Bois-Sinistre/20

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (54p. 36-38).

XX

LA TRAGÉDIE


Minuit avait sonné depuis longtemps lorsque Denis Grandin se décida enfin à aller se coucher.

Comme il montait l’escalier, il entendit pleurer Olivette. L’enfant sanglotait : évidemment, il y avait assez longtemps qu’elle se désolait ainsi.

— Qu’y a-t-il, fée Olivette ? demanda Denis Grandin, en entrant dans la chambre de l’enfant, où brûlait une petite veilleuse.

— Je veux petite maman ! sanglota l’enfant. Je la veux !

— Chérie, petite maman dort : il ne faut pas l’éveiller. Ne ferais-je pas aussi bien ton affaire ? Ou bien Gervaise, la bonne ?

— Non ! Non !… Je n’aime pas Gervaise ! Elle est méchante, méchante ! Elle m’a pincée, l’autre jour, puis elle m’a dit qu’elle me battrait si je le disais qu’elle m’avait pincée.

— Vraiment ! s’écria Denis Grandin.

— Oui… Gervaise… elle dit qu’elle déteste les enfants…

— Alors, fée Olivette, nous allons nous dispenser de ses services, dès demain : je la mettrais dehors ce soir même, si je le pouvais. Nous trouverons une autre bonne pour toi, petite chérie.

— Je veux petite maman ! persista l’enfant.

— C’est bien, mignonne, je vais l’éveiller petite maman. Mais ne pleure pas ainsi, je te prie !

Quoiqu’il lui coûta beaucoup d’éveiller sa femme, Denis Grondin se rendit dans leur chambre à coucher afin de l’appeler. Quelle tranquillité ! Quel silence dans cette chambre ! Et comme Nina dormait profondément !

— Nina ! appela-t-il. Il m’en coûte de t’éveiller, mon aimée, mais…

Ne recevant pas de réponse, il se pencha sur le lit avec l’intention d’éveiller sa femme doucement, avec un baiser.

En se penchant sur le lit, il éprouva le plus terrible choc imaginable et une expression d’extraordinaire étonnement se peignit sur ses traits : Nina n’était pas là ; même, le lit n’avait pas été défait.

— Elle a dû s’étendre sur le canapé de la bibliothèque ou celui de l’étude et s’y endormir, se dit-il.

À la course, il descendit l’escalier et il fonça dans la bibliothèque ; ne la trouvant pas là, il courut à l’étude… elle n’y était pas… ni dans aucune des pièces du premier palier…

Saisi de panique tout à coup, Denis Grandin se mit à courir comme un insensé de la bibliothèque à l’étude, de l’étude au salon, du salon à la salle d’entrée, sanglotant tout le temps et appelant sa femme, sa Nina bien-aimée.

Le cocher, qui venait de se mettre au lit, entendit son maître et il descendit au premier palier, tout effrayé, voir ce qu’il y avait.

— Qu’y a-t-il, Monsieur… mon maître ? demanda-t-il.

— Ma femme… Mme Gramdin… Je ne puis la trouver nulle part dans la maison… Où… où est-elle ? Dieu tout-puissant, où peut-elle bien être ?

— Je vais aller éveiller Angélique, la fille de chambre, dit le cocher ; peut-être pourra-t elle nous dire où est allée Madame.

Lorsqu’Angélique arriva dans la bibliothèque, où Denis Grandin s’était retiré, la fille de chambre était à moitié éveillée. Elle ne put donner grand renseignements concernant sa maîtresse cependant ; elle dit que Mme Grandin avait veillé dans la salle d’entrée jusqu’à vers les neuf heures. À cette heure, elle avait sonné Angélique et lui avait dit :

— Angélique, la soirée était si chaude et si belle, je crois que je vais aller m’asseoir dans le bocage, un peu… il fait toujours si frais sous les sapins ! Apportez-moi ma collerette, s’il vous plaît.

— Dans le bocage ! Le petit bois ! s’écria Denis Grandin en pâlissant.

— Oui, Monsieur, répondit Angélique. Quand je lui apportai sa collerette Mme Grandin me sourit et me dit : Vous pouvez vous coucher si vous le désirez, maintenant : Je n’aurai plus besoin de vous. Merci, Madame, ai-je répondu. Et lui ayant souhaité bonne nuit, je me retirai… Et je ne l’ai pas revue depuis ma chère maîtresse, ajouta la fille de chambre en pleurant, car elle devinait bien qu’il y avait quelque chose hors de l’ordinaire dans la disparition de Mme Grandin.

— Vous pouvez vous retirer maintenant, Angélique, répondit Denis Grandin, d’une voix méconnaissable. Je n’aurai plus besoin de vous ce soir.

— Monsieur ! Ô Monsieur ! sanglota la pauvre fille, Pensez-vous… pensez-vous qu’il peut être arrivé malheur à la chère bonne petite madame ?

— Hélas ! Hélas ! Je n’en sais rien ! répondit Denis Grandin en se jetant sur le canapé et éclatant en sanglots.

Ils firent les plus minutieuses recherches dans le petit bois de sapins ; Denis Grandin, aidé de son cocher, parcourut la forêt de fougères, puis le jardin ; bref, tous les environs de la maison et même la langue de terre reliant le promontoire à la terre ferme… Mme Grandin resta introuvable…

Alors, le cocher, sans en demander la permission, attela les chevaux a la berline et se rendit au village, chercher de l’aide, et bientôt, plus de quinze personnes faisaient, elles aussi, des recherches… inutiles… Mme Grandin avait disparu !…

— Le Lac Judas… murmura quelqu’un.

Le lac !… cria Denis Grandin, qui avait entendu. Vous voulez dire… Vous croyez que… Ô mon Dieu !

Des grappins fouillèrent le lac…

À cinq heures du matin, ces grappins rapportèrent le corps de Mme Grandin ; elle avait dû glisser sur le dangereux terrain du petit bois et être précipitée, du haut du promontoire, dans le Lac Judas…

— Ô ciel ! Que c’est horrible ! s’écria Mlle Brasier.

— La pauvre femme ! m’exclamai-je.

Deux jours plus tard, reprit M. Beaurivage, avaient lieu les funérailles de Mme Grandin. J’étais présent. Lorsque le cercueil fut mis en terre, Denis Grandin s’évanouit ; ce fut un évanouissement si complet, si long, si prolongé, que nous crûmes vraiment qu’il allait mourir.

J’accompagnai le mari désolé à la maison, au retour du cimetière… Il était tellement changé qu’il en était presque méconnaissable, pauvre garçon !

Comme nous arrivions sur la langue de terre reliant le promontoire à la terre ferme, je vis plusieurs personnes allant autour de la maison ; ils couraient effarés, comme s’ils eussent été à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un… Qu’était-il arrivé ?… Denis Grandin, affaissé sous le coup du décès si tragique de sa femme et à peine revenu des effets de son évanouissement, ne remarqua pas ce qui paraissait se passer aux environs de sa maison.

La voiture nous contenant, Denis Grandin et moi, arriva devant la maison ; des visages effrayés nous accueillirent.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je tout bas à l’un des domestique, au moment de descendre de voiture. Il y a quelque chose, sûrement !

— Ô Monsieur ! me répondit-il, tandis que des larmes coulaient sur ses joues. La petite… Mlle Olivette…

— Eh ! bien ? Qu’est-ce que c’est ?

Mlle Olivette… La petite… balbutia l’homme, de nouveau.

— Allons, mon homme, ne me faites pas languir ainsi ! fis-je d’un ton très impatienté. Mlle Olivette…

— Elle a… disparu, Monsieur… Nous l’avons cherchée partout… Nous n’avons pu la trouver nulle part… Que Dieu nous vienne en aide !…

— Ô juste ciel ! s’écria Mlle Brasier. Est-ce que ?…

— Vous… Vous ne voulez pas dire que… que… la petite… elle aussi ?

— Hélas ! oui, répondit l’avocat.

— Mais ! C’est épouvantable ! murmurai-je.

— Je continue, reprit M. Beaurivage. Denis Grandin était entré dans la maison et il était tombé, épuisé de fatigue et de douleur, sur le canapé de la salle d’entrée. Je l’entendis sangloter comme un enfant.

Nina ! Nina ! Ma femme ! Ma bien-aimée !

— Courage, mon pauvre ami ! dis-je.

— Beaurivage, reprit-il, je… je ne peux pas… supporter ma peine… C’est trop ! C’est trop ! Ma femme, si belle, si bonne, ma Nina chérie !

— Il ne faut pas vous laisser abattre ainsi, Grandin ! Vous ne devez pas vous décourager. Courage, pauvre ami, courage !

— Courage ?… Comment puis-je avoir du courage, quand je viens de perdre ma femme bien-aimée ?…

— C’est terrible, je le sais, mon pauvre Grandin, et, croyez-le, je sympathise avec vous, du plus profond du cœur !

— Je n’en doute pas, Beaurivage, me répondit-il en me tendant la main… Olivette… reprit-il. Je veux la voir !… Pauvre petite orpheline !… Elle seule me reste maintenant… Heureusement, elle est là ma chérie… pour me consoler un peu dans ma douleur… Olivette… petite fée Olivette… Qu’on me l’emmène… tout de suite !

— Je vais aller la chercher, répondis-je, d’une voix tellement altérée que Denis Grondin l’eut sûrement remarqué, n’eut-il pas été si absorbé dans sa douleur.

D’un pas traînant, je quittai la salle… Je me demandais ce qui allait suivre… J’avais pressentiment d’un second et horrible drame.

À quoi sert d’entrer dans de morbides détails ? ajouta l’avocat. Olivette, pauvre petite « fée Olivette », avait eu le même sort que sa mère !

Négligée par l’infidèle bonne Gervaise, l’enfant, errant à l’aventure, s’était dirigée vers le petit bois. Elle avait dû glisser sur les traîtres aiguilles de sapins… jusqu’au bord du précipice, et de là, dans le non moins traître Lac Judas…

— C’est affreux ! affreux ! fis-je.

— C’est le récit le plus douloureux, le plus épouvantable que j’aie jamais entendu de ma vie ! s’exclama Mlle Brasier.

— Et qu’advint-il de M. Grandin ? demandai-je. Le pauvre mari ! Le pauvre père !

— Une heure plus tard, lorsqu’on hissa, le long du précipice, le corps de « fée Olivette » et qu’on eut transporté le petit cadavre dans le salon, Denis Grandin, le visage tout décomposé, dit :

— Laissez-moi seul… seul, avec ma petite morte !

Nous respectâmes son désir, naturellement ; nous sortîmes du salon, fermant la porte derrière nous, et le laissâmes seul avec la dépouille mortelle de sa petite « fée Olivette »…

Soudain, un bruit terrible nous fit sursauter tous ; c’était celui de la détonation d’un pistolet. Nous courûmes au salon…

Mais avant même d’avoir ouvert la porte, nous savions que nous allions nous trouver en face d’une nouvelle tragédie : Denis Grandin, dans son désespoir d’avoir perdu, presque du même coup, et d’une manière si dramatique, les deux êtres qu’il chérissait le plus au monde, s’était envoyé une balle dans le front…

Lorsque je me penchai sur lui, espérant, contre toute espérance, qu’il respirât encore, je vis immédiatement que la balle n’avait pas dévié ; qu’elle lui avait pénétré dans le cerveau… Denis Grandin était mort… il s’était suicidé !