Bois-Sinistre/42

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Éditions Édouard Garand (54p. 81-82).

XLII

LES JOURS QUI SUIVIRENT


Dès le lendemain, Mlle Brasier et moi (Béatrix aussi probablement) nous commençâmes à observer les journaux, nous attendant à y lire un rapport de la découverte du corps d’Aurèle Martigny…

Nous eûmes l’occasion de lire force décès de M. Tourville et des préparatifs qui étaient à se faire pour ses funérailles (qui seraient vraiment « royales », disaient les journaux) : mais qui seraient retardées de quelques jours, à cause de l’absence de M. Aurèle Martigny, gendre du défunt, celui-ci n’ayant pas encore répondu aux dépêches qui lui avaient été envoyées lui annonçant le décès de son beau-père.

Le lendemain, et le surlendemain encore, les journaux annonçaient qu’aucune nouvelle n’était parvenue concernant M. Martigny : tout ce qu’on pouvait affirmer c’était qu’il n’avait pas reparu chez lui depuis qu’il en était parti, en compagnie de sa femme, il y avait un peu plus qu’une semaine. Mme Martigny, interrogée, n’avait pu donner aucune explication du silence de son mari, silence que l’on commençait à considérer comme étant, pour le moins, étrange ; la seule chose qui lui paraissait probable, c’était que son mari eut pu être appelé au loin pour le règlement de quelqu’affaire importante, comme cela lui arrivait parfois. Tout de même, cette absence de nouvelles paraissait inquiéter beaucoup Mme Martigny, déjà si éprouvée par la mort si récente de son père. De plus, comment se faisait-il que M. Martigny n’eut pas vu dans les journaux, notices du décès de M. Tourville ? C’était assurément très incompréhensible.

Le quatrième jour, nous apprîmes que les funérailles de M. Robert Tourville avaient eu lieu, au milieu d’un grand concours d’amis. Ç’avait été les plus imposantes funérailles qui se fussent jamais vues, à J…

Aucune nouvelle n’avait été reçue encore de M. Aurèle Martigny, annonçait le même journal, et les témoignages de sympathies pleuvaient littéralement aux Pelouses-d’Émeraude, pour la jeune épouse si inquiète, et si désolée dans sa récente épreuve.

Une semaine se passa…

Un soir, en dépliant « Le Babil », j’aperçus en lettres longues de près de deux pouces, l’entête suivant :

« Mystérieuse disparition de M. Aurèle Martigny ».

Puis, en caractères un peu plus petits :

« Tout porte à croire qu’il lui est arrivé malheur ».

Ce à quoi nous nous attendions depuis plusieurs jours était enfin arrivé, et nous devions être préparées, pour ce qui allait suivre. Mlle Brasier et moi nous étions devenues si nerveuses ! Nous appréhendions sans cesse quelque catastrophe. Toutes deux, nous étions changées à faire peur, car nous dormions à peine, et toute nourriture nous donnait des nausées.

Comment Béatrix supportait-elle tout cela ? Nous étions terriblement inquiètes à son sujet ; mais nous n’osions pas trop nous montrer aux environs des Pelouses-d’Émeraude. Nous ne lui avions fait qu’une courte visite, à Béatrix, la veille des funérailles de son père, mais nous n’avions pas eu l’occasion de lui dire un seul mot en particulier.

Nous avions cessé de travailler à nos cadres. Les diverses commandes que nous avions en mains restaient là, inachevées, et notre atelier avait un air abandonné, qui m’eut fait mal au cœur, si je n’avais pas été trop préoccupée pour m’en apercevoir, ou du moins, pour m’y arrêter.

Le fait est que nous étions presque malades, ma compagne et moi. Nous ne vivions plus que pour l’heure du courrier, dévorant les journaux et nous demandant, chaque jour, quelles nouvelles horreurs ils allaient contenir.

Quinze jours s’écoulèrent… et quelle quinzaine énervante ce fut pour nous !

Enfin la nouvelle fut publiée : le cadavre d’Aurèle Martigny avait été trouvé, dans le Lac Judas, à deux milles à peu près de Site-Morne, la propriété de son frère ; ce dernier, absent depuis quelques mois, voyageait en Europe, avec sa femme.

M. Martigny avait été trouvé dans le lac, mais ce n’était pas une noyade accidentelle, car il avait été dardé en plein cœur par une lame tranchante quelconque : un couteau probablement.

La triste nouvelle, disait « Le Babil », avait été annoncée, avec tous les ménagements et toutes précautions du monde, à Mme Martigny, qui n’avait pas encore quitté les Pelouses-d’Émeraude, depuis le décès de M. Tourville, son père. Un câblogramme avait été envoyé à M. Eustache Martigny, le frère de l’homme assassiné, l’enjoignant de revenir immédiatement au pays.

Il y aurait enquête, dans quelques jours et tous les efforts possibles seraient faits pour découvrir le coupable de ce lâche assassinat.

Ainsi que Béatrix l’avait prédit, le corps d’Aurèle Martigny avait été porté loin, bien loin de Bois-Sinistre !… Quel soulagement pour nous ! Et voyant que, à mesure que l’enquête se poursuivait, le nom de Bois-Sinistre n’était pas une seule fois mentionné, je regrettai moins… je ne regrettai plus du tout même, la tragédie qui s’était jouée sur l’extrême bord du promontoire… il y avait si peu de temps.

Le verdict fut comme suit : « M. Aurèle Martigny avait été assassiné d’un coup de couteau dans le cœur, par une personne inconnue ».

Et ce fut tout…

L’horrible incident eut été oublié assez vite probablement. Aurèle Martigny n’avait pas été très connu, ni très populaire, à J… et ses environs ; bientôt, on parlerait d’autre chose.

Mais un soir, un entrefilet parut dans le journal, entrefilet qui me causa presque une syncope du cœur et qui sembla coaguler tout le sang dans mes veines. Voici ce que je lus :

« M. Eustache Martigny sera bientôt de retour au pays. Il est rumeur qu’il revient avec l’intention d’engager des détectives, pour découvrir le meurtrier de son frère, M. Aurèle Martigny, si lâchement assassiné, tout dernièrement ».

— Ainsi, pensai-je, ce n’est pas fini cette affaire !… Fini ?… Mais, ça ne fait que de commencer ! Que Dieu nous vienne en aide !