Bolchévistes de Hongrie/02

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Jérôme et Jean Tharaud
Bolchévistes de Hongrie
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 757-803).
BOLCHÉVISTES DE HONGRIE

II [1]
MICHEL KAROLYI ET BELA KUN


I. — UN MAGNAT AMBITIEUX

Le comte Tisza rappelait volontiers qu’il tirait ses origines de cette petite noblesse sans titre, qui constitue le fonds de l’aristocratie magyare. Le comte Michel Karolyi s’enorgueillit, au contraire, d’appartenir à la plus vieille noblesse titrée de la Hongrie. Un de ses ancêtres s’est battu aux côtés de Rakoczi II, prince de Transylvanie, allié de Louis XIV dans sa lutte contre les Habsbourg. Lorsque le Grand Roi fit sa paix avec la Maison d’Autriche, et que Rakoczi, abandonné à ses seules ressources, dut renoncer à la lutte et se retirer à Versailles, ce fut ce Karolyi qui négocia avec l’Empereur la funeste paix de Szathmar, consacrant la défaite du suprême effort de la Hongrie pour se débarrasser de la souveraineté autrichienne. En reconnaissance de ce service, l’Empereur lui donna le titre héréditaire de comte. Depuis ce temps, cette famille n’a jamais cessé de jouer un grand rôle dans la Double-Monarchie et d’acquérir des biens immenses.

A vingt ans, Michel Karolyi possédait une fortune princière, ayant hérité d’un majorat de quelque cent mille hectares, d’un fideicommis de quatre mille acres, à une heure de Budapest, et, au cœur même de la ville, d’un magnifique hôtel avec un parc inestimable dans cette capitale si dépourvue de verdure et de jardins.

C’était un singulier garçon. Et je crois bien qu’il faut chercher l’origine de ses étrangetés dans une tare physiologique. « Méfiez-vous des hommes marqués, » dit la Bible. Karolyi était un homme marqué. Il avait de naissance une mauvaise conformation de la bouche, et, jusqu’à huit ou dix ans, c’est à peine s’il pouvait articuler quelques sons. On lui mit un palais artificiel, mais sa conversation est toujours demeurée un bredouillement assez confus, qui prenait vite le ton de l’aboiement, pour peu qu’il élevât la voix. De bonne heure, il a dû beaucoup souffrir d’une infirmité si visible. Cela se laisse affreusement entrevoir dans une confidence bizarre sur ses sentiments d’enfant, — d’enfant riche pourtant et comblé : « Dès mon jeune âge, dit-il un jour, mon plus chaud désir a été de faire une révolution. » Cauchemar de petit malade qui prend vite le monde en horreur et n’éprouve que haine et dégoût pour tout ce qui est normal et trop sainement constitué.

Jeune homme, il s’efforçait de dissimuler sa disgrâce sous la passion des sports violents, qui pouvaient donner de lui l’idée d’un homme exceptionnellement vigoureux. Mais dans cette violence elle-même apparaissait la tare fatale. « Ce qui caractérisait Michel, m’a raconté le comte Téléki, — un de ses compagnons de jeunesse, — c’était l’absence de mesure, l’excès en toutes choses et le ridicule insuccès qui suivait tout ce qu’il entreprenait. Allait-il à la chasse, on le voyait arriver vêtu d’habits anglais du goût le plus excentrique, qui étonnaient les invités et faisaient rire à la dérobée gardes-chasse et rabatteurs. Naturellement son fusil était du dernier modèle ; mais il avait beau dépenser les cartouches sans compter, il ratait toujours le gibier. Faisait-il une partie de polo, il s’y montrait un adversaire redoutable, car s’il manquait régulièrement la boule, il lui arrivait souvent de casser les pattes des chevaux. C’était aux cartes le plus effréné joueur du Royaume « et Dieu sait pourtant si en Hongrie il en existe de fameux !) Mais là encore, la chance tournait à l’ordinaire contre lui. On le vit perdre sur un tour de cartes des centaines de mille couronnes ; et, si riche qu’il fût, il était profondément endetté. Grand amateur de vitesse, il tenait en automobile le record des accidents. Enfin, un désir maladif de sensations inédites le poussait aux extravagances. « Voyez-vous, disait-il, un jour, à la comtesse Téléki, ce qui fait à mes yeux tout le prix de la vie, c’est de trouver sans cesse devant moi quelque situation nouvelle, inattendue... » Et cette disposition d’esprit, si elle convient à un dandy uniquement occupé de son plaisir, risque de mener loin un grand seigneur qui nourrissait l’ambition de diriger les affaires de son pays.

Cette ambition, comment le Comte ne l’aurait-il pas eue ? A ses yeux, la politique devait nécessairement apparaître comme le premier des sports auxquels doit se livrer un homme de son rang. De tout temps à Budapest, c’est la haute aristocratie qui a dirigé les affaires. Et si l’étrange maison Orczi peut à bon droit être considérée comme le symbole de l’ascension triomphante de la juiverie de Pest, le Casino National, — le Club de la noblesse, — représente éminemment la puissance de l’aristocratie magyare. C’est dans la Kossuth Lajos-utça, la plus brillante rue de la ville, une maison parfaitement simple, qui repose agréablement la vue au milieu des grands immeubles et de leur terrible cauchemar de brique et de ciment armé. Là, depuis près d’un siècle, dans le bruit des conversations et des parties de cartes, plus encore qu’au Parlement et à la Chambre des Magnats, s’est faite la politique hongroise. Les Magyars de haute lignée, qui s’y rencontraient tous les jours, avaient, à quelques nuances près, les mêmes idées politiques et sociales. Presque tous pouvaient se vanter que leur père ou leur grand-père s’était battu contre l’Autriche en 1848, dans la guerre de l’Indépendance. Mais à l’exemple de Tisza, ils avaient fini par accepter comme une nécessité politique (qui leur valait maints avantages) de vivre en bon accord avec Vienne, et aussi avec Berlin. La Triple-Alliance leur semblait la seule voie de salut contre le danger russe ; et au milieu d’une Europe qui se démocratisait trop vite à leur gré, ils voyaient dans l’Allemagne une alliée providentielle, pour maintenir le plus longtemps possible à la Hongrie ce caractère féodal, qui la fait ressembler d’une façon saisissante à la France d’avant 1789, avec ses immenses domaines seigneuriaux de cinquante à cent mille hectares, tant laïques qu’ecclésiastiques, — biens de mainmorte ou qui paient à l’Etat des redevances dérisoires, — et ses assemblées provinciales où dominait l’influence de la noblesse et du clergé.

Naturellement, Michel Karolyi appartenait au Casino National. Il y jouait, il y perdait ; et les dettes qu’il accumulait lui retiraient beaucoup du prestige que lui valait son immense fortune. Personne ne prenait au sérieux ce joueur forcené, ce viveur excessif, qui aurait tant voulu briller dans les discussions politiques. Mais l’infirmité de son palais et sa voix aboyante lui faisaient un pauvre instrument. Aussi cherchait-il, comme toujours, à surmonter sa disgrâce en se singularisant, et à se donner de l’importance en s’écartant avec ostentation des opinions communément acceptées autour de lui. Il se disait partisan du suffrage universel, et réclamait une réforme agraire qui aurait partagé entre les paysans les grands domaines seigneuriaux. En politique étrangère, il s’était rallié au programme du vieux parti de 1848. Ce parti, qui ne comptait qu’une dizaine de députés, était résolument hostile à l’Autriche et à l’Allemagne, — en théorie du moins, car dans les faits on le vit souvent faiblir ; il voulait rompre la Triplice, manifestait à l’occasion des sympathies pour la France, et repoussait toute idée d’une guerre dont le résultat, quel qu’il fut, ne pouvait que nuire aux Magyars : vainqueurs, ils seraient plus que jamais asservis aux Allemands ; vaincus, ils étaient sûrs de voir leur pays diminué et la suprématie des Slaves s’établir sur l’Europe Centrale.

En adhérant à ces idées, Karolyi était d’accord avec le vieil instinct de sa race et ses traditions familiales. Son grand-père Batthyanyi, Président de la République hongroise en 1848, avait été fusillé par les Autrichiens, et sa grand’mère ignoblement fessée sur la place publique par les soldats du maréchal Haynau. Allié aux Dillon, aux Polignac, il était naturel qu’il eût des sympathies françaises. Mais les idées valent beaucoup par les hommes qui les représentent. Et peut-être ne fut-il pas très heureux pour la France elle-même que son champion en Hongrie fût le comte Michel Karolyi.

On imagine aisément qu’une antipathie profonde devait opposer l’un à l’autre deux hommes de nature si contraire : un Karolyi et un Tisza. L’un, parfaitement équilibré, d’une robustesse paysanne, passionné certes de puissance, mais sans mesquine vanité, et défendant non sans grandeur cette sinistre politique allemande, aussi fatale à son pays qu’à lui-même. L’autre, malsain, tout inquiétude et fou désir de paraître, s’intéressant moins aux idées pour leur mérite et leur justesse, que pour le soutien qu’elles pouvaient lui offrir dans sa recherche du pouvoir. Tisza méprisait dans Karolyi un malheureux inquiet ; Karolyi enviait à Tisza son éloquence naturelle et surtout ce prestige, ce don mystérieux d’autorité, qui vient on ne sait d’où et qu’on ne possède jamais si on ne l’a reçu des dieux, en naissant. Quelques années avant la guerre, une violente altercation à la Chambre les conduisit sur le terrain. Impétueux et frénétique, le jeune Michel Karolyi agitait désordonnément son sabre. Tisza, plus âgé de vingt ans, parait les coups et ripostait avec précision et sang-froid. Trente-cinq fois il s’amusa à toucher du plat de son sabre son adversaire furibond. Et le soir, après le combat, il déclara bonnement à son cercle : « Karolyi s’est très bien battu. » Seulement, quelques années plus tard, dans les derniers jours de sa vie, quand il se rendit compte de la détestable influence que ce garçon sans équilibre allait avoir sur son pays, il dit à son neveu qui me l’a répété : « Je commence à croire que j’ai eu tort de ne pas tuer Michel, ce jour-là... »

Au printemps de 1914, le chef du Parti de 1848, François Kossuth, vint à mourir. C’était un homme assez médiocre, écrasé par le grand nom qu’il portait, et plein de secrète complaisance pour le Gouvernement dont il se disait l’ennemi. Karolyi saisit l’occasion de prendre la tête du Parti. Aussitôt, il élabore un vaste programme d’action pour renverser le système des alliances et détacher la Hongrie de l’Allemagne. Plusieurs députés hongrois devaient se rendre à Pétrograd et à Paris, et nouer là-bas des relations avec les hommes d’Etat russes et français. Quant à lui, accompagné d’Etienne Friedrich, son secrétaire, et de quelques amis, il se rendit en Amérique, afin de gagner à ses vues les deux millions de Magyars émigrés aux Etats-Unis et réunir l’argent nécessaire à sa propagande.

Sa tournée achevée, non sans quelque succès, il regagnait l’Europe, lorsqu’il apprit sur le bateau la déclaration de la guerre. A Bordeaux, on l’interna avec sa suite, comme étranger appartenant à une nation ennemie. Mais très vite il obtenait du Gouvernement français sa mise en liberté et l’autorisation de retourner dans son pays par l’Espagne et par Gênes, sous la condition toutefois de ne pas se battre contre nous.

Aussi longtemps que les victoires de l’Allemagne entretinrent dans les imaginations la certitude de la victoire, son rôle fut des plus effacés. Il se contentait de déplorer la paix qu’il prévoyait alors, — paix de conquêtes qui, disait-il, obligerait la Hongrie à s’entourer de tranchées aussi larges que le Danube, et que toute la population ne suffirait pas à défendre. Mais après Verdun et la Somme, quand le triomphe germanique apparut moins évident, et surtout lorsque la Russie se fut retirée de la lutte, sa popularité grandit vite dans le peuple des campagnes. Les armées de Moscou désormais hors de cause, la guerre cessait d’avoir un sens pour les paysans de Hongrie. A leurs yeux, maintenant on ne se battait plus que pour faire plaisir aux Allemands, — ces Allemands qu’ils détestaient et qu’ils haïssaient plus encore de les obliger aujourd’hui à se faire tuer sans raison. Villageois et soldats savaient gré à Karolyi de s’être toujours montré hostile aux gens de Vienne et de Berlin ; et dans ce pays subjugué par la volonté allemande, par les Généraux comme on disait, il apparut bientôt le seul homme capable de réaliser cet immense désir de paix qui était au fond de tous les cœurs.

A Budapest, se ralliaient autour de lui quelques intellectuels radicaux, francs-maçons ou socialistes, Juifs pour la plupart, qui tous collaboraient plus ou moins à deux revues d’avant-garde, dont l’influence depuis une quinzaine d’années était considérable en Hongrie. L’une, toute sociologique, l’Huszadik Szazad (le XXe siècle), s’était donné pour mission de répandre les idées les plus modernes touchant l’organisation des sociétés. L’autre, toute littéraire, le Nyugat, (l’Occident), se proposait de faire connaître les dernières modes intellectuelles de l’Europe occidentale. Oscar Iaszi qui, pendant vingt années, non sans intelligence et générosité, défendit les. minorités nationales souvent malmenées en Hongrie, dirigeait le XXe siècle. Je l’ai bien connu naguère, quand il suivait les cours de l’Université. C’était un fort brave garçon, mais tout livresque et lunatique, fumeux et à cent lieues du monde de la réalité. L’anecdote suivante me semble le peindre de pied en cap. Il venait d’être père. Apercevant, un jour, son fils au sein d’une nourrice, et remontant aussitôt des faits aux causes, il se dit que cette belle paysanne enrubannée devait avoir, elle aussi, un enfant. Il lui demande ce qu’elle en a fait. Elle lui répond qu’elle l’a laissé au village. Notre sociologue humanitaire pouvait-il accepter une iniquité pareille ? Sur le champ Iaszi fait venir l’enfant de la campagne et donne l’ordre à la nourrice de faire téter les deux poupons. Trois mois après, ils étaient morts tous les deux... C’est une erreur du même genre qu’il commit quelque temps plus tard, lorsqu’étant devenu ministre des Nationalités, il donna l’ordre de distribuer équitablement des armes aux paysans magyars et roumains de Transylvanie, pour défendre leurs montagnes. Le résultat ne se fit pas attendre : dans toute la province, entre ces villageois de nationalité différente, ce fut une effroyable tuerie.

Louis Hatvany, d’une riche famille de banquiers et de sucriers Israélites, était l’inspirateur et le bailleur de fonds du Nyugat. Quand je l’ai connu, il y a vingt ans, il ne lisait que des livres français et ne mettait personne au-dessus de Sainte-Beuve. Esprit vivant, enthousiaste, toujours prêt à découvrir un génie méconnu et à lui rendre service. Que d’heures charmantes j’ai passées avec lui dans la vieille maison seigneuriale que son père avait achetée à Hatvan, et dont il avait pris le nom, ou bien, à Bude, dans la pâtisserie Directoire aux compotiers dorés et aux victoires ailées ! Quelques années plus tard, je le revis pendant un court séjour qu’il venait faire à Paris. Ses goûts avaient changé. Il conservait encore son enthousiasme juvénile, où l’on retrouvait cette fièvre, ces mouvements neurasthéniques si fréquents chez ceux de sa race. Mais il avait pris en dégoût notre littérature trop raisonnable à son gré, et ne trouvait aujourd’hui d’agrément que dans la plus moderne littérature allemande. Il ne quittait plus guère Berlin, et je me souviens qu’il me cita comme des gaillards de génie une foule de Teutons inconnus qui remplissaient de leur prose et de leurs vers les jeunes revues de là-bas, et dont les œuvres, à l’en croire, faisaient paraître tout à fait ternes nos écrivains français, Charles-Louis Philippe excepté.

Sous couleur de modernisme, Louis Hatvany et ses amis du Nyugat avaient délibérément rompu avec toutes les traditions intellectuelles et morales, qui font de la Hongrie agricole et pastorale, un vieux et noble pays auquel le cœur s’attache, comme chez nous à notre Provence. Disparus, effacés de cette littérature sans racines, tous les personnages typiques, qui animaient hier encore les œuvres des écrivains magyars. On y chercherait en vain les romanesques figures de Jokaï, les lourds seigneurs orgueilleux et entêtés du baron Keményi, les paysans mélancoliques et gais tout ensemble de l’exquis Coloman Mickszath. Ses productions embrumées d’un symbolisme vieillot, qui sent la boutique du fripier, n’ont plus rien de l’accent inimitable, désespéré et joyeux, de la chanson hongroise où le rêve et les pleurs se mêlent au bord de l’ivresse. Nulle part on n’y sent passer les souffles d’air embaumés qui de tous les coins de la plaine font frémir les feuilles d’acacia et emportent la poussière soulevée par les troupeaux. Aucun écho n’y répond au chant d’amour et de guerre de Petöfi ; aucune flûte ne s’accorde à la musique bucolique d’Arany. Et je sais bien qu’il serait déplorable que nos songes d’aujourd’hui ressemblent à ces habits d’enfants taillés dans les bardes des ancêtres ; mais une littérature doit continuer quelque chose, et cette littérature nouvelle ne continuait rien du tout. A part le grand poète Ady, chantre désespéré de la Hongrie crépusculaire, et qui, lui, appartenait à la vieille gentry magyare, ces poètes, ces romanciers, ces essayistes du Nyugat étaient non pas à l’image de la vraie, de la rustique Hongrie, mais aux couleurs de Budapest. Pareils à ces immeubles qui affligent la vue et accablent l’esprit, sur le bord du Danube, par leurs proportions ridicules et leurs façades vaines, tous ils reflétaient l’esprit juif, son idéalisme fiévreux, sa révolte instinctive contre des façons de sentir et de penser que, depuis deux mille ans, eux et leurs ancêtres détestent. Et leur effort intellectuel, combiné avec l’activité des gens de bourse et de trafic, aboutissait à faire de Budapest une sorte de vaste entrepôt des intérêts et des idées sémitiques, où la vraie pensée nationale était défigurée, et où les rêveries d’Occident prenaient, par un affreux miracle, la souquenille de la maison Orczi, et parlaient en jargon !

Dans ce milieu, la Révolution russe apparut comme l’aube du Grand Soir qu’Israël attend depuis des siècles. Si timide qu’elle fût encore, la révolution de Kérenski ouvrait de prodigieux horizons à ces imaginations juives qui ne connaissent que le galop. Renseignés comme ils l’étaient, mis en contact direct avec leurs frères de Russie par ce long fleuve de juiverie, qui depuis Pétrograd, par Bîelostock, Vilna, Lemberg, descend jusqu’à Budapest, ils savaient bien que ce n’était qu’un début, que le mouvement ne s’en tiendrait pas là, et que dans les plaines du Nord se préparaient des bouleversements inouïs, dont l’effet, dépassant les frontières de la Russie et s’étendant à l’Europe tout entière, bouleverserait de fond en comble (au moins l’espéraient-ils) le vieil ordre social existant.

Telles étaient les idées qui, au printemps de 1917, emplissaient les salons du palais Karolyi et la tête un peu vide de leur propriétaire. Chez tous ces Orientaux affolés d’Occident, ce grand seigneur admirait une culture qui lui semblait d’autant plus magnifique qu’il était fort ignorant, et une audace de pensée qui flattait son tempérament excessif. De leur côté, ces intellectuels juifs (qui tous n’avaient pas la fortune de Jaszi ou d’Hatvany) se laissaient éblouir par ce magnat richissime, qui voulait bien les accueillir et les traiter en égaux. Les louanges qu’ils lui prodiguaient, venaient renforcer en lui le sentiment déjà outré qu’il avait de son génie politique. Les plus malins en tiraient de l’argent. Et peu à peu se groupaient autour de sa personne tous les espoirs de ceux qui attendaient d’un avenir prochain de grands bouleversements sociaux, ou la paix à tout prix, ou tout simplement une aumône.

Sa femme, la comtesse Michel, comme lui ambitieuse et férue de modernisme, avait elle aussi une cour, dans laquelle se rencontraient une foule de juives exaltées, féministes et pacifistes. Où donc Catherine Karolyi avait-elle pris le goût d’idées et de personnes si étrangères à son milieu ? Pas chez son père, assurément ! Celui-ci, le comte Jules Andrassy, est le type même du grand seigneur hongrois tel qu’on le voit au Nemzeti Casino, entièrement dévoué aux Habsbourg, très fidèle à l’alliance allemande, et profondément attaché à ses privilèges de noblesse. Elle-même, aristocrate comme on l’est dans l’Europe Orientale, en Hongrie, en Pologne et en Russie, elle offre une image achevée de ces femmes qui, tout en bénéficiant des immenses avantages procurés par la fortune et le nom, trouvent une sorte de volupté à se placer en dehors de leur caste et à jouer avec des opinions destructrices de tout ce qu’elles aiment. Il y a sans doute de la sottise, mais surtout beaucoup d’orgueil dans cet engouement naïf pour des idées dont elles sont d’abord les dupes et dont elles finissent souvent par devenir les victimes. Nous avons connu, nous aussi, avant 1789, de ces belles étourdies, enthousiastes de principes qui les menèrent à l’échafaud...

Comme Michel Karolyi faisait grand état des relations qu’il avait nouées, au cours de son fameux voyage, avec les principaux personnages politiques de l’Entente, le comte Czernin, ministre des Affaires étrangères de la Double Monarchie, eut l’idée de l’envoyer en Suisse, lorsqu’il commença d’entrevoir la nécessité pour l’Autriche de faire une paix séparée. Le résultat fut piteux. Karolyi avait expédié en avant, comme fourrier chargé de préparer sa mission, un extravagant personnage, qu’il devait prendre plus tard pour ministre des Affaires étrangères, son ami Diéner Denès. Ce Juif, qui tenait, à Budapest, un cabinet de lecture dont il avait dévoré tous les livres, avait une cervelle à l’image de ces bibliothèques de hasard où tous les bouquins se mêlent. Lui-même était l’auteur d’un ouvrage sur Léonard de Vinci, qu’il était resté, disait-il, très longtemps sans comprendre, et dont, un jour enfin, il avait découvert le génie à la lumière de Karl Marx. Sur son crâne il portait une perruque blonde : la perruque était de travers, et les idées de même.

Dès qu’il arriva en Suisse, le premier soin de Diéner Denès fut de se mettre en relation avec Guilbeaux et les plus notoires défaitistes, à quelque nation qu’ils appartinssent, qui s’agitaient alors à Genève. Il était déjà suspect aux représentants de l’Entente, lorsque Karolyi le rejoignit. Ses propos bolchévistes ne purent que fortifier le crédule Magnat dans l’idée que la Révolution mondiale était prochaine. Entre temps, le Comte faisait la fête et courait les tripots qui s’étaient multipliés à l’envi dans la vieille cité de Calvin. Lorsqu’il sollicita une audience du ministre d’Angleterre, celui-ci le fit recevoir par un simple vice-consul. Quant à notre ministre, M. Beau, il demanda, parait-il : « Est-ce un polichinelle ou bien un homme influent ? » — « C’est, lui répondit-on, un polichinelle influent. » Et il refusa de le voir.

Mais à mesure que la guerre se prolongeait et que les Allemands faisaient sentir plus durement à Budapest le poids de leur domination, la popularité du Comte allait sans cesse augmentant, du même mouvement que celle d’Etienne Tisza diminuait. Il apparaissait à Berlin comme un dangereux personnage ; et, pour le compromettre, on envoya de là-bas un colonel qui avait fait merveille dans des affaires d’espionnage en Turquie. Celui-ci s’aboucha avec un secrétaire de Karolyi, qu’il savait joueur et besogneux, afin d’obtenir de lui, contre une forte somme d’argent, la correspondance de son patron. Le secrétaire était honnête. Il avertit Karolyi de la machination, et convint avec lui qu’il ferait mine d’accepter les propositions de l’Allemand et lui fixerait un rendez-vous. Les deux hommes se rencontrèrent, en effet, pour arrêter les termes du contrat ; mais, à la fin de l’entretien, deux témoins apostés, ouvrant la porte d’une chambre contiguë, déclarèrent au Colonel qu’ils avaient dressé procès-verbal de toute la conversation. Cette affaire qui s’ébruita accrut encore le prestige de Michel Karolyi, au milieu d’une population excédée des façons autoritaires que les Allemands prenaient de plus en plus avec elle, et qui entrevoyait aujourd’hui que la Hongrie était offerte en sacrifice à l’Allemagne.

La rupture du front bulgare, le recul de Ludendorff en France, l’écroulement inévitable du front austro-hongrois, tout semblait lui donner raison. Au Parlement, il déclarait que le salut du pays exigeait qu’on abandonnât l’Allemagne à son destin, qu’il fallait déposer les armes avant d’être envahi, se confier au président Wilson, et réaliser au plus tôt de grandes réformes démocratiques pour attirer sur la Hongrie les sympathies de l’Occident. De telles paroles, dans une Chambre où dominait toujours l’esprit loyaliste de Tisza, apparaissaient sacrilèges. Des députés menacèrent de le gifler ; et même, on parla plusieurs fois de le mettre en accusation. Mais en dehors du Parlement, ses discours réveillaient de très profonds échos, que prolongeait dans tous les cœurs l’appréhension d’un formidable inconnu. Maintenant, il faisait figure d’un prophète qui, si on l’avait écouté, aurait détourné de la patrie les malheurs qui tombaient sur elle ; et, dans l’effondrement de tout, il apparaissait le seul homme capable de sauver encore ce qui pouvait être sauvé. De jour en jour, d’heure en heure, à mesure que la catastrophe militaire devenait plus imminente, sa popularité s’accroissait de toute la haine qui montait autour du comte Tisza. Et enfin pour le servir et le porter au pouvoir, s’exaspérait dans le pays le vieux désir toujours vivace d’une Hongrie indépendante, à jamais débarrassée de la domination autrichienne.

Le 22 octobre, on apprenait la capitulation des Bulgares. Le lendemain, en pleine séance du Parlement, arrivait la nouvelle que des troupes Croates mutinées venaient de s’emparer de Fiume, le grand port de la Hongrie sur la Mer Adriatique. Karolyi monte à la tribune et déclare que désormais la catastrophe est consommée, tandis que des journalistes juifs (qui devaient, quelques semaines plus tard, se révéler internationalistes ardents) menaient un furieux tapage et réclamaient au nom de la patrie violée la démission du ministère Weckerlé.

Un peu partout, des désordres éclataient dans la province. A Debreczen, où le Roi et la Reine étaient venus inaugurer la nouvelle Université, la population sifflait les régiments de la Garde autrichienne qui assuraient le service d’honneur, et conspuait l’hymne impérial que la musique avait eu la malencontreuse idée de jouer à la place de l’hymne royal. A Kachau, le régiment dont Guillaume II était le colonel, levait la crosse en l’air. A Budapest, le 32e d’infanterie, créé par Marie-Thérèse, se couchait dans la cour de la caserne, car c’est ainsi qu’à l’ordinaire les soldats en Hongrie manifestaient leur rébellion. Déjà, dans la capitale on voyait affluer des milliers de soldats hâves et déguenillés, déserteurs du front italien pour la plupart, qui jetaient leurs armes en criant : « Nous en avons assez de mourir pour c….. « d’Allemands qui font de nous leurs esclaves ! » Impuissante ou complice, la police ne réagissait pas. A l’hôtel Astoria, un des grands hôtels de la ville (dans cette révolution hongroise, comme dans la vie ordinaire de Budapest, l’hôtel et le café sont toujours au premier plan), Karolyi et ses amis constituaient un Conseil National, comme il s’en était formé à Prague, à Lemberg, à Agram, dans toutes les provinces de l’Empire qui, au nom des principes du Président Wilson, aspiraient à devenir des Etats particuliers. Ce Conseil d’une trentaine de membres avait élu pour président un prêtre, l’abbé Hock, sorte de Jérôme Coignard, avec lequel j’ai vidé autrefois de nombreux pots de bière et des verres de faux Tokay, en écoutant les Tziganes dans les brasseries de Budapest. D’une taille imposante, la figure longue, les traits hardiment dessinés, de magnifiques yeux couleur tabac d’Espagne, une bouche sensuelle, malheureusement abimée par de vilaines dents, cet amateur de taverne était l’éloquence en personne. Il y a quelque trente ans, la Cour et tout le monde élégant de Budapest, — sans excepter les riches Juives, — accouraient à ses sermons dans la cathédrale de Bude. Mais des succès féminins, par trop retentissants, interrompirent fâcheusement ses triomphes de prédicateur. Exilé dans une cure de banlieue, il se fit élire député ; et, depuis lors, il partageait ses soins entre ses ouailles de faubourg, les couloirs de la Chambre, la rédaction d’un journal et les cafés de la ville.

Le premier acte de ce Conseil fut de lancer un manifeste exigeant la retour immédiat de l’armée nationale, la fin des hostilités, la signature d’un armistice, la liberté des Nationalités à l’intérieur de l’Etat hongrois et le maintien du vieux pays dans ses limites millénaires. Le placard était signé Karolyi, et le comte révolutionnaire priait les gouvernements étrangers de s’adresser désormais à lui seul, et non plus au gouvernement défaillant.

Le Roi était rentré à Budapest, ou plutôt à Gödöllö, petit château dans un grand parc à trois quarts d’heure de la ville. Inquiet, désorienté, consultant tout le monde, après beaucoup d’hésitations et malgré les avis de tous ses conseillers, il se décida enfin à convoquer Karolyi. Celui-ci se rendit à Gödöllö, persuadé que son heure avait sonné.

Lorsqu’il s’y présenta, le petit château était rempli d’une foule inusitée. Il y avait là, étrangement mêlés, des magnats, des paysans délégués de la grande plaine, des bourgeois, industriels et commerçants, que le Roi avait appelés pour se faire une idée de l’état d’esprit du pays. On y rencontrait encore le Primat de Hongrie, l’Evêque de Transylvanie, le Curé de Saint-Mathias de Bude, l’Aumônier de la famille impériale, des généraux, des colonels, un amiral, des femmes de la Cour, dames d’honneur et infirmières de la Croix-Rouge. La plupart de ces gens virent arriver sans sympathie l’homme qui représentait l’esprit de la révolution. Mais quand le comte Hunyadi, grand maitre de la Cour, s’approcha de Karolyi pour l’introduire chez le Roi, tout ce monde fit avec déférence la haie sur le passage du grand seigneur démocrate, qui pouvait devenir le maître tout-puissant de demain.

Le Roi, qui n’avait jamais eu aucune sympathie pour Tisza et le vieux personnel du Parlement hongrois, ne repoussait pas l’idée de lui confier le ministère. Il s’entretint avec lui pendant près d’une heure et demie. Mais tandis qu’il parlait, le prince Windischgraetz lui téléphona de Vienne pour l’engager à la méfiance. Charles reposa l’appareil et poursuivit l’entretien. Il retint son hôte à dîner, et Karolyi, ce soir-là, dut bien croire que, le lendemain, il serait le Président du Conseil. Sur les dix heures, dans un salon, il se trouva tout à coup face à face avec la Reine qui, sans autre préambule, lui dit d’une voix altérée : « Comte, il faut nous aider. Il faut aider l’Empereur, mon époux, votre Roi. On m’a dit que vous alliez faire la Révolution, que la Hongrie allait nous renier. Comte, feriez-vous cela ? Ce serait trop horrible ! Sauvez mon Charles ! C’est un si brave homme ! II est si bon, si désireux de faire le bonheur de ses peuples ! II ne voulait que la paix... » Et sur ces mots l’Impératrice-Reine sortit précipitamment, sans que Karolyi étonné ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

Quelques instants plus tard, le Roi disait en souriant tristement à Karolyi : « Monsieur le Comte (et il insista sur ce mot de Monsieur tout à fait inhabituel), il faut absolument que je retourne à Vienne où la situation est inquiétante. Venez avec nous. Le train nous attend. Nous arrangerons là-bas les choses de Hongrie, car vous m’aiderez, n’est-ce pas ? » Karolyi s’inclina, prit place dans le train ; et pendant le trajet il put se rendre compte qu’il n’y avait guère que le Roi qui ne lui fût pas hostile.

En arrivant à Vienne, l’Empereur prit congé de lui avec beaucoup de cordialité et le pria de se tenir à sa disposition. Mais c’est en vain que toute la journée, Karolyi attendit à l’hôtel Bristol la convocation du Souverain. Vers quatre heures, il fit demander au Grand Maître de la Cour ce que signifiait ce silence. Celui-ci lui répondit qu’il n’avait qu’à rentrer à Budapest, et que l’archiduc Joseph, nommé Homo Regius, c’est-à-dire représentant de la personne royale en Hongrie, lui communiquerait les décisions de Sa Majesté. Évidemment les conseils du comte Windischgraetz avaient fini par prévaloir, et la volonté de résistance l’emportait sur les velléités libérales.

Dans la matinée du lendemain, Karolyi revenait à Budapest. Un témoin oculaire, un officier français, prisonnier en Hongrie, m’a fait le tableau de ce retour. « Je n’ai jamais vu, me dit-il, un spectacle comme celui que j’ai contemplé ce jour-là. Une foule immense et silencieuse battait la gare de l’Ouest où le Comte devait arriver. Cette multitude presque immobile était traversée par instant de lents courants et de remous profonds. Au-dessus de ce silence et de cette lourde houle, se déployaient d’immenses bannières écarlates, brique, sang de bœuf, lie de vin, pourpres, toute une gamme de tons violents qui contrastaient étrangement avec la masse sombre des gens et la grisaille humide du. ciel. Soudain cette masse s’entr’ouvrit pour laisser passer les « Amis du Peuple, » Marton de Lovassy, qui, à la Chambre des députés, avait osé crier un jour : « Nous sommes les amis de l’Entente. Vive la France républicaine ! Vive la liberté ! » et qu’on avait voulu pendre ; le socialiste Garami, directeur du journal Nepszava (la Voix du Peuple) ; le social-démocrate Bokanyi ; le colonel Lindner ; d’autres encore dont on acclamait les noms. Enfin, le train arrive. On se rue, ou s’écrase avec une sorte de fureur toujours bizarrement silencieuse. Soudain une clameur énorme, un vrai rugissement. On agite des mouchoirs, des branches de chêne et de sapin, des étoffes aux couleurs nationales. Karolyi vient d’apparaître sur le perron de la gare. On salue en lui follement le libérateur de la Hongrie. Il parle avec des gestes saccadés. Personne n’entend ce qu’il dit, mais on applaudit de confiance. Marton de Lovassy lui crie : « Prends le pouvoir. Tu le tiendras du peuple, sinon du Roi. » « Citoyens, clame une voix puissante, nous avons un ennemi de plus, c’est le roi Charles !... » Naguère une telle parole eût fait charger la police et le sang eût coulé ; aujourd’hui elle ne soulève que des applaudissements. Karolyi monte en voiture. Et tout à coup mon cœur se serre, mes yeux se brouillent, l’émotion me prend à la gorge : la foule chante, et malgré les paroles étrangères et la cadence plus lente, je reconnais la Marseillaise. Ce qu’elle chante, cette foule, c’est le chant de mon pays, que je n’ai pas entendu depuis plus de quatre ans ; c’est le cri sublime de ma race qui pour ces gens veut dire liberté, et qui pour moi crie victoire ! ... « Ah ! le magnifique instant. Monsieur, qui me hausse une minute, moi, inutile prisonnier de guerre, à la taille de tous mes frères de tranchée, et m’exalte d’une si forte émotion que je crois vivre au-dessus du temps, au-dessus de cette multitude et de moi-même. Alors secoué, bousculé, rudoyé, je me laisse emporter par la marée humaine, et je mêle, moi aussi, ma voix à celle de tous ces Magyars : Le jour de gloire est arrivé ! ... »

A la place de Karolyi, le Roi choisit le comte Hadik pour former un ministère. L’homme était effacé, sans prestige. Il s’efforça de négocier avec les différents partis du Conseil National, pour y jeter la zizanie et arriver à le dissoudre. Mais l’Assemblée à l’unanimité déclara qu’aucun parti n’entamerait de conversation particulière. Et ce ne fut qu’à grand peine que le Comte réussit à constituer un cabinet avec quelques députés obscurs et des fonctionnaires connus pour leur esprit réactionnaire.

Pendant ce temps, Budapest et le pays tout entier se ralliaient avec transport derrière le Conseil National, qui représentait à cette heure, aux yeux de la nation, l’idée de l’indépendance hongroise et le désir d’une paix immédiate. Tous les grands services de l’État, les industries, les banques, l’université, la police, lui apportaient leur adhésion. L’argent, récolté naguère pendant la tournée d’Amérique (et qui venait fort opportunément d’arriver à Budapest, par l’intermédiaire de la Suisse) était largement distribué aux ouvriers et aux soldats afin d’échauffer leur enthousiasme. Encouragé, peut-être même embarrassé par un succès si rapide, le Conseil délibéra pour décider du jour où l’on établirait un nouveau régime en Hongrie. Quelqu’un proposa le 1er novembre, mais c’était la Toussaint, et il sembla impossible de faire une révolution ce jour-là. Le lendemain, samedi, jour de paye, fut également écarté. Dimanche, jour férié, parut aussi inacceptable. On s’arrêta au lundi, 4 novembre. Mais l’événement n’attendit pas le mot d’ordre du Conseil.


II. — LA RÉVOLUTION DE KAROLYI

« Où et quand la Révolution a-t-elle commencé, je l’ignore. » C’est un mot que Michel Karolyi répète volontiers, quand on l’interroge sur un mouvement auquel son nom restera attaché comme celui de Kérenski au renversement du tsarisme.

Le 29 octobre sur les dix heures du soir, dans la rue Andrassy, plusieurs milliers d’hommes se rassemblaient pour monter sur la colline de Bude jusqu’au palais de l’archiduc Joseph, manifester contre l’Homo Regius, et réclamer Karolyi pour ministre-président. Mais le gouverneur militaire avait fait barrer les ponts. Les gendarmes royaux et la police à cheval tirèrent sur les assaillants qui durent se disperser, laissant dans la bagarre quatre morts et une quarantaine de blessés.

Le lendemain, sur les murailles, commençaient d’apparaître les énormes affiches imitées de la Russie, qui, sous le régime bolchéviste, allaient couvrir toute la ville d’une couleur sang de bœuf et d’un symbolisme outrancier. Les unes représentaient un formidable ouvrier rouge qui brandissait au-dessus de la couronne royale en morceaux un monstrueux merlin ; d’autres montraient un soldat étranglant dans ses mains l’aigle bicéphale des Habsbourg ; d’autres développaient en lettres de feu une véhémente ballade invitant l’armée à pactiser avec le peuple et qui disait au renvoi : « Ne tire pas, ô mon fils, car je suis là, dans la foule... »

La nuit, vers une heure du matin, quelqu’un, on re sait qui, mais vraisemblablement le journaliste Gondor, de son vrai nom Nathan Krauss, ancien apprenti fourreur en Amérique, d’un naturel violent et toujours l’injure à la bouche, jetait je ne sais où l’idée de s’emparer de la Place militaire. Bien qu’il plût à verse, des gens qui se trouvaient dans la rue se mirent en marche à la lueur des torches qui grésillaient sous la pluie. Devant le bâtiment, la garde de police leva la crosse en l’air. Accompagné de quelques inconnus, un danseur Juif, un escroc au surplus (il s’appelait Heltaï) se présentait en souliers de tennis, avec quelques soldats, chez le Commandant de la Place. Celui-ci, vieux général autrichien, presque seul dans la caserne, ne fit aucune résistance et céda son poste au danseur. Pendant ce temps, un autre Juif, nommé Jetvaï celui-là, s’emparait avec dix hommes du central téléphonique. A l’annonce de ces événements, le général Lucasics, qui commandait la garnison, téléphona au Grand Quartier, à Baden, près de Vienne, demandant à parler au Roi. Il était trois heures onze du matin. Un aide de camp lui répondit que Sa Majesté dormait. — « Qu’on la réveille ! » dit le Général. Le Roi se lève, arrive au téléphone, et Lukasics lui explique qu’il peut venir à bout de l’émeute, mais que cela n’ira pas sans verser un peu de sang, et qu’il demande des ordres. « Non, non ! dit vivement le Roi, je ne veux pas qu’on tire sur le peuple ! » Sans doute, en parlant ainsi, obéissait-il à ce même sentiment qui, quelques jours plus tôt (il s’agissait alors de savoir si l’on mettrait à la tête de la garnison de Vienne un général énergique), lui avait fait répondre : « Je n’en veux pas de votre Général ! La pression, la contrainte doivent aujourd’hui disparaître. On a versé assez de sang ; je n’entends pas recommencer la guerre avec mes peuples à l’arrière. Qu’ils s’organisent à leur gré... » Peut-être aussi craignait-il pour la vie de ses enfants, restes au château de Gödöllö, car trois minutes après cet entretien, le Grand Maître de la Cour téléphonait de les ramener à Vienne.

En rentrant chez lui au petit jour, Karolyi rencontra devant sa porte une troupe de matelots qui se mirent à l’acclamer. Constatant, non sans surprise, qu’il n’y avait pas de Magyars parmi eux, mais qu’ils étaient tous Dalmates, Croates, Istriens, il leur demanda s’ils étaient venus à Budapest se battre pour l’indépendance hongroise. A quoi ceux-ci répondirent que c’était le dernier de leur souci, qu’ils étaient là pour la Révolution, « parce que la Révolution, disaient-ils, c’est l’essentiel pour un matelot ! »

Au cours de cette matinée, le Roi confiait à Karolyi le soin de former un ministère. Karolyi y fit entrer quelques membres du parti de 48, des radicaux, deux socialistes. Puis il prêta par téléphone le serment de fidélité, et une fois de plus il assura le Roi de son dévouement à la Couronne.

Dans la rue, les soldats, de plus en plus nombreux, qui affluaient du front, acclamaient la République Montés sur des auto-camions fleuris de chrysanthèmes, de roses d’automne, comme on dit à Budapest, leurs képis décorés de fleurs, une cocarde rouge sur la poitrine, ils liraient en l’air des coups de feu et chantaient des refrains populaires. C’était idyllique et guerrier, cela tenait du drame et de l’opéra-comique, de l’émeute et du carnaval. On dansait, on buvait, — moins pourtant qu’on pourrait croire, car le Conseil National avait interdit la vente du vin et de l’alcool. Au-dessus de la foule, beaucoup de bannières rouges, et aussi des drapeaux où un bouquet de chrysanthèmes attaché au bout de la hampe remplaçait l’aigle autrichienne. On en voyait partout de ces fleurs endeuillées, qui ont fait donner à ces jours où sombrait tout un passé, ce nom d’assez mauvais présage : la révolution des roses d’automne. Des groupes se dirigeaient vers les gares et prenaient les trains d’assaut pour se rendre chez eux ; d’autres s’emparaient des barques amarrées au bord du Danube, afin de regagner par eau leurs villages ; tous emportaient leurs armes en disant : « Ce sera bon contre les Juifs et les notaires à l’occasion... » Des jeunes filles arrachaient les écussons des officiers, les déchiraient ou posément les coupaient avec des ciseaux. Les officiers se laissaient faire : l’un d’eux qui résista fut tué. Des bandes de pillards se jetaient sur les dépôts militaires. La foule envahit la gare de l’Est, arrache les pancartes allemandes et s’oppose au départ d’une compagnie envoyée en renfort sur le front. Le soir, au crépuscule, dans un coin de la ville, entre sa femme et sa nièce, on assassinait Tisza.

Le Roi était à ce moment à Schönbrunn. Sur les onze heures du soir, le prince Louis de Windischgraetz se rendit de Vienne au château. Malgré l’heure tardive, aucune lumière ne brillait aux fenêtres. L’immense demeure, plongée dans les ténèbres, paraissait inhabitée. Le Prince raconte dans ses Souvenirs, — qui ne datent que d’hier et qu’on dirait vieux d’un siècle ! — qu’il monta jusqu’à l’antichambre du cabinet impérial sans rencontrer âme qui vive. Pas un soldat de garde, pas un seul laquais de service. Les grandes salles de gala étaient désertes. L’appareil luxueux, qui d’ordinaire entourait l’Empereur, s’était évanoui. Les généraux, les maréchaux, les membres du haut clergé et de l’aristocratie, à l’exemple des domestiques, avaient abandonné leur maître. Conrad de Hœtzendorf, qui avait accepté récemment la prébende grassement payée de Commandant des gardes du corps, avait fui à l’heure du danger. Sans doute dormait-il paisiblement, à cette heure, dans son château de Villach en Karinthie. Et tout en traversant cette étrange solitude, le Prince se disait en lui-même : « où donc sont-ils aujourd’hui, les Lobkowitz et les Auersperg, les Clam et les Schwarzenberg, les Czernin, les Esterhazy ? Où sont les Zichy, les Batthyani, les Festetics, les Kinski, tous ces nobles seigneurs d’Autriche et de Hongrie, qui depuis des siècles s’agenouillaient sur les marches du trône et vivaient des faveurs royales !... » Et le souvenir lui revenait aussi de la dernière fête donnée pour l’anniversaire du Roi. C’était le 17 août dernier, à Reichenau, il y avait trois mois à peine, dans la villa Wartholz. Les chevaliers de l’Ordre de Marie-Thérèse étaient assis autour de la table d’honneur. Conrad de Hœtzendorf glorifia en termes pompeux les vertus de Sa Majesté. Puis tout à coup, les chevaliers s’étaient levés tous ensemble, faisant sonner leurs éperons et tirant leurs sabres du fourreau. Et tandis qu’ils juraient fidélité au Roi jusqu’à la mort, la musique faisait retentir les accents du Gott erhalte... Ce soir tout était solitude et silence. Dans son palais de Schönbrunn, l’Empereur-Roi était seul, complètement seul.

Le prince de Windischgraetz atteignit enfin l’antichambre qui donnait accès chez l’Empereur. Dans l’immense pièce vide, il n’y avait qu’un aide de camp qui lisait : « Sa Majesté vous attend, » dit-il au Prince. Et il introduisit Windischsgraetzdans le cabinet qu’on appelle le Salon des Gobelins. Après quelques mots échangés sur la situation diplomatique : « Eh bien, dit l’Empereur, vous savez qu’on vient d’assassiner Tisza ! C’est une chose épouvantable ! « Il prononça ces paroles sans chaleur, n’ayant jamais beaucoup aimé le premier ministre hongrois. — « Permettez-moi, dit Windischgraetz, de vous mettre une fois de plus en garde contre Michel Karolyi. » — « Non, interrompit l’Empereur, Karolyi est un honnête homme. Le peuple, en Hongrie, est avec lui. Nous devons le seconder de toutes nos forces. Il est maintenant premier ministre, et j’ai ordonné que les troupes se mettent à sa disposition. » Le Prince s’informa alors si Karolyi avait prêté le serment de fidélité. — « Oui, répondit Charles en riant, et je crois bien que c’est la première fois qu’un ministre a prêté serment par téléphone. »

Mais dès le lendemain, Karolyi, exagérant à dessein l’agitation qui régnait à Budapest, et la présentant au Roi comme une révolution nouvelle, lui demandait d’être relevé de son serment. L’archiduc Joseph m’a raconté qu’il était, à ce moment-là, dans la pièce ou téléphonait Karolyi. Au bout de quelques instants, celui-ci posa l’appareil, en disant que Sa Majesté l’avait délié de sa parole. C’était reconnaître d’un mot l’indépendance de la Hongrie. Le pacte qui unissait le royaume de saint Etienne à l’empire des Habsbourg était désormais aboli. Ce que n’avaient pu réaliser plusieurs siècles de lutte venait de s’accomplir le plus simplement du monde, banalement, au téléphone.

Deux heures plus tard, à Schönbrunn, Windischgraetz et Jules Andrassy, ministre des Affaires étrangères et beau-père de Karolyi, se présentaient vers midi chez l’Empereur. La porte de son cabinet était ouverte, et ils le virent qui parlait au téléphone et semblait fort agité. L’Impératrice, immobile, se tenait debout près de lui. Apercevant ses visiteurs, Charles leur fit signe d’entrer : « Je cause avec Budapest, dit-il nerveusement. Voici maintenant qu’ils me demandent d’abdiquer en mon nom et au nom de mes successeurs ! » À ces mots, Windischgraetz lui retira vivement l’appareil pour l’empêcher de poursuivre plus longtemps la conversation. Charles le laissa faire. « Que répondre ? Quel parti prendre ? dit-il. Ce matin même, j’ai délié Karolyi de son serment. C’est ma dernière concession. Maintenant, ils veulent que j’abdique. Ce sont des lâches qui m’abandonnent. Mais je n’abdiquerai pas ! Je n’en ai pas le droit. Ce que ces messieurs feront de la parole qu’ils m’ont donnée, cela les regarde. Quant à moi, je ne veux pas rompre le serment que j’ai prêté. »

Consterné de voir son gendre trahir son souverain, Jules Andrassy murmura : « Est-il possible qu’il en soit arrivé là ! » Tandis que Windischgraetz s’efforçait de prouver à l’Empereur que cette révolution hongroise était tout artificielle et qu’il ne fallait pas lui céder : « Je ne suis pas de votre avis, » dit le Roi. Et toujours indulgent, il ajouta : « La révolution a débordé Karolyi. »

Andrassy prit alors le téléphone, posé sur cette même table où jadis s’asseyait Napoléon, et sur laquelle, pendant ces quatre années de guerre, avaient été signés tant de papiers considérables : « Es-tu fou de demander l’abdication du Roi ! » cria-t-il dans l’appareil, en s’adressant au comte Batthyani, ministre de l’Intérieur du cabinet Karolyi, et tout récemment encore ministre de la Maison impériale. Batthyani lui répondit ; « S’il n’abdique pas, nous le chasserons comme un mauvais domestique. »

La révolution en Hongrie, la révolution à Vienne, l’Empereur-Roi n’était plus en sécurité nulle part. Windischgraetz lui proposa de se retirer en Tyrol avec sa femme et ses enfants. Mais l’impératrice Zita, qui gardait tout son sang-froid, s’y opposa en disant : « Nous devons montrer aux gens que nous restons là où est notre devoir de rester. Notre place n’est pas même ici, à Schönbrunn, elle est à Vienne. C’est là que nous devons aller et attendre les événements avec calme, sans plus nous occuper de rien. »

À ce moment survint le chef d’État-major, général Arzt. Sur le ton d’indifférence polie qui lui était habituel, il annonça que les négociations d’armistice venaient d’être entamées avec le Haut Commandement italien. « Reste-t-il encore des troupes sûres ? » lui demanda le Roi. Arzt fit signe que non de la tête ; et de son air fataliste il ajouta : « Sire, il n’y a plus rien à faire. Maintenant, tout est perdu... »

A quelques jours de là, les Viennois proclamaient la République. Les Magyars, à leur tour, exigeaient l’abdication du roi Charles. Accompagné de cinq autres délégués, le Primat de Hongrie, Mgr Csernosch (ce même prélat qui, quelques mois auparavant, avait posé sur sa tête la couronne de saint Etienne) se rendit, le 12 novembre, à Vienne, pour présenter à Sa Majesté un message où le gouvernement provisoire lui déclarait sa résolution de changer la forme de l’État. Le Roi en écouta la lecture, debout, très pâle, et des larmes dans les yeux. « . Monseigneur, dit-il enfin, la Hongrie me hait donc bien ? — Non, Sire, murmura le Prélat, mais elle entend assurer elle-même ses destinées. » Le Roi reprit avec mélancolie : « Je n’ai rien pu réaliser de ce que je désirais si ardemment. Je voulais la paix, la prospérité, le bonheur de mes peuples, et j’ai dû continuer la guerre. J’ai vu la ruine, l’effondrement de tout. Monseigneur, mon père, c’est trop d’épreuves ! Je ne vois que fureur et que haine autour de moi. Me réserve-t-on le sort de Louis XVI et de Nicolas II ? Où va-t-on me jeter comme un simple malfaiteur à la porte de ma patrie ? — Sire, dit le Primat de Hongrie, il faut tout espérer de la miséricorde divine. ― Oui, fit le Roi, en qui donc aurais-je espoir maintenant, sinon en Dieu ? » Et il ajouta : « Monseigneur, dites au comte Karolyi que je reconnaîtrai, quelle qu’elle soit, la décision prise par la nation. Je ne veux pas être un obstacle au bonheur de mes peuples, si ma disparition doit assurer ce bonheur. » L’entretien prit fin sur ces mots [2].

Quatre jours plus tard, samedi, 16 novembre, la République était proclamée à Budapest. Dans la matinée, la Chambre des députés et celle des magnats tenaient leur dernière séance. Elles furent lugubres. Peu de voix s’élevèrent pour jeter un timide adieu au régime déchu. Dans aucune des deux assemblées qu’il dominait de son autorité depuis plus de vingt ans, pas une parole de regret ne fut adressée à la mémoire de Tisza. Moins courageux que leur chef, la plupart de ses partisans s’étaient abstenus de paraître, redoutant peut-être son sort. Après quelques vagues discours, députés et magnats ramassèrent dans leurs pupitres et au vestiaire leurs papiers et leurs objets personnels. Des fiacres qui attendaient dans la rue emportèrent tout cela…

L’après-midi, les Conseils provinciaux qui s’étaient substitués partout aux autorités régionales, se rassemblaient dans le même Parlement. Quarante mille personnes, avec drapeaux et. bannières, s’étaient massées autour du bâtiment tout neuf, construit au bord du Danube, sur le modèle de Westminster, par ces architectes hongrois toujours bizarrement passionnés d’un moyen âge sans raison. Officiers et soldats formaient un groupe à part ; les prêtres des deux confessions s’étaient réunis ensemble. Au-dessus de la foule muette, assez morne et sans couleur, un petit vent aigre agitait dans l’air mat et gris les grandes bannières rouges et les drapeaux, où déjà les chrysanthèmes commençaient de se faner. Enfin, sous le haut porche gothique, apparut Michel Karolyi.

Près de lui, Marton de Lovassy, reconnaissable à sa haute stature, Bouza Barna, minuscule, Garami, l’abbé Hock, Iassy, Diéner Denès, Szendé, le comte Batthyani, Böhm, Bokanyi, Bela Lindner, Kunfi, tous les principaux membres du Conseil National. Karolyi prit la parole, mais sa voix ne portait pas. Après le grand seigneur, Bokanyi, le délégué des ouvriers, s’avança, pauvrement habillé, son feutre mou dans la main droite, sa tête rude, aux épais cheveux encore noirs, à la forte moustache, éclairée par un jour cru. D’une voix habituée à dominer les réunions publiques, il lança ce mot : « Citoyens… » À ce mot la foule fit un pas en avant, comme fascinée, avec un Ah ! sourd, une sorte de gémissement de joie, et puis elle éclata en une clameur folle par où elle exprimait que son profond désir de liberté était rempli… Quand Bokanyi eut fini sa harangue, Karolyi, la main levée, jura le premier fidélité à la République populaire. Les autres ministres l’imitèrent. Puis des milliers de bras se tendirent au-dessus des têtes dans le geste sacramentel si souvent reproduit par nos estampes de la Révolution. Et pour achever la ressemblance avec des scènes qui jadis se sont déroulées chez nous, on vit, le même jour, l’archiduc Joseph, l’Homme du Roi, renonçant à tous ses titres et à son nom même de Habsbourg, venir jurer fidélité devant le Conseil National, entre les mains de l’abbé Hock.


A Budapest, dans l’allégresse de l’indépendance reconquise, on oubliait le désastre militaire, et l’on s’abandonnait aux illusions les plus folles sur le sort que les Alliés réservaient à la Hongrie. Au fond de l’esprit du plus simple des paysans magyars, il existe un fort sentiment qui lui représente sa nation, avec tous ses peuples divers, comme un corps indestructible, d’une vitalité supérieure à toutes les atteintes du sort. Cela, c’est la patrie hongroise, un organisme vivant, bien lié dans toutes ses parties, dont rien ne saurait être distrait sans que tout le reste périsse. Que deviendrait la plaine sans le bois, le fer, le charbon des montagnes ? Que deviendrait la montagne privée du blé et des fruits de la plaine ? ... Bien qu’assez illettré, ce peuple paysan se fait de son histoire une idée infiniment plus vivante que n’en ont de la leur des peuples beaucoup plus instruits. Les chansons populaires, que tout le monde là-bas sait par cœur, représentent sans cesse aux imaginations le plus romantique passé, et grâce à elles s’est conservée une aspiration profonde à la liberté d’autrefois. Et voilà qu’après trois siècles, ce vieux rêve de l’indépendance se réalisait tout à coup ! La Hongrie venait enfin de s’affranchir de l’Autriche ! Comment se résigner à croire que, juste à ce moment si longtemps espéré, la couronne de saint Etienne allait être disloquée... On disait couramment : « C’est la crainte des Russes qui nous a jetés vers l’Allemagne. Ce danger, désormais, n’existe plus. Rien ne nous empêche maintenant de reprendre avec la France la vieille amitié de jadis. Si nous nous sommes tenus fermement aux côtés de nos alliés, il ne faut voir là que la preuve de notre fidélité à la parole donnée. Mais nous avons toujours détesté les Allemands, et dans le cœur d’un paysan magyar il n’y a jamais eu, au contraire, la moindre haine pour les Français. Enfin, rappelez-vous que de toutes les nations en guerre, la Hongrie est la seule qui n’ait pas voulu chez elle de camp de concentration, et où les étrangers ont été laissés libres d’aller et de venir à leur guise... Aujourd’hui, nous déposons les armes avant que notre armée soit détruite et notre territoire envahi. De notre pleine volonté, nous cessons d’être des belligérants pour devenir des neutres. Aussi est-ce en égaux et non pas en vaincus que nous devons être traités. L’Entente a fait la guerre à une Hongrie du passé, asservie malgré elle à la politique germanique. Cette Hongrie-là est bien morte. Affranchie de l’Autriche et maîtresse de ses destinées, elle aspire à devenir un Etat démocratique, comme la France ou l’Angleterre. Que ces libres nations nous accueillent, et que l’Occident nous protège, nous qui pendant tant de siècles avons défendu l’Occident ! ... »

J’ai assez vécu là-bas pour me rendre compte que ces paroles étaient sincères, du moins à la campagne et dans la profonde masse paysanne. L’Allemand autant que l’Autrichien y est profondément détesté, et on les confond l’un et l’autre sous le même vocable, assez méprisant, de Német. En parlant de ces Német, on dit couramment en Hongrie : « Avec du chien, on ne fait pas du lard ! » Et Bismarck voyageant dans la puszta, fut si frappé par le ton injurieux pour son pays d’une foule de chansons hongroises, qu’il désespéra, un moment, d’amener jamais les Magyars à s’entendre avec Berlin. Tout au contraire, la France a laissé dans l’imagination populaire le souvenir des grandes luttes menées jadis en commun ; elle plait aussi aux paysans pour les idées libérales qu’elle a répandues dans le monde, et qu’eux-mêmes ont défendues, les armes à la main, en 1848. Mais s’il est juste de dire qu’au cœur d’un paysan hongrois, il n’y a jamais eu de sympathie pour l’Allemagne et de haine à l’égard de la France, comment les journalistes et les politiciens, qui depuis cinquante ans défendaient avec passion la politique allemande, osaient-ils se réclamer de ces sentiments populaires, et les fortifier encore en exprimant en idées claires ce qui, dans la foule hongroise, demeurait à l’état confus ? Comment pouvaient-ils oublier que depuis cinquante ans l’aristocratie, la finance, le monde de l’industrie, du commerce, tout ce qui comptait dans le pays s’était dévoué corps et âme à Berlin ? Par quel aveuglement ne se disaient-ils pas que l’Entente même n’était plus libre, qu’elle avait pris des engagements envers d’autres États qui, dans des circonstances particulièrement difficiles, s’étaient rangés à ses côtés, et que l’heure était venue pour elle de tenir ses promesses ! Enfin pouvaient-ils se flatter d’avoir créé l’unité sentimentale de leur pays, et fait de toutes les races qui l’habitent une nation unie par le cœur ? Tous ces peuples divers étaient-ils aussi convaincus que les Magyars de l’indestructibilité de la Hongrie millénaire ? Serbes, Roumains, Ruthènes et Slovaques n’allaient-ils pas réclamer pour eux-mêmes l’indépendance dont les Hongrois s’enthousiasmaient aujourd’hui, et profiter de la victoire pour s’émanciper à leur tour ?

Évidemment, ces objections n’échappaient pas aux journalistes de Pest. Mais en se montrant tout à coup aussi follement ententophiles qu’ils étaient hier encore servîtes à l’égard de Berlin, ils comptaient, j’imagine, faire illusion aux Alliés, et dans le cas contraire soulever contre l’Entente l’irrésistible rancune d’un immense espoir déçu. Quant à Michel Karolyi, à force de répéter à lui-même et aux autres qu’il était persona grata en Angleterre, en Amérique et en France, sans doute cet esprit vaniteux et puéril avait-il fini par le croire. Et c’est presque avec allégresse que ses compatriotes, échauffés par la Presse et leurs propres illusions, le virent partir pour Belgrade, où il allait discuter avec le général Franchet d’Espérey les conditions de l’armistice.

Pour l’escorter dans ce voyage, il avait choisi des personnes dont le caractère, pensait-il, ne pouvait qu’impressionner d’une façon favorable un général républicain. Le socialiste Bokanyi et le capitaine Csermak, délégués du conseil des ouvriers et des soldats, devaient symboliser la nature pacifique et révolutionnaire de la nouvelle Hongrie. Oscar Iaszi représentait la bonne volonté du nouveau gouvernement envers les Nationalités. Louis Hatvany était, pour ainsi dire, l’image de cet esprit européen dont se réclamaient les membres du Conseil national. Et Karolyi lui-même avait tenu à exprimer par un accoutrement d’une simplicité désinvolte (culotte de sport et veston) ses sentiments démocratiques. Quelques conseillers techniques accompagnaient la mission.

Le soir, en quittant leur hôtel pour se rendre à la maison où Franchet d’Espérey les avait convoqués, ces messieurs étaient tellement persuadés de recevoir un bon accueil qu’ils pensaient être retenus à diner. Détail tout à fait révélateur : ils avaient tous en poche quelques cartes postales, pour les faire signer au dessert.

Or l’entrevue ne fut pas le moins du monde ce qu’ils avaient espéré. On les introduisit dans une pièce qu’éclairaient assez mal deux méchantes lampes à pétrole. Le Général entra, en tenue de campagne, suivi de son chef d’état-major et d’un colonel serbe. Il salua les envoyés d’une légère inclination de la tête, et debout devant la cheminée, son premier mot fut pour dire : « On y voit mal ici. C’est votre faute. Vous avez coupé l’électricité partout. » Karolyi lui présenta le ministre Iaszi et le baron Hatvany, puis le socialiste Bokanyi, et quand ce fut le tour de Czermak, délégué du soviet des soldats : « Ah ! fit le Général, vous en êtes déjà là ! » Karolyi lut ensuite un long mémorandum qu’il avait préparé, et dans lequel il exprimait les sentiments de la Hongrie nouvelle, née de la Révolution d’octobre : « Pour la première fois, disait-il, notre Patrie peut manifester devant l’Entente sa véritable volonté. Cette guerre a été l’œuvre de la monarchie austro-hongroise, féodal ; et autocratique, qui, d’accord avec le militarisme prussien, a mis l’Europe en feu. Le régime déchu avait paralysé les forces de tous ceux qui chez nous désapprouvaient la guerre et luttaient pour la démocratie et la liberté nationale. La Hongrie de Louis Kossuth était complètement bâillonnée. On n’y entendait plus que la voix des grands seigneurs inféodés à l’impérialisme germanique et adversaires déclarés des nationalités. La révolution populaire qui vient d’éclater à Budapest a changé tout cela. Aujourd’hui, nous paraissons devant vous, non comme les ministres du Roi mais comme les plénipotentiaires du peuple hongrois... (Pardon ! du peuple magyar, interrompit le Général.) Nous déclarons solennellement n’accepter aucune responsabilité pour les actes de la politique intérieure ou extérieure du régime disparu. Nous ne sommes pas des féodaux, nous sommes des démocrates qui allons réaliser dès demain le suffrage universel et partager la terre entre ceux qui la cultivent. Nous sommes des pacifiques, résolument hostiles à l’ancienne alliance allemande, et partisans enthousiastes de la Société des Nations... Depuis le 1er novembre nous avons cessé d’être pour vous des ennemis et nous sommes devenus des neutres... Aidez-nous. Obtenez des Polonais et des Tchéco-Slovaques qu’ils laissent passer le charbon qui nous est indispensable... Ecartez de nous la violence, et si vous entrez en Hongrie, n’y laissez pénétrer que des Français, des Anglais, des Italiens ou des Américains, mais épargnez-nous la présence des troupes roumaines, tchèques ou serbes, et aussi de vos soldats coloniaux !... Enfin, mon Général, nous vous prions de soutenir de votre prestige moral, dans sa lourde tâche, le gouvernement populaire hongrois qui se réclame d’un profond désir de paix, de ses sentiments démocratiques et du droit qu’ont les nations de disposer librement de leur destin ! »

Toujours debout devant la cheminée, le général Franchet d’Espérey répondit :

« Thököly, Rakoczi, Kossuth, ces grands héros de la Hongrie en lutte contre la Germanie, ce sont des noms que tout Français prononce avec respect. Au pays qu’ils symbolisent, la France n’a jamais cessé d’accorder sa sympathie. Mais depuis 1867, la Hongrie s’est laissé duper par les Allemands. Elle est devenue la complice de leur rapacité. Et cette Hongrie-là, nous ne pouvons pas l’aimer. Elle subira le sort de l’Allemagne. Vous avez marché avec elle, vous devez être châtiés comme elle. Votre pays expiera et paiera. Et malheureusement, ce sont les pauvres gens qui auront le plus à souffrir des misères de l’invasion, car il restera toujours aux riches la ressource de s’enfuir... Vous disiez tout à l’heure que vous parliez au nom du peuple hongrois. Vous ne représentez que le peuple magyar. Je connais votre histoire. Vous avez opprimé des races qui n’étaient pas de votre sang. A l’heure qu’il est, vous avez contre vous les Tchèques, les Roumains, les Yougo-Slaves. Je tiens ces peuples dans ma main. Je n’ai qu’un signe à faire et vous serez détruits. Pensez-vous que la France puisse oublier de quelle manière vos journaux nous ont insultés ? ...

— Pas tous, interrompit Iaszi, les organes nationalistes seulement...

— Assez, assez, je sais ce que je dis ! continua le Général... Vous arrivez trop tard. Il y a quinze jours encore, la déclaration de votre neutralité aurait pu m’être de quelque utilité. Elle ne me sert plus de rien, maintenant que je suis à Belgrade. Je traite avec vous parce que le comte Michel Karolyi est à la tête de votre délégation. Nous avons appris, pendant la guerre, à le connaître comme un honnête homme. Dans la situation critique de la Hongrie, il est seul à pouvoir adoucir votre sort. Rangez-vous autour de lui.

Là-dessus, le général invita Karolyi et Iaszi à le suivre dans son cabinet. Il leur remit le texte de ses conditions d’armistice, et les laissant en tête-à-tête avec son chef d’État-major, son aide de camp et le colonel serbe, lui-même il s’en alla diner.

L’armistice que le Général avait rapidement établi, dès qu’il avait connu l’intention des Hongrois de négocier avec lui, avait à ses yeux pour objet de mettre tout de suite hors de cause l’armée de Mackensen qui occupait toujours la Roumanie et la Transylvanie, et de donner aux Alliés la libre disposition des chemins de fer hongrois pour amener ses divisions à Budapest et à Vienne, et s’il le fallait, à Berlin, Cette convention, élaborée avec l’Etat-major serbe, précisait nettement les territoires qui devaient être occupés par les soldats du roi Pierre, et prévoyait les quantités de matériel, de vivres et de bétail à livrer à la Serbie. Mais, en ce qui touchait les Roumains, le texte arrêté à Belgrade ne pouvait pas les satisfaire. Par une singulière conception du rôle d’un général en chef, notre gouvernement n’avait pas mis le Commandant des Armées d’Orient au courant du traité passé en 1916 entre la France et Bucarest. Aussi la ligne d’armistice tracée par Franchet d’Espérey ne modifiait-elle qu’assez peu la frontière existante. Ce qui allait soulever aussitôt les protestations des Roumains pressés d’entrer en possession de la Transylvanie. Enfin, du côté tchéco-slovaque, le Général, ignorant tout des intentions de l’Entente, n’avait rien déterminé.

Ces insuffisances d’ailleurs auraient été négligeables si, comme le pensait le Général, l’armistice n’avait été qu’une mesure tout à fait provisoire, destinée à faciliter un nouveau bond de ses armées. Mais le Conseil donna l’ordre suprême aux troupes alliées de ne pas franchir le Danube. La convention de Belgrade se trouva régler en fait, pendant des mois et des mois, la situation respective des Magyars et de leurs voisins ; et ses défauts apparurent quand il fallut adapter ce règlement militaire à des circonstances pour lesquelles il n’avait pas été conçu.

Si bénignes qu’elles fussent, ces conditions qui laissaient presque intact le territoire de la Hongrie, semblèrent tout à fait excessives aux délégués magyars. « Nous seront pendus, disaient-ils, si nous acceptons ces clauses ! » Et ils revinrent à Budapest avec le sentiment qu’ils avaient été reçus, pour employer l’expression de Louis Hatvany, non pas comme les représentants d’une nation civilisée, mais comme les envoyés d’une tribu nègre d’Afrique.

Malgré les paroles aimables que lui avait personnellement adressées Franchet d’Espérey, le coup était dur pour Karolyi. Il essaya de sauver la face en disant qu’il ne fallait pas s’étonner outre mesure du manque d’égards d’un Franchet, car c’était un Breton, c’est-à-dire qu’il appartenait à une « sous-race » de la France — ce qui, à tout prendre, était une assez ingénieuse défaite pour des gens habitués à établir entre les races qui peuplaient leur pays, une sévère hiérarchie. Il fit accepter l’armistice, en jetant dans l’opinion l’idée qu’on vertu des principes du président Wilson, les conditions définitives de la paix seraient moins dures. Et déjà dans ses propos commençait d’apparaitre une pensée qui devait bientôt s’imposer à son esprit : « Avec un peu de bolchévisme, nous nous en tirerons toujours... »

Une nouvelle désillusion suivit presque aussitôt la déconvenue de Belgrade. Pendant des siècles, ce qu’on appelle le problème des Nationalités n’exista pas en Hongrie. C’était un pays guerrier : l’homme qui se battait bien, à quelque race qu’il appartint, obtenait une terre, un titre, qui le faisait entrer de plein droit dans la noblesse. Beaucoup des plus grandes familles hongroises sont d’origine slave ou roumaine, voire turque comme celle des Banffi. Mais vers 1830, l’effervescence d’une époque révolutionnaire, le développement des pensées et des littératures nationales, et surtout la politique de Vienne qui trouvait son intérêt à opposer les unes aux autres les diverses races de l’Empire, suscitèrent des inimitiés qui s’ignoraient autrefois, et dont l’effet se fit sentir en 1848. Les Croates de Jelacsic, les bandes serbes de Kara Georgevitch elles paysans roumains soulevés, aidèrent puissamment l’Autriche à réprimer l’effort de la Hongrie pour conquérir l’indépendance. En dépit de ses ressentiments, la génération libérale des Kossuth, des Széchényi, des Deak, se garda de toute violence, et prit pour règle de conduite que la Hongrie ne pouvait vivre sans le bon accord de ses peuples. La génération qui suivit montra beaucoup moins de sagesse. Chose bien inattendue (mais les Juifs ne connaissent que l’excès !) sous l’influence de la presse sémitique, on vit se développer en Hongrie un nationalisme outrancier, qui surexcita la zizanie entre des races qui si longtemps avaient vécu dans une heureuse harmonie. Et sans doute, ce chauvinisme magyar n’eut jamais rien de la brutalité qui déshonora, par exemple, le régime prussien en Pologne. Jamais en Hongrie, on n’a fouetté un enfant serbe ou roumain, coupable d’avoir fait sa prière dans sa langue maternelle ! Ce fut plutôt une explosion de vanité puérile, qui se traduisit surtout en bavardages de café, en articles de journaux et en manifestations oratoires. Cependant, si le mot d’oppression est trop fort pour caractériser l’attitude des Magyars envers leurs Nationalités, il faut pourtant reconnaître qu’il ne les traitaient pas en égales. Ils ne firent rien, ou presque rien, pour leur développement matériel, intellectuel et moral. Une superbe indifférence, ce fut leur maladresse et leur faute. Comme disait pittoresquement quelqu’un : les populations non magyares ne voyageaient pas à pied ; on les mettait en troisième classe.

La Hongrie qui s’était leurrée sur les intentions des Alliés, avait mis aussi trop d’espoir dans le loyalisme de ces peuples qu’elle avait trop négligés. L’autonomie dans le cadre de l’État hongrois qu’on leur promettait aujourd’hui, ne les satisfaisait plus. Au lendemain même de l’armistice, les Roumains de Transylvanie avaient formé un Comité National et réclamaient leur complète indépendance. Oscar Iaszi s’empresse de se rendre à Arad, pour conférer avec les délégués roumains. Mais c’est en vain qu’il veut les persuader de rester fidèles à la Hongrie et de former avec elle une sorte de Suisse orientale. Les autres ne veulent rien entendre. Alors il fait jouer lui aussi la menace du bolchévisme : « Prenez garde leur dit-il. La paix n’est plus désormais dans la main des Foch et autres généraux de l’Entente qui, comme nous venons de le voir à Belgrade, ne sont en rien différents des Hindenburg et des Ludendorff. La paix sera faite par la République européenne des Soviets. Les promesses que certaines Puissances ont faites aux impérialismes tchèques et autres, cette République n’en tiendra aucun compte. Moscou vient d’accréditer comme représentant à Budapest le camarade Rakowski. Ce sont des hommes comme lui qui dicteront la paix et non les impérialistes... »

Dans ces paroles de Iaszi quelle part convenait-il de faire à la feinte diplomatique et à la sincérité ? Personnellement, ce bourgeois radical répugnait au communisme ; mais dans la débâcle de ses illusions sur l’Entente et sur le loyalisme des Nationalités (ce qu’on voyait en Transylvanie se passait en même temps chez les Ruthènes, les Slovaques et les Serbes) lui aussi, il entrevoyait, comme un vague et dernier espoir, un tel bouleversement social de l’Europe tout entière qu’il n’y aurait bientôt plus ni vainqueurs ni vaincus [3].

En attendant, un peu partout, des jacqueries éclataient dans la campagne, comme chez nous en quatre-vingt-treize. Les paysans, prenant à la lettre le mot de république, si étranger à leur pensée, et qui signifie « société commune » en hongrois, s’appropriaient les terres, pillaient ou brûlaient les châteaux ; et les rancunes entre gens de nationalités diverses ajoutaient au tragique de ces haines sociales. Il y avait aussi dans les villages, les vieux comptes à régler avec les Juifs et les notaires I Assommer le Juif et se venger du notaire, ç’avait été, pendant quatre ans, entre l’arrière et le front, une des grandes questions agitées dans les conversations et les lettres. On l’avait trop vu à l’œuvre le gros juif de Budapest, ou d’ailleurs, embusqué dans l’Intendance, parcourir le pays sous un bel uniforme, pour faire les achats de l’armée ! Et l’on ne pardonnait pas non plus aux petits Juifs campagnards, leurs fortunes si rapidement acquises par des procédés mystérieux, dont l’astuce échappait à la simple rouerie paysanne. Quant aux notaires qui en Hongrie jouent à peu près, dans les villages, le même rôle que les maires chez nous, c’était eux qui pendant la guerre faisaient les réquisitions. Or, en tout pays du monde, aux yeux d’un paysan, une réquisition, c’est toujours une injustice. Et il faut avoir vécu dans la campagne hongroise, pour se représenter la fureur d’un Magyar, qui par le zèle d’un notaire ou la rapacité d’un Juif, connaît cette humiliation : ne plus atteler qu’un seul cheval, au lieu de deux à sa charrette !... La gendarmerie provinciale, hier encore considérable et fortement organisée, comme il était naturel dans un pays toujours menacé de quelque agitation nationale, avait été dissoute. Juifs et notaires passaient de tristes quarts d’heure. Toute la campagne était livrée à ces tragédies locales.

A Budapest, plus de charbon, plus de bois. Les mines et les forêts étaient tombées aux mains des Tchèques, des Roumains et des Serbes, qui arrêtaient tout trafic. L’une après l’autre, les usines de la banlieue se fermaient, jetant sur le pavé des milliers de sans-travail. L’éclairage et le chauffage manquaient : double tristesse, double misère dans ce dur hiver d’Europe centrale. La famine aussi menaçait, car faute de combustible, il arrivait tout juste un train par jour dans la ville.

Pendant ce temps, au mépris de l’armistice, sur toutes les frontières, les troupes tchèques, serbes et roumaines s’avançaient en territoire hongrois, appelées par leurs frères de sang ou s’imposant par la force. Pour résister à l’invasion, il n’y avait qu’une ombre d’armée. Karolyi, en arrivant au pouvoir, avait donné l’ordre de déposer les armes sur tous les fronts. Son ministre de la Guerre, le colonel Lindner, soldat brave mais aigri par quatre ans de campagne, déclarait à des officiers rassemblés pour jurer fidélité au nouveau Gouvernement : « Nous avons cru que l’idéal pour lequel nous nous sommes battus méritait les sacrifices que nous avons faits. Moi, votre ministre responsable, je déclare que cet idéal était faux. Une vie nouvelle victorieuse nait sous l’idéal du pacifisme. Je ne veux plus voir un soldat ! » Aussitôt tous les hommes qui avaient un emploi quelque part, un petit bien à la campagne, ou simplement une famille qu’ils n’avaient pas vue depuis longtemps, s’étaient empressés d’obéir à cet étonnant colonel, laissant là leurs régiments, où bientôt il ne resta plus que de pauvres diables, sans feu ni lieu, et qui trouvaient commode de toucher une paye et d’être nourris sans rien faire.

Effrayé du pacifisme excessif de son ministre de la Guerre, Karolyi l’avait destitué. Mais subissant lui-même les influences destructrices qui agissaient autour de lui, il prenait des résolutions, pour le moins aussi étranges. Quelques troupes rentraient du front en bon ordre, avec leurs officiers et leurs armes, après avoir franchi sans encombre les barrages d’Allemands, de Slovènes et de Ruthènes, qui détroussaient les isolés au passage. A leur arrivée à Budapest, Karolyi les désarmait. Bien plus, il demandait par écrit aux corps d’armée de Lemberg, de Cracovie, de Gratz, d’enlever son fusil à tout soldat hongrois se dirigeant vers son pays, — en sorte qu’il perdait à la fois effectif et matériel, laissant la Hongrie sans défense contre les entreprises de ses impatients voisins.

Pour faire respecter l’armistice, il y avait bien à Budapest une mission militaire interalliée. L’officier français qui la présidait, le lieutenant-colonel Vix, s’efforçait de son mieux de maintenir les adversaires sur la ligne fixée par Franchet d’Espérey. Mais les Tchèques avaient obtenu du Conseil interallié l’autorisation d’occuper la Slovaquie et de s’avancer sur le Danube à moins de cent kilomètres de Pest. Et cette atteinte à l’armistice qu’il était chargé d’appliquer rendait fort délicate la situation du colonel à l’égard des Hongrois quand il leur reprochait à son tour quelque infraction aux dix-sept points de la Convention de Belgrade. Les Roumains, aussi pressés que les Tchèques d’occuper les territoires que leur accordait le traité de 1916, s’avançaient en Transylvanie, cherchant à se procurer sur place les vivres, le bétail et le matériel de toute sorte, dont ils avaient grand besoin après le sac de leur pays par les armées de Mackensen. Très impartialement, le chef de la mission militaire infligeait aux Hongrois, lorsqu’ils se trouvaient dans leur tort, des amendes en cartouches, qu’on envoyait aux Polonais ; il expédiait note sur note aux Serbes, aux Tchèques, aux Roumains, s’il apprenait qu’ils s’étaient avancés au delà des limites prescrites. Mais ceux-ci répondaient par d’autres notes où ils prouvaient leur innocence. Et que pouvaient les foudres de papier de la mission militaire contre la poussée irrésistible de soldats victorieux, avides de réaliser leur conquête ?...

Autour de Karolyi, l’accord précaire des partis, qui avait fait, il y avait deux mois à peine, le succès de la révolution d’octobre, n’était déjà plus qu’un souvenir. Entre les ministres bourgeois et les ministres socialistes tout était matière à querelle. Dans cette Hongrie féodale, où les trois quarts du sol appartiennent à quelques centaines de grands seigneurs terriens, tout le monde s’entendait sur la nécessité d’une réforme agraire ; mais tandis que les ministres bourgeois auraient voulu créer, comme en France, une classe de petits propriétaires conservateurs, les ministres socialistes prétendaient remettre l’exploitation des grands domaines aux mains des associations paysannes... Les ministres bourgeois soutenaient ouvertement quelques régiments d’officiers qui s’étaient constitués d’eux-mêmes pour remplacer la police et la gendarmerie absentes ; mais les ministres socialistes, cédant aux exigences des soldats organisés en soviets, demandaient leur dissolution... Les ministres bourgeois réclamaient des mesures sévères contre le bolchévisme naissant, que favorisaient la misère et la propagande des premiers prisonniers revenus de Russie ; mais les ministres socialistes refusaient d’entrer en conflit avec des gens dont ils partageaient l’idéal, s’ils différaient encore avec eux sur les moyens de le réaliser, et surtout parce qu’ils s’appuyaient sur la menace du communisme pour essayer d’imposer leur programme de transformation sociale.

En tout pays, une bourgeoisie sans armée ni police est une classe impuissante. Elle l’était particulièrement en Hongrie, où elle ne forme dans la nation qu’une infime minorité, en grande partie juive, et qui est bien loin d’avoir les instincts de résistance propres à nos bourgeoisies d’Occident. Les socialistes, au contraire, groupés dans leurs syndicats au nombre de deux cent mille environ, représentaient à Budapest la seule force qui subsistât dans la désorganisation générale. Et par sympathie naturelle Karolyi était entraîné vers eux. Il donne l’ordre de dissoudre les régiments d’officiers ; il reconnaît le bolchévisme comme un parti politique, et déclare que personne ne pourra être poursuivi pour ses opinions communistes ; il se rallie au projet de socialisation du sol, des banques et des grandes industries ; bref, tour à tour il abandonne son ministre de la Guerre, son ministre de l’Agriculture, son ministre de l’Intérieur ; et à ceux qui lui reprochaient de tout céder aux socialistes, il répondait par ce mot de chauffeur affolé de vitesse : « Je suis monté dans un train rapide. Que ceux qui ne veulent pas me suivre à cette allure descendent. »

Les ministres bourgeois descendirent. Pour former un nouveau gouvernement et mettre au-dessus des partis l’homme qui restait toujours le symbole de la révolution d’octobre, le Conseil National s’empressa de nommer le comte Michel Karolyi Président de la République provisoire, sans même attendre la réunion d’une Assemblée constituante, que le trouble du pays ne permettait pas d’élire. Karolyi remplaça les bourgeois démissionnaires par des ministres socialistes. Lui-même, il alla s’installer dans le palais de Bude à la place du Roi : ses rêves d’enfant étaient comblés.


III. ― BELA KUN

La tête ronde, complètement rasée, de vastes oreilles pointues, les yeux gros et saillants, le nez court, les lèvres énormes, une bouche largement fendue, pas de menton, l’air d’un lézard : tel apparaît Bela Kun. Au moral, un petit employé juif, débrouillard et rusé, comme on en voit des milliers à Budapest.

C’était, avant la guerre, un journaliste obscur qu’on avait vu passer, çà et là, dans les salles de rédaction, faisant d’infimes reportages, et qui avait un jour disparu. On le retrouve en province, à Koloszvar, dans les fonctions de secrétaire d’une mutualité ouvrière. Accusé d’avoir détourné une petite somme de la caisse, ses camarades l’avaient chassé de ce poste de confiance, et il allait passer en jugement lorsque la guerre éclata. Avec son régiment il partit pour les Karpathes, où il fut fait prisonnier au cours de l’année 1916. On l’envoya en Sibérie, au camp de détention de Tomsk. Il y apprit le russe et quelque temps après la révolution de Kerensky, il se lia d’amitié avec le fameux propagandiste Radek, de son vrai nom Zobelsohn, aujourd’hui gros personnage du ministère des Affaires étrangères à Moscou, et qui alors était chargé de la propagande bolchéviste dans les camps de prisonniers. Bela Kun fonda avec lui et un autre juif Perlstein (qui se faisait appeler Ernest Por) une revue hebdomadaire, Le Socialiste international, rédigée en hongrois, et pour laquelle ils recevaient à titre de subvention une somme de vingt mille roubles. Un peu plus tard, quand les armées allemandes, pénétrant profondément en Russie, parurent mettre en péril le gouvernement des Soviets, Kun proposa de former avec des prisonniers un bataillon international, pour l’organisation duquel il toucha encore trente mille roubles. Trente prisonniers seulement répondirent à son appel ; vingt-deux décampèrent sitôt qu’ils eurent en poche leur prime de cent cinquante roubles. Avec les huit hommes qui restaient, Bela Kun et Ernest Por marchèrent à la frontière, mais au bout de trois jours ils rentraient à Pétrograd. Là, Bela Kun devint rapidement un des familiers de Lénine.

On le voit, en 1918, fonder à Moscou le congrès des prisonniers de guerre, et toucher 46 000 roubles pour payer les frais généraux. Mais sans doute, une fois encore ses comptes ne furent pas très corrects, car en pleine séance les camarades le traitèrent d’escroc.

C’est à ce congrès que fut votée la création d’un cours d’agitateurs. Ce cours durait quatre semaines ; chaque auditeur recevait par jour 50 roubles et sa nourriture en plus. Bela Kun et Perlstein mirent la haute main sur cet enseignement d’une importance capitale dans la pensée de Lénine. Successivement ils fondèrent un groupe hongrois, un groupe roumain avec Pescariu à sa tête, un groupe français avec le capitaine Sadoul, un groupe tchèque, un groupe allemand, un groupe finnois, etc.. auxquels Bala Kun remettait 60 000 roubles de subvention pour chacun. En même temps il s’occupait de la Fédération des troupes communistes étrangères, dont il était le président, et qui avait pour but de racoler des soldats.

Je ne sais s’il faut attribuer le succès de Bela Kun à ses talents d’orateur (qui étaient fort médiocres) ou seulement au désir qu’avaient de pauvres diables de s’assurer dans leur misère des conditions de vie un peu plus favorables, le certain c’est que les Magyars furent de tous les prisonniers ceux qui entrèrent le plus volontiers au service de l’armée rouge ; et l’on raconte que plusieurs fois, dans des circonstances critiques, les bolchévistes hongrois sauvèrent le régime des Soviets.

Quelques semaines après la révolution de Karolyi, Bela Kun, sous le nom de Major Sebestyen, rentrait à Budapest, avec un groupe de médecins et d’infirmiers. Il avait reçu, à son départ, une somme de trois cent mille roubles, pour commencer l’agitation communiste en Hongrie. La Croix-Rouge russe de Vienne devait lui fournir de l’argent au fur et à mesure de ses besoins. De son aveu, c’est douze millions de roubles qu’il toucha, de novembre 1918 à mars 1919, où s’établit en Hongrie la dictature du prolétariat.

n eut d’abord peu de succès. Son journal Vöros Ujsag, — r le journal rouge, — effrayait moins les gens paisibles qu’il ne les amusait par des violences du genre de celle-ci : « Il ne suffit pas de tuer les bourgeois, il faut encore les mettre en pièces. » Les réunions strictement privées où il exposait les méthodes de la révolution russe n’attiraient que quelques intellectuels, étudiants et étudiantes, Israélites pour la plupart. Les syndicats ouvriers lui étaient franchement hostiles. Et même parmi les soldats, où le régime des Conseils et des « hommes de confiance » s’était déjà substitué à l’ancienne hiérarchie, il était mal accueilli, comme le prouve l’échauffourée du 1er janvier 1919. Ce jour-là, à la tête d’une bande d’environ six cents hommes, composée de sans-travail, de démobilisés, de forçats en rupture de ban et de prisonniers russes, il envahit la cour d’une caserne et harangue les soldats, qui s’étaient mis curieusement aux fenêtres. D’une chambrée partit un coup de feu. Ce fut aussitôt le signal d’une assez vive fusillade entre soldats et communistes. Bela Kun abandonna la place et se rendit alors dans une autre caserne, où son échec fut plus piteux encore. Les soldats l’enfermèrent dans le poste de police. Vainement, pour le délivrer, ses partisans essayèrent de forcer l’entrée de la caserne. Il ne fut remis en liberté que sur l’intervention de son coreligionnaire le docteur Joseph Pogany.

Ce Pogany, qui s’attribuait le titre de Président des Soviets de soldats, était le même personnage qui, le soir du 30 octobre, avait pris la tête de la petite troupe qui assassina le comte Tisza. C’était le fils du laveur de cadavres d’une synagogue de Pest. Il avait suivi les cours de l’Université et reçu le grade de docteur — ce qui ne laissait pas de surprendre quand on voyait ses allures de boucher et sa figure brutale, où deux yeux mal éveillés avaient peine à se faire jour dans la graisse. Féru de succès dramatiques, il était l’auteur d’une pièce, refusée d’ailleurs partout, intitulée Napoléon, dans laquelle il montrait un Empereur pacifiste, nourrissant dans son cœur des rêves idylliques de vie à la campagne, mais toujours contraint à la guerre par une fatalité malheureuse. Pareil à ces cabotins qui, pour avoir un jour tenu sur les planches d’un théâtre le rôle du Petit Caporal, continuent dans la vie à se croire l’Empereur, le docteur Joseph Pogany, la main gauche dans son gilet et la droite derrière le dos, l’œil plissé comme s’il regardait au loin dans une lunette imaginaire les charges d’Austerlitz, posait à l’homme légendaire, et dans les salles de rédaction ses camarades juifs se montraient, en riant, ce Napoléon de ghetto.

Lorsqu’éclata la guerre il se débrouilla comme il put pour être exempté du service (ce fanatique du dieu des combats, n’aimant dans l’Empereur qu’un petit bourgeois débonnaire). Il collaborait alors au journal socialiste Nepszava, (la Voix du Peuple.) Chaque grand quotidien de Budapest était autorisé par le ministre de la guerre à conserver les rédacteurs estimés indispensables. Mais le directeur du Nepszava ne jugea pas indispensables les services de Pogany, qui se rabattit sur une feuille d’allure bourgeoise et modérée. Grâce au comte Tisza, il obtint l’autorisation de rester au journal Az Est (le Soir.) Durant toute la guerre, il se distingua par l’ardeur de son patriotisme verbeux et sa servilité envers le moindre sous-lieutenant, toutes les fois que d’aventure il allait faire un reportage sur le front. Ses camarades se souviennent encore d’un certain toast qu’il prononça lors du passage à Budapest du général Böhm Ermoli, exécré des Hongrois qui l’accusaient de les choisir toujours, de préférence aux Autrichiens, pour les envoyer à la mort. Aucun journaliste de Pest n’ayant voulu prononcer un discours en son honneur, ce fut Pogany qui s’en chargea.

Au moment de la débâcle, il se trouva aussi à l’aise pour insulter les officiers qu’il était empressé naguère à les couvrir de louanges. Le même instinct bizarre qui le poussait à faire de sa personne une caricature abjecte de Napoléon, l’entrainait invinciblement vers les gens et les choses de l’armée. C’est pour plaire aux soldats, en satisfaisant leurs rancunes contre l’ancien premier ministre, qu’il prit sur lui d’assassiner Tisza, avec le même zèle qu’il célébrait Böhm Ermoli. Ce crime lui avait valu une sorte de prestige ignoble sur la lie des casernes et sur le gouvernement même, qui lui témoignait à la fois de la reconnaissance et du dégoût pour l’avoir délivré de son plus redoutable adversaire.

Quinze jours après l’affaire manquée de la caserne Marie-Thérèse, Bela Kun remporta son premier grand succès dans le centre minier de Salgotaryan, à la lisière des Karpathes, où il avait des parents. La population ouvrière, excitée par ses harangues, pilla la ville pendant deux jours. De retour à Budapest, il entraine sa petite troupe de sans-travail et de démobilisés à l’assaut des imprimeries de deux journaux bourgeois : ici encore succès complet, toutes les machines sont cassées.

Karolyi demanda alors au chef de la mission militaire de faire venir à Budapest quelques régiments français, pour maintenir l’ordre dans la ville. Le lieutenant-colonel Vix, qui avait reçu récemment une pierre dans sa voiture, lui répondit en l’invitant à arrêter Bela Kun. « Rendez-nous le service de l’arrêter vous-même, » répliqua le comte Karolyi. A quoi le Colonel objecta qu’il n’était pas chargé de la police de la ville. Mais à quelques jours de là, l’occasion s’offrit au Président de la République hongroise de faire l’acte d’énergie devant lequel il hésitait.

Au sortir d’une de leurs réunions, les Sans-Travail s’étant portés à l’attaque de la Nepszava, l’organe des social-démocrates, il fit marcher la police, avec l’appui de Garami, ministre du commerce et directeur du journal. Ce fut un vrai combat. Huit agents tués, d’autres blessés. Bela Kun eut beau protester qu’il n’était pour rien dans la bagarre, et que toute la responsabilité en retombait sur le chef du syndicat des Sans-Travail, il n’en fut pas moins emprisonné, et si rudement passé à tabac par les agents de police désireux de venger leurs camarades, qu’on dut le mener à l’hôpital. Le lendemain, plusieurs milliers d’ouvriers, portant à leurs chapeaux et sur leurs bannières corporatives des numéros du journal outragé, organisèrent une manifestation en masse contre les Communistes qu’ils traitaient de déments et de voyous irresponsables Mais dans la presse israélite on représentait Bela Kun comme un martyr, un nouveau Christ ; et au Gouvernement même, deux ministres juifs bolchévisants prenaient énergiquement la défense de leur coreligionnaire brutalisé par la police. Ainsi l’on voit, sur la frontière galicienne, un Juif de Hongrie, reconnaissant entre les mains des gendarmes qui le malmènent quelqu’un de ses frères de Pologne arrivé sans papiers, s’empresser de le tirer d’affaire et déclarer : « Je le connais : c’est mon parent, il est mon hôte. Lâchez-le, je le recevrai chez moi. »

L’un de ces ministres bolchévistes était le ministre de la Guerre, Guillaume Böhm, ancien représentant d’une fabrique de machines à écrire et l’un des principaux chefs du syndicat des métallurgistes ; l’autre, Sigismond Kunfi, ministre de l’Instruction publique. Le docteur Sigismond Kunfi, de son vrai nom Kunstadter, avait abjuré le judaïsme pour la religion protestante, mieux faite pour favoriser sa carrière universitaire. Il enseigna quelques années au lycée de Temesvar ; mais ayant adhéré au parti socialiste, il fut mis en demeure par le comte Apponyi, ministre de l’Instruction publique, de choisir entre l’Université et ses idées politiques. Avec éclat il donna sa démission et vint à Budapest grossir le nombre des journalistes juifs qui pullulent dans la ville. Sa culture et son esprit relevaient fort au-dessus de ce médiocre milieu. Mais la crainte maladive de paraître enlizé dans les petites opinions bourgeoises où il avait été élevé, le poussait vers les opinions extrêmes. La seule pensée de se sentir en arrière d’un homme ou d’une idée lui était insupportable, et ses yeux qui louchaient dans une figure qui d’ailleurs ne manquait pas de finesse, semblaient toujours épier de deux côtés à la fois si quelqu’un ou quelque chose ne l’avait pas dépassé. Avec cela, très jouisseur, et de tous les ministres celui qui se carrait dans son automobile avec le plus de fatuité désinvolte.

Böhm et Kunfi allèrent dans la maison d’arrêt visiter Bela Kun et les autres chefs communistes incarcérés, Laszlo, Korvin-Klein, Rabinovitz, etc.. Israélites eux aussi. Ils firent nommer des gens à eux à la direction de la prison, en sorte que les détenus s’y trouvaient en fait les maîtres, pouvaient librement communiquer avec leurs amis du dehors, et prenaient dans leurs soi-disant cachots cet air de héros malheureux qui plait toujours beaucoup à l’imagination populaire. Les imprimeurs, les typographes, le syndicat des cheminots et celui des métallurgistes, deux mille ouvriers qui travaillaient aux usines de munitions de Csepel dans la banlieue de Pest, s’organisaient en soviets. Dans les casernes, Joseph Pogany continuait sa propagande, expulsait du bâtiment où ils étaient logés les officiers de troupe, et décidait qu’à l’avenir les régiments choisiraient leurs chefs. On voyait des soldats déambuler en grand nombre avec des rubans rouges, une tête de mort à leur casquette. D’immenses cortèges de chômeurs parcouraient la ville en chantant des hymnes révolutionnaires. On distribuait ouvertement dans les rues et les tramways des brochures communistes. Quelques étudiants antisémites sont chassés de la salle où ils tenaient leur séance et contraints de défiler entre deux rangs de matelots chantant la Marseillaise, qui giflaient au passage ceux qui ne se découvraient pas. Et pour contrebalancer l’effet de l’arrestation de Bela Kun et de ses camarades, le Gouvernement donnait l’ordre d’opérer des perquisitions chez tous les gens suspects d’esprit contre-révolutionnaire, et faisait jeter en prison un général et un évêque.

Pendant ce temps, les troupes roumaines, serbes, tchéco-slovaques, pénétraient toujours plus avant sur le territoire hongrois. Karolyi représentait vivement au lieutenant-colonel Vix que si cette invasion continuait, elle rendrait inévitable le triomphe du bolchévisme, en jetant les patriotes magyars aux solutions désespérées. Mais au lieu d’envoyer des régiments à Budapest pour y rétablir un peu de calme, l’État-major français de Belgrade faisait rentrer de Bude, où il était caserné, le détachement des spahis marocains chargés il y avait quelques semaines d’arrêter Mackensen. Et presqu’en même temps, Vix recevait l’ordre de communiquer au Président de la République hongroise une note du Conseil Suprême autorisant les Roumains à s’avancer d’environ cent kilomètres en Hongrie [4].

Sans aller jusqu’à penser que cette décision de l’Entente pût déchaîner le bolchévisme, le colonel sentait bien qu’elle était inopportune. Il hésitait à la transmettre, essayait de gagner du temps, parlementait avec Belgrade, et demandait à tout le moins, que l’on confiât à un autre qu’à lui le soin de faire connaître aux Hongrois une modification si profonde du texte dont il était chargé d’assurer l’exécution.

Dans une situation pareille, les réponses qu’il pouvait faire au Président de la République hongroise n’étaient guère de nature à lui donner satisfaction. Karolyi en était réduit à épier dans le ciel, du haut de son palais de Bude, les signes annonciateurs d’un cataclysme universel, où la Hongrie pourrait trouver quelque chance de salut. Un jeune Juif qu’il avait envoyé à Berne en mission, entretenait dans son imagination cette sorte d’espoir messianique. Il s’appelait Kéri, de son vrai nom Krammer. Ce n’était pas une vieille perruque dans le genre de Diéner Denès, ni comme Pogany un grotesque méchant. C’était le type, si commun en Israël, du faux talent qui aveugle comme l’entrée d’un cinéma. Un de ses compagnons de jeunesse, M. André Adorian, qui subit longtemps son prestige, m’a rapporté sur lui quelques traits assez frappants. Comme ses origines lui semblaient trop peu reluisantes (Juif et fils d’un marchand de graisse et d’huile), Kéri faisait circuler la fable que sa grand’mère avait été la maîtresse de Petöfi, le grand poète magyar, tombé à Segesvar dans la guerre de l’Indépendance, et qu’il avait du sang de ce héros dans les veines. Il se vantait aussi, par un baroque point d’honneur, d’avoir des vices monstrueux ou des perversités dégradantes. Et d’ailleurs ce n’était pas là imagination toute pure. Il ne pouvait approcher, parait-il, une femme jolie, ou seulement bien habillée, sans essayer de la salir ou de cracher dessus. A ses yeux le besoin d’argent justifiait les pires bassesses. Il empruntait à tout le monde, à des gens qu’il connaissait depuis cinq minutes à peine, à tous les garçons de café et de salles de rédaction. Au reste assez cultivé, avec un goût du romanesque qui lui avait fait choisir, pour se loger, les restes d’un vieux cloître perdu dans l’ile Marguerite, un des endroits les plus plaisants de Pest sur lequel flotte le souvenir de la sainte reine de Hongrie. Une nonchalance souveraine lui paraissait une élégance indispensable de l’esprit, et l’un de ses bonheurs, c’était de jeter dans l’angoisse le directeur de son journal par les retards qu’il mettait à lui envoyer sa copie. L’insolence du ton et la satisfaction de contredire et de déplaire complétaient cette physionomie de littérateur dandy vers laquelle il s’évertuait. On le voyait par exemple élever l’Allemagne aux nues ; mais si son interlocuteur avait la fâcheuse idée d’entrer dans son opinion, changeant aussitôt de point de vue, il dépeignait une Teutonie, qui n’était que platitude, balourdise et brutalité. Tantôt il traînait dans la boue l’aristocratie magyare ; tantôt il célébrait en elle une élégance raffinée, qui conservait, disait-il, dans le monde, des germes de pourriture précieux. Et dans tous ces bavardages — qu’il écrivit ou qu’il parlât — il apportait un curieux don de grossir, de déformer, de passionner toute chose au gré de la fantaisie la plus insincère du monde, mais qui semblait à son public ingénu un intéressant effet de la nature et de l’art.

Un tel homme était bien fait pour éblouir Karolyi. Pendant longtemps, Kéri avait tourné autour du magnat naïf et prodigue pour tirer de lui quelque argent. Un jour enfin il avait réussi à se faire envoyer à Berne avec une mission bien payée. Superbement vêtu, logé dans le meilleur hôtel, il menait la vie de grand seigneur qu’il rêvait, en compagnie de bon nombre de ses coreligionnaires. Ce qui faisait dire à un magnat : « Aujourd’hui les Juifs vivent comme des comtes ; et nous, nous vivons comme des Juifs. » Pour justifier sa mission et entretenir son patron dans ses idées illusoires, il lui adressait des rapports d’une truculente fantaisie sur la situation de l’Europe et de la France en particulier. Dans une forme brillante et vide, il lui montrait les tourbillons bolchévistes entraînant le monde dans leur vertige ; il amusait son esprit de mirages apocalyptiques, nés de la fumée d’un cigare et des vapeurs d’un bon repas ; et quand il était à bout d’inventions et d’arguments, il recourait à ces mots décisifs : « C’est un fait établi par l’Histoire... » formule qui revenait si souvent dans ses propos que ses amis ne l’abordaient qu’en le saluant par cette phrase dont ils avaient fait une scie.

Le 12 mars, Kéri revint à Budapest, et ses conversations, plus encore que ses lettres, persuadèrent Karolyi qu’une étincelle suffirait à embraser l’Europe, et que, nouvel Attila, il tenait dans ses mains, par la menace du fléau bolchéviste, le sort de l’Occident tout entier. Dans le même temps le bruit courait qu’une armée russe s’avançait sur les Karpathes au secours du communisme hongrois. Un mémoire du colonel Stromfeld, futur commandant de l’armée rouge, présentait à Karolyi ces rumeurs comme des faits véridiques, et ces Russes fantômes comme une force que rien ne pouvait plus arrêter. Et le comique, c’est que, de leur côté, les bolchévistes russes répandaient au milieu de leur population affamée la nouvelle que les Magyars s’avançaient vers la Russie, poussant devant eux, pour la ravitailler, d’immenses troupeaux de cochons !

Juste à ce moment, le colonel Vix reçut l’ordre de remettre sans délai, sous la forme d’un ultimatum exécutable dans les dix jours, la fameuse note dont il appréhendait les suites et qu’il aurait tant souhaité ajourner encore quelque temps. L’ordre était catégorique : il n’avait qu’à obéir. Le 20 mars, il se rendit donc au palais royal de Bude pour porter son message au Président de la République hongroise. Dès qu’il en eut pris connaissance, Karolyi convoqua tous les ministres, en présence du colonel Vix, pour leur demander leur avis. Ils déclarèrent à l’unanimité ne pouvoir prendre sur eux de souscrire à des conditions qui préjugeaient une paix inacceptable pour leur pays. Quelques-uns même (Böhm en particulier) s’exprimèrent si violemment que le colonel dut déclarer qu’il était là pour présenter un ordre et non pour engager des discussions. Et il se retira, laissant le Président et ses ministres à leur délibération.

Quels furent alors les sentiments de Michel Karolyi ? Certainement un désespoir sincère de voir s’évanouir la dernière espérance qui pouvait encore rester de conserver dans ses frontières anciennes la Hongrie millénaire ; et certainement aussi une rancune personnelle à l’égard des Alliés qui, disait-il, l’avaient trahi et le récompensaient bien mal de la paix séparée qu’il avait faite et du désarmement volontaire de son pays.

Mais ce n’est pas forcer, je crois, la psychologie du personnage d’imaginer que dans ce désarroi il dut connaître une sorte d’ivresse, car cette fois il se trouvait bien devant un de ces événements tragiques, inattendus, dont il parlait jadis à la comtesse Téléki, et qui faisaient pour lui tout le prix de la vie… L’Entente le lâchait ! il allait lui montrer ce qu’il pouvait contre elle à son tour, en déchaînant sur le monde un bolchévisme dont l’Europe entière crèverait — ce sont ses propres paroles. Il y avait en lui la fureur du paysan de la fable hongroise qui, debout sur le seuil de sa maison, voit une tempête de grêle s’abattre sur sa vigne, détruisant tout l’espoir de la récolte. Silencieux, calme en apparence mais le cœur rempli de colère, il contemple la bourrasque. Puis l’orage passé, il murmure : « Maintenant, regarde, bon Dieu, ce que moi aussi je sais faire ! » Il prend sa hache, sort de chez lui, s’élance dans sa vigne, cogne en furieux à droite, à gauche, et saccage en quelques minutes ce que l’orage avait laissé... Ainsi Karolyi s’écriait : « Maintenant l’Europe va voir ce que, moi aussi, je sais faire ! » Il allait décrocher la hache, faire sortir de la prison Bêla Kun et ses amis, leur remettre le gouvernement et massacrer, comme un dément, ce qui restait de la Hongrie.

Les Juifs qui l’avaient soutenu jusque-là (car dans cette Hongrie féodale, même pour faire une révolution il faut toujours le grand nom d’un Magnat) les Juifs ne lui laissèrent même pas la satisfaction amère de faire délibérément le geste du paysan hongrois. La révolution bolchéviste du 20 mars, comme naguère celle du 30 octobre qui l’avait porté au pouvoir, se passa presque sans lui, et toujours sur l’initiative d’Israélites audacieux. Dans la journée, tous les ministres avaient démissionné, les uns pour ne pas souscrire au démembrement de la Hongrie, les autres parce qu’ils sentaient l’heure venue de faire triompher des idées pour lesquelles ils travaillaient depuis longtemps en secret. Ces derniers, Böhm et Kunfi, certains maintenant d’entraîner, à la faveur de l’indignation patriotique, la masse jusqu’ici récalcitrante des ouvriers socialistes, allèrent trouver Bela Kun dans sa prison et arrêtèrent avec lui les dernières mesures à prendre pour établir à Budapest la République des Conseils. Toute la nuit, les autos de l’armée, dont disposait Pogany, parcoururent les faubourgs pour rassembler les membres des soviets d’ouvriers et de soldats. Ceux-ci, dès le lendemain malin, proclamaient la dictature du prolétariat hongrois. Aussitôt Kunfi et Kéri, quittant la réunion, se rendirent chez Karolyi pour lui porter cette nouvelle et lui demander sa démission. Mais au moment de quitter ce pouvoir qu’il avait tant désiré, l’ambitieux Magnat hésitait. Kunfi craignit même un instant qu’il se rendit au Conseil pour faire revenir les Soviets sur la décision qu’ils avaient prise. Alors, de son ton péremptoire Kéri lui représenta que la ville tout entière était acquise au bolchévisme et qu’il devait quitter la place. On croit entendre son discours, ses phrases favorites : « C’est un fait établi... Toute l’Histoire nous enseigne... » Et quel plaisir pour un Kéri d’humilier le grand seigneur dont, hier encore, il quémandait les prébendes ! Étourdi sinon convaincu, Karolyi finit par dire : « Soit, faites ce que vous voudrez ! » Les deux hommes passèrent dans la pièce voisine et rédigèrent la proclamation qui suit :


« Au peuple hongrois,

« Le gouvernement a démissionné. Ceux qui jusqu’ici ont gouverné par la volonté du peuple et avec l’appui du prolétariat, se rendent compte que la force des événements réclame une nouvelle ligne de conduite. La production ne peut être assurée que si le prolétariat prend le pouvoir. Non seulement l’anarchie économique est critique, mais la situation extérieure l’est également. La Conférence de la paix de Paris a pris en secret la décision d’occuper militairement la presque totalité du territoire hongrois. La mission militaire interalliée a déclaré [5] qu’à partir d’aujourd’hui la ligne de démarcation devait être considérée comme une frontière politique. Le but évident d’une nouvelle occupation du pays est de faire du pays une base d’opération et de marche en avant contre l’armée des Soviets russes qui combat à la frontière roumaine. Le territoire qui nous est dérobé doit être le salaire des troupes roumaines et tchèques, avec lesquelles on veut abattre l’armée des Soviets.

Moi, Président provisoire de la République populaire hongroise, en face de cette décision de la Conférence de Paris, je m’adresse au prolétariat du monde, pour obtenir aide et justice. Je démissionne et je remets le pouvoir au Prolétariat du peuple de Hongrie. »


Quand ils eurent achevé de rédiger ce manifeste, Kéri et Kunfi vinrent retrouver Karolyi, qui avait près de lui ses deux secrétaires particuliers, Simonyi et Oscar Gellert, Israélites l’un et l’autre. Par un scrupule de conscience ou un suprême regret du pouvoir, Karolyi n’apposa pas lui-même sa signature au bas du document. Simonyi le signa pour lui. Et ce furent ces quatre Juifs qui mirent fin à la République hongroise et étouffèrent les derniers soubresauts de l’ambition du Magnat.

À peine Kéri et Kunfi avaient-ils quitté la pièce, que l’ancien Président de la République hongroise voulait retirer sa démission. Trop tard ! Les choses avaient été rapidement menées. Sa proclamation au peuple était déjà connue des Soviets, et on l’avait communiquée au monde entier par radio. À deux heures Bela Kun et ses amis quittaient triomphalement la prison.


Ce fut seulement le lendemain matin, — car depuis quarante-huit heures les journaux ne paraissaient plus, — que la population de Budapest apprit ce qui s’était passé, en lisant sur les murs la démission de Karolyi et l’affiche qui annonçait la dictature du Prolétariat. D’autres placards proclamaient l’état de siège, défendaient les rassemblements, ordonnaient la fermeture immédiate de tous les magasins, dont on allait dresser l’inventaire, à l’exception des boutiques de denrées alimentaires, des marchands de tabac, des papetiers, des pharmaciens, des droguistes et des bandagistes ! La vente de l’alcool était rigoureusement interdite. Et comme refrain à tout cela : peine de mort, exécution sur-le-champ… Stupéfaits de cette révolution plus rapide encore que la première, et qui les inquiétait davantage, les passants s’arrêtaient une seconde, parcouraient des yeux l’affiche et filaient rapidement sans échanger de réflexions. Devant toutes les banques et les édifices publics, seuls quelques gardes-rouges qui n’avaient de militaire qu’on brassard et un fusil, donnaient une physionomie un peu singulière à la rue. Mais déjà dans les tramways les conducteurs vous appelaient camarades, ce qui ne manquait pas de sonner étrangement dans ce pays où le respect du titre et du rang social est, pour ainsi

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1920.
  2. Ces détails m’ont été fournis par un familier du prélat.
  3. Une seule nationalité s’est tenue toujours fermement aux côtés des Magyars : les Allemands de Hongrie, nombreux surtout à Budapest et dans l’Ouest du pays. Ils se déclarèrent toujours attachés à l’unité hongroise et à la suprématie des Magyars. Et même ils reprochèrent comme une trahison aux Saxons de Transylvanie d’avoir formé, eux aussi, un Conseil national, et de s’être réclamés des principes de Wilson.
  4. La note créait en outre une vaste bande neutre, large de 40 milles, et de 160 milles en longueur, où il était interdit aux soldats roumains et hongrois de pénétrer.
  5. Cette assertion était fausse. Elle fut démentie catégoriquement par le colonel Vix.