Bois-Sinistre/40

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (54p. 78-79).

XL

POUR ÉLOIGNER LES SOUPÇONS


Nous nous glissâmes dans la bibliothèque, plus mortes que vives.

Nous tombâmes, épuisées, sur le canapé ; nous étions oppressées, toutes trois, comme si nous venions de faire une longue course. Je ne pouvais pas voir mon propre visage, naturellement ; mais je voyais ceux de mes compagnes ; ils étaient effrayants à voir : pâles, les yeux cernés de noir jusqu’au milieu des joues, les lèvres tendues comme en un rictus, les yeux remplis de frayeur…

Le silence régna dans la bibliothèque, tout d’abord, puis, d’une voix tremblante, je dis :

— Écoutez, Mlle Brasier ! Écoutez, Béatrix ! Un meurtre a été commis, ce soir, sur ma propriété. Laissons à Dieu de nous juger ; de décider si nous avons eu tort d’agir ainsi que nous venons de le faire, afin d’éloigner de nous, qui sommes innocentes, tout soupçon… Nous avons disposé du corps de l’homme assassiné ; nous l’avons précipité, du haut des rochers, dans le Lac Judas… Ma conscience me dit que nous avons mal agi, très mal même… Mais passons…

— Essayons d’oublier… commença Mlle Brasier.

— Oublier ! m’exclamai-je. Eh ! bien, repris-je, nous pouvons toujours essayer de n’y plus penser…

— Avec le temps… murmura Béatrix.

— Oui, avec le temps s’atténueront nos impressions de cette nuit… du moins, espérons-le… Maintenant, il n’y a que nous trois qui soyons dans le secret de la tragédie (excepté l’assassin lui-même, s’entend), Prospérine et Zeus ne se sont pas éveillés, cela je pourrais le jurer et, heureusement, Mme Simon, l’infirmière, a dû nous quitter hier, pour se rendre auprès d’un autre malade… La question, pour le moment, c’est celle-ci : « et puis après » ?

— Comment, « et puis après », Mme Duverney ? demanda Béatrix. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, que nous reste-t-il à faire ?

— Mais… rien, ce me semble !

— Rien, dites-vous, Béatrix ? Ce n’est pas là mon opinion ; il nous reste beaucoup à faire, et il faut vite nous exécuter.

— Je ne comprends pas… balbutia la jeune femme.

— Voici : nous avons écarté les soupçons au sujet du meurtrier d’Aurèle Martigny : c’est très bien… il nous reste maintenant à nous protéger nous-mêmes et pour ce faire, nous allons agir promptement… Tout d’abord, Béatrix, vous allez retourner aux Pelouses-d’Émeraude, sans perdre un instant !

— Retourner… Retourner aux Pelouses-d’Émeraude, Mme Duverney ? Oh ! Je ne le pourrais pas ; non vraiment, je ne le pourrais pas !

— Vous le pouvez, et vous le ferez, Béatrix ! Les domestiques sont allés à une danse, nous avez-vous dit ; mais il reste la garde-malade. et elle sait que vous avez quitté la maison.

— C’est bien vrai… dit Béatrix.

— Nous allons partir pour les Pelouses-d’Émeraude le plus tôt possible.

— Il vous faudra faire lever Zeus alors, Mme Duverney, dit Mlle Brasier. Nous ne pouvons nous rendre aux Pelouses-d’Émeraude à pied et…

— Heureusement, je peux atteler un cheval moi-même, Mlle Brasier, répondis-je ; j’attellerai notre plus rapide coursier à la voiture légère… Quelle heure est-il ? demandai-je.

Béatrix regarda l’heure à sa montre.

— Il est dix heures moins le quart, me répondit-elle.

— Dix heures moins le quart ? Mais, ma pauvre enfant, votre montre doit être arrêtée ; il est plus près de minuit que de dix heures, je parierais.

Je me levai et j’allai regarder l’heure à l’horloge de la pièce où nous nous tenions, et je vis qu’en effet, il n’était que dix heure moins le quart. Jamais je n’aurais cru qu’il fut de si bonne heure ! Ah ! c’est qu’il s’était passé de si tragiques événements, dans l’espace d’un peu plus d’une heure ! L’arrivée d’Aurèle Martigny… le départ de Rocques Valgai… celui du mari de Béatrix… puis… puis… la chose épouvantable… tout à l’heure… au bord du précipice… au fond du Lac Judas maintenant…

— Votre montre est bien, Béatrix, dis-je.

— Vous voulez dire qu’il n’est réellement pas encore dix heures ! s’écria Mlle Brasier. Grand Dieu ! Il y a à peine une heure…

— Partons ! Partons, sans perdre une minutes, pour les Pelouses-d’Émeraude ! fis-je vivement. (Vraiment, nous n’avions pas de temps à perdre en réflexions morbides) !

Nous nous rendîmes aux écuries et « en un tour de main » comme eut dit ce pauvre Rocques, le cheval fut attelé à la voiture ; nous étions prêtes à partir, et ce n’était pas trop tôt.

Nous volâmes littéralement au-dessus de L’Avenue des Cèdres ; mais je fis ralentir l’allure de notre bipède lorsque nous commençâmes à apercevoir les maisons bordant le lac. Arriver au village à fond de train, cela eut attiré l’attention sur nous… ce que nous voulions éviter à tout prix.

Arrivées aux Pelouses-d’Émeraude, je conduisis le cheval presque jusqu’à la porte d’entrée et, ainsi qu’il avait été convenu entre nous, Béatrix sonna pour demander l’admission.

Au bout de quelques instants, la porte fut ouverte par la garde-malade. Du siège que nous occupions dans la voiture, Mlle Brasier et moi, nous pouvions distinguer la jeune fille clairement, dans le corridor vivement éclairé.

Mme Martigny ! s’écria-t-elle, en apercevant Béatrix. Ô Mme Martigny ! Que je suis contente de vous savoir de retour ! Quel soulagement pour moi !

— Qu’y a-t-il ? demanda Béatrix. Cela va-t-il plus mal ici ? Mon père aurait-il rempiré ?

M. Tourville n’a pas l’air aussi bien, ce soir, Mme Martigny, répondit la garde-malade. De fait… il m’a l’air d’être plus mal… beaucoup plus mal.

Mlle Brasier et moi nous descendîmes de voiture et nous nous avançâmes jusqu’au pied des marches conduisant à la maison.

— Vous dites que M. Tourville est plus mal, ce soir. Rose ? demandai-je.

— Mais ! C’est Mme Duverney ! s’exclama la garde-malade, une jeune fille du village que nous connaissions bien Mlle Brasier et moi.

M. Tourville ? répétai-je.

M. Tourville est pire, ce soir, Mme Duverney, répondit Rose. Savez-vous, ajouta-t-elle, j’étais presque certaine que Mme Martigny était allée à Bois-Sinistre, et vraiment, je ne savais comment m’y prendre pour l’avertir de ce qui se passe… L’état de M. Tourville est très inquiétant.

— Je suis vraiment en faute d’avoir gardé Mme Martigny si longtemps chez moi alors, répliquai-je, avec un sourire un peu forcé. Mais, vous le savez, le temps passe si vite quand on cause.

— Ça se comprend ! répondit Rose… Les domestiques étant tous absents, ajouta-t-elle, je n’avais aucun moyen d’envoyer chercher Mme Martigny… Vous dire si j’en ai fait du mauvais sang, depuis une heure !

— Pauvre Rose ! fis-je.

— Entrez donc, Mme Duverney, Mlle Brasier ! dit, à ce moment Béatrix. Moi, je monte immédiatement à la chambre de mon père. S’il vous plaît m’attendre dans le salon.

— Avec plaisir, Béatrix, répondis-je.

Ayant attaché le cheval à un poteau, sous un arbre, à l’abri de la pluie, j’entrai dans la maison, suivi de Mlle Brasier.