Auguste ; que Nasidiénus Rufus étoit un ridicule célèbre dans Rome ; que "Cassius Nomentanus étoit un des plus fameux débauchés de l’Italie ! Certainement il faut que ceux qui parlent de la sorte n’aient pas fort lu les anciens, et ne soient pas fort instruits des affaires de la cour d’Auguste. Horace ne se contente pas d’appeler les gens par leur nom ; il a si peur qu’on ne les méconnoisse, qu’il a soin de rapporter jusqu’à leur surnom, jusqu’au métier qu’ils faisoient, jusqu’aux charges qu’ils avoient exercées. Voyez, par exemple, comme il parle d’Aufidius Luscus, préteur de Fondi :

Fundos, Aufidio Lusco prætore, libenter
Linquimus, insani ridentes præmia scribæ,
Prætextam, et latum elavum, etc.

« Nous abandonnâmes, dit-il, avec joie le bourg de Fondi, dont étoit préteur un certain Anfidius Luscus ; mais ce ne fut pas sans avoir bien ri de la folie de ce préteur, auparavant commis, qui faisoit le sénateur et l’homme de qualité. »

Peut-on désigner un homme plus précisément ? et les circonstances seules ne suffisoient-elles pas pour le faire reconnoitre ? On me dira peut-être qu’Aufidius étoit mort alors ; mais Horace parle là d’un voyage fait depuis peu. Et puis, comment mes censeurs répondront-ils à cet autre passage ?

Turgidus Alpinus jugulat dum Memnona, dunque
Diffingit Rheni luteum caput, hæc ego Indo.

« Pendant, dit Horace, que ce poëte enflé d’Alpinus égorge Memnon dans son poëme, et s’embourbe dans la description du Rhin, je me joue en ces satires. »

Alpinus vivoit donc du temps qu’Horace se jouoit en ses satires ; et si Alpinus en cet endroit est un nom supposé, l’auteur du poëme de Memnon pouvoit-il s’y méconnoitre ? Horace, dira-t-on, vivoit sous le règne du plus poli de tous les empereurs ; mais vivons-nous sous un règne moins poli ? et veut-on qu’un prince qui a tant de qualités communes avec Auguste soit moins dégoûté que lui des méchans livres, et plus rigoureux envers ceux qui les blâment ?

Examinons pourtant Perse, qui écrivoit sous le règne de Néron. Il ne raille pas simplement les ouvrages des poëtes de son temps, il attaque les vers de Néron même. Car enfin tout le monde sait, et toute la cour de Néron le savoit, que ces quatre vers, Torva Mimalloneis, etc., dont Perse fait une raillerie si amère dans sa première satire, étoient des vers de Néron. Cependant on ne remarque point que Néron , tout Néron qu’il étoit, ait fait punir Perse ; et ce tyran, ennemi de la raison, et amoureux, comme on sait, de ses ouvrages, fut assez galant homme pour entendre raillerie sur ses vers, et ne crut pas que l’empereur, en cette occasion, dût prendre les intérêts du poëte.

Pour Juvénal, qui florissoit sous Trajan, il est un peu plus respectueux envers les grands seigneurs de son siècle. Il se contente de répandre l’amertume de ses satires sur ceux du règne précédent ; mais, à l’égard des auteurs, il ne les va point chercher hors de son siècle. A peine est-il entré en matière que le voilà en mauvaise humeur contre tous les écrivains de son temps. Demandez à Juvénal ce qui l’oblige de prendre la plume. C’est qu’il est las d’entendre et la Théséide de Codrus, et l'Oreste de celui-ci, et le Télèphe de cet autre, et tous les poëtes enfin, comme il dit ailleurs, qui récitoient leurs vers au mois d’août :

Et augusto recitantes mense poetas.

Tant il est vrai que le droit de blâmer les auteurs est un droit ancien, passé en coutume parmi tous les satiriques et souffert dans tous les siècles ! Que s’il faut venir des anciens aux modernes, Regnier, qui est presque notre seul poëte satirique, a été véritablement un peu plus discret que les autres. Cela n’empêche pas néanmoins qu’il ne parle hardiment de Gallet[35], ce célèbre joueur, qui assignoit ses créanciers sur sept et quatorze ; et du sieur de Provins,qui aivoit changé son balandron en manteau court ; et du Cousin[36], qui abandonnoit sa maison de peur de la réparer ; et de Pierre du Puis, et de plusieurs autres.

Que répondront à cela mes censeurs ? Pour peu qu’on les presse, ils chasseront de la répuhlique des lettres tous les poëtes satiriques, comme autant de perturbateurs du repos public. Mais que diront-ils de Virgile, le sage, le discret Virgile, qui, dans une églogue, où il n’est pas question de satire, tourne d’un seul vers deux poëtes de son temps en ridicule ?

Qui Bavium non odit, amet tua carunina, Maevi,

dit un berger satirique dans cette églogue[37]. Et qu’on ne me dise point que Bavius et Mævius en cet endroit sont des noms supposés, puisque ce seroit donner un trop cruel démenti au docte Servius, qui assure positivement le contraire. En un mot, qu’ordonneront mes censeurs de Catulle, de Martial, et de tous les poëtes de l’antiquité, qui n’en ont pas usé avec plus de discrétion que Virgile ? Que penseront-ils de Voiture, qui n’a point fait conscience de rire aux dépens du célèbre Neuf-Germain[38], quoique également recommandable par l’antiquité de sa barbe et par la nouveauté de sa poésie ? Le banniront-ils du Parnasse, lui et tous les poëtes de l’antiquité, pour établir la sûreté des sots et des ridicules ? Si cela est, je me consolerai aisément de mon exil : il y aura du plaisir à être relégué en si bonne compagnie. Raillerie à part, ces messieurs veulent-ils être plus sages que Scipion et Lélius, plus délicats qu’Auguste, plus cruels que Néron ? Mais eux qui sont si rigoureux envers les critiques, d’où vient cette clémence qu’ils affectent pour les méchans auteurs ? Je vois bien ce qui les afflige ; ils ne veulent pas être détrompés. Il leur fâcbe d’avoir admiré sérieusement des ouvrages que mes satires exposent à la risée de tout le monde, et de se voir condamnés à oublier dans leur vieillesse ces mêmes vers qu’ils ont autrefois appris par cœur comme des chefs-d’œuvre de l’art. Je les plains sans doute ; mais quel remède ? Faudra-t-il, pour s’accommoder à leur goût particulier, renoncer au sens commun ? Faudra-t-il applaudir indifféremment à toutes les impertinences qu’un ridicule aura répandues sur le papier ? Et au lieu qu’en certains pays on condamnoit les mechans poëtes à effacer leurs écrits avec la langue, les livres deviendront-ils désormais un asile inviolable où toutes les sottises auront droit de bourgeoisie, où l’on n’osera toucher sans profanation ?

J’aurois bien d’autres choses à dire sur ce sujet ; mais, comme j’ai déjà traite de cette matière dans ma neuvième satire, il est bon d’y renvoyer le lecteur.


SATIRE I.

1660.

ADIEUX D’UN POËTE À LA VILLE DE PARIS[39].


Damon[40], ce grand auteur dont la muse fertile
Amusa si longtemps et la cour et la ville,
Mais qui, n’étant vêtu que de simple bureau,
Passe l’été sans linge, et l’hiver sans manteau,
Et de qui le cœur sec et la mine affamée
N’en sont pas mieux refaits pour tant de renommée ;
Las de perdre en rimant et sa peine et son bien,
D’emprunter en tous lieux, et de ne gagner rien,
Sans habits, sans argent, ne sachant plus que faire,
Vient de s’enfuir, chargé de sa seule misère ;
Et, bien loin des sergens, des clercs et du palais,

Va chercher un repos qu’il ne trouva jamais ;
Sans attendre qu’ici la justice ennemie
L’enferme en un cachot le reste de sa vie,
Ou que d’un bonnet vert[41] le salutaire affront
Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front.
FléMais le jour qu’il partit, plus défait et plus blême
Que n’est un pénitent sur la fin d’un carême,
La colère dans l’âme et le feu dans les yeux,
Il distilla sa rage en ces tristes adieux :
Il « Puisqu’en ce lieu, jadis aux Muses si commode.
Le mérite et l’esprit ne sont plus à la mode ;
Qu’un poëte, dit-il, s’y voit maudit de Dieu,
Et qu’ici la vertu n’a plus ni feu ni lieu,
Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche
D’où jamais ni l’huissier ni le sergent n’approche :
Et, sans lasser le ciel par des vœux impuissans,
Mettons-nous à l’abri des injures du temps,
Tandis que, libre encor malgré les destinées,
Mon corps n’est point courbé sous le poids des années.
Qu’on ne voit point mes pas sous l’âge chanceler,
Et qu’il reste à la Parque encor de quoi filer :
C’est là dans mon malheur le seul conseil à suivre.
Que George[42] vive ici, puisque George y sait vivre,
Qu’un million comptant, par ses fourbes acquis,
De clerc, jadis laquais, a fait comte et marquis ;
Que Jaquin vive ici, dont l’adresse funeste
A plus causé de maux que la guerre et la peste,
Qui de ses revenus écrits par alphabet

Peut fournir aisément un calepin complet ;
Qu’il règne dans ces lieux, il a droit de s’y plaire.
Mais moi, vivre à Paris ! Eh ! qu’y voudrois-je faire ?
Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir,
Et, quand je le pourrois, je n’y puis consentir.
Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
D’un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
De mes sonnets flatteurs lasser tout l’univers,
Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers ;
Pour un si bas emploi ma muse est trop altière.
Je suis rustique et fier, et j’ai l’âme grossière :
Je ne puis rien nommer, si ce n’est par son nom ;
J’appelle un chat un chat, et Rolet[43] un fripon.
De servir un amant, je n’en ai pas l’adresse ;
J’ignore ce grand art qui gagne une maîtresse.
Et je suis, à Paris, triste, pauvre et reclus.
Ainsi qu’un corps sans âme, ou devenu perclus.
Ai« Mais pourquoi, dira-t-on, cette vertu sauvage
Qui court à l’hôpital, et n’est plus en usage ?
La richesse permet une juste fierté ;
Mais il faut être souple avec la pauvreté :
C’est par là qu’un auteur que presse l’indigence
Peut des astres malins corriger l’influence,
Et que le sort burlesque, en ce siècle de fer,
D’un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair[44].
Ainsi de la vertu la fortune se joue :

Tel aujourd’hui triomphe au plus haut de sa roue,
Qu’on verroit, de couleurs bizarrement orné,
Conduire le carrosse où l’on le voit traîné,
Si dans les droits du roi sa funeste science
Par deux ou trois avis n’eût ravagé la France.
Je sais qu’un juste effroi l’éloignant de ces lieux
L’a fait pour quelques mois disparoître à nos yeux.
Mais en vain pour un temps une taxe l’exile,
On le verra bientôt, pompeux en cette ville,
Marcher encor chargé des dépouilles d’autrui
Et jouir du ciel même irrité contre lui ;
Tandis que Colletet[45], crotté jusqu’à l’échine,
S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine,
Savant en ce métier, si cher aux beaux esprits,
Dont Montmaur[46] autrefois fit leçon dans Paris.
Do« Il est vrai que du roi la bonté secourable
Jette enfin sur la muse un regard favorable ;
Et, réparant du sort l’aveuglement fatal,
Va tirer désormais Phébus de l’hôpital[47].
On doit tout espérer d’un monarque si juste,
Mais sans un Mécénas à quoi sert un Auguste ?
Et fait comme je suis, au siècle d’aujourd’hui,
Qui voudra s’abaisser à me servir d’appui ?
Et puis, comment percer cette foule effroyable
De rimeurs affamés dont le nombre l’accable ;
Qui, dès que sa main s’ouvre, y courent les premiers,
Et ravissent un bien qu’on devoit aux derniers[48],

Comme on voit les frelons, troupe lâche et stérile,
Aller piller le miel que l’abeille distille ?
Cessons donc d’aspirer à ce prix tant vanté
Que donne la faveur à l’importunité.
Saint-Amant[49] n’eut du ciel que sa veine en partage,
L’habit qu’il eut sur lui fut son seul héritage,
Un lit et deux placets composoient tout son bien
Ou, pour en mieux parler, Saint-Amant n’avoit rien.
Mais quoi ! las de traîner une vie importune,
Il engagea ce rien pour chercher la fortune,
Et, tout chargé de vers qu’il devoit mettre au jour,
Conduit d’un vain espoir, il parut à la cour[50].
Qu’arriva-t-il enfin de sa muse abusée ?
Il en revint couvert de honte et de risée ;
Et la fièvre, au retour, terminant son destin.
Fit par avance en lui ce qu’auroit fait la faim
Un poëte à la cour fut jadis à la mode ;
Mais des fous aujourd’hui c’est le plus incommode.
Et l’esprit le plus beau, l’auteur le plus poli,
N’y parviendra jamais au sort de l’Angéli[51].
N’« Faut-il donc désormais jouer un nouveau rôle ?
Dois-je, las d’Apollon, recourir à Barthole[52] ?
Et, feuilletant Louet allongé par Brodeau[53],

D’une robe à longs plis balayer le barreau ?
Mais à ce seul penser je sens que je m’égare
Moi ! que j’aille crier dans ce pays barbare,
Où l’on voit tous les jours l’innocence aux abois
Errer dans les détours d’un dédale de lois,
Et, dans l’amas confus des chicanes énormes.
Ce qui fut blanc au fond rendu noir par les formes ?
Où Patru[54] gagne moins qu’Huot et Le Mazier,
Et dont les Cicérons se font chez Pé-Fournier[55] !
Avant qu’un tel dessein m’entre dans la pensée,
On pourra voir la Seine à la Saint-Jean glacée ;
Arnauld[56] à Charenton devenir huguenot,
Saint-Sorlin[57] janséniste, et Saint-Pavin[58] bigot.
Sa« Quittons donc pour jamais une ville importune.
Où l’honneur a toujours guerre avec la fortune ;
Où le vice orgueilleux s’érige en souverain,
Et va la mitre en tête et la crosse à la main ;
Où la science triste, affreuse, délaissée,
Est partout des bons lieux comme infâme chassée ;
Où le seul art en vogue est l’art de bien voler ;
Où tout me choque ; enfin, où… je n’ose parler,
Et quel homme si froid ne seroit plein de bile,
À l’aspect odieux des mœurs de cette ville ?
Qui pourroit les souffrir ? et qui, pour les blâmer,
Malgré Muse et Phébus n’apprendroit à rimer ?
Non, non, sur ce sujet pour écrire avec grâce,
Il ne faut point monter au sommet du Parnasse ;

Et, sans aller rêver dans le double vallon,
La colère suffit, et vaut un Apollon.
La« Tout beau, dira quelqu’un, vous entrez en furie,
« À quoi bon ces grands mots ? doucement, je vous prie :
« Ou bien montez en chaire ; et là, comme un docteur,
« Allez de vos sermons endormir l’auditeur :
« C’est là que bien ou mal on a droit de tout dire. »
LaAinsi parle un esprit qu’irrite la satire,
Qui contre ses défauts croit être en sûreté
En raillant d’un censeur la triste austérité ;
Qui fait l’homme intrépide, et, tremblant de foiblesse,
Attend pour croire en Dieu que la fièvre le presse[59] ;
Et, toujours dans l’orage au ciel levant les mains,
Dès que l’air est calmé, rit des foibles humains.
Car de penser alors qu’un Dieu tourne le monde,
Et règle les ressorts de la machine ronde.
Ou qu’il est une vie au delà du trépas,
C’est là, tout haut du moins, ce qu’il n’avouera pas.
C’Pour moi, qu’en santé même un autre monde étonne,
Qui crois l’âme immortelle, et que c’est Dieu qui tonne,
Il vaut mieux pour jamais me bannir de ce lieu,
Je me retire donc. Adieu, Paris, adieu.


SATIRE II.

1664.

À MOLIÈRE.

ACCORD DE LA RIME ET DE LA RAISON


Rare et fameux esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers,
Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime,
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.
On diroit, quand tu veux, qu’elle te vient chercher
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et, sans qu’un long détour t’arrête, ou t’embarrasse,
À peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place.
Mais moi, qu'un vain caprice, une bizarre humeur,
Pour mes péchés, je crois, fit devenir rimeur,
Dans ce rude métier où mon esprit se tue,
En vain, pour la trouver, je travaille et je sue.
Souvent j’ai beau rêver du matin jusqu’au soir ;
Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir.
Si je veux d’un galant dépeindre la figure,

Ma plume pour rimer trouve l’abbé de Pure[60];
Si je pense exprimer un auteur sans défaut,
La raison dit Virgile, et la rime Quinault[61].
Enfin, quoi que je fasse ou que je veuille faire,
La bizarre toujours vient m’offrir le contraire.
De rage quelquefois, ne pouvant la trouver,
Triste, las et confus, je cesse d’y rêver ;
Et, maudissant vingt fois le démon qui m’inspire,
Je fais mille sermens de ne jamais écrire.
Mais, quand j'ai bien maudit et Muses et Phébus,
Je la vois qui paroît quand je n’y pense plus :
Aussitôt, malgré moi, tout mon feu se rallume ;
Je reprends sur-le-champ le papier et la plume ;
Et, de mes vains sermens perdant le souvenir,
J’attends de vers en vers qu’elle daigne venir.
Encor si pour rimer dans sa verve indiscrète,
Ma muse au moins souffroit une froide épithète,
Je ferois comme un autre ; et, sans chercher si loin,
J’aurois toujours des mots pour les coudre au besoin.
Si je louois Philis en miracles féconde,
Je trouverois bientôt, à nulle autre seconde ;
Si je voulois vanter un objet nonpareil,
Je mettrais à l’instant, plus beau que le soleil;
Enfin parlant toujours d’astres et de merveilles,

De chefs-d’œuvre des cieux, de beautés sans pareilles.
Avec tous ces beaux mots, souvent mis au hasard,
Je pourrois aisément, sans génie et sans art,
Et transportant cent fois et le nom et le verbe,
Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe.
Mais mon esprit, tremblant sur le choix de ses mots.
N’en dira jamais un, s’il ne tombe à propos,
Et ne sauroit souffrir qu’une phrase insipide
Vienne à la fin d’un vers remplir la place vide ;
Ainsi recommençant un ouvrage vingt fois,
Si j’écris quatre mots, j’en effacerai trois.
Si Maudit soit le premier dont la verve insensée
Dans les bornes d’un vers renferma sa pensée.
Et, donnant à ses mots une étroite prison.
Voulut avec la rime enchaîner la raison !
Sans ce métier fatal au repos de ma vie,
Mes jours, pleins de loisir, couleroient sans envie.
Je n’aurois qu’à chanter, rire, boire d’autant,
Et, comme un gras chanoine, à mon aise et content,
Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.
Mon cœur, exempt de soins, libre de passion,
Sait donner une borne à son ambition ;
Et, fuyant des grandeurs la présence importune.
Je ne vais point au Louvre adorer la fortune
Et je serois heureux si, pour me consumer,
Un destin envieux ne m’avoit fait rimer.
UnMais depuis le moment que cette frénésie
De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
Et qu’un démon jaloux de mon contentement
M’inspira le dessein d’écrire poliment.
Tous les jours malgré moi, cloué sur un ouvrage,
Retouchant un endroit, effaçant une page,
Enfin passant ma vie en ce triste métier.

J’envie, en écrivant, le sort, de Pelletier[62].
J’eBienheureux Scudéri, dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume ?
Tes écrits, il est vrai, sans art et languissans,
Semblent être formés en dépit du bon sens,
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire ;
Et quand la rime enfin se trouve au bout des vers,
Qu’importe que le reste y soit mis de travers ?
Malheureux mille fois celui dont la manie
Veut aux règles de l’art asservir son génie !
Un sot, en écrivant, fait tout avec plaisir.
Il n’a point en ses vers l’embarras de choisir ;
Et, toujours amoureux de ce qu’il vient d’écrire,
Ravi d’étonnement, en soi-même il s’admire.
Mais un esprit sublime en vain veut s’élever
À ce degré parfait qu’il tâche de trouver ;
Et, toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde, et ne sauroit se plaire[63] ;
Et tel dont en tous lieux chacun vante l’esprit
Voudroit pour son repos n’avoir jamais écrit.
VoToi donc qui vois les maux où ma muse s’abîme.
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la rime :
Ou, puisque enfin tes soins y seroient superflus,
Molière, enseigne-moi l’art de ne rimer plus.


SATIRE III.

1665.

DESCRIPTION D’UN REPAS RIDICULE[64].


D’A. Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère,
D’où vous vient aujourd’hui cet air sombre et sévère,
Et ce visage enfin plus pâle qu’un rentier
A l’aspect d’un arrêt qui retranche un quartier[65] ?
Qu’est devenu ce teint dont la couleur fleurie
Sembloit d’ortolans seuls et de bisques nourrie,
Où la joie en son lustre attiroit les regards,
Et le vin en rubis brilloit de toutes parts ?
Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine ?
A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ?
Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons.
A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ?
Répondez donc enfin, ou bien je me retire
P. Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire.

Je sors de chez un fat qui, pour m’empoisonner,
Je pense, exprès chez lui m’a forcé de dîner.
Je l’avois bien prévu. Depuis près d’une année
J’éludois tous les jours sa poursuite obstinée.
Mais hier il m’aborde, et me serrant la main,
« Ah ! monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends demain
N’y manquez pas au moins. J’ai quatorze bouteilles
D’un vin vieux… Boucingo[66] n’en a point de pareilles :
Et je gagerois bien que, chez le commandeur,
Villandri[67] priseroit sa sève et sa verdeur.
Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle[68] ;
Et Lambert[69], qui plus est, m’a donné sa parole.
C’est tout dire en un mot, et vous le connoissez.
— Quoi ! Lambert ? — Oui, Lambert. À demain. — C’est assez. »
C’Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse,
J’y cours midi sonnant, au sortir de la messe.
À peine etois-je entré, que, ravi de me voir,
Mon homme, en m’embrassant, m’est venu recevoir ;
Et, montrant à mes yeux une allégresse entière,
« Nous n’avons, m’a-t-il dit, ni Lambert ni Molière ;
Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content.
Vous êtes un brave homme ; entrez, on vous attend. »
VoÀ ces mots, mais trop tard, reconnoissant ma faute.
Je le suis en tremblant dans une chambre haute,
Où, malgré les volets, le soleil irrité
Formoit un poêle ardent au milieu de l’été.

Le couvert étoit mis dans ce lieu de plaisance,
Où j’ai trouvé d’abord, pour toute connoissance,
Deux nobles campagnards grands liseurs de romans,
Qui m’ont dit tout Cyrus[70] dans leurs longs complimens.
J’enrageois. Cependant on apporte un potage[71].
Un coq paroissoit en pompeux équipage,
Qui, changeant sur ce plat et d’état et de nom,
Par tous les conviés s’est appelé chapon.
Deux assiettes suivoient, dont l’une étoit ornée
D’une langue en ragoût, de persil couronnée ;
L’autre, d’un godiveau tout brûlé par dehors,
Dont un beurre gluant inondoit tous les bords.
On s’assied : mais d’abord notre troupe serrée
Tenoit à peine autour d’une table carrée,
Ou chacun, malgré soi, l’un sur l’autre porté,
Faisoit un tour à gauche, et mangeoit de côté.
Jugez en cet état si je pouvois me plaire,
Moi qui ne compte rien ni le vin ni la chère,
Si l’on n’est plus au large assis en un festin
Qu’aux sermons de Cassagne, ou de l’abbé Cotin[72].
QuNotre hôte cependant, s’adressant à la troupe,
« Que vous semble, a-t-il dit, du goût de cette soupe ?
Sentez-vous le citron dont on a mis le jus
Avec des jaunes d’oeufs mêlés dans du verjus ?

Ma foi, vive Mignot[73] et tout ce qu’il apprête ! »
Les cheveux cependant me dressoient à la tête :
Car Mignot, c’est tout dire ; et dans le monde entier
Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier.
J’approuvois tout pourtant de la mine et du geste,
Pensant qu’au moins le vin dût réparer le reste.
Pour m’en éclaircir donc, j’en demande ; et d’abord
Un laquais effronté m’apporte un rouge-bord
D’un Auvernat fameux qui, mêlé de Lignage[74],
Se vendoit chez Crenet pour vin de l’Ermitage[75],
Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux.
N’avoit rien qu’un goût plat, et qu’un déboire affreux.
À peine ai-je senti cette liqueur traîtresse,
Que de ces vins mêlés j’ai reconnu l’adresse :
Toutefois avec l’eau que j’y mets à foison
J’espérois adoucir la force du poison.
Mais, qui l’auroit pensé ? pour comble de disgrâce,
Par le chaud qu’il faisoit nous n’avions point de glace.
Point de glace, bon Dieu ! dans le fort de l’été !
Au mois de juin ! Pour moi, j’étois si transporté,
Que, donnant de fureur tout le festin au diable,
Je me suis vu vingt fois prêt à quitter la table ;
Et, dût-on m’appeler et fantasque et bourru,
J’allois sortir enfin quand le rôt a paru.
J’Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques

S’élevoient trois lapins, animaux domestiques.
Qui, dès leurs tendres ans, élevés dans Paris,
Sentoient encor le chou dont ils furent nourris,
autour de cet amas de viandes entassées
Régnoit un long cordon d’alouettes pressées,
Et sur les bords du plat six pigeons étalés
Présentoient pour renfort leurs squelettes brûlés.
À côté de ce plat paroissoient deux salades,
L’une de pourpier jaune, et l’autre d’herbes fades,
Dont l’huile de fort loin saisissoit l’odorat,
Et nageoit dans des flots de vinaigre rosat.
Tous mes sots, à l’instant changeant de contenance.
Ont loué du festin la superbe ordonnance ;
Tandis que mon faquin qui se voyoit priser,
Avec un ris moqueur les prioit d’excuser.
Surtout certain hâbleur, à la gueule affamée,
Qui vint à ce festin conduit par la fumée,
Et qui s’est dit profes dans l’ordre des coteaux[76].
A fait en bien mangeant l’éloge des morceaux.
Je riois de le voir avec sa mine étique,
Son rabat jadis blanc, et sa perruque antique,
En lapins de garenne ériger nos clapiers,
Et nos pigeons cauchois en superbes ramiers,
Et, pour flatter notre hôte, observant son visage,
Composer sur ses yeux son geste et son langage ;
Quand notre hôte charmé, m’avisant sur ce point :
« Qu’avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ?
Je vous trouve aujourd’hui l’âme tout inquiète.
Et les morceaux entiers restent sur votre assiette.
Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout.

Ah ! monsieur, ces poulets sont d’un merveilleux goût ;
Ces pigeons sont dodus : mangez, sur ma parole,
J’aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle.
Ma foi, tout est passable, il le faut confesser,
Et Mignot aujourd’hui s’est voulu surpasser.
Quand on parle de sauce, il faut qu’on y raffine ;
Pour moi, j’aime surtout que le poivre y domine ;
J’en suis fourni, Dieu sait ! et j’ai tout Pelletier
Roulé dans mon office en cornets de papier. »
A tous ces beaux discours j’étois comme une pierre,
Ou comme la statue est au Festin de Pierre[77];
Et, sans dire un seul mot, j’avalois au hasard
Quelque aile de poulet dont j’arrachois le lard.
Cependant mon hâbleur, avec une voix haute,
Porte à mes campagnards la santé de notre hôte.
Qui tous deux pleins de joie, en jetant un grand cri,
Avec un rouge-bord acceptent son défi.
Un si galant exploit réveillant tout le monde,
On a porté partout des verres à la ronde,
Où les doigts des laquais, dans la crasse tracés,
Témoignoient par écrit qu’on les avoit rincés :
Quand un des conviés, d’un ton mélancolique,
Lamentant tristement une chanson bachique,
Tous mes sots à la fois ravis de l’écouter,
Détonnant de concert, se mettent à chanter.
La musique sans doute étoit rare et charmante !
L’un traîne en longs fredons une voix glapissante ;
Et l’autre, l’appuyant de son aigre fausset,
Semble un violon faux qui jure sous l’archet.
SeSur ce point, un jambon d’assez maigre apparence,
Arrive sous le nom de jambon de Mayence.

Un valet le portoit, marchant à pas comptés,
Comme un recteur suivi des quatre facultés.
Deux marmitons crasseux, revêtus de serviettes,
Lui servoient de massiers, et portoient deux assiettes,
L’une de champignons avec des ris de veau,
Et l’autre de pois verts qui se noyoient dans l’eau.
Un spectacle si beau surprenant l’assemblée,
Chez tous les conviés la joie est redoublée ;
Et la troupe à l’instant, cessant de fredonner,
D’un ton gravement fou s’est mise à raisonner,
Le vin au plus muet fournissant des paroles,
Chacun a débité ses maximes frivoles,
Réglé les intérêts de chaque potentat,
Corrigé la police, et réformé l’État :
Puis, de là s’embarquant dans la nouvelle guerre,
A vaincu la Hollande ou battu l’Angleterre[78].
A Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers,
De propos en propos on a parlé de vers.
Là, tous mes sots, enflés d’une nouvelle audace,
Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse :
Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l’art,
Elevoit jusqu’au ciel Théophile et Ronsard,
Quand un des campagnards relevant sa moustache.
Et son feutre à grands poils ombragé d’un panache.
Impose à tous silence, et d’un ton de docteur :
« Morbleu ! dit-il, La Serre[79] est un charmant auteur !
Ses vers sont d’un beau style, et sa prose est coulante.

La Pucelle est encore un œuvre bien galante,
Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant[80].
Le Pays, sans mentir, est un bouffon plaisant :
Mais je ne trouve rien de beau dans ce Voiture,
Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture.
À mon gré, le Corneille est joli quelquefois.
En vérité, pour moi j’aime le beau françois
Et je ne sais pas pourquoi l’on vante l'Alexandre[81],
Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre.
Les héros chez Quinault parlent bien autrement,
Et jusqu’à Je vous hais, tout s’y dit tendrement.
On dit qu’on l’a drapé dans certaine satire ;
Qu’un jeune homme. — Ah ! je sais ce que vous voulez dire,
À répondu notre hôte : « Un auteur sans défaut,
« La raison dit Virgile, et la rime Quinault. »
— Justement. À mon gré, la pièce est assez plate
Et puis, blâmer Quinault ! … Avez-vous vu l’Astrate ?
C’est là ce qu’on appelle un ouvrage achevé.
Surtout l’anneau royal me semble bien trouvé.
Son sujet est conduit d’une belle manière ;
Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière.
Je ne puis plus souffrir ce que les autres font.
Je— Il est vrai que Quinault est un esprit profond,
A repris certain fat qu’à sa mine discrète
Et son maintien jaloux j’ai reconnu poëte ;

Mais il en est pourtant qui le pourroient valoir.
— Ma foi, ce n’est pas vous qui nous le ferez voir, »
A dit mon campagnard avec une voix claire.
Et déjà tout bouillant de vin et de colère.
« Peut-être, a dit l’auteur pâlissant de courroux :
Mais vous, pour en parler, vous y connoissez-vous !
— Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie.
— Vous ? mon Dieu ! mêlez-vous de boire, je vous prie, »
À l’auteur sur-le-champ aigrement reparti.
« Je suis donc un sot, moi ? vous en avez menti, »
Reprend le campagnard ; et, sans plus de langage,
Lui jette pour défi son assiette au visage.
L’autre esquive le coup ; et l’assiette volant
S’en va frapper le mur, et revient en roulant.
À cet affront l’auteur, se levant de la table,
Lance à mon campagnard un regard effroyable :
Et, chacun vainement se ruant entre deux,
Nos braves s’accrochant se prennent aux cheveux.
Aussitôt sous leurs pieds les tables renversées
Font voir un long débris de bouteilles cassées :
En vain à lever tout les valets sont fort prompts,
Et les ruisseaux de vin coulent aux environs[82].
EtEnfin, pour arrêter cette lutte barbare,
De nouveau l’on s’efforce, on crie, on les sépare ;

Et, leur première ardeur passant en un moment.
On a parlé de paix et d’accommodement.
Mais, tandis qu’à l’envi tout le monde y conspire,
J’ai gagné doucement la porte sans rien dire,
Avec un bon serment que, si pour l’avenir
En pareille cohue on me peut retenir,
Je consens de bon cœur, pour punir ma folie,
Que tous les vins pour moi deviennent vins de Brie,
Qu’à Paris le gibier manque tous les hivers,
Et qu’à peine au mois d’août l’on mange des pois verts.


SATIRE IV.

1664.

À M. L’ABBÉ LE VAYER[83],

LES FOLIES HUMAINES


CrD’où vient, cher Le Vayer, que l’homme le moins sage
Croit toujours seul avoir la sagesse en partage,
Et qu’il n’est point de fou qui, par belles raisons,
Ne loge son voisin aux Petites-Maisons ?
NeUn pédant, enivré de sa vaine science,
Tout hérissé de grec, tout bouffi d’arrogance,
Et qui, de mille auteurs retenus mot pour mot,
Dans sa tête entassés, n’a souvent fait qu’un sot,
Croit qu’un livre fait tout, et que, sans Aristote,
La raison ne voit goutte, et le bon sens radote.
LaD’autre part un galant, de qui tout le métier
Est de courir le jour de quartier en quartier,
Et d’aller, à l’abri d’une perruque blonde.
De ses froides douceurs fatiguer tout le monde,
Condamne la science, et, blâmant tout écrit,

Croit qu’en lui l’ignorance est un titre d’esprit ;
Que c’est des gens de cour le plus beau privilège,
Et renvoie un savant dans le fond d’un collège.
EtUn bigot orgueilleux, qui, dans sa vanité,
Croit duper jusqu’à Dieu par son zèle affecté,
Couvrant tous ses défauts d’une sainte apparence,
Damne tous les humains, de sa pleine puissance.
DaUn libertin d’ailleurs, qui, sans âme et sans foi,
Se fait de son plaisir une suprême loi,
Tient que ces vieux propos de démons et de flammes
Sont bons pour étonner des enfans et des femmes,
Que c’est s’embarrasser de soucis superflus,
Et qu’enfin tout dévot a le cerveau perclus.
EtEn un mot, qui voudroit épuiser ces matières,
Peignant de tant d’esprits les diverses manières,
Il compteroit plutôt combien, dans un printemps,
Guenaud[84] et l’antimoine ont fait mourir de gens,
GuN’en déplaise à ces fous nommés sages de Grèce.
En ce monde il n’est point de parfaite sagesse :
Tous les hommes sont fous, et, malgré tous leurs soins,
Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.
NeComme on voit qu’en un bois que cent routes séparent
Les voyageurs sans guide assez souvent s’égarent,
L’un à droite, l’autre à gauche, et, courant vainement,
La même erreur les fait errer diversement :
Chacun suit dans le monde une route incertaine,
Selon que son erreur le joue et le promène ;
Et tel y fait l’habile et nous traite de fous,
Qui sous le nom de sage est le plus fou de tous.
Mais, quoi que sur ce point la satire publie,
Chacun veut en sagesse ériger sa folie,
Et, se laissant régler à son espri tortu,

De ses propres défauts se fait une vertu.
Ainsi, cela soit dit pour qui veut se connoître,
Le plus sage est celui qui ne pense point l’être ;
Qui, toujours pour un autre enclin vers la douceur,
Se regarde soi-même en sévère censeur.
Rend à tous ses défauts une exacte justice,
Et fait sans se flatter le procès à son vice.
Mais chacun pour soi-même est toujours indulgent.
MaUn avare, idolâtre et fou de son argent,
Rencontrant la disette au sein de l’abondance,
Appelle sa folie une rare prudence,
Et met toute sa gloire et son souverain bien
À grossir un trésor qui ne lui sert de rien.
Plus il le voit accru, moins il en sait l’usage.
PlSans mentir, l’avarice est une étrange rage,
Dira cet autre fou non moins privé de sens,
Qui jette, furieux, son bien à tous venans,
Et dont l’âme inquiète, à soi-même importune,
Se fait un embarras de sa bonne fortune.
Qui des deux en effet est le plus aveuglé ?
QuL’un et l’autre, à mon sens, ont le cerveau troublé,
Répondra, chez Fredoc[85], ce marquis sage et prude,
Et qui sans cesse au jeu, dont il fait son étude,
Attendant son destin d’un quatorze ou d’un sept,
Voit sa vie ou sa mort sortir de son cornet.
Que si d’un sort fâcheux la maligne inconstance
Vient par un coup fatal faire tourner la chance,
Vous le verrez bientôt, les cheveux hérissés,
Et les yeux vers le ciel de fureur élancés,
Ainsi qu’un possédé que le prêtre exorcise,
Fêter dans ses sermens tous les saints de l’Église.
Qu’on le lie ; ou je crains, à son air furieux,

Que ce nouveau Titan n’escalade les cieux.
QuMais laissons-le plutôt en proie à son caprice,
Sa folie, aussi bien, lui tient lieu de supplice,
Il est d’autres erreurs dont l’aimable poison
D’un charme bien plus doux enivre la raison,
L’esprit dans ce nectar heureusement s’oublie.
L’Chapelain[86] veut rimer, et c’est là sa folie,
Mais bien que ses durs vers, d’épithètes enflés,
Soient des moindres grimauds chez Ménage[87] sifflés,
Lui-même il s’applaudit, et, d’un esprit tranquille,
Prend le pas au Parnasse au-dessus de Virgile.
Que feroit-il, hélas ! si quelque audacieux
Alloit pour son malheur lui dessiller les yeux,
Lui faisant voir ses vers et sans force et sans grâces,
Montés sur deux grands mots, comme sur deux échasses ;
Ses termes sans raison l’un de l’autre écartés,
Et ses froids ornemens à la ligne plantés ?
Qu’il maudiroit le jour où son âme insensée
Perdit l’heureuse erreur qui charmoit sa pensée !
PeJadis certain bigot, d’ailleurs homme sensé,
D’un mal assez bizarre eut le cerveau blessé,
S’imaginant sans cesse, en sa douce manie,
Des esprits bienheureux entendre l’harmonie.
Enfin un médecin fort expert en son art
Le guérit par adresse, ou plutôt par hasard ;
Mais voulant de ses soins exiger le salaire,
Moi vous payer ! lui dit le bigot en colère,
Vous dont l’art infernal, par ses secrets maudits,
En me tirant d’erreur m’ôte du paradis !
EnJ’approuve son courroux ; car, puisqu’il faut le dire,

Souvent de tous nos maux la raison est le pire.
C’est elle qui, farouche au milieu des plaisirs,
D’un remords importun vient brider nos désirs.
La fâcheuse a pour nous des rigueurs sans pareilles ;
C’est un pédant qu’on a sans cesse à ses oreilles,
Qui toujours nous gourmande, et, loin de nous toucher,
Souvent comme Joli[88], perd son temps à prêcher.
En vain certains rêveurs nous l’habillent en reine,
Veulent sur tous nos sens la rendre souveraine,
Et, s’en formant en terre une divinité,
Pensent aller par elle à la félicité :
C’est elle, disent-ils, qui nous montre à bien vivre.
Ces discours, il est vrai, sont fort beaux dans un livre,
Je les estime fort ; mais je trouve en effet
Que le plus fou souvent est le plus satisfait.


SATIRE V.

1665.

À M. LE MARQUIS DE DANGEAU[89].

SUR LA NOBLESSE.


QuLa noblesse, Dangeau, n’est pas une chimère,
Quand, sous l’étroite loi d’une vertu sévère,
Un homme issu d’un sang fécond en demi-dieux
Suit, comme toi, la trace où marchoient ses aïeux.
SuMais je ne puis souffrir qu’un fat, dont la mollesse
N’a rien pour s’appuyer qu’une vaine noblesse,

 
Se pare insolemment du mérite d’autrui,
Et me vante un honneur qui ne vient pas de lui.
Je veux que la valeur de ses aïeux antiques
Ait fourni de matière aux plus vieilles chroniques,
Et que l’un des Capets, pour honorer leur nom,
Ait de trois fleurs de lis doté leur écusson :
Que sert ce vain amas d’une inutile gloire,
Si, de tant de héros célèbres dans l’histoire,
Il ne peut rien offrir aux jeux de l’univers
Que de vieux parchemins qu’ont épargnés les vers ;
Si, tout sorti qu’il est d’une source divine,
Son cœur dément en lui sa superbe origine,
Et, n’ayant rien de grand qu’une sotte fierté,
S’endort dans une lâche et molle oisiveté ?
Cependant, à le voir avec tant d’arrogance
Vanter le faux éclat de sa haute naissance,
On diroit que le ciel est soumis à sa loi,
Et que Dieu l’a pétri d’autre limon que moi.
Enivré de lui-même, il croit, dans sa folie,
Qu’il faut que devant lui d’abord tout s’humilie.
Aujourd’hui toutefois, sans trop le manager,
Sur ce ton un peu haut je vais l’interroger :
SuDites-moi, grand héros, esprit rare et sublime,
Entre tant d’animaux, qui sont ceux qu’on estime ?
On fait cas d’un coursier qui, fier et plein de cœur,
Fait paroître en courant sa bouillante vigueur ;
Qui jamais ne se lasse, et qui dans la carrière
S’est couvert mille fois d’une noble poussière.
Mais la postérité d’Alfane[90] et de Bayard[91],
Quand ce n’est qu’une rosse, est vendue au hasard,

Sans respect des aïeux dont elle est descendue,
Et va porter la malle, ou tirer la charrue.
Pourquoi donc voulez-vous que, par un sot abus,
Chacun respecte en vous un honneur qui n’est plus ?
On ne m’éblouit point d’une apparence vaine ;
La vertu, d’un cœur noble est la marque certaine.
Si vous êtes sorti de ces héros fameux,
Montrez-nous cette ardeur qu’on vit briller en eux,
Ce zèle pour l’honneur, cette horreur pour le vice.
Respectez-vous les lois ? fuyez-vous l’injustice ?
Savez-vous pour la gloire oublier le repos,
Et dormir en plein champ le harnois sur le dos ?
Je vous connois pour noble à ces illustres marques.
Uors soyez issu des plus fameux monarques,
Venez de mille aïeux ; et, si ce n’est assez,
Feuilletez à loisir tous les siècles passés ;
Voyez de quel guerrier il vous plaît de descendre ;
Choisissez de César, d’Achille, ou d’Alexandre :
En vain un faux censeur voudroit vous démentir,
Et si vous n’en sortez, vous en devez sortir.
Mais, fussiez-vous issu d’Hercule en droite ligne,
Si vous ne faites voir qu’une bassesse indigne,
Ce long amas d’aïeux que vous diffamez tous ;
Sont autant de témoins qui parlent contre vous ;
Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie
Ne sert plus que de jour à votre ignominie.
En vain, tout lier d’un sang que vous déshonorez,
Vous dormez à l’abri de ces noms révérés ;
En vain vous vous couvrez des vertus de vos pères ;
Ce ne sont à mes yeux que de vaines chimères ;
Je ne vois rien en vous qu’un lâche, un imposteur,

Un traître, un scélérat, un perfide, un menteur,
Un fou dont les accès vont jusqu’à la furie,
Et d’un tronc fort illustre une branche pourrie.
EtJe m’emporte peut-être, et ma muse en fureur
Verse dans ses discours trop de fiel et d’aigreur :
Il faut avec les grands un peu de retenue.
Eh bien ! je m’adoucis. Votre race est connue,
Depuis quand ? répondez. Depuis mille ans entiers ;
Et vous pouvez fournir deux fois seize quartiers.
C’est beaucoup. Mais enfin les preuves en sont claires.
Tous les livres sont pleins des titres de vos pères ;
Leurs noms sont échappés du naufrage des temps.
Mais qui m’assurera qu’en ce long cercle d’ans,
À leurs fameux époux vos aïeules fidèles,
Aux douceurs des galans furent toujours rebelles ?
Et comment savez-vous si quelque audacieux
N’a point interrompu le cours de vos aïeux ;
Et si leur sang tout pur, ainsi que leur noblesse,
Est passé jusqu’à vous de Lucrèce en Lucrèce ?
EsQue maudit soit le jour où cette vanité
Vint ici de nos mœurs souiller la pureté !
Dans les temps bienheureux du monde en son enfance,
Chacun mettoit sa gloire en sa seule innocence ;
Chacun vivoit content, et sous d’égales lois,
Le mérite y faisoit la noblesse et les rois ;
Et, sans chercher l’appui d’une naissance illustre,
Un héros de soi-même empruntoit tout son lustre.
Mais enfin par le temps le mérite avili
Vit l’honneur en roture, et le vice ennobli ;
Et l’orgueil, d’un faux titre appuyant sa foiblesse,
Maîtrisa les humains sous le nom de noblesse.
De là vinrent en foule et marquis et barons :
Chacun pour ses vertus n’offrit plus que des noms.
Aussitôt maint esprit fécond en rêveries

Inventa le blason avec les armoiries ;
De ses termes obscurs fit un langage à part ;
Composa tous ces mots de Cimier et d’Écart,
De Pal, de Contrepal, de Lambel et de Fasce,
Et tout ce que Segoing[92] dans son Mercure entasse.
Une vaine folie enivrant la raison,
L’honneur triste et honteux ne fut plus de saison.
Alors, pour soutenir son rang et sa naissance,
Il fallut étaler le luxe et la dépense ;
Il fallut habiter un superbe palais,
Faire par les couleurs distinguer ses valets,
Et, traînant en tous lieux de pompeux équipages,
Le duc et le marquis se reconnut aux pages,
LeBientôt, pour subsister, la noblesse sans bien
Trouva l’art d’emprunter, et de ne rendre rien ;
Et, bravant des sergens la timide cohorte,
Laissa le créancier se morfondre à sa porte :
Mais, pour comble, à la fin le marquis en prison
Sous le faix des procès vit tomber sa maison.
Alors le noble altier, pressé de l’indigence,
Humblement du faquin rechercha l’alliance ;
Avec lui trafiquant d’un nom si précieux,
Par un lâche contrat vendit tous ses aïeux ;
Et, corrigeant ainsi la fortune ennemie,
Rétablit son honneur à force d’infamie.
Car, si l’éclat de l’or ne relève le sang,
En vain l’on fait briller la splendeur de son rang ;
L’amour de vos aïeux passe en vous pour manie,
Et chacun pour parent vous fuit et vous renie.
Mais quand un homme est riche, il vaut toujours son prix ;

Et, l’eût-on vu porter la mandille à Paris,
N’eut-il de son vrai nom ni titre ni mémoire,
D’Hozier[93] lui trouvera cent aïeux dans l’histoire.
D’Toi donc, qui, de mérite et d’honneurs revêtu,
Des écueils de la cour as sauvé ta vertu,
Dangeau, qui, dans le rang où notre roi t’appelle,
Le vois, toujours orné d’une gloire nouvelle,
Et plus brillant par soi que par l’éclat des lis,
Dédaigner tous ces rois dans la pourpre amollis ;
Fuir d’un honteux loisir la douceur importune ;
A ses sages conseils asservir la fortune ;
Et, de tout son honneur ne devant rien qu’à soi,
Montrer à l’univers ce que c’est qu’être roi :
Si tu veux te couvrir d’un éclat légitime,
Va par mille beaux faits mériter son estime ;
Sers un si noble maître ; et fais voir qu’aujourd’hui
Ton prince a des sujets qui sont dignes de lui.


SATIRE VI.

1660.

LES EMBARRAS DE PARIS[94].


EsQui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ?
Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ?
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ?
J’ai beau sauter du lit, plein de trouble et d’effroi,
Je pense qu’avec eux tout l’enfer est chez moi :[95]
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie ;
L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie.
Ce n’est pas tout encor : les souris et les rats
Semblent, pour m’éveiller, s’entendre avec les chats,

Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure,
Que jamais, en plein jour, ne fut l’abbé de Pure.
QuTout conspire à la fois à troubler mon repos,
Et je me plains ici du moindre de mes maux :
Car à peine les coqs, commençant leur ramage,
Auront de cris aigus frappé le voisinage,
Qu’un affreux serrurier, laborieux Vulcain,
Qu’éveillera bientôt l’ardente soif du gain,
Avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête,
De cent coups de marteau me va fendre la tête.
J’entends déjà partout les charrettes courir,
Les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir :
Tandis que dans les airs mille cloches émues
D’un funèbre concert font retentir les nues ;
Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents,
Pour honorer les morts font mourir les vivans.
PoEncor je bénirois la bonté souveraine,
Si le ciel à ces maux avoit borné ma peine ;
Mais si seul en mon lit je peste avec raison,
C’est encor pis vingt fois en quittant la maison ;
En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la presse
D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse.
L’un me heurte d’un ais dont je suis tout froissé ;
Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé.
Là d’un enterrement la funèbre ordonnance
D’un pas lugubre et lent vers l’église s’avance ;
Et plus loin des laquais l’un l’autre s’agaçans,
Font aboyer les chiens et jurer les passans.
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage.
Là, je trouve une croix de funeste présage[96] ;
Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison

En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison.
Là sur une charrette une poutre branlante
Vient menaçant de loin la foule qu’elle augmente ;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
Ont peine à l’émouvoir sur le pavé glissant.
D’un carrosse en tournant il accroche une roue.
Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
Quand un autre à l’instant s’efforçant de passer
Dans le même embarras se vient embarrasser.
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file
Y sont en moins de rien suivis de plus de mille ;
Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs ;
Chacun prétend passer ; l’un mugit, l’autre jure ;
Des mulets en sonnant augmentent le murmure.
Aussitôt cent chevaux dans la foule appelés
De l’embarras qui croît ferment les défilés,
Et partout, des passans enchaînant les brigades,
Au milieu de la paix font voir les barricades[97].
On n’entend que des cris poussés confusément :
Dieu pour s’y faire ouïr tonnerait vainement.
Moi donc, qui dois souvent en certain lieu me rendre,
Le jour déjà baissant, et qui suis las d’attendre,
Ne sachant plus tantôt à quel saint me vouer,
Je me mets au hasard de me faire rouer.
Je saute vingt ruisseaux, j’esquive, je me pousse ;
Guenaud sur son cheval en passant m’éclabousse :
Et, n’osant plus paroître en l’état où je suis,
Sans songer où je vais, je me sauve ou je puis.
SaTandis que dans un coin en grondant je m’essuie,
Souvent, pour m’achever, il survient une pluie :

On diroit que le ciel, qui se fond tout en eau,
Veuille inonder ces lieux d’un déluge nouveau,
Pour traverser la rue, au milieu de l’orage,
Un ais sur deux pavés forme un étroit passage ;
Le plus hardi laquais n’y marche qu’en tremblant :
Il faut pourtant passer sur ce pont chancelant ;
Et les nombreux torrens qui tombent des gouttières.
Grossissant les ruisseaux, en ont fait des rivières.
J’y passe en trébuchant ; mais, malgré l’embarras,
La frayeur de la nuit précipite mes pas.
LaCar, sitôt que du soir les ombres pacifiques
D’un double cadenas font fermer les boutiques ;
Que, retiré chez lui, le paisible marchand
Va revoir ses billets et compter son argent ;
Que dans le Marché-Neuf[98] tout est calme et tranquille
Les voleurs à l’instant s’emparent de la ville.
Le bois le plus funeste et le moins fréquenté
Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté[99].
Malheur donc à celui qu’une affaire imprévue
Engage un peu trop tard au détour d’une rue ?
Bientôt quatre bandits lui serrant les côtés,
La bourse !… Il faut se rendre ; ou bien non, résistez,
Afin que votre mort, de tragique mémoire,
Des massacres fameux aille grossir l’histoire[100].
Pour moi, fermant ma porte, et cédant au sommeil,

Tous les jours je me couche avecque le soleil :
Mais en ma chambre à peine ai-je éteint la lumière,
Qu’il ne m’est plus permis de fermer la paupière,
Des filous effrontés, d’un coup de pistolet,
Ébranlent ma fenêtre, et percent mon volet ;
J’entends crier partout : Au meurtre ! on m’assassine !
Ou : Le feu vient de prendre à la maison voisine !
Tremblant et demi-mort, je me lève à ce bruit,
Et souvent sans pourpoint je cours toute la nuit.
Car le feu, dont la flamme en ondes se déploie,
Fait de notre quartier une seconde Troie,
Où maint Grec affamé, maint avide Argien,
Au travers des charbons va piller le Troyen.
Enfin sous mille crocs la maison abîmée
Entraîne aussi le feu qui se perd en fumée.
EnJe me retire donc, encor pâle d’effroi :
Mais le jour est venu quand je rentre chez moi.
Je fais pour reposer un effort inutile :
Ce n’est qu’à prix d’argent qu’on dort en cette ville.
Il faudroit, dans l’enclos d’un vaste logement,
Avoir loin de la rue un autre appartement.
AvParis est pour un riche un pays de cocagne :
Sans sortir de la ville, il trouve la campagne :
Il peut dans son jardin, tout peuplé d’arbres verts,
Recéler le printemps au milieu des hivers ;
Et, foulant le parfum de ses plantes fleuries,
Aller entretenir ses douces rêveries.
AlMais moi, grâce au destin, qui n’ai ni feu ni lieu,
Je me loge où je puis, et comme il plaît à Dieu.


SATIRE VII.

1663.

SUR LE GENRE SATIRIQUE.


C’Muse, changeons de style, et quittons la satire ;
C’est un méchant métier que celui de médire ;
À l’auteur qui l’embrasse il est toujours fatal :
Le mal qu’on dit d’autrui ne produit que du mal.
Maint poëte, aveuglé d’une telle manie,
En courant à l’honneur, trouve l’ignominie ;
Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur,
A coûté bien souvent des larmes à l’auteur.
A Un éloge ennuyeux, un froid panégyrique,
Peut pourrir à son aise au fond d’une boutique,
Ne craint point du public les jugemens divers,
Et n’a pour ennemis que la poudre et les vers :
Mais un autre malin, qui rit et qui fait rire,
Qu’on blâme en le lisant, et pourtant qu’on veut lire,
Dans ses plaisans accès qui se croit tout permis,
De ses propres rieurs se fait des ennemis.
Un discours trop sincère aisément nous outrage :
Chacun dans ce miroir pense voir son visage ;
Et tel, en vous lisant, admire chaque trait,
Qui dans le fond de l’âme et vous craint et vous hait.

Muse, c’est donc en vain que la main vous démange :
S’il faut rimer ici, rimons quelque louange ;
Et cherchons un héros, parmi cet univers,
Digne de notre encens et digne de nos vers.
Mais à ce grand effort en vain je vous anime :
Je ne puis pour louer rencontrer une rime ;
Des que j’y veux rêver, ma veine est aux abois.
J’ai beau frotter mon front, j’ai beau mordre mes doigts.
Je ne puis arracher du creux de ma cervelle
Que des vers plus forcés que ceux de la Pucelle[101].
Je pense être à la gêne ; et, pour un tel dessein,
La plume et le papier résistent à ma main,
Mais, quand il faut railler, j’ai ce que je souhaite.
Alors, certes, alors je me connois poëte :
Phébus, dés que je parle, est prêt à m’exaucer ;
Mes mots viennent sans peine, et courent se placer.
Faut-il peindre un fripon fameux dans cette ville ?
Ma main, sans que j’y rêve, écrira Raumaville[102].
Faut-il d’un sot parfait montrer l’original ?
Ma plume au bout du vers d’abord trouve Sofal[103].
Je sens que mon esprit travaille de génie.
Faut-il d’un froid rimeur dépeindre la manie ?
Mes vers, comme un torrent, coulent sur le papier :

Je rencontre à la fois Perrin[104] et Pelletier,
Bonnecorse, Pradon, Coletet, Titreville[105];
Et, pour un que je veux, j’en trouve plus de mille.
Aussitôt je triomphe ; et ma muse en secret
S’estime et s’applaudit du beau coup qu’elle a fait.
C’est en vain qu’au milieu de ma fureur extrême
Je me fais quelquefois des leçons à moi-même ;
En vain je veux au moins faire grâce à quelqu’un :
Ma plume auroit regret d’en épargner aucun ;
Et sitôt qu’une fois la verve me domine,
Tout ce qui s’offre à moi passe par l’étamine.
Le mérite pourtant m’est toujours précieux :
Mais tout fat me déplaît, et me blesse les yeux ;
Je le poursuis partout, comme un chien fait sa proie,
Et ne le sens jamais qu’aussitôt je n’aboie.
Enfin, sans perdre temps en de si vains propos,
Je sais coudre une rime au bout de quelques mots.
Souvent j’habille en vers une maligne prose :
C’est par là que je vaux, si je vaux quelque chose.
Ainsi, soit que bientôt, par une dure loi,
La mort d’un vol affreux vienne fondre sur moi,
Soit que le ciel me garde un cours long et tranquille,
À Rome ou dans Paris, aux champs ou dans la ville,
Dût ma muse par là choquer tout l’univers,
Riche, gueux, triste ou gai, je veux faire des vers.
RiPauvre esprit, dira-t-on, que je plains ta folie !
Modère ces bouillons de ta mélancolie ;
Et garde qu’un de ceux que tu penses blâmer
N’éteigne dans ton sang cette ardeur de rimer[106].

ExEh quoi ! lorsqu’autrefois Horace, après Lucile[107],
Exhaloit en bons mots les vapeurs de sa bile,
Et, vengeant la vertu par des traits éclatans,
Alloit ôter le masque aux vices de son temps ;
Ou bien quand Juvénal, de sa mordante plume
Faisant couler des flots de fiel et d’amertume,
Gourmandoit en courroux tout le peuple latin,
L’un ou l’autre fit-il une tragique fin ?
Et que craindre, après tout, d’une fureur si vaine ?
Personne ne connoit ni mon nom ni ma veine :
On ne voit point mes vers, à l’envi de Montreuil[108],
Grossir impunément les feuillets d’un recueil.
À peine quelquefois je me force à les lire,
Pour plaire à quelque ami que charme la satire,
Qui me flatte peut-être, et, d’un air imposteur,
Rit tout haut de l’ouvrage, et tout bas de l’auteur.
Enfin c’est mon plaisir ; je veux me satisfaire.
Je ne puis bien parler, et ne saurois me taire ;
Et, dès qu’un mot plaisant vient luire à mon esprit,
Je n’ai point de repos qu’il ne soit en écrit :
Je ne résiste point au torrent qui m’entraîne.
JeMais c’est assez, parlé ; prenons un peu d’haleine ;
Ma main, pour cette fois, commence à se lasser.
Finissons. Mais demain, muse, à recommencer.


SATIRE VIII.

1667.

À M. M… DOCTEUR DE SORBONNE[109]..

SUR L’HOMME.


QuDe tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme.
LeQuoi ! dira-t-on d’abord, un ver, une fourmi,
Un insecte rampant qui ne vit qu’à demi,
Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute,
Ont l’esprit mieux tourné que n’a l’homme ? Oui sans doute.
Ce discours te surprend, docteur, je l’aperçoi.
L’homme de la nature est le chef et le roi :
Bois, prés, champs, animaux, tout est pour son usage,
Et lui seul a, dis-tu, la raison en partage.

Il est vrai, de tout temps la raison fut son lot :
Mais de là je conclus que l’homme est le plus sot.
MaCes propos, diras-tu, sont bons dans la satire,
Pour égayer d’abord un lecteur qui veut rire :
Mais il faut les prouver. En forme. J’y consens.
Réponds-moi donc, docteur, et mets-toi sur les bancs.
Qu’est-ce que la sagesse ? une égalité d’âme
Que rien ne peut troubler, qu’aucun désir n’enflamme,
Qui marche en ses conseils à pas plus mesurés
Qu’un doyen au palais ne monte les degrés.
Or cette égalité dont se forme le sage,
Qui jamais moins que l’homme en a connu l’usage ?
La fourmi tous les ans traversant les guérets
Grossit ses magasins des trésors de Cérés ;
Et dés que l’aquilon, ramenant la froidure,
Vient de ses noirs frimas attrister la nature.
Cet animal, tapi dans son obscurité,
Jouit l’hiver des biens conquis durant l’été.
Mais on ne la voit point, d’une humeur inconstante.
Paresseuse au printemps, en hiver diligente,
Affronter en plein champ les fureurs de janvier,
Ou demeurer oisive au retour du bélier[110].
Mais l’homme, sans arrêt dans sa course insensée,
Voltige incessamment de pensée en pensée :
Son cœur, toujours flottant entre mille embarras,
Ne sait ni ce qu’il veut ni ce qu’il ne veut pas.
Ce qu’un jour il abhorre, en l’autre il le souhaite.
Moi ! j’irois épouser une femme coquette !
J’irois, par ma constance aux affronts endurci,
Me mettre au rang des saints qu’a célébrés Bussi[111] !

Assez de sots sans moi feront parler la ville,
Disoit le mois passé ce marquis indocile,
Qui, depuis quinze jours dans le piège arrêté,
Entre les bons maris pour exemple cité,
Croit que Dieu tout exprés d’une côte nouvelle
A tiré pour lui seul une femme fidèle.
A Voilà l’homme en effet. Il va du blanc au noir ;
Il condamne au matin ses sentimens du soir :
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change a tous momens d’esprit comme de mode :
Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
Aujourd’hui dans un casque, et demain dans un froc.
AuCependant à le voir, plein de vapeurs légères,
Soi-même se bercer de ses propres chimères,
Lui seul de la nature est la base et l’appui,
Et le dixième ciel ne tourne que pour lui.
De tous les animaux il est, dit-il, le maître.
Qui pourroit le nier ? poursuis-tu. Moi, peut-être.
Mais, sans examiner si vers les antres sourds,
L’ours a peur du passant, ou le passant de l’ours ;
Et si, sur un édit des pâtres de Nubie,
Les lions de Barca videroient la Libye ;
Ce maître prétendu qui leur donne des lois,
Ce roi des animaux, combien a-t-il de rois !
L’ambition, l’amour, l’avarice, la haine,
Tiennent comme un forçat son esprit à la chaîne.
TiLe sommeil sur ses yeux commence à s’épancher :
« Debout, dit l’avarice, il est temps de marcher.
Hé ! laisse-moi. — Debout ! — Un moment. — Tu répliques ?
— À peine le soleil fait ouvrir les boutiques.

— N’importe, lève-toi. — Pourquoi faire après tout ?
— Pour courir l’Océan de l’un à l’autre bout,
Chercher jusqu’au Japon la porcelaine et l’ambre,
Rapporter de Goa[112] le poivre et le gingembre.
— Mais j’ai des biens en foule, et je puis m’en passer.
— On n’en peut trop avoir : et pour en amasser
Il ne faut épargner ni crime ni parjure :
Il faut souffrir la faim, et coucher sur la dure :
Eût-on plus de trésors que n’en perdit Galet[113],
N’avoir en sa maison ni meubles ni valet ;
Parmi les tas de blé vivre de seigle et d’orge ;
De peur de perdre un liard souffrir qu’on vous égorge.
— Et pourquoi cette épargne enfin ? — L’ignores-tu ?
Afin qu’un héritier, bien nourri, bien vêtu,
Profitant d’un trésor en tes mains inutile,
De son train quelque jour embarrasse la ville.
— Que faire ? — Il faut partir : les matelots sont prêts. »
DeOu, si pour l’entraîner l’argent manque d’attraits,
Bientôt l’ambition et toute son escorte
Dans le sein du repos vient le prendre à main forte,
L’envoie en furieux, au milieu des hasards,
Se faire estropier sur les pas des Césars ;
Et cherchant sur la brèche une mort indiscrète,
De sa folle valeur embellir la gazette.
De« Tout beau, dira quelqu’un, raillez plus à propos ;
Ce vice fut toujours la vertu des héros.
Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu’Alexandre ? »
Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre ?
Ce fougueux l’Angéli[114], qui, de sang altéré,

Maître du monde entier s’y trouvoit trop serré !
L’enragé qu’il étoit, né roi d’une province
Qu’il pouvoit gouverner en bon et sage prince,
S’en alla follement, et pensant être Dieu,
Courir comme un bandit qui n’a ni feu ni lieu ;
Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplir toute la terre :
Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eut eu des Petites-Maisons[115],
Et qu’un sage tuteur l’eût en cette demeure,
Par avis de parens, enfermé de bonne heure !
Mais, sans nous égarer dans ces digressions,
Traiter, comme Senaut, toutes les passions ;
Et, les distribuant, par classes et par titres,
Dogmatiser en vers, et rimer par chapitres,
Laissons-en discourir La Chambre et Coeffeteau.
En voyant l’homme enfin par l’endroit le plus beau.
Lui seul, vivant, dit-on, dans l’enceinte des villes,
Fait voir d’honnêtes mœurs, des coutumes civiles,
Se fait des gouverneurs, des magistrats, des rois,
Observe une police, obéit à des lois.
Il est vrai. Mais pourtant sans lois et sans police,
Sans craindre archers, prévôt, ni suppôt de justice,
Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains,
Pour détrousser les loups courir les grands chemins ?
Jamais, pour s’agrandir, voit-on dans sa manie

Un tigre en factions partager l’Hyrcanie ?
L’ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours ?
Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours ?
A-t-on vu quelquefois dans les plaines d’Afrique,
Déchirant à l’envi leur propre république,
Lions contre lions, parens contre parens,
Combattre follement pour le choix des tyrans ?
L’animal le plus fier qu’enfante la nature
Dans un autre animal respecte sa figure,
De sa rage avec lui modère les accès,
Vit sans bruit, sans débats, sans noise, sans procès.
Un aigle, sur un champ prétendant droit d’aubaine,
Ne fait point appeler un aigle à la huitaine ;
Jamais contre un renard chicanant un poulet
Un renard de son sac n’alla charger Rolet[116] ;
Jamais la biche en rut n’a, pour fait d’impuissance,
Traîné du fond des bois un cerf à l’audience ;
Et jamais juge, entre eux ordonnant le congrès,
De ce burlesque mot n’a sali ses arrêts[117].
On ne connoît chez eux ni placets ni requêtes,
Ni haut ni bas conseil, ni chambre des enquêtes.
Chacun l’un avec l’autre en toute sûreté
Vit sous les pures lois de la simple équité.
L’homme seul, l’homme seul, en sa fureur extrême,
Met un brutal honneur à s’égorger soi-même.
C’étoit peu que sa main, conduite par l’enfer,
Eût pétri le salpêtre, eut aiguisé le fer :
Il falloit que sa rage, à l’univers funeste,
Allât encor de lois embrouiller le Digeste :
Cherchât pour l’obscurcir des gloses, des docteurs,

Accablât l’équité sous des monceaux d’auteurs,
Et pour comble de maux apportât dans la France
Des harangueurs du temps l’ennuyeuse éloquence.
DeDoucement, diras-tu ! que sert de s’emporter ?
L’homme a ses passions, on n’en sauroit douter ;
Il a comme la mer ses flots et ses caprices :
Mais ses moindres vertus balancent tous ses vices.
N’est-ce pas l’homme enfin dont l’art audacieux
Dans le tour d’un compas a mesuré les cieux ;
Dont la vaste science, embrassant toutes choses,
A fouillé la nature, en a percé les causes ?
Les animaux ont-ils des universités ?
Voit-on fleurir chez eux des quatre facultés ?
Y voit-on des savans en droit, en médecine.
Endosser l’écarlate et se fourrer d’hermine[118]?
deNon, sans doute ; et jamais chez eux un médecine,
N’empoisonna les bois de soit art assassin.
Jamais docteur armé d’un argument frivole
Ne s’enroua chez eux sur les bancs d’une école.
Mais sans chercher au fond si notre esprit déçu
Sait rien de ce qu’il sait, s’il a jamais rien su,
Toi-même réponds-moi : Dans le siècle où nous sommes
Est-ce au pied du savoir qu’on mesure les hommes ?
« Veux-tu voir tous les grands à ta porte courir ?
Dit un père à son fils dont le poil va fleurir ;
Prends-moi le bon parti : laisse là tous les livres.
Cent francs au denier cinq combien font-ils ? — Vingt livres.
— C’est bien dit. Va, tu sais tout ce qu’il faut savoir.
Que de biens, que d’honneurs sur toi s’en vont pleuvoir !
[119]

Exerce-toi, mon fils, dans ces hautes sciences ;
Prends, au lieu d’un Platon, le Guidon des finances[120] ;
Sache quelle province enrichit les traitans ;
Combien le sel au roi peut fournir tous les ans.
Endurcis-toi le cœur, sois arabe, corsaire,
Injuste, violent, sans foi, double, faussaire.
Ne va point sottement faire le généreux :
Engraisse-toi, mon fils, du suc des malheureux ;
Et, trompant de Colbert la prudence importune,
Va par tes cruautés mériter la fortune.
Aussitôt tu verras poëtes, orateurs,
Rhéteurs, grammairiens, astronomes, docteurs,
Dégrader les héros pour te mettre en leurs places,
De tes titres pompeux enfler leurs dédicaces,
Te prouver à toi-même, en grec, hébreu, latin,
Que tu sais de leur art et le fort et le fin.
Quiconque est riche est tout : sans sagesse il est sage
Il a, sans rien savoir, la science en partage :
Il a l’esprit, le cœur, le mérite, le rang,
La vertu, la valeur, la dignité, le sang.
Il est aimé des grands, il est chéri des belles :
Jamais surintendant ne trouva de cruelles[121].
L’or même à la laideur[122] donne un teint de beauté,
Mais tout devient affreux avec la pauvreté. »

TrC’est ainsi qu’à son fils un usurier habile
Trace vers la richesse une route facile :
Et souvent tel y vient, qui sait, pour tout secret,
Cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste sept.
CiAprès cela, docteur, va pâlir sur la Bible ;
Va marquer les écueils de cette mer terrible ;
Perce la sainte horreur de ce livre divin ;
Confonds dans un ouvrage et Luther et Calvin[123],
Débrouille des vieux temps les querelles célèbres,
Eclaircis des rabbins les savantes ténèbres :
Afin qu’en ta vieillesse un livre en maroquin
Aille offrir ton travail à quelque heureux faquin,
Qui, pour digne loyer de la Bible éclaircie,
Te paye en l’acceptant d’un « Je vous remercie. »
Ou, si ton cœur aspire à des honneurs plus grands,
Quitte là ton bonnet, la Sorbonne, et les bancs ;
Et, prenant désormais un emploi salutaire,
Mets-toi chez un banquier ou bien chez un notaire :
Laisse là saint Thomas s’accorder avec Scot[124] ;
Et conclus avec moi qu’un docteur n’est qu’un sot.
EtUn docteur ! diras-tu. Parlez de vous, poëte :
C’est pousser un peu loin votre muse indiscrète.
Mais, sans perdre en discours le temps hors de saison,
L’homme, venez au fait, n’a-t-il pas la raison ?
N’est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ?
N’Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle,
Si, sur la foi des vents tout prêt à s’embarquer,

Il ne voit point d’écueil qu’il ne l’aille choquer ?
Et que sert à Cotin[125] la raison qui lui crie :
N’écris plus, guéris-toi d’une vaine furie ;
Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer,
Ne font qu’accroître en lui la fureur de rimer ?
Tous les jours de ses vers, qu’à grand bruit il récite,
Il met chez lui voisins, parens, amis, en fuite ;
Car, lorsque son démon commence à l’agiter,
Tout, jusqu’à sa servante, est prêt à déserter.
Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
A l’instinct qui le guide obéit sans murmure.
Ne va point follement de sa bizarre voix
Défier aux chansons les oiseaux dans les bois :
Sans avoir la raison, il marche sur sa route.
L’homme seul, qu’elle éclaire, en plein jour ne voit goutte :
Réglé par ses avis, fait tout à contre-temps,
Et dans tout ce qu’il fait n’a ni raison ni sens :
Tout lui plaît et déplaît ; tout le choque et l’oblige ;
Sans raison il est gai, sans raison il s’afflige ;
Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,
Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit,
Et voit-on, comme lui, les ours ni les panthères
S’effrayer sottement de leurs propres chimères,
Plus de douze attroupés craindre le nombre impair[126],
Ou croire qu’un corbeau les menace dans l’air ?
Jamais l’homme, dis-moi, vit-il la bête folle
Sacrifier à l’homme, adorer son idole,

Lui venir, comme au dieu des saisons et des vents,
Demander à genoux la pluie et le beau temps ?
Non, mais cent fois la bête a vu l’homme hypocondre
Adorer le métal que lui-même il fit fondre :
A vu dans un pays les timides mortels
Trembler aux pieds d’un singe assis sur leurs autels ;
Et sur les bords du Nil les peuples imbéciles,
L’encensoir à la main, chercher des crocodiles.
L’Mais pourquoi, diras-tu, cet exemple odieux ?
Que peut servir ici l’Égypte et ses faux dieux ?
Quoi ! me prouverez-vous par ce discours profane
Que l’homme, qu’un docteur, est au-dessous d’un âne !
Un âne, le jouet de tous les animaux.
Un stupide animal, sujet à mille maux ;
Dont le nom seul en soi comprend une satire !
Oui, d’un âne : et qu’a-t-il qui nous excite à rire ?
Nous nous moquons de lui : mais s’il pouvoit un jour,
Docteur, sur nos défauts s’exprimer à son tour ;
Si, pour nous réformer, le ciel prudent et sage
De la parole enfin lui permettoit l’usage ;
Qu’il pût dire tout haut ce qu’il se dit tout bas :
Ah ! docteur, entre nous, que ne diroit-il pas ?
Et que peut-il penser lorsque dans une rue,
Au milieu de Paris, il promène sa vue ;
Qu’il voit de toutes parts les hommes bigarrés.
Les uns gris, les uns noirs, les autres chamarrés ?
Que dit-il quand il voit, avec la mort en trousse,
Courir chez un malade un assassin en housse ;
Qu’il trouve de pédans un escadron fourré,
Suivi par un recteur de bedeaux entouré.
Ou qu’il voit la Justice, en grosse compagnie,
Mener tuer un homme avec cérémonie[127] ?

Que pense-t-il de nous lorsque sur le midi
Un hasard au palais le conduit un jeudi[128],
Lorsqu’il entend de loin, d’une gueule infernale,
La chicane en fureur mugir dans la grand’salle ?
Que dit-il quand il voit les juges, les huissiers,
Les clercs, les procureurs, les sergens, les greffiers ?
Oh ! que si l’âne alors, à bon droit misanthrope,
Pouvoit trouver la voix qu’il eut au temps d’Esope ;
De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous,
Qu’il diroit de bon cœur, sans en être jaloux,
Content de ses chardons, et secouant la tête :
Ma foi, non plus que nous, l’homme n’est qu’une bête !


SATIRE IX.

COMPOSÉE EN 1667, PUBLIÉE EN 1668.

À SON ESPRIT[129].


C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
Vous avez des défauts que je ne puis celer :
Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
De vos jeux criminels a nourri l’insolence ;
Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
Une fois en ma vie il faut vous dire tout.
UnOn croiroit à vous voir dans vos libres caprices
Discourir en Caton des vertus et des vices,
Décider du mérite et du prix des auteurs,
Et faire impunément la leçon aux docteurs,
Qu’étant seul à couvert des traits de la satire
Vous avez tout pouvoir de parler et d’écrire.
Mais moi, qui dans le fond sais bien ce que j’en croîs,
Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts,

Je ris quand je vous vois si foible et si stérile,
Prendre sur vous le soin de réformer la ville,
Dans vos discours chagrins plus aigre et plus mordant
Qu’une femme en furie, ou Gautier[130] en plaidant.
QuMais répondez un peu. Quelle verve indiscrète
Sans l’aveu des neuf Sœurs vous a rendu poëte ?
Sentiez-vous, dites-moi, ces violens transports
Qui d’un esprit divin font mouvoir les ressorts ?
Qui vous a pu souffler une si folle audace ?
Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse ?
Et ne savez-vous pas que, sur ce mont sacré,
Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré,
Et qu’à moins d’être au rang d’Horace ou de Voiture,
On rampe dans la fange avec l’abbé de Pure ?
OnQue si tous mes efforts ne peuvent réprimer
Cet ascendant malin qui vous force à rimer,
Sans perdre en vains discours tout le fruit de vos veilles,
Osez chanter du roi les augustes merveilles :
Là, mettant à profit vos caprices divers,
Vous verriez tous les ans fructifier vos vers :
Et par l’espoir du gain votre muse animée
Vendroit au poids de l’or une once de fumée.
Mais en vain, direz-vous, je pense vous tenter
Par l’éclat d’un fardeau trop pesant à porter.
Tout chantre ne peut pas, sur le ton d’un Orphée,
Entonner en grands vers la Discorde étouffée ;
Peindre Bellone en feu tonnant de toutes parts,
Et le Belge effrayé fuyant sur ses remparts[131].

Sur un ton si hardi, sans être téméraire,
Racan[132] pourrait chanter au défaut d’un Homère ;
Mais pour Cotin et moi, qui rimons au hasard,
Que l’amour de blâmer fit poëtes par art,
Quoiqu’un tas de grimauds vante notre éloquence,
Le plus sûr est pour nous de garder le silence,
Un poëme insipide et sottement flatteur
Déshonore à la fois le héros et l’auteur ;
Enfin de tels projets passent notre foiblesse.
EnAinsi parle un esprit languissant de mollesse,
Qui, sous l’humble dehors d’un respect affecté,
Cache le noir venin de sa malignité.
Mais, dussiez-vous en l’air voir vos ailes fondues,
Ne valoit-il pas mieux vous perdre dans les nues,
Que d’aller sans raison, d’un style peu chrétien,
Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien,
Et du bruit dangereux d’un livre téméraire
À vos propres périls enrichir le libraire ?
À Vous vous flattez, peut-être, en votre vanité,
D’aller comme un Horace à l’immortalité ;
Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures
Aux Saumaises[133] futurs préparer des tortures.
Mais combien d’écrivains, d’abord si bien reçus,
Sont de ce fol espoir honteusement déçus !
Combien, pour quelques mois, ont vu fleurir leur livre,
Dont les vers en paquet se vendent à la livre !
Vous pourrez voir, un temps, vos écrits estimés
Courir de main en main par la ville semés ;

Puis de là, tout poudreux, ignorés sur la terre,
Suivre chez l’épicier Neuf-Germain[134] et La Serre[135] ;
Ou, de trente feuillets réduits peut-être à neuf,
Parer, demi-rongés, les rebords du Pont-Neuf[136].
Le bel honneur pour vous, en voyant vos ouvrages
Occuper le loisir des laquais et des pages,
Et souvent dans un coin renvoyés à l’écart
Servir de second tome aux airs du Savoyard[137] !
EtMais je veux que le sort, par un heureux caprice,
Fasse de vos écrits prospérer la malice,
Et qu’enfin votre livre aille, au gré de vos vœux,
Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux :
Que vous sert-il qu’un jour l’avenir vous estime,
Si vos vers aujourd’hui vous tiennent lieu de crime,
Et ne produisent rien, pour fruits de leurs bons mots,
Que l’effroi du public et la haine des sots ?
Quel démon vous irrite, et vous porte à médire ?
Un livre vous déplaît : qui vous force à le lire ?
Laissez mourir un fat dans son obscurité :
Un auteur ne peut-il pourrir en sûreté ?
Le Jonas inconnu sèche dans la poussière :
Le David imprimé n’a point vu la lumière ;
Le Moïse[138] commence à moisir par les bords.
Quel mal cela fait-il ? Ceux qui sont morts sont morts :
Le tombeau contre vous ne peut-il les défendre ?

Et qu’ont fait tant d’auteurs, pour remuer leur cendre ?
Que vous ont fait Perrin, Bardin, Pradon, Hainaut[139],
Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault,
Dont les noms en cent lieux, placés comme en leurs niches,
Vont de vos vers malins remplir les hémistiches ? »
Ce qu’ils font vous ennuie. Ô le plaisant détour !
Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,
Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,
Retranché les auteurs, ou supprimé la rime.
Écrive qui voudra. Chacun à ce métier
Peut perdre impunément de l’encre et du papier.
Un roman, sans blesser les lois ni la coutume,
Peut conduire un héros au dixième volume[140].
De là vient que Paris voit chez lui de tout temps
Les auteurs à grands flots déborder tous les ans ;
Et n’a point de portail où, jusques aux corniches,
Tous les piliers ne soient enveloppés d’affiches.
Vous seul, plus dégoûté, sans pouvoir et sans nom,
Viendrez régler les droits et l’État d’Apollon !
ViMais vous, qui raffinez sur les écrits des autres.
De quel œil pensez-vous qu’on regarde les vôtres ?
Il n’est rien en ce temps à couvert de vos coups,
Mais savez-vous aussi comme on parle de vous ?
MaGardez-vous, dira l’un, de cet esprit critique.
On ne sait bien souvent quelle mouche le pique.
Mais c’est un jeune fou qui se croit tout permis,

Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis.
Il ne pardonne pas aux vers de la Pucelle,
Et croit régler le monde au gré de sa cervelle.
Jamais dans le barreau trouva-t-il rien de bon ?
Peut-on si bien prêcher qu’il ne dorme au sermon ?
Mais lui, qui fait ici le régent du Parnasse,
N’est qu’un gueux revêtu des dépouilles d’Horace[141].
Avant lui Juvénal avoit dit en latin[142]
Qu’on est assis à l’aise aux sermons de Cotin.
L’un et l’autre avant lui s’étoient plaints de la rime,
Et c’est aussi sur eux qu’il rejette son crime :
Il cherche à se couvrir de ces noms glorieux.
J’ai peu lu ces auteurs, mais tout n’iroit que mieux,
Quand de ces médisans l’engeance tout entière
Iroit la tête en bas rimer dans la rivière.
Voilà comme on vous traite : et le monde effrayé
Vous regarde déjà comme un homme noyé.
En vain quelque rieur, prenant votre défense,
Veut faire au moins, de grâce, adoucir la sentence :
Rien n’apaise un lecteur toujours tremblant d’effroi,
Qui voit peindre en autrui ce qu’il remarque en soi.
Vous ferez-vous toujours des affaires nouvelles ?
Et faudra-t-il sans cesse essuyer des querelles ?
N’entendrai-je qu’auteurs se plaindre et murmurer ?
Jusqu’à quand vos fureurs doivent-elles durer ?
Répondez, mon esprit : ce n’est plus raillerie :
Dites… Mais, direz-vous, pourquoi cette furie ?

Quoi ! pour un maigre auteur que je glose en passant,
Est-ce crime, après tout, et si noir et si grand ?
Et qui, voyant un fat s’applaudir d’un ouvrage
Où la droite raison trébuche à chaque page,
Ne s’écrie aussitôt : L’impertinent auteur !
L’ennuyeux écrivain ! Le maudit traducteur !
A quoi bon mettre au jour tous ces discours frivoles,
Et ces riens enfermés dans de grandes paroles ?
EtEst-ce donc là médire, ou parler franchement ?
Non, non, la médisance y va plus doucement.
Si l’on vient à chercher pour quel secret mystère
Alidor[143] à ses frais bâtit un monastère :
Alidor ! dit un fourbe, il est de mes amis,
Je l’ai connu laquais avant qu’il lut commis :
C’est un homme d’honneur, de piété profonde,
Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde
EtVoilà jouer d’adresse, et médire avec art ;
Et c’est avec respect enfoncer le poignard.
Un esprit né sans fard, sans basse complaisance,
Fuit ce ton radouci que prend la médisance.
Mais de blâmer des vers ou durs ou languissans,
De choquer un auteur qui choque le bon sens,
De railler d’un plaisant qui ne sait pas nous plaire,
C’est ce que tout lecteur eut toujours droit de faire
C’Tous les jours à la cour un sot de qualité
Peut juger de travers avec impunité ;
A Malherbe, à Racan, préférer Théophile[144],
Et le clinquant du Tasse à tout l’or de Virgile[145].

PeUn clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila[146];
Et, si le roi des Huns ne lui charme l’oreille,
Traiter de visigoths tous les vers de Corneille.
TrIl n’est valet d’auteur, ni copiste à Paris,
Qui, la balance en main, ne pèse les écrits.
Dès que l’impression fait éclore un poëte,
Il est esclave-né de quiconque l’achète :
Il se soumet lui-même aux caprices d’autrui,
Et ses écrits tout seuls doivent parler pour lui.
Un auteur à genoux, dans une humble préface,
Au lecteur qu’il ennuie a beau demander grâce ;
Il ne gagnera rien sur ce juge irrité,
Qui lui fait son procès de pleine autorité.
QuEt je serai le seul qui ne pourrai rien dire !
On sera ridicule, et je n’oserai rire !
Et qu’ont produit mes vers de si pernicieux,
Pour armer contre moi tant d’auteurs furieux ?
Loin de les décrier, je les ai fait paroître :
Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connoîre,
Leur talent dans l’oubli demeureroit caché.
Et qui sauroit sans moi que Cotin a prêché ?
La satire ne sert qu’à rendre un fat illustre :
C’est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre.
En les blâmant enfin j’ai dit ce que j’en croi ;
Et tel qui m’en reprend en pense autant que moi.
EtIl a tort, dira l’un ; pourquoi faut-il qu’il nomme ?
Attaquer Chapelain[147] ! ah ! c’est un si bon homme !
Balzac[148] en fait l’éloge en cent endroits divers.

Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers.
Il se tue à rimer : que n’écrit-il en prose ?
Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
Ma muse en l’attaquant, charitable et discrète,
Sait de l’homme d’honneur distinguer le poëte.
Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité ;
Qu’on prise sa candeur et sa civilité ;
Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère :
On le veut, j’y souscris, et suis près de me taire.
Mais que pour un modèle ou montre ses écrits ;
Qu’il soit le mieux renté de tous les beaux esprits[149],
Comme roi des auteurs qu’on l’élève à l’empire :
Ma bile alors s’échauffe, et je brûle d’écrire ;
Et, s’il ne m’est permis de le dire au papier,
J’irai creuser la terre, et, comme ce barbier,
Faire dire aux roseaux par un nouvel organe :
« Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne. »
Quel tort lui fais-je enfin ? Ai-je par un écrit
Pétrifié sa veine et glacé son esprit ?
Quand un livre au Palais se vend et se débite,
Que chacun par ses yeux juge de son mérite,
Que Bilaine[150] l’étale au deuxième pilier,
Le dégoût d’un censeur peut-il le décrier ?
En vain contre le Cid un ministre se ligue :
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.

L’Académie en corps[151] a beau le censurer :
Le public révolté s’obstine à l’admirer.
Mais lorsque Chapelain met une œuvre en lumière,
Chaque lecteur d’abord lui devient un Linière[152].
En vain il a reçu l’encens de mille auteurs :
Son livre en paroissant dément tous ses flatteurs.
Ainsi, sans m’accuser, quand tout Paris le joue,
Qu’il s’en prenne à ses vers que Phébus désavoue ;
Qu’il s’en prenne à sa muse allemande en françois.
Mais laissons Chapelain pour la dernière fois[153].
MaLa satire, dit-on, est un métier funeste,
Qui plait à quelques gens, et choque tout le reste.
La suite en est à craindre : en ce hardi métier
La peur plus d’une fois fit repentir Régnier.
Quittez, ces vains plaisirs dont l’appât vous abuse,
À de plus doux emplois occupez, votre muse ;
Et laissez à Feuillet réformer l’univers.
Et sur quoi donc faut-il que s’exercent mes vers ?
Irai-je dans une ode, en phrases de Malherbe,
Troubler dans ses roseaux le Danube superbe ;
Délivrer de Sion le peuple gémissant ;
Faire trembler Memphis, ou pâlir le croissant ;
Et, passant du Jourdain les ondes alarmées,
Cueillir mal à propos les palmes idumées ?
Viendrai-je en une églogue, entouré de troupeaux,
Au milieu de Paris enfler mes chalumeaux,
Et, dans mon cabinet assis au pied des hêtres,

Faire dire aux échos des sottises champêtres ?
Faudra-t-il de sang-froid, et sans être amoureux,
Pour quelque Iris en l’air faire le langoureux,
Lui prodiguer les noms de Soleil et d’Aurore,
Et, toujours bien mangeant, mourir par métaphore ?
Je laisse aux doucereux ce langage affété,
Où s’endort un esprit de mollesse hébété.
La satire, en leçons, en nouveautés fertile,
Sait seule assaisonner le plaisant et l’utile,
Et, d’un vers qu’elle épure aux rayons du bon sens,
Détromper les esprits des erreurs de leur temps.
Elle seule, bravant l’orgueil et l’injustice,
Va jusque sous le dais faire pâlir le vice ;
Et souvent sans rien craindre, à l’aide d’un bon mot,
Va venger la raison des attentats d’un sot.
C’est ainsi que Lucile[154], appuyé de Lélie[155],
Fit justice en son temps des Cotins d’Italie,
Et qu’Horace, jetant le sel à pleines mains,
Se jouoit aux dépens des Pelletiers romains.
C’est elle qui, m’ouvrant le chemin qu’il faut suivre,
M’inspira dès quinze ans la haine d’un sot livre ;
Et sur ce mont fameux, où j’osai la chercher,
Fortifia mes pas et m’apprit à marcher.
C’est pour elle, en un mot, que j’ai fait vœu d’écrire.
C’Toutefois, s’il le faut, je veux bien m’en dédire,
Et, pour calmer enfin tous ces flots d’ennemis,
Réparer en mes vers les maux qu’ils ont commis
Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
Je le déclare donc : Quinault est un Virgile ;
Pradon comme un soleil en nos ans a paru ;
Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt[156] ni Patru ;

Cotin, à ses sermons traînant toute la terre,
Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire :
Saufal[157] est le phénix des esprits relevés ;
Perrin[158]… Bon, mon esprit ! courage ! poursuivez
Mais ne voyez-vous pas que leur troupe en furie
Va prendre encor ces vers pour une raillerie ?
Et Dieu sait aussitôt que d’auteurs en courroux,
Que de rimeurs blessés s’en vont fondre sur vous !
Vous les verrez bientôt, féconds en impostures,
Amasser contre vous des volumes d’injures,
Traiter en vos écrits chaque vers d’attentat,
Et d’un mot innocent faire un crime d’État[159].
Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages,
Et de ce nom sacré sanctifier vos pages ;
Qui méprise Cotin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi[160].
EtMais quoi ! répondrez-vous, Cotin nous peut-il nuire
Et par ses cris enfin que sauroit-il produire ?
Interdire à mes vers, dont peut-être il fait cas,
L’entrée aux pensions où je ne prétends pas ?
Non, pour louer un roi que tout l’univers loue,
Ma langue n’attend point que l’argent la dénoue ;
Et, sans espérer rien de mes foibles écrits,
L’honneur de le louer m’est un trop digne prix :
On me verra toujours, sage dans mes caprices,
De ce même pinceau dont j’ai noirci les vices

Et peint du nom d’auteur tant de sots revêtus,
Lui marquer mon respect, et tracer ses vertus.
Je vous crois ; mais pourtant on crie, on vous menace.
Je crains peu, direz-vous, les braves du Parnasse.
Hé ! mon Dieu, craignez tout d’un auteur en courroux,
Qui peut… — Quoi ? — Je m’entends. — Mais encor ? — Taisez-vous.


AU LECTEUR.


Voici enfin la satire qu’on me demande depuis si longtemps. Si j’ai tant tardé à la mettre au jour, c’est que j’ai été bien aise qu’elle ne parût qu’avec la nouvelle édition qu’on faisoit de mon livre[161], où je voulois qu’elle fût insérée. Plusieurs de mes amis, à qui je l’ai lue, en ont parlé dans le monde avec de grands éloges, et ont publié que c’étoit la meilleure de mes satires[162]. Ils ne m’ont pas en cela fait plaisir. Je connois le public : je sais que naturellement il se révolte contre ces louanges outrées qu’on donne aux ouvrages avant qu’ils aient paru, et que la plupart des lecteurs ne lisent ce qu’on leur a élevé si haut qu’avec un dessein formé de le rabaisser. Je déclare donc que je ne veux point profiter de ces discours avantageux ; et non-seulement je laisse au public son jugement libre, mais je donne plein pouvoir à tous ceux qui ont tant critiqué mon ode sur Namur d’exercer aussi contre ma satire toute la rigueur de leur critique. J’espère qu’ils le feront avec le même succès ; et je puis les assurer que tous leurs discours ne m’obligeront point à rompre l’espèce de vœu que j’ai fait de ne jamais défendre mes ouvrages, quand on n’en attaquera que les mots et les syllabes. Je saurai fort bien soutenir contre ces censeurs Homère, Horace, Virgile, et tous ces autres grands personnages dont j’admire les écrits ; mais pour mes écrits, que je n’admire point, c’est à ceux qui les approuveront à trouver des raisons pour les défendre. C’est tout l’avis que j’ai à donner ici au lecteur.

La bienséance néanmoins voudroit, ce me semble, que je fisse quelque excuse au beau sexe de la liberté que je me suis donnée de peindre ses vices ; mais, au fond, toutes les peintures que je fais dans ma satire sont si générales, que, bien loin d’appréhender que les femmes s’en offensent, c’est sur leur approbation et sur leur curiosité que je fonde la plus grande espérance du succès de mon ouvrage. Une chose au moins dont je suis certain qu’elles me loueront, c’est d’avoir trouvé moyen, dans une matière aussi délicate que celle que j’y traite, de ne pas laisser échapper un seul mot qui pût le moins du monde blesser la pudeur. J’espère donc que j’obtiendrai aisément ma grâce, et qu’elles ne seront pas plus choquées des prédications que je fais contre leurs défauts dans cette satire, que des satires que les prédicateurs font tous les jours en chaire contre ces mêmes défauts.


SATIRE X.

1693.

LES FEMMES.


AlEnfin bornant le cours de tes galanteries,
Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries ;
Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord ;
Ton beau-père futur vide son coffre-fort ;
Et déjà le notaire a, d’un style énergique,
Griffonné de ton joug l’instrument[163] authentique.
C’est bien fait. Il est temps de fixer tes désirs :
Ainsi que ses chagrins l’hymen a ses plaisirs.
Quelle joie, en effet, quelle douceur extrême,
De se voir caressé d’une épouse qu’on aime !
De s’entendre appeler petit cœur, ou mon bon !
De voir autour de soi croître dans sa maison,
Sous les paisibles lois d’une agréable mère,
De petits citoyens dont on croit être père !
Quel charme, au moindre mal qui nous vient menacer,
De la voir aussitôt accourir, s’empresser,
S’effrayer d’un péril qui n’a point d’apparence,

Et souvent de douleur se pâmer par avance !
Car tu ne seras point de ces jaloux affreux,
Habiles à se rendre inquiets, malheureux,
Qui, tandis qu’une épouse à leurs yeux se désole,
Pensent toujours qu’un autre en secret la console.
Mais quoi, je vois déjà que ce discours t’aigrit.
Charmé de Juvénal[164], et plein de son esprit,
Venez-vous, diras-tu, dans une pièce outrée,
Comme lui nous chanter que, dès le temps de Rhée[165],
La chasteté déjà, la rougeur sur le front,
Avoit chez les humains reçu plus d’un affront ;
Qu’on vit avec le fer naître les injustices,
L’impiété, l’orgueil et tous les autres vices :
Mais que la bonne foi dans l’amour conjugal
N’alla point jusqu’au temps du troisième métal ?
Ces mots ont dans sa bouche une emphase admirable ;
Mais je vous dirai, moi, sans alléguer la fable,
Que si sous Adam même, et loin avant Noé,
Le vice audacieux, des hommes avoué,
À la triste innocence en tous lieux fit la guerre,
Il demeura pourtant de l’honneur sur la terre ;
Qu’aux temps les plus féconds en Phrynés[166], en Laïs[167],
Plus d’une Pénélope honora son pays ;
Et que, même aujourd’hui, sur ce fameux modèle,
On peut trouver encor quelque femme fidèle.
OnSans doute, et dans Paris, si je sais bien compter,
Il en est jusqu’à trois[168] que je pourrois citer.
Ton épouse dans peu sera la quatrième :

Je le veux croire ainsi. Mais, la chasteté même
Sous ce beau nom d’épouse entrât-elle chez toi,
De retour d’un voyage, en arrivant, crois-moi,
Fais toujours du logis avertir la maîtresse.
Tel partit tout baigné des pleurs de sa Lucrèce,
Qui, faute d’avoir pris ce soin judicieux,
Trouva… tu sais. — Je sais que d’un conte odieux
Vous avez comme moi sali votre mémoire.
Mais laissons là, dis-tu, Joconde et son histoire[169] ;
Du projet d’un hymen déjà fort avancé,
Devant nous aujourd’hui criminel dénoncé,
Et mis sur la sellette aux pieds de la critique,
Je vois bien tout de bon qu’il faut que je m’explique.
JeJeune autrefois par vous dans le monde conduit,
J’ai trop bien profité pour n’être pas instruit
À quels discours malins le mariage expose :
Je sais que c’est un texte où chacun fait sa glose ;
Que de maris trompés tout rit dans l’univers,
Épigrammes, chansons, rondeaux, fables en vers,
Satire, comédie ; et, sur cette matière,
J’ai vu tout ce qu’ont fait La Fontaine et Molière ;
J’ai lu tout ce qu’ont dit Villon[170] et Saint-Gelais[171],

Arioste[172], Marot[173], Boccace[174], Rabelais[175],
Et tous ces vieux recueils de satires naïves[176],
des malices du sexe immortelles archives.
Mais, tout bien balancé, j’ai pourtant reconnu
Que de ces contes vains le monde retenu
N’en a pas de l’hymen moins vu fleurir l’usage ;
Que sous ce joug moqué tout à la fin s’engage ;
Qu’à ce commun filet les railleurs mêmes pris
Ont été très-souvent de commodes maris ;
Et que, pour être heureux sous ce joug salutaire,
Tout dépend, en un mot, du bon choix qu’on sait faire.
Enfin, il faut ici parler de bonne loi :
Je vieillis, et ne puis regarder sans effroi
Ces neveux affamés dont l’importun visage
De mon bien à mes yeux fait déjà le partage.
Je crois déjà les voir, au moment annoncé
Qu’à la fin sans retour leur cher oncle est passé,
Sur quelques pleurs forcés qu’ils auront soin qu’on voie,
Se faire consoler du sujet de leur joie.
Je me fais un plaisir, à ne vous rien celer,
De pouvoir, moi vivant, dans peu les désoler,
Et, trompant un espoir pour eux si plein de charmes,
Arracher de leurs yeux de véritables larmes.
Vous dirai-je encor plus ? Soit foiblesse ou raison,
Je suis las de me voir le soir en ma maison

Seul avec des valets, souvent voleurs et traîtres,
Et toujours, à coup sûr, ennemis de leurs maîtres.
Je ne me couche point qu’aussitôt dans mon lit
Un souvenir fâcheux n’apporte à mon esprit
Ces histoires de morts lamentables, tragiques,
Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques[177].
Dépouillons-nous ici d’une vaine fierté :
Nous naissons, nous vivons pour la société.
À nous-mêmes livrés dans une solitude,
Notre bonheur bientôt fait notre inquiétude ;
Et, si durant un jour notre premier aïeul,
Plus riche d’une côte, avait vécu tout seul,
Je doute, en sa demeure alors si fortunée,
S’il n’eut point prié Dieu d’abréger la journée.
N’allons donc point ici réformer l’univers,
Ni, par de vains discours et de frivoles vers,
Étalant au public notre misanthropie,
Censurer le lien le plus doux de la vie.
Laissons là, croyez-moi, le monde tel qu’il est.
L’hymenée est un joug, et c’est ce qui m’en plaît :
L’homme en ses passions toujours errant sans guide
A besoin qu’on lui mette et le mors et la bride :
Son pouvoir malheureux ne sert qu’à le gêner ;
Et, pour le rendre libre, il le faut enchaîner.
C’est ainsi que souvent la main de Dieu l’assiste.
C’Ha ! bon ! voilà parler en docte janséniste,
Alcippe ; et, sur ce point si savamment touché,
Desmâres[178] dans Saint-Roch[179] n’auroit pas mieux prêché.
Mais c’est trop t’insulter ; quittons la raillerie ;
Parlons sans hyperbole et sans plaisanterie.
Tu viens de mettre ici l’hymen en son beau jour :

Entends donc ; et permets que je prêche à mon tour.
EnL’épouse que tu prends, sans tache en sa conduite,
Aux vertus, m’a-t-on dit, dans Port-Royal instruite,
Aux lois de son devoir règle tous ses désirs.
Mais qui peut t’assurer qu’invincible aux plaisirs,
Chez toi, dans une vie ouverte à la licence,
Elle conservera sa première innocence ?
Par toi-même bientôt conduite à l’Opéra,
De quel air penses-tu que ta sainte verra
D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse ;
Ces danses, ces héros à voix luxurieuse ;
Entendra ces discours sur l’amour seul roulans,
Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands,
Saura d’eux qu’à l’amour, comme au seul dieu suprême.
On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même ;
Qu’on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer ;
Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer[180] ;
Et tous ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli[181] réchauffa des sons de sa musique ?
Mais de quels mouvemens, dans son cœur excités,
Sentira-t-elle alors tous ses sens agités !
Je ne te réponds pas qu’au retour, moins timide,
Digne écolière enfin d’Angélique et d’Armide[182],
Elle n’aille à l’instant, pleine de ces doux sons,
Avec quelque Médor pratiquer ces leçons.
AvSupposons toutefois qu’encor fidèle et pure,
Sa vertu de ce choc revienne sans blessure :
Bientôt dans ce grand monde où tu vas l’entraîner,
Au milieu des écueils qui vont l’environner,
Crois-tu que, toujours ferme aux bords du précipice,
Elle pourra marcher sans que le pied lui glisse ;

Que, toujours insensible aux discours enchanteurs
D’un idolâtre amas de jeunes séducteurs,
Sa sagesse jamais ne deviendra folie ?
D’abord tu la verras, ainsi que dans Clélie[183],
Recevant ses amans sous le doux nom d’amis,
S’en tenir avec eux aux petits soins permis ;
Puis bientôt en grande eau sur le fleuve de Tendre
Naviguer à souhait, tout dire et tout entendre.
Et ne présume pas que Vénus, ou Satan,
Souffre qu’elle en demeure aux termes du roman.
Dans le crime il suffit qu’une fois on débute ;
Une chute toujours attire une autre chute.
L’honneur est comme une île escarpée et sans bords
On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors.
Peut-être avant deux ans, ardente à te déplaire,
Éprise d’un cadet, ivre d’un mousquetaire,
Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,
Donner chez la Cornu[184] rendez-vous aux galans ;
De Phèdre dédaignant la pudeur enfantine,
Suivre à front découvert Z… et Messaline ;
Compter pour grands exploits vingt hommes ruinés,
Blessés, battus pour elle, et quatre assassinés :
Trop heureux si, toujours femme désordonnée,
Sans mesure et sans règle au vice abandonnée,
Par cent traits d’impudence aisés à ramasser
Elle t’acquiert au moins un droit pour la chasser !
ElMais que deviendras-tu si, folle en son caprice,
N’aimant que le scandale et l’éclat dans le vice,
Bien moins pour son plaisir que pour t’inquiéter,
Au fond peu vicieuse, elle aime à coqueter ?
Entre nous, verras-tu d’un esprit bien tranquille

Chez ta femme aborder et la cour et la ville ?
Hormis toi, tout chez toi rencontre un doux accueil :
L’un est payé d’un mot, et l’autre d’un coup d’œil.
Ce n’est que pour toi seul qu’elle est fière et chagrine :
Aux autres elle est douce, agréable, badine ;
C’est pour eux qu’elle étale et l’or et le brocart,
Que chez toi se prodigue et le rouge et le fard,
Et qu’une main savante, avec tant d’artifice,
Bâtit de ses cheveux le galant édifice.
Dans sa chambre, crois-moi, n’entre point tout le jour.
Si tu veux posséder ta Lucrèce à ton tour,
Attends, discret mari, que la belle en cornette
Le soir ait étalé son teint sur la toilette,
Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis,
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis.
Alors tu peux entrer ; mais, sage en sa présence,
Ne va pas murmurer de sa folle dépense.
D’abord, l’argent en main, paye et vite et comptant.
Mais non, fais mine un peu d’en être mécontent,
Pour la voir aussitôt, de douleur oppressée,
Déplorer sa vertu si mal récompensée.
Un mari ne veut pas fournir à ses besoins ?
Jamais femme, après tout, a-t-elle coûté moins ?
A cinq cents louis d’or tout au plus, chaque année,
Sa dépense en habits n’est-elle pas bornée ?
Que répondre ? Je vois qu’à de si justes cris,
Toi-même convaincu, déjà tu t’attendris,
Tout prêt à la laisser, pourvu qu’elle s’apaise,
Dans ton coffre, à pleins sacs, puiser tout à son aise.
DaÀ quoi bon en effet t’alarmer de si peu ?
Eh ! que seroit-ce donc si, le démon du jeu
Versant dans son esprit sa ruineuse rage,
Tous les jours, mis par elle à deux doigts du naufrage,
Tu voyois tous tes biens, au sort abandonnés,

Devenir le butin d’un pique[185] ou d’un sonnez[186] ?
Le doux charme pour toi de voir, chaque journée,
De nobles champions ta femme environnée,
Sur une table longue et façonnée exprès,
D’un tournoi de bassette ordonner les apprêts !
Ou, si par un arrêt la grossière police
D’un jeu si nécessaire interdit l’exercice,
Ouvrir sur cette table un champ au lansquenet,
Ou promener trois dés chassés de son cornet !
Puis sur une autre table, avec un air plus sombre,
S’en aller méditer une vole au jeu d’hombre ;
S’écrier sur un as mal à propos jeté ;
Se plaindre d’un gâno[187] qu’on n’a point écouté !
Ou, querellant tout bas le ciel qu’elle regarde,
A la bête gémir d’un roi venu sans garde !
Chez elle, en ces emplois, l’aube du lendemain
Souvent la trouve encor les cartes à la main :
Alors, pour se coucher les quittant, non sans peine,
Elle plaint le malheur de la nature humaine,
Qui veut qu’en un sommeil ou tout s’ensevelit
Tant d’heures sans jouer se consument au lit.
Toutefois en partant la troupe la console,
Et d’un prochain retour chacun donne parole.
C’est ainsi qu’une femme en doux amusemens
Sait du temps qui s’envole employer les momens ;
C’est ainsi que souvent par une forcenée
Une triste famille à l’hôpital traînée
Voit ses biens en décret sur tous les murs écrits
De sa déroute illustre effrayer tout Paris.
DeMais que plutôt son jeu mille fois te ruine,
Que si, la famélique et honteuse lésine

Venant mal à propos la saisir au collet,
Elle te réduisoit à vivre sans valet,
Comme ce magistrat[188] de hideuse mémoire
Dont je veux bien ici te crayonner l’histoire.
DoDans la robe on vantoit son illustre maison :
Il étoit plein d’esprit, de sens et de raison ;
Seulement pour l’argent un peu trop de foiblesse
De ces vertus en lui ravaloit la noblesse.
Sa table toutefois, sans superfluité,
N’avoit rien que d’honnête en sa frugalité.
Chez lui deux bons chevaux, de pareille encolure,
Trouvoient dans l’écurie une pleine pâture,
Et, du foin que leur bouche au râtelier laissoit,
De surcroît une mule encor se nourrissoit.
Mais cette soif de l’or qui le brûloit dans l’âme
Le fit enfin songer à choisir une femme,
Et l’honneur dans ce choix ne fut point regardé.
Vers son triste penchant son naturel guidé
Le fit, dans une avare et sordide famille,
Chercher un monstre affreux[189] sous l’habit d’une fille :
Et, sans trop s’enquérir d’où la laide venoit,
Il sut, ce fut assez, l’argent qu’on lui donnoit.
Rien ne le rebuta, ni sa vue éraillée,
Ni sa masse de chair bizarrement taillée :
Et trois cent mille francs avec elle obtenus
La firent à ses yeux plus belle que Vénus.
Il l’épouse ; et bientôt son hôtesse nouvelle
Le prêchant lui fit voir qu’il étoit, au prix d’elle.
Un vrai dissipateur, un parfait débauché.
Lui-même le sentit, reconnut son péché,

Se confessa prodigue, et plein de repentance,
Offrit sur ses avis de régler sa dépense.
Aussitôt de chez eux tout rôti disparut.
Le pain bis, renfermé, d’une moitié décrut ;
Les deux chevaux, la mule, au marché s’envolèrent ;
Deux grands laquais, à jeun, sur le soir s’en allèrent :
De ces coquins déjà l’on se trouvoit lassé,
Et pour n’en plus revoir le reste fut chassé.
Deux servantes déjà, largement souffletées,
Avoient à coups de pied descendu les montées,
Et se voyant enfin hors de ce triste lieu,
Dans la rue en avoient rendu grâces à Dieu.
Un vieux valet restoit, seul chéri de son maître,
Que toujours il servit, et qu’il avoit vu naître,
Et qui de quelque somme amassée au bon temps
Vivoit encor chez eux, partie à ses dépens.
Sa vue embarrassoit : il fallut s’en défaire ;
Il fut de la maison chassé comme un corsaire.
Voila nos deux époux sans valets, sans enfans,
Tout seuls dans leur logis libres et triomphans.
Alors on ne mit plus de borne à la lésine :
On condamna la cave, on ferma la cuisine ;
Pour ne s’en point servir aux plus rigoureux mois,
Dans le fond d’un grenier on séquestra le bois.
L’un et l’autre dès lors vécut à l’aventure
Des présens qu’à l’abri de la magistrature
Le mari quelquefois des plaideurs extorquoit,
Ou de ce que la femme aux voisins escroquoit.
OuMais, pour bien mettre ici leur crasse en tout son lustre,
Il faut voir du logis sortir ce couple illustre :
Il faut voir le mari tout poudreux, tout souillé,
Couvert d’un vieux chapeau de cordon dépouillé,
Et de sa robe, en vain de pièces rajeunie,
A pied dans les ruisseaux traînant l’ignominie.

Mais qui pourroit compter le nombre de haillons,
De pièces, de lambeaux, de sales guenillons,
De chiffons ramassés dans la plus noire ordure,
Dont la femme, aux bons jours, composoit sa parure ?
Décrirai-je ses bas en trente endroits percés,
Ses souliers grimaçans, vingt fois rapetassés,
Ses coiffes d’où pendoit au bout d’une ficelle
Un vieux masque pelé presque aussi hideux qu’elle[190] ?
Peindrai-je son jupon bigarré de latin,
Qu’ensemble composoient trois thèses de satin ;
Présent qu’en un procès sur certain privilège
Firent à son mari les régens d’un collège,
Et qui, sur cette jupe, à maint rieur encor
Derrière elle faisoit lire Argumentabor ?
DeMais peut-être j’invente une fable frivole.
Démens donc tout Paris, qui, prenant la parole,
Sur ce sujet encor de bons témoins pourvu,
Tout prêt à le prouver, te dira : Je l’ai vu ;
Vingt ans j’ai vu ce couple, uni d’un même vice,
À tous mes habitans montrer que l’avarice
Peut faire dans les biens trouver la pauvreté,
Et nous réduire à pis que la mendicité.
Des voleurs, qui chez eux pleins d’espérance entrèrent,
De cette triste vie enfin les délivrèrent :
Digne et funeste fruit du nœud le plus affreux
Dont l’hymen ait jamais uni deux malheureux[191] !
DoCe récit passe un peu l’ordinaire mesure :

Mais un exemple enfin si digne de censure
Peut-il dans la satire occuper moins de mots ?
Chacun sait son métier. Suivons notre propos.
Nouveau prédicateur aujourd’hui, je l’avoue,
Écolier ou plutôt singe de Bourdaloue[192],
Je me plais à remplir mes sermons de portraits.
En voilà déjà trois peints d’assez heureux traits :
La femme sans honneur, la coquette et l’avare.
Il faut y joindre encor la revèche bizarre,
Qui sans cesse, d’un ton par la colère aigri,
Gronde, choque, dément, contredit un mari.
Il n’est point de repos ni de paix avec elle.
Son mariage n’est qu’une longue querelle.
Laisse-t-elle un moment respirer son époux,
Ses valets sont d’abord l’objet de son courroux ;
Et sur le ton grondeur lorsqu’elle les harangue,
Il faut voir de quels mots elle enrichit la langue :
Ma plume ici, traçant ces mots par alphabet,
Pourroit d’un nouveau tome augmenter Richelet[193].
MaTu crains peu d’essuyer cette étrange furie :
En trop bon lieu, dis-tu, ton épouse nourrie
Jamais de tels discours ne te rendra martyr ;
Mais, eût-elle sucé la raison dans Saint-Cyr[194],
Crois-tu que d’une fille humble, honnête, charmante,
L’hymen n’ait jamais fait de femme extravagante ?
Combien n’a-t-on point vu de belles aux doux yeux,
Avant le mariage anges si gracieux,
Tout à coup se changeant en bourgeoises sauvages,
Vrais démons apporter l’enfer dans leurs ménages,
Et, découvrant l’orgueil de leurs rudes esprits,

Sous leur fontange[195] altière asservir leurs maris !
PeEt puis, quelque douceur dont brille ton épouse,
Penses-tu, si jamais elle devient jalouse,
Que son âme livrée à ses tristes soupçons
De la raison encore écoute les leçons ?
Alors, Alcippe, alors, tu verras de ses œuvres :
Résous-toi, pauvre époux, à vivre de couleuvres ;
À la voir tous les jours, dans ses fougueux accès,
À ton geste, à ton rire, intenter un procès ;
Souvent, de ta maison gardant les avenues,
Les cheveux hérissés, t’attendra au coin des rues ;
Te trouver en des lieux de vingt portes fermés,
Et, partout où tu vas, dans ses yeux enflammés
T'offrir non pas d’Isis la tranquille Euménide[196],
Mais la vraie Alecto[197], peinte dans l'Enéide,
Un tison à la main, chez le roi Latinus,
Soufflant sa rage au sein d’Amate et de Turnus[198].
SoMais quoi ! je chausse ici le cothurne tragique !
Reprenons au plus tôt le brodequin comique,
Et d’objets moins affreux songeons à te parler.
Dis-moi donc, laissant là cette folle hurler,
T’accommodes-tu mieux de ces douces Ménades[199],
Qui, dans leurs vains chagrins, sans mal toujours malades,
Se font des mois entiers, sur un lit effronté,
Traiter d’une visible et parfaite santé ;
Et douze fois par jour, dans leur molle indolence,
Aux yeux de leurs maris tombent en défaillance ?
Quel sujet, dira l’un, peut donc si fréquemment

Mettre ainsi cette belle aux bords du monument ?
La Parque, ravissant ou son fils ou sa fille,
A-t-elle moissonné l’espoir de sa famille ?
Non : il est question de réduire un mari
À chasser un valet dans la maison chéri,
Et qui, parce qu’il plaît, a trop su lui déplaire ;
Ou de rompre un voyage utile et nécessaire,
Mais qui la priveroit huit jours de ses plaisirs,
Et qui, loin d’un galant, objet de ses désirs…
Oh ! que pour la punir de cette comédie
Ne lui vois-je une vraie et triste maladie !
Mais ne nous fâchons point. Peut-être avant deux jours,
Courtois et Denyau[200], mandés à son secours,
Digne ouvrage de l’art dont Hippocrate traite,
Lui sauront bien ôter cette santé d’athlète ;
Pour consumer l’humeur qui fait son embonpoint,
Lui donner sagement le mal qu’elle n’a point ;
Et, fuyant de Fagon[201] les maximes énormes,
Au tombeau mérité la mettre dans les formes.
Dieu veuille avoir son âme, et nous délivrer d’eux !
Pour moi, grand ennemi de leur art hasardeux,
Je ne puis cette fois que je ne les excuse.
Mais à quels vains discours est-ce que je m’amuse ?
Il faut sur des sujets plus grands, plus curieux,
Attacher de ce pas ton esprit et tes yeux.
AtQui s’offrira d’abord ? Bon, c’est cette savante
Qu’estime Roberval, et que Sauveur fréquente[202].
D’où vient qu’elle a l’œil trouble et le teint si terni ?
C’est que sur le calcul, dit-on, de Cassini[203],

Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière,
À suivre Jupiter[204] passé la nuit entière.
Gardons de la troubler. Sa science, je croi,
Aura pour s’occuper ce jour plus d’un emploi :
D’un nouveau microscope on doit, en sa présence,
Tantôt chez Delancé[205] faire l’expérience,
Puis d’une femme morte avec son embryon
Il faut chez du Verney[206] voir la dissection.
Rien n’échappe aux regards de notre curieuse[207].
RiMais qui vient sur ses pas ? c’est une précieuse[208],
Reste de ces esprits jadis si renommés
Que d’un coup de son art Molière a diffamés[209].
De tous leurs sentimens cette noble héritière
Maintient encore ici leur secte façonnière.
C’est chez, elle toujours que les fades auteurs
S’en vont se consoler du mépris des lecteurs.
Elle y reçoit leur plainte ; et sa docte demeure
Aux Perrins, aux Coras, est ouverte à toute heure.
Là, du faux bel esprit se tiennent les bureaux :
Là, tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux.
Au mauvais goût public la belle y fait la guerre :
Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre ;
Rit des vains amateurs du grec et du latin ;
Dans la balance met Aristote et Cotin ;
Puis, d’une main encor plus fine et plus habile,
Pèse sans passion Chapelain et Virgile :
Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés,
Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés ;

Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ait dit la satire,
Autre défaut, sinon qu’on ne le sauroit lire ;
Et, pour faire goûter son livre à l’univers,
Croit qu’il faudroit en prose y mettre tous les vers.
CrÀ quoi bon m’étaler cette bizarre école
Du mauvais sens, dis-tu, prêché par une folle !
De livres et d’écrits bourgeois admirateur,
Vais-je épouser ici quelque apprentive auteur ?
Savez-vous que l’épouse avec qui je me lie
Compte entre ses parens des princes d’Italie ;
Sort d’aïeux dont les noms… ? Je t’entends, et je voi
D’où vient que tu t’es fait secrétaire du roi :
Il falloit de ce titre appuyer ta naissance.
Cependant (t’avouerai-je ici mon insolence ?),
Si quelque objet pareil chez moi, deçà les monts,
Pour m’épouser entroit avec tous ces grands noms,
Le sourcil rehaussé d’orgueilleuses chimères ;
Je lui dirais bientôt : Je connois tous vos pères ;
Je sais qu’ils ont brillé dans ce fameux combat[210]
Où sous l’un des Valois Enghien sauva l’État.
D’Hozier n’en convient pas ; mais, quoi qu’il en puisse être,
Je ne suis point si sot que d’épouser mon maître.
Ainsi donc, au plus tôt délogeant de ces lieux,
Allez, princesse, allez, avec tous vos aïeux,
Sur le pompeux débris des lances espagnoles,
Coucher, si vous voulez, aux champs de Cérisoles :
Ma maison ni mon lit ne sont point faits pour vous.
MaJ’admire, poursuis-tu, votre noble courroux.
Souvenez-vous pourtant que ma famille illustre
De l’assistance au sceau ne tire point son lustre[211] ;
Et que, né dans Paris de magistrats connus,

Je ne suis point ici de ces nouveaux venus,
De ces nobles sans nom, que, par plus d’une voie,
La province souvent en guêtres nous envoie.
Mais eussé-je comme eux des meuniers pour parens,
Mon épouse vînt-elle encor d’aïeux plus grands,
On ne la verroit point, vantant son origine,
À son triste mari reprocher la farine.
Son cœur, toujours nourri dans la dévotion,
De trop bonne heure apprit L’humiliation :
Et, pour vous détromper de la pensée étrange
Que l’hymen aujourd’hui la corrompe et la change,
Sachez qu’en notre accord elle a, pour premier point,
Exigé qu’un époux ne la contraindroit point
A traîner après elle un pompeux équipage,
Ni surtout de souffrir, par un profane usage,
Qu’à l’église jamais devant le Dieu jaloux,
Un fastueux carreau soit vu sous ses genoux.
Telle est l’humble vertu qui, dans son âme empreinte…
TeJe le vois bien, tu vas épouser une sainte,
Et dans tout ce grand zèle il n’est rien d’affecté.
Sais-tu bien cependant, sous cette humilité,
L’orgueil que quelquefois nous cache une bigote,
Alcippe, et connois-tu la nation dévote ?
Il te faut de ce pas en tracer quelques traits,
Et par ce grand portrait finir tous mes portraits.
À Paris, à la cour, on trouve, je l’avoue,
Des femmes dont le zèle est digne qu’on le loue,
Qui s’occupent du bien, en tout temps, en tout lieu.
J’en sais une[212] chérie et du monde et de Dieu,
Humble dans les grandeurs, sage dans la fortune,
Qui gémit, comme Esther, de sa gloire importune,
Que le vice lui-même est contraint d’estimer,

Et que sur ce tableau d’abord tu vas nommer.
Mais pour quelques vertus si pures, si sincères,
Combien y trouve-t-on d’impudentes faussaires,
Qui, sous un vain dehors d’austère piété,
De leurs crimes secrets cherchent l’impunité ;
Et couvrent de Dieu même, empreint sur leur visage,
De leurs honteux plaisirs l’affreux libertinage !
N’attends pas qu’à tes yeux j’aille ici l’étaler ;
Il vaut mieux le souffrir que de le dévoiler.
De leurs galans exploits les Bussys, les Brantômes,
Pourroient avec plaisir te compiler des tomes :
Mais pour moi, dont le front trop aisément rougit,
Ma bouche a déjà peur de t’en avoir trop dit.
Rien n’égale en fureur, en monstrueux caprices,
Une fausse vertu qui s’abandonne aux vices.
De ces femmes pourtant l’hypocrite noirceur
Au moins pour un mari garde quelque douceur.
Je les aime encor mieux qu’une bigote altière,
Qui, dans son fol orgueil, aveugle et sans lumière,
À peine sur le seuil de la dévotion,
Pense atteindre au sommet de la perfection ;
Qui du soin qu’elle prend de me gêner sans cesse
Va quatre fois par mois se vanter à confesse ;
Et, les yeux vers le ciel, pour se le faire ouvrir,
Offre à Dieu les tourmens qu’elle me fait souffrir.
Sur cent pieux devoirs aux saints elle est égale ;
Elle lit Rodriguez[213], fait l’oraison mentale,
Va pour les malheureux quêter dans les maisons,
Hante les hôpitaux, visite les prisons,
Tous les jours à l’église entend jusqu’à six messes :
Mais de combattre en elle et dompter ses foiblesses,

Sur le fard, sur le jeu, vaincre sa passion,
Mettre un frein à son luxe, à son ambition,
Et soumettre l’orgueil de son esprit rebelle,
C’est ce qu’en vain le ciel voudroit exiger d’elle.
C’Et peut-il, dira-t-elle, en effet l’exiger ?
Elle a son directeur, c’est à lui d’en juger.
Il faut sans différer savoir ce qu’il en pense.
Bon ! vers nous à propos je le vois qui s’avance.
Qu’il paroît bien nourri ! Quel vermillon ! quel teint !
Le printemps dans sa fleur sur son visage est peint.
Cependant, à l’entendre, il se soutient à peine :
Il eut encore hier la fièvre et la migraine ;
Et, sans les prompts secours qu’on prit soin d’apporter,
Il seroit sur son lit peut-être à trembloter.
Mais de tous les mortels, grâce aux dévotes âmes,
Nul n’est si bien soigné qu’un directeur de femmes.
Quelque léger dégoût vient-il le travailler,
Une foible vapeur le fait-elle bâiller,
Un escadron coiffé d’abord court à son aide :
L’une chauffe un bouillon, l’autre apprête un remède ;
Chez lui sirops exquis, ratafias vantés,
Confitures surtout, volent de tous côtés :
Car de tous mets sucrés, secs, en pâte, ou liquides,
Les estomacs dévots toujours furent avides :
Le premier massepain pour eux, je crois, se fit,
Et le premier citron[214] à Rouen fut confit.
EtNotre docteur bientôt va lever tous ses doutes,
Du paradis pour elle il aplanit les routes ;
Et, loin sur ses défauts de la mortifier,
Lui-même prend le soin de la justifier.
Pourquoi vous alarmer d’une vaine censure ?
Du rouge qu’on vous voit on s’étonne, on murmure :

Mais a-t-on, dira-t-il, sujet de s’étonner ?
Est-ce qu’à faire peur on veut vous condamner ?
Aux usages reçus il faut qu’on s’accommode :
Une femme surtout doit tribut à la mode.
L’orgueil brille, dit-on, sur vos pompeux habits ;
L’œil à peine soutient l’éclat de vos rubis ;
Dieu veut-il qu’on étale un luxe si profane ?
Oui, lorsqu’à l’étaler notre rang nous condamne.
Mais ce grand jeu chez vous comment l’autoriser ?
Le jeu fut de tout temps permis pour s’amuser ;
On ne peut pas toujours travailler, prier, lire :
Il vaut mieux s’occuper à jouer qu’à médire.
Le plus grand jeu, joué dans cette intention,
Peut même devenir une bonne action :
Tout est sanctifié par une âme pieuse.
Vous êtes, poursuit-on, avide, ambitieuse ;
Sans cesse vous brûlez de voir tous vos parens
Engloutir à la cour charges, dignités, rangs.
Votre bon naturel en cela pour eux brille ;
Dieu ne nous défend point d’aimer notre famille.
D’ailleurs tous vos parens sont sages, vertueux :
Il est bon d’empêcher ces emplois fastueux
D’être donnés peut-être à des âmes mondaines,
Éprises du néant des vanités humaines.
Laissez là, croyez-moi, gronder les indévots,
Et sur votre salut demeurez en repos.
Sur tous ces points douteux c’est ainsi qu’il prononce,
Alors, croyant d’un ange entendre la réponse,
Sa dévote s’incline, et, calmant son esprit,
A cet ordre d’en haut sans réplique souscrit.
Ainsi, pleine d’erreurs qu’elle croit légitimes,
Sa tranquille vertu conserve tous ses crimes ;
Dans un cœur tous les jours nourri du sacrement
Maintient la vanité, l’orgueil, l’entêtement,

Et croit que devant Dieu ses fréquens sacrilèges
Sont pour entrer au ciel d’assurés privilèges.
Voilà le digne fruit des soins de son docteur.
Encore est-ce beaucoup si ce guide imposteur,
Par les chemins fleuris d’un charmant quiétisme,
Tout à coup l’amenant au vrai molinosisme[215],
Il ne lui fait bientôt, aidé de Lucifer,
Goûter en paradis les plaisirs de l’enfer.
Mais dans ce doux état, molle, délicieuse,
La hais-tu plus, dis-moi, que cette bilieuse
Qui, follement outrée en sa sévérité,
Baptisant son chagrin du nom de piété,
Dans sa charité fausse où l’amour-propre abonde,
Croit que c’est aimer Dieu que haïr tout le monde ?
Il n’est rien où d’abord son soupçon attaché
Ne présume du crime et ne trouve un péché.
Pour une fille honnête et pleine d’innocence
Croit-elle en ses valets voir quelque complaisance ?
Réputés criminels, les voilà tous chassés,
Et chez elle à l’instant par d’autres remplacés.
Son mari, qu’une affaire appelle dans la ville,
Et qui chez lui sortant a tout laissé tranquille,
Se trouve assez surpris, rentrant dans la maison,
De voir que le portier lui demande son nom ;
Et que, parmi ses gens, changés en son absence,
Il cherche vainement quelqu’un de connoissance.
Fort bien ! le trait est bon ! dans les femmes, dis-tu,
Enfin vous n’approuvez ni vice ni vertu.
Voilà le sexe peint d’une noble manière :

Et Théophraste même, aidé de La Bruyère[216],
Ne m’en pourroit pas faire un plus riche tableau.
C’est assez : il est temps de quitter le pinceau ;
Vous avez désormais épuisé la satire.
Épuisé, cher Alcippe ! Ah ! tu me ferois rire !
Sur ce vaste sujet si j’allois tout tracer,
Tu verrois sous ma main des tomes s’amasser.
Dans le sexe j’ai peint la piété caustique :
Et que seroit-ce donc si, censeur plus tragique,
J’allois t’y faire voir l’athéisme établi,
Et, non moins que l’honneur, le ciel mis en oubli ;
Si j’allois t’y montrer plus d’une Capanée[217]
Pour souveraine loi mettant la destinée,
Du tonnerre dans l’air bravant les vains carreaux,
Et nous parlant de Dieu du ton de Desbarreaux[218] ?
Mais sans aller chercher cette femme infernale,
T’ai-je encor peint, dis-moi, la fantasque inégale
Qui, m’aimant le matin, souvent me hait le soir ?
T’ai-je peint la maligne aux yeux faux, au cœur noir ?
T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ?
T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante,
Qui veut, vingt ans encore après le sacrement,
Exiger d’un mari les respects d’un amant ?
T’ai-je fait voir de joie une belle animée,
Qui souvent d’un repas sortant tout enfumée,

Fait, même à ses amans, trop foibles d’estomac,
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac ?
T’ai-je encore décrit la dame brelandière
Qui des joueurs chez soi se fait cabaretière[219],
Et souffre des affronts que ne souffriroit pas
L’hôtesse d’une auberge à dix sous par repas ?
Ai-je offert à tes yeux ces tristes Tisiphones,
Ces monstres pleins d’un fiel que n’ont point les lionnes.
Qui, prenant en dégoût les fruits nés de leur flanc,
S’irritent sans raison contre leur propre sang ;
Toujours en des fureurs que les plaintes aigrissent,
Battent dans leurs enfans l’époux qu’elles haïssent ;
Et font de leur maison, digne de Phalaris[220],
Un séjour de douleur, de larmes et de cris ?
Enfin t’ai-je dépeint la superstitieuse,
La pédante au ton fier, la bourgeoise ennuyeuse,
Celle qui de son chat fait son seul entretien,
Celle qui toujours parle et ne dit jamais rien ?
Il en est des milliers ; mais ma bouche enfin lasse
Des trois quarts pour le moins veut bien te faire grâce.
DeJ’entends, c’est pousser loin la modération.
Ah ! finissez, dis-tu, la déclamation.
Pensez-vous qu’ébloui de vos vaines paroles,
J’ignore qu’en effet tous ces discours frivoles
Ne sont qu’un badinage, un simple jeu d’esprit
D’un censeur dans le fond qui folâtre et qui rit,
Plein du même projet qui vous vint dans la tête
Quand vous plaçâtes l’homme au-dessous de la bête ?
Mais enfin vous et moi c’est assez badiner,
Il est temps de conclure ; et, pour tout terminer,
Je ne dirai qu’un mot. La fille qui m’enchante,

Noble, sage, modeste, humble, honnête, touchante,
N’a pas un des défauts que vous m’avez fait voir.
Si, par un sort pourtant qu’on ne peut concevoir,
La belle, tout à coup rendue insociable,
D’ange, ce sont vos mots, se transformoit en diable,
Vous me verriez bientôt, sans me désespérer,
Lui dire : Eh bien ! madame, il faut nous séparer ;
Nous ne sommes pas faits, je le vois, l’un pour l’autre.
Mon bien se monte à tant : tenez, voilà le vôtre.
Partez : délivrons-nous d’un mutuel souci.
PaAlcippe, tu crois donc qu’on se sépare ainsi ?
Pour sortir de chez toi sur cette offre offensante
As-tu donc oublié qu’il faut qu’elle y consente ?
Et crois-tu qu’aisément elle puisse quitter
Le savoureux plaisir de t’y persécuter ?
Bientôt son procureur, pour elle usant sa plume,
De ses prétentions va t’offrir un volume :
Car, grâce au droit reçu chez les Parisiens[221],
Gens de douce nature, et maris bons chrétiens,
Dans ses prétentions une femme est sans borne.
Alcippe, à ce discours je te trouve un peu morne.
Des arbitres, dis-tu, pourront nous accorder,
Des arbitres !… Tu crois l’empêcher de plaider[222] !
Sur ton chagrin déjà contente d’elle-même,
Ce n’est point tous ses droits, c’est le procès qu’elle aime.
Pour elle un bout d’arpent qu’il faudra disputer
Vaut mieux qu’un fief entier acquis sans contester.
Avec elle il n’est point de droit qui s’éclaircisse,
Point de procès si vieux qui ne se rajeunisse ;
Et sur l’art de former un nouvel embarras,
Devant elle Rolet mettroit pavillon bas.

Crois-moi, pour la fléchir trouve enfin quelque voie,
Ou je ne réponds pas dans peu qu’on ne te voie,
Sous le faix des procès abattu, consterné,
Triste, à pied, sans laquais, maigre, sec, ruiné,
Vingt fois dans ton malheur résolu de te pendre,
Et, pour comble de maux, réduit à la reprendre.


SATIRE XI.

1698[223].

À VALINCOUR[224].

SUR L’HONNEUR.


ChOui, l’honneur, Valincour, est chéri dans le monde :
Chacun, pour l’exalter, en paroles abonde ;
À s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
Et tout crie ici-bas : L’honneur ! Vive l’honneur !
EtEntendons discourir sur les bancs des galères,
Ce forçat abhorré même de ses confrères ;
Il plaint, par un arrêt injustement donné,
L’honneur en sa personne à ramer condamné :
En un mot, parcourons et la mer et la terre ;
Interrogeons marchands, financiers, gens de guerre,

Courtisans, magistrats : chez eux, si je les croi,
L’intérêt ne peut rien, l’honneur seul fait la loi.
L’Cependant, lorsqu’aux yeux leur portant la lanterne[225],
J’examine au grand jour l’esprit qui les gouverne,
Je n’aperçois partout que folle ambition,
Foiblesse, iniquité, fourbe, corruption,
Que ridicule orgueil de soi-même idolâtre.
Le monde, à mon avis, est comme un grand théâtre,
Où chacun en public, l’un par l’autre abusé,
Souvent à ce qu’il est joue un rôle opposé.
Tous les jours on y voit, orné d’un faux visage
Impudemment le fou représenter le sage ;
L’ignorant s’ériger en savant fastueux,
Et le plus vil faquin trancher du vertueux.
Mais, quelque fol espoir dont leur orgueil les berce,
Bientôt on les connoît, et la vérité perce.
On a beau se farder aux yeux de l’univers :
À la fin sur quelqu’un de nos vices couverts
Le public malin jette un œil inévitable ;
Et bientôt la censure, au regard formidable,
Sait, le crayon en main, marquer nos endroits faux,
Et nous développer avec tous nos défauts.
Du mensonge toujours le vrai demeure maître.
Pour paroître honnête homme, en un mot, il faut l’être ;
Et jamais, quoi qu’il fasse, un mortel ici-bas
Ne peut aux yeux du monde être ce qu’il n’est pas.
En vain ce misanthrope, aux yeux tristes et sombres,
Veut, par un air riant, en éclaircir les ombres :
Le ris sur son visage est en mauvaise humeur ;
L’agrément fuit ses traits, ses caresses font peur ;
Ses mots les plus flatteurs paroissent des rudesses,

Et la vanité brille en toutes ses bassesses.
Le naturel toujours sort et sait se montrer :
Vainement on l’arrête, on le force à rentrer ;
Il rompt tout, perce tout, et trouve enfin passage.
IlMais loin de mon projet je sens que je m’engage.
Revenons de ce pas à mon texte égaré.
L’honneur partout, disois-je, est du monde admiré ;
Mais l’honneur en effet qu’il faut que l’on admire,
Quel est-il, Valincour ? Pourras-tu me le dire ?
L’ambitieux le met souvent à tout brûler ;
L’avare, à voir chez lui le Pactole[226] rouler ;
Un faux brave, à vanter sa prouesse frivole ;
Un vrai fourbe, à jamais ne garder sa parole ;
Ce poëte, a noircir d’insipides papiers ;
Ce marquis, à savoir frauder ses créanciers :
Un libertin, à rompre et jeûnes et carême ;
Un fou perdu d’honneur, à braver l’honneur même.
L’un d’eux a-t-il raison ? Qui pourroit le penser ?
Qu’est-ce donc que l’honneur que tout doit embrasser ?
Est-ce de voir, dis-moi, vanter notre éloquence,
D’exceller en courage, en adresse, en prudence ;
De voir à notre aspect tout trembler sous les cieux ;
De posséder enfin mille dons précieux ?
Mais avec tous ces dons de l’esprit et de l’âme
Un roi même souvent peut n’être qu’un infâme,
Qu’un Hérode, un Tibère effroyable à nommer.
Où donc est cet honneur qui seul doit nous charmer ?
Quoi qu’en ses beaux discours Saint-Évvremont[227] nous prône,

Aujourd’hui j’en croirai Sénèque[228] avant Pétrone[229].
AuDans le monde il n’est rien de beau que l’équité :
Sans elle la valeur, la force, la bonté,
Et toutes les vertus dont s’éblouit la terre,
Ne sont que faux brillans, et que morceaux de verre.
Un injuste guerrier[230], terreur de l’univers,
Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers,
S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange,
N’est qu’un plus grand voleur que du Tertre et Saint-Ange[231].
Du premier des Césars on vante les exploits ;
Mais dans quel tribunal, jugé suivant les lois,
Eût-il pu disculper son injuste manie ?
Qu’on livre son pareil en France à La Reynie[232],
Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
Laisser sur l’échafaud sa tête et ses lauriers.
C’est d’un roi[233] que l’on tient cette maxime auguste,
Que jamais on est grand qu’autant que l’on est juste.
Rassemblez à la fois Mithridate et Sylla ;
Joignez-y Tamerlan, Genséric, Attila :
Tous ces fiers conquérans, rois, princes, capitaines,
Sont moins grands à mes yeux que ce bourgeois d’Athènes[234]
Qui sut, pour tous exploits, doux, modéré, frugal,
Toujours vers la justice aller d’un pas égal.
ToOui, la justice en nous est la vertu qui brille ;
Il faut de ses couleurs qu’ici-bas tout s’habille ;

Dans un mortel chéri, tout injuste qu’il est,
C’est quelque air d’équité qui séduit et qui plaît.
À cet unique appas l’âme est vraiment sensible :
Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible ;
Et tel qui n’admet point la probité chez lui
Souvent à la rigueur l’exige chez autrui.
Disons plus : il n’est point d’âme livrée au vice
Où l’on ne trouve encor des traces de justice.
Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ;
Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni Daguesseau[235].
Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage,
Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ;
Et du butin, acquis en violant les lois,
C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix.
C’Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même.
Un dévot aux yeux creux, et d’abstinence blême,
S’il n’a point le cœur juste, est affreux devant Dieu.
L’Évangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
« Sois dévot : » elle dit : « Sois doux, simple, équitable. »
Car d’un dévot souvent au chrétien véritable
La distance est deux fois plus longue, à mon avis,
Que du pôle antarctique au détroit de Davis[236].
Encor par ce dévot ne crois pas que j’entende
Tartuffe, ou Molinos et sa mystique bande :
J’entends un faux chrétien, mal instruit, mal guidé,
Et qui de l’Évangile en vain persuadé,
N’en a jamais conçu l’esprit ni la justice ;
Un chrétien qui s’en sert pour disculper le vice ;
Qui toujours près des grands, qu’il prend soin d’abuser,
Sur leurs foibles honteux sait les autoriser,

Et croit pouvoir au ciel, par ses folles maximes,
Comblé de sacremens faire entrer tous les crimes.
Des faux dévots pour moi voilà le vrai héros.
DeMais, pour borner enfin tout ce vague propos,
Concluons qu’ici-bas le seul honneur solide,
C’est de prendre toujours la vérité pour guide,
De regarder en tout la raison et la loi ;
D’être doux pour tout autre, et rigoureux pour soi,
D’accomplir tout le bien que le ciel nous inspire ;
Et d’être juste enfin : ce mot seul veut tout dire.
Je doute que le flot des vulgaires humains
À ce discours pourtant donne aisément les mains ;
Et, pour t’en dire ici la raison historique,
Souffre que je l’habille en fable allégorique.
SoSous le bon roi Saturne, ami de la douceur,
L’honneur, cher Valincour, et l’équité, sa sœur,
De leurs sages conseils éclairant tout le monde,
Régnoient, chéris du ciel, dans une paix profonde ;
Tout vivoit en commun sous ce couple adoré :
Aucun n’avoit d’enclos ni de champ séparé.
La vertu n’étoit point sujette à l’ostracisme[237],
Ni ne s’appeloit point alors un jansénisme.
L’honneur, beau par soi-même, et sans vains ornemens,
N’étaloit point aux yeux l’or ni les diamans ;
Et, jamais ne sortant de ses devoirs austères,
Maintenoit de sa sœur les règles salutaires.
Mais une fois au ciel par les dieux appelé,
Il demeura longtemps au séjour étoilé.
IlUn fourbe cependant, assez haut de corsage,
Et qui lui ressembloit de geste et de visage,
Prend son temps, et partout ce hardi suborneur

S’en va chez les humains crier qu’il est l’honneur,
Qu’il arrive du ciel, et que, voulant lui-même
Seul porter désormais le faix du diadème,
De lui seul il prétend qu’on reçoive la loi.
À ces discours trompeurs le monde ajoute foi.
L’innocente équité, honteusement bannie,
Trouve à peine un désert où fuir l’ignominie.
Aussitôt sur un trône éclatant de rubis
L’imposteur monte, orné de superbes habits.
La hauteur, le dédain, l’audace l’environnent ;
Et le luxe et l’orgueil de leurs mains le couronnent
Tout fier il montre alors un front plus sourcilleux :
Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
Par son ordre amenant les procès et la guerre,
En tous lieux de ce pas vont partager la terre ;
En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort,
Vont chez elle établir le seul droit du plus fort.
Le nouveau roi triomphe, et, sur ce droit inique,
Bâtit de vaines lois un code fantastique ;
Avant tout aux mortels prescrit de se venger,
L’un l’autre au moindre affront les force à s’égorger,
Et dans leur âme, en vain de remords combattue,
Trace en lettres de sang ces deux mots : Meurs ou tue[238].
Alors, ce fut alors, sous ce vrai Jupiter,
Qu’on vit naître ici-bas le noir siècle de fer.
Le frère au même instant s’arma contre le frère ;
Le fils trempa ses mains dans le sang de son père ;
La soif de commander enfanta des tyrans,

Du Tanaïs[239] au Nil porta les conquérans ;
L’ambition passa pour la vertu sublime :
Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime :
On ne vit plus que haine et que division,
Qu’envie, effroi, tumulte, horreur, confusion.
QuLe véritable honneur sur la voûte céleste
Est enfin averti de ce trouble funeste.
Il part sans différer, et descendu des cieux,
Va partout se montrer dans les terrestres lieux :
Mais il n’y fait plus voir qu’un visage incommode ;
On n’y peut plus souffrir ses vertus hors de mode ;
Et lui-même, traité de fourbe et d’imposteur,
Est contraint de ramper aux pieds du séducteur.
Enfin, las d’essuyer outrage sur outrage,
Il livre les humains à leur triste esclavage ;
S’en va trouver sa sœur, et dès ce même jour,
Avec elle s’envole au céleste séjour.
Depuis, toujours ici riche de leur ruine,
Sur les tristes mortels le faux honneur domine,
Gouverne tout, fait tout, dans ce bas univers ;
Et peut-être est-ce lui qui m’a dicté ces vers.
Mais en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable
Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable.


DISCOURS DE L’AUTEUR
POUR SERVIR D’APOLOGIE À LA SATIRE SUIVANTE[240].


Quelque heureux succès qu’aient eu mes ouvrages, j’avois résolu depuis leur dernière édition de ne plus rien donner au public ; et quoiqu’à mes heures perdues, il y a environ cinq ans, j’eusse encore fait contre l’équivoque une satire que tous ceux à qui je l’ai communiquée ne jugeoient pas inférieure à mes autres écrits, bien loin de la publier, je la tenois soigneusement cachée, et je ne croyois pas que, moi vivant, elle dût jamais voir le jour. Ainsi donc, aussi soigneux désormais de me faire oublier, que j’avois été autrefois curieux de faire parler de moi, je jouissois, à mes infirmités près, d’une assez grande tranquillité, lorsque tout d’un coup j’ai appris qu’on débitoit dans le monde, sous mon nom, quantité de méchans écrits, et entre autres une pièce en vers contre les jésuites, également odieuse et insipide, et où l’on me faisoit, en mon propre nom, dire à toute leur société les injures les plus atroces et les plus grossières. J’avoue que cela m’a donné un très-grand chagrin : car, bien que tous les gens sensés aient connu sans peine que la pièce n’étoit point de moi, et qu’il n’y ait eu que de très-petits esprits qui aient présumé que j’en pouvois être l’auteur, la vérité est pourtant que je n’ai pas regardé comme un médiocre affront de me voir soupçonné, même par des ridicules, d’avoir fait un ouvrage si ridicule.

J’ai donc cherché les moyens les plus propres pour me laver de cette infamie ; et, tout bien considéré, je n’ai point trouvé de meilleur expédient que de faire imprimer ma satire contre l'Équivoque ; parce qu’en la lisant, les moins éclairés même de ces petits esprits, ouvriroient peut-être les yeux, et verroient manifestement le peu de rapport qu’il y a de mon style, même en l’âge où je suis, au style bas et rampant de l’auteur de ce pitoyable écrit. Ajoutez à cela que je pouvois mettre à la tête de ma satire en la donnant au public un avertissement en manière de préface, où je me justifierois pleinement et tirerois tout le monde d’erreur. C’est ce que je fais aujourd’hui ; et j’espère que le peu que je viens de dire produira l’effet que je me suis proposé. Il ne me reste donc plus maintenant qu’à parler de la satire pour laquelle est fait ce discours.

Je l’ai composée par le caprice du monde le plus bizarre, et par une espèce de dépit et de colère poétique, s’il faut ainsi dire, qui me saisit à l’occasion de ce que je vais raconter. Je me promenois dans mon jardin à Auteuil, et rêvois en marchant à un poëme que je voulois faire contre les mauvais critiques de notre siècle. J’en avois même déjà composé quelques vers, dont j’étois assez content. Mais voulant continuer, je m’aperçus qu’il y avoit dans ces vers une équivoque de langue ; et m’étant sur-le-champ mis en devoir de la corriger, je n’en pus jamais venir à bout. Cela m’irrita de telle manière, qu’au lieu de m’appliquer davantage à réformer cette équivoque, et de poursuivre mon poëme contre les faux critiques, la folle pensée me vint de faire contre l’équivoque même une satire, qui pût me venger de tous les chagrins qu’elle m’a causés depuis que je me mêle d’écrire. Je vis bien que je ne rencontrerois pas de médiocres difficultés à mettre en vers un sujet si sec ; et même il s’en présenta d’abord une qui m’arrêta tout court : ce fut de savoir duquel des deux genres, masculin ou féminin, je ferois le mot d’équivoque, beaucoup d’habiles écrivains, ainsi que le remarque Vaugelas, le faisant masculin. Je me déterminai pourtant assez vite au féminin, comme au plus usité des deux : et bien loin que cela empêchât l’exécution de mon projet, je crus que ce ne seroit pas une méchante plaisanterie de commencer ma satire par cette difficulté même. C’est ainsi que je m’engageai dans la composition de cet ouvrage. Je croyois d’abord faire tout au plus cinquante ou soixante vers, mais ensuite les pensées me venant en foule, et les choses que j’avois à reprocher à l’équivoque se multipliant à mes yeux, j’ai poussé ces vers jusqu’à près de trois cent cinquante.

C’est au public maintenant à voir si j’ai bien ou mal réussi. Je n’emploierai point ici, non plus que dans les préfaces de mes autres écrits, mon adresse et ma rhétorique à le prévenir en ma faveur. Tout ce que je lui puis dire, c’est que j’ai travaillé cette pièce avec le même soin que toutes mes autres poésies. Une chose pourtant dont il est bon que les jésuites soient avertis, c’est qu’en attaquant l’équivoque, je n’ai pas pris ce mot dans toute l’étroite rigueur de sa signification grammaticale ; le mot d’équivoque, en ce sens-là, ne voulant dire qu’une ambiguïté de parler ; mais que je l’ai pris, comme le prend ordinairement le commun des hommes, pour toute sorte d’ambiguïté de sens, de pensées, d’expressions, et enfin pour tous ces abus et toutes ces méprises de l’esprit humain qui font qu’il prend souvent une chose pour une autre. Et c’est dans ce sens que j’ai dit que l’idolâtrie avoit pris naissance de l’équivoque ; les hommes, à mon avis, ne pouvant pas s’équivoquer plus lourdement que de prendre des pierres, de l’or et du cuivre pour Dieu. J’ajouterai à cela que la Providence divine, ainsi que je l’établis clairement dans ma satire, n’ayant permis chez eux cet horrible aveuglement qu’en punition de ce que leur premier père avoit prêté l’oreille aux promesses du démon, j’ai pu conclure infailliblement que l’idolâtrie est un fruit, ou, pour mieux dire, un véritable enfant de l’équivoque. Je ne vois donc pas qu’on me puisse faire sur cela aucune bonne critique ; surtout ma satire étant un pur jeu d’esprit, où il seroit ridicule d’exiger une précision géométrique de pensées et de paroles.

Mais il y a une autre objection plus importante et plus considérable qu’on me fera peut-être au sujet des propositions de morale relâchée que j’attaque dans la dernière partie de mon ouvrage ; car ces propositions ayant été, à ce qu’on prétend, avancées par quantité de théologiens, même célèbres, la moquerie que j’en fais peut, dira-t-on, diffamer en quelque sorte ces théologiens, et causer ainsi une espèce de scandale dans l’Église. À cela je réponds premièrement qu’il n’y a aucune des propositions que j’attaque qui n’ait été plus d’une fois condamnée par toute l’Église, et tout récemment encore par deux des plus grands papes qui aient depuis longtemps rempli le saint-siège. Je dis en second lieu qu’à l’exemple de ces célèbres vicaires de Jésus-Christ, je n’ai point nommé les auteurs de ces propositions, ni aucun de ces théologiens dont on dit que je puis causer la diffamation, et contre lesquels même j’avoue que je ne puis rien décider, puisque je n’ai point lu ni ne suis d’humeur à lire leurs écrits, ce qui seroit pourtant absolument nécessaire pour prononcer sur les accusations que l’on forme contre eux ; leurs accusateurs pouvant les avoir mal entendus, et s’être trompés dans l’intelligence des passages où ils prétendent que sont ces erreurs dont ils les accusent. Je soutiens en troisième lieu qu’il est contre la droite raison de penser que je puisse exciter quelque scandale dans l’Église, en traitant de ridicules des propositions rejetées de toute l’Église, et plus dignes encore, par leur absurdité, d’être sifflées de tous les fidèles, que réfutées sérieusement. C’est ce que je me crois obligé de dire pour me justifier. Que si après cela il se trouve encore quelques théologiens qui se figurent qu’en décriant ces propositions j’ai eu en vue de les décrier eux-mêmes, je déclare que cette fausse idée qu’ils ont de moi ne sauroit venir que des mauvais artifices de l’équivoque, qui, pour se venger des injures que je lui dis dans ma pièce, s’efforce d’intéresser dans sa cause ces théologiens, en me faisant penser ce que je n’ai pas pensé, et dire ce que je n’ai point dit.

Voilà, ce me semble, bien des paroles, et peut-être trop de paroles employées pour justifier un aussi peu considérable ouvrage qu’est la satire qu’on va voir. Avant néanmoins que de finir, je ne crois pas me pouvoir dispenser d’apprendre aux lecteurs qu’en attaquant, comme je fais dans ma satire, ces erreurs, je ne me suis point fié à mes seules lumières ; mais qu’ainsi que je l’ai pratiqué, il y a environ dix ans, à l’égard de mon épitre de l’Amour de Dieu, j’ai non-seulement consulté sur mon ouvrage tout ce que je connois de plus habiles docteurs, mais je l’ai donné à examiner au prélat de l’Église qui, par l’étendue de ses connoissances et par l’éminence de sa dignité, est le plus capable et le plus en droit de prescrire ce que je dois penser sur ces matières : je veux dire M. le cardinal de Noailles, mon archevêque. J’ajouterai que ce pieux et savant cardinal a eu trois semaines ma satire entre les mains, et qu’à mes instantes prières, après l’avoir lue et relue plus d’une fois, il me l’a enfin rendue en me comblant d’éloges, et m’a assuré qu’il n’y avoit trouvé à redire qu’un seul mot, que j’ai corrigé sur-le-champ, et sur lequel je lui ai donné une entière satisfaction. Je me flatte donc qu’avec une approbation si authentique, si sûre et si glorieuse, je puis marcher la tête levée, et dire hardiment des critiques qu’on pourra faire désormais contre la doctrine de mon ouvrage, que ce ne sauroient être que de vaines subtilités d’un tas de misérables sophistes formés dans l’école du mensonge, et aussi affidés amis de l’équivoque, qu’opiniâtres ennemis de Dieu, du bon sens et de la vérité.


SATIRE XII.

1705.

L’ÉQUIVOQUE.


DeDu langage françois bizarre hermaphrodite.
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit[241] ? car sans peine aux rimeurs hasardeux
L’usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
Tu ne me réponds rien. Sors d’ici, fourbe insigne,
Mâle aussi dangereux que femelle maligne,
Qui crois rendre innocens les discours imposteurs ;
Tourment des écrivains, juste effroi des lecteurs :
Par qui de mots confus sans cesse embarrassée
Ma plume, en écrivant, cherche en vain ma pensée
Laisse-moi ; va charmer de tes vains agrémens
Les yeux faux et gâtés de tes louches amans,
Et ne viens point ici de ton ombre grossière
Envelopper mon style, ami de la lumière.
Tu sais bien que jamais chez toi, dans mes discours,
Je n’ai d’un faux brillant emprunté le secours :
Fuis donc. Mais non, demeure ; un démon qui m’inspire

Veut qu’encore une utile et dernière satire,
De ce pas en mon livre exprimant tes noirceurs,
Se vienne, en nombre pair, joindre à ses onze sœurs,
Et je sens que ta vue échauffe mon audace.
Viens, approche voyons, malgré l'âge et sa glace,
Si ma muse aujourd’hui sortant de sa langueur,
Pourra trouver encore un reste de vigueur.
PoMais où tend, dira-t-on, ce projet fantastique ?
Ne vaudroit-il pas mieux dans mes vers, moins caustique,
Répandre de tes jeux le sel divertissant,
Que d’aller contre toi, sur ce ton menaçant,
Pousser jusqu’à l’excès ma critique boutade ?
PoJe ferois mieux, j’entends, d’imiter Benserade.
C’est par lui qu’autrefois, mise en ton plus beau jour,
Tu sus, trompant les yeux du peuple et de la cour,
Leur faire, à la faveur de tes bluettes folles,
Goûter comme bons mots tes quolibets frivoles.
Mais ce n’est plus le temps : le public détrompé
D’un pareil enjouement ne se sent plus frappé.
Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
Hors de mode aujourd’hui chez nos plus froids badins,
Sont des collets montés et des vertugadins.
Le lecteur ne sait plus admirer dans Voiture
De ton froid jeu de mots l’insipide figure :
C’est à regret qu’on voit cet auteur si charmant,
Et pour mille beaux traits vanté si justement,
Chez toi toujours cherchant quelque finesse aiguë,
Présenter au lecteur sa pensée ambiguë,
Et souvent du faux sens d’un proverbe affecté
Faire de son discours la piquante beauté.
FaMais laissons là le tort qu’à ses brillans ouvrages
Fit le plat agrément de tes vains badinages.
Parlons des maux sans fin que ton sens de travers,

Source de toute erreur, sema dans l’univers :
Et, pour les contempler jusque dans leur naissance,
Dès le temps nouveau-né, quand la Toute-Puissance
D’un mot forma le ciel, l’air, la terre et les flots,
N’est-ce pas toi, voyant le monde à peine éclos,
Qui, par l’éclat trompeur d’une funeste pomme,
Et tes mots ambigus, fis croire au premier homme
Qu’il alloit, en goûtant de ce morceau fatal,
Comblé de tout savoir, à Dieu se rendre égal ?
Il en fit sur-le-champ la folle expérience :
Mais tout ce qu’il acquit de nouvelle science
Fut que, triste et honteux de voir sa nudité,
Il sut qu’il n’étoit plus, grâce à sa vanité,
Qu’un chétif animal pétri d’un peu de terre,
À qui la faim, la soif partout faisoient la guerre,
Et qui, courant toujours de malheur en malheur,
A la mort arrivoit enfin par la douleur.
Oui, de tes noirs complots et de ta triste rage
Le genre humain perdu fut le premier ouvrage.
Et bien que l’homme alors parût si rabaissé,
Par toi contre le ciel un orgueil insensé
Armant de ses neveux la gigantesque engeance,
Dieu résolut enfin, terrible en sa vengeance,
D’abîmer sous les eaux tous ces audacieux.
Mais avant qu’il lâchât les écluses des cieux,
Par un fils de Noé fatalement sauvée.
Tu fus, comme serpent, dans l’arche conservée,
Et d’abord poursuivant tes projets suspendus,
Chez les mortels restans, encor tout éperdus,
De nouveau tu semas tes captieux mensonges,
Et remplis leurs esprits de fables et de songes.
Tes voiles offusquant leurs yeux de toutes parts,
Dieu disparut lui-même à leurs troubles regards.
Alors ce ne fut plus que stupide ignorance,

Qu’impiété sans borne en son extravagance,
Puis, de cent dogmes faux la superstition
Répandant l’idolâtre et folle illusion
Sur la terre en tout lieu disposée à les suivre,
L’art se tailla des dieux d’or, d’argent et de cuivre ;
Et l’artisan lui-même, humblement prosterné
Aux pieds du vain métal par sa main façonné,
Lui demanda les biens, la santé, la sagesse.
Le monde fut rempli de dieux de toute espèce :
On vit le peuple fou qui du Nil boit les eaux
Adorer les serpens, les poissons, les oiseaux,
Aux chiens, aux chats, aux boucs offrir des sacrifices,
Conjurer l’ail, l’oignon, d’être à ses vœux propices ;
Et croire follement maîtres de ses destins
Ces dieux nés du fumier porté dans ses jardins.
CeBientôt te signalant par mille faux miracles,
Ce fut toi qui partout fis parler les oracles :
C’est par ton double sens dans leurs discours jeté
Qu’ils surent, en mentant, dire la vérité ;
Et sans crainte, rendant leurs réponses normandes,
Des peuples et des rois engloutir les offrandes.
DeAinsi, loin du vrai jour par toi toujours conduit,
L’homme ne sortit plus de son épaisse nuit.
Pour mieux tromper ses yeux, ton adroit artifice
Fit à chaque vertu prendre le nom d’un vice ;
Et par toi, de splendeur faussement revêtu,
Chaque vice emprunta le nom d’une vertu.
Par toi l’humilité devint une bassesse ;
La candeur se nomma grossièreté, rudesse.
Au contraire, l’aveugle et folle ambition
S’appela des grands cœurs la belle passion :
Du nom de fierté noble on orna l’impudence,
Et la fourbe passa pour exquise prudence :
L’audace brilla seule aux yeux de l’univers ;

Et pour vraiment héros, chez les hommes pervers,
On ne reconnut plus qu’usurpateurs iniques,
Que tyranniques rois censés grands politiques,
Qu’infâmes scélérats à la gloire aspirans,
Et voleurs revêtus du nom de conquérans,
EtMais à quoi s’attacha ta savante malice ?
Ce fut surtout à faire ignorer la justice.
Dans les plus claires lois ton ambiguïté
Répandant son adroite et fine obscurité,
Aux yeux embarrassés des juges les plus sages
Tout sens devint douteux, tout mot eut deux visages.
Plus on crut pénétrer, moins on fut éclairci ;
Le texte fut souvent par la glose obscurci :
Et pour comble de maux, à tes raisons frivoles
L’éloquence prêtant l’ornement des paroles,
Tous les jours accablé sous leur commun effort,
Le vrai passa pour faux, et le bon droit eut tort.
Voilà comme, déchu de sa grandeur première,
Concluons, l’homme enfin perdit toute lumière,
Et, par tes yeux trompeurs se figurant tout voir,
Ne vit, ne sut plus rien, ne put plus rien savoir.
NeDe la raison pourtant, par le vrai Dieu guidée,
Il resta quelque trace encor dans la Judée.
Chez les hommes ailleurs sous ton joug gémissans
Vainement on chercha la vertu, le droit sens :
Car, qu’est-ce, loin de Dieu, que l’humaine sagesse ?
Et Socrate, l’honneur de la profane Grèce,
Qu’étoit-il en effet, de prés examiné,
Qu’un mortel par lui-même au seul mal entraîné
Et, malgré la vertu dont il faisoit parade,
Très-équivoque ami du jeune Alcibiade ?
Oui, j’ose hardiment l’affirmer contre toi,
Dans le monde idolâtre, asservi sous ta loi,
Par l’humaine raison de clarté dépourvue

L’humble et vraie équité fut à peine entrevue :
Et, par un sage altier, au seul faste attaché,
Le bien même accompli souvent fut un péché.
LePour tirer l’homme enfin de ce désordre extrême,
Il fallut qu’ici-bas Dieu, fait homme lui-même,
Vint du sein lumineux de l’éternel séjour
De tes dogmes trompeurs dissiper le faux jour.
A l’aspect de ce Dieu les démons disparurent ;
Dans Delphes, dans Délos, tes oracles se turent :
Tout marqua, tout sentit sa venue en ces lieux ;
L’estropié marcha, l’aveugle ouvrit les yeux.
Mais bientôt contre lui ton audace rebelle,
Chez la nation même à son culte fidèle,
De tous côtés arma tes nombreux sectateurs,
Prêtres, pharisiens, rois, pontifes, docteurs.
C’est par eux que l’on vit la vérité suprême
De mensonge et d’erreur accusée elle-même,
Au tribunal humain le Dieu du ciel traîné,
Et l’auteur de la vie à mourir condamné.
Ta fureur toutefois à ce coup fut déçue,
Et pour toi ton audace eut une triste issue
Dans la nuit du tombeau ce Dieu précipité
Se releva soudain tout brillant de clarté ;
Et partout sa doctrine en peu de temps portée
Fut du Gange et du Nil et du Tage écoutée.
Des superbes autels à leur gloire dressés
Tes ridicules dieux tombèrent renversés :
On vit en mille endroits leurs honteuses statues
Pour le plus bas usage utilement fondues ;
Et gémir vainement Mars, Jupiter, Vénus,
Urnes, vases, triépieds, vils meubles devenus.
Sans succomber pourtant tu soutins cet orage
Et, sur l’idolâtrie enfin perdant courage,
Pour embarrasser l’homme en des nœuds plus subtils,

Tu courus chez Satan brouiller de nouveaux fils.
TuAlors, pour seconder ta triste frénésie,
Arriva de l’enfer ta fille, l’hérésie.
Ce monstre, dés l’enfance à ton école instruit,
De tes leçons bientôt te fit goûter le fruit.
Par lui l’erreur, toujours finement apprêtée,
Sortant pleine d’attraits de sa bouche empesté,
De son mortel poison tout courut s’abreuver,
Et l’Église elle-même eut peine à s’en sauver.
Elle-même deux fois, presque toute arienne,
Sentit chez soi trembler la vérité chrétienne ;
Lorsqu’attaquant le Verbe et sa divinité,
D’une syllabe impie un saint mot augmenté
Remplit tous les esprits d’aigreurs si meurtrières,
Et fit de sang chrétien couler tant de rivières.
Le fidèle, au milieu de ces troubles confus,
Quelque temps égaré, ne se reconnut plus ;
Et dans plus d’un aveugle et ténébreux concile
Le mensonge parut vainqueur de l’Évangile.
LeMais à quoi bon ici du profond des enfers,
Nouvel historien de tant de maux soufferts,
Rappeler Arius[242], Valentin[243], et Pélage[244],
Et tous ces fiers démons que toujours d’âge en âge

Dieu, pour faire éclaircir à fond ses vérités,
A permis qu’aux chrétiens l’enfer ait suscités ?
Laissons hurler là-bas tous ces damnés antiques,
Et bornons nos regards aux troubles fanatiques
Que ton horrible fille ici sut émouvoir,
Quand Luther et Calvin, remplis de ton savoir,
Et soi-disant choisis pour réformer l’Église,
Vinrent du célibat affranchir la prêtrise,
Et, des vœux les plus saints blâmant l’austérité,
Aux moines las du joug rendre la liberté.
Alors n’admettant plus d’autorité visible,
Chacun fut de la foi censé juge infaillible ;
Et, sans être approuvé par le clergé romain,
Tout protestant fut pape, une Bible à la main.
De cette erreur dans peu naquirent plus de sectes
Qu’en automne on ne voit de bourdonnans insectes
Fondre sur les raisins nouvellement mûris,
Ou qu’en toutes saisons sur les murs, à Paris,
On ne voit affichés de recueils d’amourettes,
De vers, de contes bleus, de frivoles sornettes,
Souvent peu recherchés du public nonchalant,
Mais vantés à coup sûr du Mercure Galant.
Ce ne fut plus partout que fous anabaptistes,
Qu’orgueilleux puritains, qu’exécrables déistes.
Le plus vil artisan eut ses dogmes à soi,
Et chaque chrétien fut de différente loi.
La Discorde, au milieu de ces sectes altières,
En tout lieu cependant déploya ses bannières ;
Et ta fille, au secours des vains raisonnemens
Appelant le ravage et les embrasemens,
Fit, en plus d’un pays, aux villes désolées,
Sous l’herbe en vain chercher leurs églises brûlées.
L’Europe fut un champ de massacre et d’horreur,
Et l’orthodoxe même, aveugle en sa fureur,

De tes dogmes trompeurs nourrissant son idée,
Oublia la douceur aux chrétiens commandée,
Et crut, pour venger Dieu de ses fiers ennemis,
Tout ce que Dieu défend légitime et permis.
Au signal tout à coup donné pour le carnage[245],
Dans les villes, partout, théâtres de leur rage,
Cent mille faux zélés, le fer en main courans,
Allèrent attaquer leurs amis, leurs parens ;
Et, sans distinction, dans tout sein hérétique
Pleins de joie enfoncer un poignard catholique.
Car quel lion, quel tigre égale en cruauté
Une injuste fureur qu’arme la piété ?
UnCes fureurs, jusqu’ici du vain peuple admirées,
Étoient pourtant toujours de l’Église abhorrées ;
Et, dans ton grand crédit pour te bien conserver,
Il falloit que le ciel parût les approuver :
Ce chef-d’œuvre devoit couronner ton adresse.
Pour y parvenir donc, ton active souplesse,
Dans l’école abusant tes grossiers écrivains,
Fit croire à leurs esprits ridiculement vains
Qu’un sentiment impie, injuste, abominable,
Par deux ou trois d’entre eux réputé soutenable,
Prenoit chez eux un sceau de probabilité,
Qui même contre Dieu lui donnoit sûreté ;
Et qu’un chrétien pouvoit, rempli de confiance,
Même en le condamnant, le suivre en conscience.
C’est sur ce beau principe, admis si follement,
Qu’aussitôt tu posas l’énorme fondement
De la plus dangereuse et terrible morale
Que Lucifer, assis dans sa chaire infernale,
Vomissant contre Dieu ses monstrueux sermons,
Ait jamais enseignée aux novices démons.

Soudain, au grand honneur de l’école païenne,
On entendit prêcher dans l’Église chrétienne
Que sous le joug du vice un pécheur abattu
Pouvoit, sans aimer Dieu ni même la vertu,
Par la seule frayeur au sacrement unie,
Admis au ciel, jouir de la gloire infinie ;
Et que, les clefs en main, sur ce seul passe-port.
Saint Pierre à tous venans devoit ouvrir d’abord.
SaAinsi, pour éviter l’éternelle misère,
Le vrai zèle au chrétien n’étant plus nécessaire,
Tu sus, dirigeant bien en eux l’intention,
De tout crime laver la coupable action.
Bientôt, se parjurer cessa d’être un parjure ;
L’argent à tout denier se prêta sans usure ;
Sans simonie, on put, contre un bien temporel,
Hardiment échanger un bien spirituel ;
Du soin d’aider le pauvre on dispensa l’avare ;
Et même chez les rois le superflu fut rare.
C’est alors qu’on trouva, pour sortir d’embarras,
L’art de mentir tout haut en disant vrai tout bas ;
C’est alors qu’on apprit qu’avec un peu d’adresse
Sans crime un prêtre peut vendre trois fois sa messe ;
Pourvu que, laissant là son salut à l’écart,
Lui-même en la lisant n’y prenne aucune part.
C’est alors que l’on sut qu’on peut pour une pomme,
Sans blesser la justice, assassiner un homme :
Assassiner ! ah ! non, je parle improprement ;
Mais que, prêt à la perdre, on peut innocemment,
Surtout ne la pouvant sauver d’une autre sorte,
Massacrer le voleur qui fuit et qui l’emporte.
Enfin ce fut alors que, sans se corriger,
Tout pécheur…[246]. Mais où vais-je aujourd’hui m’engager ?

Veux-je d’un pape illustre[247], armé contre tes crimes,
À tes yeux mettre ici toute la bulle en rimes ;
Exprimer tes détours burlesquement pieux
Pour disculper l’impur, le gourmand, l’envieux ;
Tes subtils faux-fuyans pour sauver la mollesse,
Le larcin, le duel, le luxe, la paresse,
En un mot, faire voir à fond développés
Tous ces dogmes affreux d’anathème frappés,
Que, sans peur débitant tes distinctions folles,
L’erreur encor pourtant maintient dans tes écoles ?
Mais sur ce seul projet soudain puis-je ignorer
À quels nombreux combats il faut me préparer ?
J’entends déjà d’ici tes docteurs frénétiques
Hautement me compter au rang des hérétiques,
M’appeler scélérat, traître, fourbe, imposteur.
Froid plaisant, faux bouffon, vrai calomniateur[248],
De Pascal[249], de Wendrock[250] copiste misérable ;
Et, pour tout dire enfin, janséniste exécrable.
J’aurai beau condamner, en tous sens expliqués,
Les cinq dogmes fameux par ta main fabriqués[251],

Blâmer de tes docteurs la morale risible :
C’est, selon eux, prêcher un calvinisme horrible,
C’est nier qu’ici-bas par l’amour appelé
Dieu pour tous les humains voulut être immolé.
DiPrévenons tout ce bruit : trop tard, dans le naufrage,
Confus on se repent d’avoir bravé l’orage.
Halte-là donc, ma plume. Et toi, sors de ces lieux,
Monstre à qui, par un trait des plus capricieux,
Aujourd’hui terminant ma course satirique,
J’ai prêté dans mes vers une âme allégorique.
Fuis, va chercher ailleurs tes patrons bien-aimés,
Dans ces pays par toi rendus si renommés,
Où l’Orne épand ses eaux, et que la Sarthe arrose[252] ;
Ou, si plus sûrement tu veux gagner ta cause,
Porte-la dans Trévoux[253], à ce beau tribunal
Où de nouveaux Midas un sénat monacal,
Tous les mois, appuyé de ta sœur l’Ignorance,
Pour juger Apollon tient, dit-on, sa séance.

    provinciales de Pascal, contre les doctrines alors professées par les fameux jésuites espagnols.

  1. À Rouen, en 1665.
  2. Ce Jugement sur les sciences, dont Boileau ignorait l’auteur quand il écrivit cette préface, est l’œuvre de Saint-Évremont.
  3. Les satires III et V qui paraissaient alors pour la première fois.
  4. Georges Scudéri.
  5. Boileau, dans les éditions faites sous ses yeux, a écrit de sens froid, et non de sang-froid.
  6. Les épîtres II et III.
  7. Boileau parle de son emploi d’historiographe. Les épitres dont il s’agit sont les épitres V, VI, VII, VIII et IX.
  8. Boileau, dans les éditions du Lutrin postérieures à 1700, remplaça l’horlogère par la perruquière.
  9. La fin de cette préface est devenue la préface particulière du Lutrin.
  10. Le Parallèle des anciens et des modernes.
  11. Aujourd’hui nous écririons faites.
  12. Fraguier quitta les jésuites, et devint membre de l’Académie des inscriptions.
  13. La Landelle quitta aussi les jésuites, et prit le nom d’abbé de Saint-Remi. Il a traduit tout Virgile en français.
  14. Aujourd’hui nous écririons vues.
  15. L’abbé Régnier Desmarais, secrétaire de l’Académie française.
  16. « De penser que les bagatelles que j’écris sont quelque chose. »
    Catulle, Lettre à Cornélius Aepos.
  17. Voy. ci-dessus, p. 43, 44.
  18. Le discours au roi, placé en tête des poésies de Boileau, n’est pas son premier ouvrage. Lorsqu’il le fit (1665) il était âgé de vingt-neuf ans, et il avait déjà composé cinq de ses satires.
  19. À la mort de Mazarin, Louis XIV prit la direction des affaires.
  20. Tel était au dix-septième siècle le diapason de l’éloge, monté à un point qu’il touchait à l’apothéose. Mme de Sévigné raconte, avec son style habituel, dans une lettre datée du 13 juin 1685, un trait de flatterie qui dépassait tellement la mesure qu’on dut s’en inquiéter : « On nous mande, écrit-elle, que les Minimes de Provence ont dédié une thèse au roi, où ils le comparent à Dieu, mais d’une manière qu’on voit clairement que Dieu n’est que la copie. On l’a montrée à M. de Meaux (Bossuet), qui l’a portée au roi, disant que Sa Majesté ne la devoit pas souffrir. Le roi a été de cet avis ; on a renvoyé la thèse en Sorbonne pour juger ; la Sorbonne a décidé qu’il la falloit supprimer. Trop est trop ; je n’eusse jamais soupçonné des Minimes d’en venir à cette extrémité. » Boileau n’allait pas jusque-là, et en comparant le roi aux dieux de l’Olympe, il se sauvait de l’hérésie par le paganisme.
  21. Charpentier avait composé l’Églogue royale en l’honneur de Louis XIV.
  22. Chapelain dans un sonnet avait comparé le roi au soleil.
  23. Pierre du Pelletier était l’auteur de mauvais sonnets qu’il allait colporter île maison en maison pour en recevoir le salaire.
  24. On fait un trop facile usage de ces rimes mus et amuse, et c’est à l’occasion de ce vers qu’un poëte satirique voulant à son tour critiquer Boileau, publia ce vers :

    Il s’amuse à sa muse, et sa muse l’amuse.

  25. Démocrite disait que la vérité se tenait cachée au fond d’un puits et que personne ne l’en avait encore pu tirer.
  26. Molière avait déjà composé le Tartuffe, et Boileau fait allusion dans ce vers, à ce chef-d’œuvre, que Molière n’avait pu encore obtenir l'autorisation de faire représenter devant le public.
  27. Pour prévenir une disette imminente, Louis XIV avait rendu un édit qui favorisait l’importation des blés étrangers.
  28. Allusion à une double réparation que Louis XIV avait exigée de deux insultes faites dans ce temps-là à ses ambassadeurs, l’une à Londres par l’ambassadeur d’Espagne, l’autre à Rome par des gardes Corses. Le Tage représente L’Espagne et Le Tibre est pris pour l’Italie.
  29. Autre allusion à la victoire du duc de Beaufort sur les pirates.
  30. Colbert venait de fonder la Compagnie des Indes occidentales et celle des grandes Indes.
  31. Ce discours parut pour la première fois en même temps que la neuvième satire. Mais comme il leur sert d’introduction, nous l’avons place en tête des satires.
  32. Ceci regarde particulièrement Colin qui avait publié une méchante satire contre Boileau, qui semble en cette circonstance se rappeler le vers d’Horace

    Genus irritabile vatum ;

    ce qui prouve que ce renom d’irritabilité chez les poëtes date de loin.

  33. Est-ce que Lélius et le héros qui mérita son glorieux nom par la ruine de Carthage se trouvèrent offensés des hardiesses de son génie ? Lui reprochèrent-ils d’avoir déchiré Métellus et accablé Lupus de vers flétrissants ? Horace, liv. II, satire I.
  34. Cependant il attaqua les grands aussi bien que le peuple dans toutes les classes. (Horace, ibid.)
  35. Gallet était un joueur célèbre du siècle précédent, criblé de dettes, et qui ne donnait pour toute garantie à ses créanciers que ses futurs gains ; ce qui faisait dire à Regnier : Comme sur un bon fonds de rente et de recettes Dessus sept ou quatorze il assigne ses dettes.
  36. Le Cousin n’était autre qu’un fou de la cour du roi Henri IV, et qui avait pris l’habitude de dire en parlant du roi : le roi mon cousin. De là son surnom. Regnier disait de lui De peur de réparer, il laisse sa maison ; Que son lit ne défonce, il dort dessus la dure. Et n’a, crainte du chaud, que l’air pour couverture.
  37. Puisse celui qui ne hait point Bavius, aimer tes vers, o Mévius. (Virgile, Églogue III, v. 90.)
  38. Neuf-Germain était un célèbre faiseur d’acrostiches sous Louis XIII. La nouveauté de sa poésie consistait à placer à la fin de ses vers une syllabe du nom du personnage auquel il les dédiait. Il faut croire qu’il ne se faisait guère d’illusion sur son mérite, puisqu’il s’intitulait lui-même poëte hétéroclite de Monsieur.
  39. Cette pièce est le début satirique de Boileau. Il la commença en 1660, à l’âge de vingt-quatre ans ; elle comprenait d’abord la description des embarras de Paris, que le poëte en détacha et qui forme aujourd’hui la sixième satire.
  40. Cassandre, le traducteur de la Rhétorique d’Aristote. Son esprit atrabilaire et son caractère nuisirent au succès de ses œuvres. Il vécut fort gêné et mourut en 1673, maugréant contre les hommes et même contre Dieu.
  41. Au temps de Boileau les débiteurs qui avaient fait faillite ne pouvaient sortir que revêtus d’un bonnet vert, marque infamante destinée à prémunir le public contre eux.
  42. George, pour Gorge, fameux traitant qui acheta le comté de Meillan et le marquisat d’Entragues, et dont le fils fut créé duc de Phalaris par le pape.
  43. Boileau, pour dépayser le lecteur, avait mis en note, dans l’édition de 1667 : « C’est un hôtelier du pays blaisois. » Dans l’édition de 1713, on lit la note suivante : « Procureur très-décrié, qui a été dans la suite condamné à faire amende honorable et banni à perpétuité. »
  44. L’abbé de La Rivière, en ce temps-là, fut fait évêque de Langres ; il avoit été régent dans un collège. (B.) — Cet abbé de La Rivière se nommait Louis Barbier. C’est lui qui fut si connu comme confident de Gaston, duc d’Orléans. L’évêque de Langres était duc et pair.
  45. Il y a eu deux Colletet, tous deux poëtes, Guillaume, et son fils François, dont il s’agit ici, auteur de la Muse coquette, etc.. Boileau avait mis d’abord Pelletier au lieu de Colletet.
  46. Célèbre parasite dont Ménage a écrit la vie. (B.)
  47. Le roi, en ce temps-là, à la sollicitation de M. Colbert, donna plusieurs pensions aux hommes de lettres. (B.)
  48. Chapelain, à la demande du roi, avait dressé la liste des gens de lettres et des savants entre lesquels Louis XIV devait répartir ses libéralités. Il ne s’était pas oublié, et il avait pensé à Cotin.
  49. On a plusieurs ouvrages de lui où il a beaucoup de génie ; il ne savoit pas le latin et étoit fort pauvre. (B.)
  50. Le poëme qu’il y porta étoit intitulé le poëme de la Lune, et il y louoit surtout le roi de savoir bien nager. (B.) — Saint-Amant, né à Rouen en 1598, mort en 1660, est l’auteur du poëme de Moyse sauvé.
  51. Célèbre fou que feu M. le prince de Condé avoit ramené avec lui des Pays-Bas, et qu’il donna au roi Louis XIV (B.) — L’Angéli amassa 25 000 écus.
  52. Jurisconsulte italien du quatorzième siècle.
  53. Brodeau a commenté Louet. (B.) — Louet avait publié un recueil d’arrêts avec des notes.
  54. Avocat célèbre.
  55. Célèbre procureur : il s’appeloit Pierre Fournier ; mais les gens de palais, pour abréger, l’appeloient Pé-Fournier. (B.)
  56. Le célèbre docteur janséniste.
  57. Saint-Sorlin a écrit contre Port-Royal.
  58. Sanguin de Saint-Pavin, abbé de Livry, était un libertin fameux, émule de des Barreaux et disciple de Théophile.
  59. Allusion à des Barreaux.
  60. Boileau avait d’abord fait ces vers différemment, et l’épigramme tombait sur Ménage.

    Si je pense à parler d’un galant de notre âge,

    Ma plume pour rimer rencontrera Ménage.


    Mais après la mort de l’abbé de Pure, arrivée en 1680, Ménage disparut pour faire place au traducteur, aujourd’hui oublié, de Quintilien.

  61. Quinault est l’auteur de la Mère Coquette et de tant d’opéras célèbres ; Boileau a donc tort de présenter Quinault, même avant ses opéras, comme un poëte sans valeur.
  62. Pelletier, poëte du dernier ordre, ne passait pas de jours sans produire un sonnet : Il prit ce trait pour un éloge, et fit imprimer dans ses propres ouvrages la satire de Boileau.
  63. Molière, à la lecture de ce vers, s’écria que c’était la plus belle vérité qu’il eût jamais entendue.
  64. Boileau s’est servi pour cette satire de deux modèles, Horace (Livre II, Satire VIII) et Régnier (Satire IX). Sans sortir de son style sévère et châtié, il a la touche fine et discrète d’Horace et cependant nous donne un tableau, où comme dans celle de Regnier tout est en relief et en saillie.
  65. Le roi, en ce temps-là, avoit supprimé un quartier des rentes. (B.)
  66. Célèbre marchand de vin du temps. (B.)
  67. Le commandeur de Saint-Jean-de-Latran, plus tard grand prieur de France, Jacques de Souvré, ainsi que Villandri, conseiller d’État étaient connus pour être de fins gourmets et aimer la bonne chère.
  68. Comme la comédie de Tartuffe avoit été défendue dans ce temps-là, chacun s’arrachoit Molière pour le prier de la réciter dans les salons. (B.)
  69. Lambert, musicien célèbre, étoit un fort bon homme qui promettoit à tout le monde de venir, mais qui ne venoit jamais. (B.)
  70. Roman en dix volumes de Mlle de Scudéry.
  71. Potage est pris ici dans le sens de premier service, sans cela on ne voit pas comment un coq pourrait y paraître.
  72. Cassagne et Cotin étaient tous deux de l’Académie française. On dit que c’est Furetières qui désigna à Boileau le nom de ses deux confrères. Cassagne, si l’un on croyait l’abbé d’Olivet, aurait été si affligé de ce sarcasme que sa tête se serait dérangée. Heureusement qu’il n’en fut rien ; Cassagne parut même ne ressentir de ce trait aucun ressentiment :
    mais il en fut autrement pour Cotin, qui mal mené également
    par Molière dans sa comédie des Femmes savantes, prit la chose au tragique, et ne cessa dès lors de cabaler contre Boileau.
  73. Mignot, pâtissier-traiteur, de la rue de la Harpe, trouvant dans cette plaisanterie une atteinte à son honneur, porta plainte au Parlement ; sa plainte ne fut pas accueillie : alors, il prit le parti d’envelopper ses pâtisseries et ses petits fours dans les pamphlets de Cotin qu’il fit imprimer à ses frais. La nouveauté de ce stratagème fit du bruit et donna à Mignot une grande vogue.
  74. Deux bons vins du terroir d’Orléans.
  75. Crenet était un célèbre marchand de vin dont la maison portait pour enseigne une Pomme de Pin. L’Hermitage est un vin renommé que produisent les coteaux des bords du Rhône.
  76. Ce nom de l’ordre des Coteaux lut donné à quelques grands seigneurs fins gourmets qui ne tenaient en estime que les vins produits par les vignobles renommés de la Champagne, qui sont aux environs de Reims.
  77. Molière venait de faire représenter sa pièce de Don Juan, ou le Festin de Pierre, dans laquelle on voit la statue du commandeur s’assoir silencieusement à la table de Don Juan
  78. Allusion à la guerre qui existait alors entre l’Angleterre et la Hollande, et dans laquelle Louis XIV avait pris parti pour les Hollandais.
  79. La Serre était né à Toulouse en 1600 ; il avait de l’esprit et surtout de l’entrain, et une bonhomie gasconne qui lui valut ses succès dans le monde. Il devint historiographe de Marie de Médicis et la suivit à Bruxelles lors de son exil.
  80. Brossette raconte qu’un jour Chapelain lisait son poëme chez M. le Prince, et recevait force compliments des auditeurs. Mais un des admirateurs remarquant la contenance réservée de Mme de Longueville, lui demanda si elle n’était pas touchée comme tout le monde de la beauté de cet ouvrage, « Sans doute cela est parfaitement beau, répondit-elle, mais bien ennuyeux. »
  81. Alexandre est une des premières tragédies de Racine. On prétend que Boileau avait recueilli ces jugements de la bouche d’un notable de Château-Thierry, où il était sans doute allé voir son ami La Fontaine.
  82. Ce passage est imité en entier de Regnier :

    Le pédant tout fumeux de vin et de doctrine

    Répond, Dieu sait comment. Le bon Jean se mutine.

    Il sembloit que la gloire en ce gentil assaut

    Fût à qui parlerait, non pas mieux, mais plus haut…

    …Ainsi ces gens, à se piquer ardens,

    Survinrent du parler, à tic-tac, torche, lorgne ;

    Qui, casse le museau, qui, son rival éborgne ;

    Qui, jette un pain, un plat, une assiette, un couteau,

    Qui, pour une rondache, empoigne un escabeau.

  83. L’abbé Le Vayer était un ami de Molière et de Boileau et le fils de Le Vayer, qui a laissé un très-grand nombre d’ouvrages
  84. Guenaud, médecin de la reine.
  85. Fredoc tenait une salle de jeu au Palais-Royal.
  86. Cet auteur, avant que son poëme de la Pucelle fût imprimé, passoit pour le premier auteur du siècle. L’impression gâta tout. (B).
  87. On tenoit chez Ménage toutes les semaines une assemblée où alloient beaucoup de petits esprits. (B.)
  88. Illustre prédicateur, alors curé de Saint-Nicolas-des-Champs, à Paris, et depuis évêque d’Agen. (B.)
  89. Dangeau, auteur de Mémoires sur la cour de Louis XII, était d’une noblesse récente qui comptait fort peu de quartiers. Il avait gagné au jeu une fortune considérable, qu’il employait fastueusement. En résumé c’était un seigneur assez ridicule, mais le meilleur homme du monde, comme dit Saint-Simon, à qui la tête avait tourné d’être seigneur. Cela l’avait chamarré de ridicules, et Mme de Montespan avait fort plaisamment, mais très-véritablement dit de lui : « Qu’on ne pouvait s’empêcher de l’aimer ni de s’en moquer. » Cependant ses Mémoires sont très-curieux par le nombre et l’exactitude des petits faits qu’ils renferment. Il est difficile de comprendre, dit encore Saint-Simon, comment un homme a pu avoir la patience et la persévérance d’écrire un pareil ouvrage si sec, si maigre, si contraint et de la plus repoussante aridité.
  90. Alfane était le cheval du roi africain Gradasse, un des héros de l’Arioste. fils Aymon. On connaît l’histoire des quatre frères, qui lorsqu’ils voyageaient ensemble s’y plaçaient tous les quatre à la fois.
  91. Bayard est le cheval de Renaud de Montauban, un des quatre
  92. L’avocat Segoing était l’auteur du Mercure Armorial, où se trouvent tous les mots de ce langage particulier dont Boileau fait ici usage.
  93. Auteur très-savant dans la généalogie. (B.)
  94. Cette pièce faisait partie dans le principe, comme nous l’avons dit, de la première satire ; mais Boileau jugea qu’il valait mieux l’en retirer, pour en former un tableau à part, et en faire ainsi le sujet complet d’une nouvelle œuvre satirique.
  95. C’était l’époque évidemment où Boileau, comme on l’a vu dans la notice, était logé dans une petite pièce au-dessus des toits où se donnaient rendez-vous tous les chats du quartier, et dont il essaye de reproduire le concert discordant dans les deux vers suivants :

    L’un miaule en grondant, comme un tigre en furie,

    L’autre roule sa voix, comme un enfant qui crie.


  96. On faisait descendre alors du toit des maisons en réparation une croix de lattes pour avertir les passants de s’éloigner ; c’est encore à peu près la même chose aujourd’hui.
  97. Allusion aux barricades dont Paris s’est vu couvert au commencement de la Fronde sous la minorité de Louis IV.
  98. Situé entre le pont Saint-Michel et le petit Hôtel-Dieu.
  99. Ce vers prouve que sous Louis XIV la police n’était pas parfaite. En effet, par une espèce de pacte tacite on abandonnait à une heure fixe la ville aux voleurs, qui de leur côté devaient respecter la bourse et le bien d’autrui pendant le jour. — Peu de temps après l’apparition de cette satire, le guet fut doublé, et des lanternes fixées de distance en distance permirent aux Parisiens de circuler enfin pendant la nuit.
  100. On faisait paraître alors une histoire intitulée : Histoire des Larrons.
  101. Chapelain, l’auteur de ce poëme, laisse toujours sentir, même dans ses plus beaux passages, l’effort et le travail ; aussi Boileau prétendait-il qu’il tenaillait son cerveau :

    Maudit soit l’auteur dur dont l’âpre et rude verve,

    Son cerveau tenaillant, rime malgré Minerve.

  102. Pour Somaville, libraire.
  103. Altération du nom de Henri Sauval, qui publia postérieurement un ouvrage d’une grande érudition, les Antiquités de Paris. Boileau ne pouvait pas alors sous l’auteur des Amours des rois de France prévoir le savant distingué, puisque les Antiquités de Paris ne furent publiées que longtemps après sa mort.
  104. L'abbé Perrin fut le premier directeur de l’Opéra de Paris. Il avait traduit l’Enéide en vers.
  105. Poëtes fort médiocres et dont Boileau change successivement les noms suivant le temps et sa bonne ou mauvaise humeur.
  106. Allusion à Furetières, qui entendant la lecture de cette satire, laissait entrevoir une joie maligne en pensant au nombre d’ennemis que l’auteur allait s’attirer. « Parfait, excellent ! s’écriait-il, mais cela fera du bruit. »
  107. Auteur satirique romain.
  108. Montreuil était un galant homme fort recherché dans le monde, qui semait dans les recueils du temps beaucoup de vers agréables. Il eut le bon esprit de ne pas voir dans les vers de Boileau un épigramme désobligeant pour lui. Jean de Montreuil était de l’Académie française.
  109. On pense que cette satire est adressée à Morel, doyen de la Faculté de théologie, grand ennemi des jansénistes, et surnommé Mâchoire d’âne, d’après une ressemblance purement physique. Santeuil, dans une de ses pièces de vers, y fait allusion. Il félicite Morel d’avoir par ses arguments, terrassé autant de jansénistes que Samson, avec sa mâchoire d’âne, avait terrassé de Philistins.
  110. C’est-à-dire le printemps, qui commence lorsque le soleil parait entrer dans le signe du Bélier.
  111. Bussi Rabutin, cousin germain de Mme de Sévigné, qui encourut la disgrâce de Louis XIV pour avoir composé l’histoire ridicule et inconvenante de toutes les dames de la cour. Vainement il prodigua ses excuses et ses protestations de dévouement : Louis XIV se montra inflexible. Néanmoins il parvint à se faire recevoir en 1665 de l'Académie française.
  112. Ville portugaise dans les Indes Orientales.
  113. Fameux joueur du temps, dont il est fait mention dans les œuvres de Regnier.
  114. Fou du prince de Condé, dont il est déjà parlé dans la première satire.
  115. Boileau après avoir traité dans cette satire Alexandre d’écervelè, d’enragé, de bandit, n’aurait pas dû, plus tard, chercher dans ce souverain un exemple à donner a Louis XIV comme il le fit dans son Art poétique :

    Qu’il soit tel que César, Alexandre ou Louis…


    On ne pense pas à tout ; mais quand on a des ennemis, ils y pensent pour vous, et Pradon et Desmarets firent ce rapprochement qui dut singulièrement déplaire au grand roi.

  116. Le procureur déjà nommé dans la satire.
  117. Cet usage fut aboli sur le plaidoyer de M. le président de Lamoignon, alors avocat général. (B.) — On prétend que ces deux vers ont contribué à L’abolition de l’épreuve du congrès.
  118. L’Université est composée de quatre facultés, qui sont : les Arts, la Théologie, le Droit et la Médecine. Les docteurs portent, dans les jours
    de cérémonie, des robes rouges fourrées d’hermine, (B.)
  119. Le denier cinq est un taux usuraire, et correspond à vingt pour cent, tandis que le taux légal est cinq pour cent ou le denier vingt.
  120. Livre qui traite de finances.
  121. Ce passage est une allusion transparente au surintendant Fouquet, qui reçut au temps de sa faveur les dédicaces de tous les poëtes qu’il pensionnait, et les coquetteries de toutes les dames pour qui sa cassette restait toujours ouverte.
  122. Allusion à Pellisson qui était fort laid. Boileau avait d’abord écrit :

    L’or même à Pellisson donne un teint de beauté ;


    Mais Pellisson se montra tellement peiné de cette allusion à la laideur de son visage, que Boileau consentit à le modifier. C’était d’ailleurs peu généreux d’offenser en ce moment Pellisson qui faisait éclater toute la beauté de son âme dans son dévouement pour Fouquet, dévouement admirable que l’histoire a consacré.

  123. Luther a donné son nom aux protestants allemands qu’on appelle luthériens, comme Calvin a donné le sien aux protestants français qu’on nomme calvinistes.
  124. Saint Thomas d’Aquin fut surnommé le docteur Angélique, et dans Scot avait mérité le nom de docteur Subtil.
  125. Cotin avait comme Molière une servante qui entendait la lecture de ses vers, mais il paraîtrai que les avis de celle de Molière valaient mieux.
  126. Bien des gens croient que lorsqu’on se trouve treize à table, il a toujours dans l’année un des treize qui meurt ; cette crainte qui subsiste encore dans beaucoup d’esprits paraît être un souvenir de la Cène ; il en est de même d’un corbeau qui présage, aperçu dans les airs, quelque chose de sinistre.
  127. Timide protestation contre la peine de mort, qui depuis est devenue, sous la plaine de nombreux écrivains, le sujet d’un redoutable problème.
  128. Le jeudi était le jour des grandes audiences.
  129. Cette pièce, une des meilleures inspirations satiriques de Boileau, est entièrement composée dans le goût d’Horace, et nous représente un homme qui se fait son procès à soi-même pour le faire à tous les autres.
  130. C’était un avocat célèbre et très-mordant, qui avait trouvé une source de profits et de bénéfices dans l’insolence de ses plaidoiries. On l’appelait au palais Gautier la Gueule, et les plaideurs qui désiraient diffamer leurs adversaires s’adressaient de préférence à lui.
  131. C’est en 1667, en même temps que Boileau composait sa satire, que Louis XIV faisait sa glorieuse campagne de Flandres, s’emparait de Lille et de plusieurs autres places fortes.
  132. Honorat de Bueil, marquis de Racan, né en Touraine, l’an 1589, ne put jamais apprendre le latin, pas même, dit-on, retenir le Confitéor ; mais devenu page et placé sous les ordres du duc de Bellegarde, il rencontra chez ce seigneur le poëte Malherbe et le prit pour maître. Racan fut l’un des premiers membres de L’Académie française, et mourrut en 1670.
  133. Fameux commentateur. (B.)
  134. Poëte extravagant. (B.)
  135. Auteur peu estimé. (B.)
  136. Où l’on vend d’ordinaire les livres de rebut. Aujourd’hui le bouquinisme est descendu du Pont-Neuf sur les quais environnants, dont il pare les abords.
  137. Fameux chantre du Pont-Neuf, dont on vante encore les chansons. (B.) — Il se nommait Philipot.
  138. Poëmes héroïques qui n’ont point été vendus. Ces trois poèmes avoient été faits : le Jonas, par Coras ; le David, par Las-Fargues, et le Moïse, par Saint-Amant. (B.)
  139. Nous avons déjà vu cette énumération dans la satire VII à l’exception de deux nouveaux noms. Tout ce qu’on sait de Bardin c’est qu’il était né à Rouen, qu’il fut de l’Académie et qu’il se noya en 1639. J. Hainault est connu par une imitation en vers des actes II et IV de la Troade de Sénèque ; par une traduction en vers du commencement du poème de Lucrèce ; par le sonnet de l’Avorton, et par un meilleur sonnet contre Colbert.
  140. Les romans de Cyrus, de Clélie et de Pharamond sont chacun de dix volumes. (B.)
  141. Saint-Pavin reprochoit à l’auteur qu’il n’étoit riche que des dépouilles d’Horace, de Juvénal et de Regnier. (B.)
  142. C’est Cotin qui fournit lui-même à Boileau ce trait de mordante ironie, en disant dans sa fameuse satire qui servait d’enveloppes aux biscuits de Mignot :

    Il applique à Paris ce qu’il a lu de Rome :

    Ce qu’il dit en François, il le doit au latin.

  143. Boileau désigne ici un fameux fermier, général, Dalibert, dont il déguise à peine le nom.
  144. Un homme de qualité fit un jour ce beau jugement en ma présence. (B.)
  145. Le clinquant du Tasse est une expression bien dure pour le poëte italien. Tout en lui préférant Virgile, Boileau aurait mieux fait d’adoucir la sentence.
  146. Tragédie de P. Corneille, jouée en 1667.
  147. Patelain, dans certaines éditions ; P***, en quelques autres. Pourquoi, dit Chapelain, défigurer mon nom ? C’était le seul point dont il se plaignit, suivant Louis Racine.
  148. G. L. Guez de Balzac naquit, en 1594, à Angoulême. Richelieu le fit conseiller d’État et lui donna une pension de deux mille livres. En 1635, il fut l’un des premiers membres de l’Académie française. Balzac n’a pas seulement loué Chapelain, il l’a adulé, car on ne saurait croire à quel point Chapelain passait alors pour un Mécène et un Aristarque.
  149. Chapelain avoit de divers endroits huit mille livres de pension. (B.)
  150. Libraire du palais. (B.)
  151. Voyez l’Histoire de l’Académie, par Pellisson. (B.)
  152. Auteur qui a écrit contre Chapelain. (B.) — Linière avait composé une épigramme contre la Pucelle avant 1667
  153. Boileau n’approuvait pas les censures de l’Académie, encore moins celles de Chapelain qui en était l’oracle et le secrétaire, et dans ce passage, les coups qu’il lui porte tombent si juste, qu’il peut en effet le laisser après, sûr qu’il ne s’en relèvera jamais.
  154. Poëte latin satirique. (B.)
  155. Consul Romain. (B.)
  156. Nicolas Perrot d’Ablancourt, traducteur fort estimé à cette époque des principaux auteurs grecs et latins. On appelait ses traductions les belles Infidèles.
  157. Saufal pour Sauval
  158. Perrin pour Cotin.
  159. C’était la tactique des ennemis de Boileau, et certainement sans la protection de Louis XIV il aurait difficilement résisté à leurs attaques.
  160. Vers devenu proverbial.
  161. En 1694.
  162. Un s’accorde plus volontiers aujourd’hui à reconnaître que cet éloge conviendrait mieux à la neuvième Satire.
  163. Instrument, en style de pratique, veut dire toutes sortes de
    contrat. (B.)
  164. Juvénal a fait une satire contre les femmes qui est son plus bel
    ouvrage. (B.)
  165. Paroles du commencement de la satire de Juvénal. (B.)
  166. Phryné, courtisane d’Athènes. (B.)
  167. Laïs, courtisane de Corinthe. (B.)
  168. Ceci est dit figurément. (B.)
  169. Conte de La Fontaine tiré de l’Arioste.
  170. François Corbueil-Villon, né à Auvers près Pontoise, était un pauvre poëte, oisif et vicieux. Accusé et plusieurs fois convaincu de friponnerie, il fut condamné par le Châtelet à être pendu. Sa peine fut commuée en bannissement. De nouveaux méfaits lui attirèrent une nouvelle condamnation. Mais Louis XI, qui faisait cas de son talent, lui fit grâce du supplice. Ses poésies se ressentent de ses mœurs ; l’impiété et l’immoralité y dominent, et cependant on y trouve celle allure vive et spirituelle qui caractérise l’esprit gaulois. Il mourut en exil.
  171. Mellin de Saint-Gelais, pourvu par François Ier de l’abbaye de Reclus, dans le diocèse de Troyes, devint ensuite aumônier du Dauphin, et bibliothécaire du roi. Il composa des contes pleins de grâce et de naïveté. Il fut l’âme des fêtes qui se donnaient à la cour et vécut dans l’intimité de Clément Marot.
  172. Un des plus célèbres poëtes italiens, auteur du Roland furieux.
  173. Clément Marot célébra en vers les princes et les princesses de la cour de François Ier. Mais plus tard, ayant embrassé la religion réformée, il fut exilé de France et mourut à Turin dans l’indigence.
  174. Poëte italien auteur du Décaméron, recueil de contes où La Fontaine a puisé le sujet de la plupart des siens.
  175. Auteur de Pantagruel et de Gargantua. Il se fit cordelier à Fontenay-le-Comte, ensuite médecin à Montpellier, et devint dans les derniers temps curé de Meudon.
  176. Les Contes de la Reine de Navare. (B.)
  177. Blandin et du (de) Rosset ont composé ces histoires.
  178. Célèbre prédicateur. (B.)
  179. Paroisse de Paris.
  180. Maximes fort ordinaires dans les opéras de Quinault.
  181. J. B. Lulli, né à Florence en 1633.
  182. Voyez les opéras de Quinault intitulés Roland et Armide.
  183. Roman de Clélie, et autres romans du même auteur.
  184. Une infâme, dont le nom était alors connu de tout le monde.
  185. Terme du jeu de piquet.
  186. Terme du jeu de trictrac.
  187. Terme du jeu d’hombre.
  188. Le lieutenant criminel Tardieu. — Il était neveu du conseiller Jacques Gillot, l’un des auteurs de la satire Ménippée.
  189. La fille de Jérémie Ferrier, qui avait été ministre de la religion réformée a Nîmes.
  190. La plupart des femmes portaient alors un masque de velours noir quand elles sortaient.
  191. Tardier et sa femme furent assassinés dans leur maison, sur le quai des Orfèvres, le 24 août 1645, par René et François Touchet frères, qui, arrêtés dans cette même maison, furent rompus vifs trois jours après. Quelques jours avant leur crime, le roi avait ordonné au premier président Lamoignon de faire informer contre le lieutenant criminel Tardieu, soupçonné de malversations.
  192. Célèbre jésuite.
  193. Auteur qui a donné un dictionnaire français.
  194. Célèbre maison près de Versailles, où on élève un grand nombre de jeunes demoiselles.
  195. C’est un nœud de rubans que les femmes mettent sur le devant de la tête pour attacher leur coiffure.
  196. Furie, dans l’opéra d’Isis, qui demeure presque toujours à ne rien faire.
  197. Une des Furies.
  198. Voyez le livre VII de l’Enéide.
  199. Bacchantes.
  200. Deux médecins de la Faculté de Paris.
  201. Premier médecin du roi. — Fagon, né en 1638, mort en 1718, ami et médecin de Boileau.
  202. Illustre mathématicien.
  203. Fameux astronome.
  204. Une des sept planètes.
  205. Chez qui on faisait beaucoup d’expériences de physique.
  206. Médecin du roi, connu pour être très-savant dans l’anatomie.
  207. Mme de La Sablière.
  208. Mme Deshoulières, qui était une des protectrices de Pradon, et qui fit un sonnet contre la Phèdre de Racine.
  209. Voyez la comédie des Précieuses.
  210. Combat de Cérisoles, gagné par le duc d’Enghien, en Italie, le 15 avril 1544.
  211. Les secrétaires du roi nouvellement établis assistoient au sceau.
  212. Mme de Maintenon.
  213. Alfonse Rodriguez, jésuite espagnol, mort en 1616 à l’âge de quatre-vingt-dix ans, a composé un Traité sur la perfection chrétienne, traduit en français par Regnier Desmarais.
  214. Les plus exquis citrons confits se font à Rouen.
  215. Miguel Molinos, né dans le diocèse de Saragosse en 1627, mourut à Rome, dans la prison de l’inquisition, en 1696. On avait condamné soixante-huit propositions extraites de son livre intitule : la Guide spirituelle.
    Molinos est le chef de la secte des quiétistes.
  216. La Bruyère a traduit les Caractères de Théophraste, et a fait ceux de son siècle.
  217. Capanée était un des sept chefs de l’armée qui mit le siège devant Thèbes. Les poëtes ont dit que Jupiter le foudroya à cause de son impiété.
  218. Fameux épicurien qui se démit de sa charge de conseiller au parlement, pour se livrer plus librement à son goût pour la bonne chère et le plaisir. Il changeait de climat selon les saisons. Il affichait l’incrédulité et même l’athéisme, et cependant on dit qu’il se convertit avant de mourir.
  219. Il y a des femmes qui donnent à souper aux joueurs, de peur de ne les plus revoir s’ils sortaient de leurs maisons.
  220. Tyran en Sicile très-cruel.
  221. La coutume de Paris était favorable aux femmes.
  222. Ce portrait de la plaideuse, l’un des mieux amènes, est celui de la comtesse de Crissé.
  223. Cette satire fut composée à l’occasion d’un procès soutenu par Boileau et ses parents contre une compagnie de financiers qui leur contestait leurs titres de noblesse.
  224. Jean-Baptiste-Henri de Trousset de Valincour fut secrétaire du comte de Toulouse, devint historiographe du roi, et fut très-lié avec Racine et Boileau. Il avait la réputation d’un homme de goût. On a de lui des lettres sur la princesse de Clèves, une Vie du duc de Guise et quelques traductions d’Horace.
  225. Allusion au mot de Diogène le Cynique, qui portait une lanterne en plein jour, et qui disait qu’il cherchait un homme.
  226. Petite rivière de Lydie qui sortait du mont Tmolus, passait à Sardes et tombait dans l’Hermus. Elle charriait beaucoup de paillettes d’or, et, suivant la fable, elle possédait cette propriété depuis que Midas, qui transformait tout en or, s’était baigné dans ses eaux.
  227. Saint-Évremont a fait une dissertation dans laquelle il donne la préférence à Pétrone sur Sénèque.
  228. Sénèque, philosophe stoïcien, mort à Rome l’an 65, victime de Néron, dont il avait été le précepteur.
  229. Pétrone, écrivain immoral du premier siècle de l’ère vulgaire, intendant des plaisirs de Néron, mourut l’an 66, proscrit par cet empereur.
  230. Alexandre.
  231. Deux fameux voleurs de grands chemins. Ils ont péri sur la roue.
  232. Célèbre lieutenant de police de Paris.
  233. Agésilas, roi de Sparte.
  234. Socrate.
  235. Caumartin, conseiller d’Etat, intendant des finances ; Bignon
    abbé de Saint-Quentin, conseiller d’État, de l’Académie française ; le chancelier Daguesseau.
  236. Détroit sous le pôle arctique, près de la Nouvelle-Zemble.
  237. Loi par laquelle les Athéniens avaient droit de reléguer tel de leurs concitoyens qu’ils voulaient.
  238. Mots empruntés à Corneille, chez qui don Diègue dit à Rodrigue :

    Va contre un arrogant éprouver ton courage ;

    Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;

    Meurs ou tue.


    (Le Cid, act. I, se. viii.)

  239. Le Tanaïs est un fleuve du pays des Scythes.
  240. Composé on 1710, lorsque Boileau préparait une nouvelle édition de ses ouvrages.
  241. Équivoque est aujourd’hui féminin, et l’était déjà en 1694 dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française.
  242. Arius, fameux hérésiarque, né vers l’an 270 dans la Grénaïque, ou selon d’autres à Alexandrie où il enseigna une doctrine nouvelle qui se répandit rapidement. Il combattait la Trinité et par suite la Divinité même, soutenant que Jésus-Christ n’était qu’une simple créature tirée du néant, et très-inférieure au Père.
  243. Valentin, hérésiarque égyptien, fonda vers l’an 140 une secte sous le nom de Gnostiques, et qui confondait les principes du christianisme avec quelques dogmes du platonicisme et de la philosophie orientale.
  244. Pélage, hérésiarque du cinquième siècle, et grand ami de saint Augustin, entraîné par les discussions métaphysiques auxquelles l’Orient était en proie, en vint à formuler sur la grâce et la liberté des doctrines contraires à la foi, et qui furent condamnées par les conciles de Carthage, d’Antioche et d’Éphèse.
  245. Nuit du 24 août 1572, massacre de la Saint-Barthelemy.
  246. Ce passage résume certaines attaques contenues dans les Lettres.
  247. Benoît Odescalchi, Innocent X.
  248. Boileau, dans ces deux vers, transcrit en quelque sorte les premières
    lignes de la douzième Provinciale : « Mes révérends pères, j’étois prêt à vous écrire sur le sujet des injures que vous me dites depuis si Longtemps dans vos écrits, où vous m’appelez impie, bouffon, ignorant, farceur, imposteur, calomniateur, fourbe, hérétique, calviniste déguisé, disciple de Dumoulin, possédé d’une légion de diables, et tout ce qu’il vous plaît. »
  249. Pascal, né à Clermont, en Auvergne, en 1623, mort à Paris en 1662.
  250. Wendrock est le nom que prit Nicole en traduisant en latin les Provinciales, et en joignant des notes tort instructives.
  251. Les cinq propositions qui se trouvent, dit-on, dans un in-folio intitulé Augustinus, composé par Jansénius, évèque d’Ypres.
  252. La Normandie et le Maine.
  253. Les jésuites commencèrent en 1701 et continuèrent jusqu’à l’époque de leur destruction un journal littéraire, connu sous le nom de Journal de Trévoux. Boileau était mécontent de ce qu’ils avaient dit de lui dans leur cahier du mois de septembre 1703.