Bois-Sinistre/30

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Éditions Édouard Garand (54p. 60-62).

XXX

LE CAUCHEMAR


Comme il nous manquait notre jeune ami, comme il nous manquait !

Nous avions été si habituées à le voir arriver de temps à autre, cela paraissait étrange de ne plus le voir, de ne plus l’attendre. Tout ce qui nous restait maintenant, c’était son souvenir et la réception de ses lettres. Tous les quinze jours, nous recevions une bonne longue épître de Rocques Valgai et nous essayions de nous consoler de son absence en nous disant qu’il réussissait parfaitement dans ses entreprises, là-bas, dans le sud des États-Unis, où il s’était vu obligé d’émigrer. Bientôt, sous très peu probablement, il aurait acquis la réputation d’un artiste de renom et alors…

Oui, je le répète, Rocques nous manquait ; surtout cet automne-là, qui fut la saison la plus triste, la plus désagréable, la plus déprimante qu’on puisse imaginer. Rocques… avec son sourire si aimable, son rire si contagieux, ses propos si gais… Souvent, quand sonnait la cloche de la porte d’entrée, nous nous disions ; « C’est Rocques ! » Mais aussitôt, nous nous souvenions, et nous soupirions toutes deux, Mlle Brasier et moi.

Cet automne-là ! Ce fut le plus lugubre imaginable, et à Bois Sinistre, ce fut… eh ! bien, ce fut sinistre. Lorsque tombèrent les feuilles et que le vent se mit à gémir à travers les sapins du petit bois, je me demandai plus d’une fois pourquoi, avant d’acheter cette propriété, je ne m’étais pas rappelée que l’été n’a qu’un temps ; que c’est la plus courte des saisons et que l’automne et l’hiver ce serait presqu’intolérable, sur le promontoire. On ne pense pas à tout ; plus souvent qu’autrement, on ne prévoit pas l’avenir.

Durant le jour, nous étions continuellement occupées ; conséquemment, nous ne nous arrêtions pas à « écouter les bruits de la nature ». Mais la nuit ! Le vent qui soupirait, pleurait, gémissait, sifflait, hurlait, nous tombait sur les nerfs.

Combien de fois le vent souffla en ouragan ! Alors, nous entendions ces cris mystérieux, ces éclats de rire étranges, et ces détonations d’un pistolet. Cette pauvre Prospérine en perdit presque l’esprit. Quant à moi, j’en étais rendue à regretter amèrement d’avoir acheté Bois Sinistre et je me demandais parfois si je n’allais pas me décider de mettre ma propriété en vente. Je résistai à cette tentation cependant, me disant que nous finirions par nous habituer aux fracas du vent et que avec le temps, nous n’en ferions plus aucun cas. Vraiment, c’était à espérer !

Une nuit, (c’était la nuit du 1er décembre, l’anniversaire du décès de mon bien-aimé mari), j’eus un rêve étrange… un cauchemar plutôt… Il me semblait que j’étais assise dans mon studio, à l’heure du soleil couchant. J’entendais, venant du boudoir ouvrant sur le studio, un orchestre, jouant de la musique ravissante… Depuis j’ai compris que cette musique que j’entendais ainsi en rêve, ça devait être le bruit du vent.

Soudain, j’aperçus Caroline (la petite sœur de Mme Martigny), descendre de son cadre… et qu’elle paraissait bizarre dans sa robe à crinoline et ses longs pantalons brodés !

Je vis les autres portraits du studio remuer dans leurs cadres, puis, le vieux monsieur à la longue barbe blanche et à calotte de velours noir mit le pied à terre et offrit le bras à la mère de Mme Foret, la vieille dame aux cheveux blancs surmontés d’une boucle de dentelles.

Puis, vinrent les deux militaires, tous deux s’inclinant ensemble devant la dame en costume de mascarade

Vint ensuite l’homme d’État au visage sévère ; celui-là s’avança jusqu’à Mme Martigny et bientôt, tous deux étaient debouts au milieu de la place…

Je voyais aussi Rocques, dans son cadre, souriant à Béatrix, dans le sien : eux aussi descendirent et allèrent se joindre aux autres…

L’orchestre se mit à jouer une valse (je me souviens, c’était « Danube Bleu ») et immédiatement, tous se mirent à danser. Mais, quelle danse ! Ils avaient un air solennel tous ces danseurs ; aucun sourire n’effleurait leurs lèvres… cela produisait un singulier effet.

Il n’y avait que Rocques et Béatrix qui se souriaient, tout en exécutant des pas de valse. Comme ils paraissaient heureux tous deux ! Et quel couple idéal que ce joli grand garçon brun et cette belle jeune fille blonde !

Dans tous les rêves, même dans les cauchemars, souvent, il y a toujours une note drolatique. Levant les yeux sur le portrait de la Reine Victoria, je l’aperçus, dans son cadre, qui battait la mesure du « Danube Bleu » avec son sceptre, accompagnant chaque geste d’un hochement de tête. J’eus envie de rire ; mais le rire se figea sur mes lèvres en jetant les yeux sur le portrait de mon ancêtre ; son sourire moqueur, ses yeux durs et méchants… Que regardaient-ils, que voyaient-ils ces yeux, par-dessus la tête de Rocques Valgai ?… Ils voyaient quelque chose, bien sûr ; quelque chose que je ne pouvais pas voir, moi, ni même les danseurs.

Bientôt, je compris ce que voyait mon ancêtre, ce qui paraissait tant l’intéresser et la réjouir ; une ombre, une ombre noire, venait de se placer entre Béatrix et Rocques, les séparant l’un de l’autre…

Lorsque l’ombre eut prise une forme définie, je vis que c’était celle d’un homme grand et corpulent, dont on ne pouvait pas apercevoir le visage.

Soudain, l’orchestre cessa de jouer. Alors, je vis Rocques Valgai aux prises avec l’ombre, tandis que Béatrix, non loin des deux hommes, les regardait batailler ensemble tout en se tordant les mains dans son désespoir.

Ce fut une terrible bataille. Ainsi qu’il arrive souvent, en rêve, Rocques disparut subitement : mais je pouvais encore apercevoir Béatrix. Ciel ! L’ombre l’avait saisie dans ses bras et cherchait à l’entraîner. Je ne parvenais pas à voir le visage de l’ombre, car il était couvert d’un voile rouge lui descendant jusqu’aux épaules.

Béatrix essayait vainement de se dégager de l’étreinte de l’homme voilé ; je l’entendais qui appelait :

— Rocques ! Mme Duverney ! Au secours ! Au secours !

J’allais accourir auprès de la jeune fille, lorsqu’apparut de nouveau, mais pour un instant seulement, Rocques Valgai… Je me dis qu’ils allaient batailler encore et je fermai les yeux afin de n’être pas témoin de ce qui allait se passer…

Quand j’ouvris les yeux, l’ombre venait de disparaître… en laissant derrière elle, sur le plancher de mon studio, une longue et large traînée de sang… Du sang !… Mais, il y en avait partout ; et le sillon qu’avait laissé l’homme voilé semblait ramper… ramper… jusqu’à mes pieds… Bientôt, je pataugerais dans le sang !…

Mme Duverney ! Mme Duverney ! Éveillez-vous ! Vous rêvez ! Vous avez le cauchemar, bien sûr !

Je reconnus la voix immédiatement ; c’était celle de Mlle Brasier.

— Ô ciel ! m’écriai-je. Merci de m’avoir éveillée, Mlle Brasier ! Je faisais le plus horrible rêve… Je rêvais que…

Mais je me tus. Pourquoi raconter mon rêve ? Probablement que ça effrayerait inutilement Mlle Brasier et qu’elle n’en dormirait pas de la nuit ensuite.

Ce rêve, ce cauchemar plutôt, m’impressionna fort désagréablement et ce fut une impression par trop durable. J’eus une terrible attaque du spleen, qui dura deux ou trois semaines… était-ce un pressentiments d’événements à venir ? me demandais-je souvent.

Le jour suivant la nuit où j’avais eu le cauchemar, nous attendions une lettre de Rocques… mais elle ne vint pas… Et comme le temps s’écoulait sans nous apporter de nouvelles de notre jeune ami, je me rappelais mon rêve et je devenais mortellement inquiète.

Pas de nouvelles de Béatrix non plus… Que devenait-elle la chère enfant ?