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Bordeaux

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BORDEAUX


ODE

À madame ***, de la Gironde.

Bordeaux, paradis de mes anges,
Olympe de mes dieux, Bordeaux,
J’irai te chanter des louanges,
La besace homérique au dos.

Sur le grand chemin noir de pluie
Qu’un blanc rayon tombe et l’essuie,
Et demain, troubadour piéton,
Dans la haie aux grappes vermeilles,
Où dansent mes sœurs les abeilles,
Je veux me tailler un bâton.

Humble oiseau, ma voix tremble, il neige…
Belle veuve du beau Ducos,
Pour dire tes gloires, que n’ai-je
Un luth fécond en mille échos !
Vers ta rive, qu’il a choisie,
Tout mon fleuve de poésie
Bondirait, dévorant ses bords,
Et chaque vague, chaque rime,
Bordeaux, ferait le bruit sublime
Que fait l’Océan dans tes ports.

Aux grands poëtes, ce grand rôle.
Les pieds pendants au fil de l’eau,
Moi, j’aime à rêver sous un saule
Avec l’amante d’Othello ;
Et pourtant, voici la semaine
Rouge d’une hécatombe humaine,
Rouge du sang de vingt héros,

Qui jetaient, fiers et sans murmures,
Leurs belles têtes demi-mûres
Dans la corbeille des bourreaux.

J’ai caché de la Muse antique
L’autel proscrit dans mon grenier.
Je suis un païen de l’Attique,
Comme Vergniaux et les Chénier.
Dans tes troupeaux à blanche laine,
O ma fermière châtelaine,
Laisse-moi choisir deux agneaux,
Deux agneaux noirs, car je veux faire
Un sacrifice funéraire
Aux mânes plaintifs de Vergniaux.

« Enfant, la Liberté momie
» De ton cœur vierge eut les primeurs ;
» Tu crois ton amante endormie ;
» Pauvre enfant, elle est morte… Meurs ! »
Ainsi, dans leur funèbre ronde,
Les fantômes de ta Gironde
M’entraînaient lorsque je te vis.
Girondine, qui me répéta :
« J’aime à veiller sur les poëtes :
» Espère en moi, poëte, et vis. »


Du pain que chaque jour m’apporte,
C’est par toi que je me nourris ;
C’est toi qui vas, de porte en porte,
Pour mes vers quêter un souris.
Contre moi si l’enfer se lève,
Sur le serpent tu mets comme Ève
Ton pied sacré, ton pied vainqueur.
Entre mes idoles jumelles,
Oh ! viens donc, viens régner comme elles
Dans le Panthéon de mon cœur.

Nos murs lépreux par ton haleine
Sont à peine purifiés ;
Nos pavés sales ont à peine
Poussé quelques fleurs sous tes pieds ;
Et tu fuis, volage colombe,
Tu fuis !… Si ton étoile en tombe,
Hélas ! mon ciel sera bien noir :
Où glaner un souris de femme ?
À quelle âme allumer mon âme ?
Dans quel œil bleu chercher l’espoir ?

Au pays que ta lyre honore,
J’irai, j’irai : déjà tu vois,
Comme au vent un roseau sonore,

S’éveiller la mienne à ta voix.
Toujours à la nef voyageuse,
Qu’elle fende une onde orageuse,
Ou se berce en un doux chemin,
Toujours l’hymne pieux d’Horace !
Toujours deux pieds nus sur la trace !
Toujours deux lèvres sur ta main !

Bordeau, paradis de mes anges,
Olympe de mes dieux, Bordeaux,
J’irai te chanter des louanges,
La besace homérique au dos.
Sur le grand chemin noir de pluie,
Qu’un blanc rayon tombe et l’essuie,
Et demain, troubadour piéton,
Dans la baie aux grappes vermeilles,
Où dansent mes sœurs les abeilles,
Je veux me tailler un bâton.