Boubouroche (recueil)/Une canaille

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BoubourocheE. Flammarion (p. 119-164).

I

Quand le chroniqueur Lavernié eut expliqué que son ex-ami Laurianne le traitait couramment de canaille à cause d’un service que lui, Lavernié, avait dernièrement rendu audit Laurianne, il y en eut qui s’étonnèrent, d’autres qui hochèrent la tête, d’un air fixé et entendu de gens blasés sur les surprises de l’existence et que ses petites vilenies n’en sont plus à faire rêver.

— Il y a service et service, déclara cependant Christian Lestenet, il ne s’agit que de s’entendre.

— Oh ! c’est bien simple, dit très sérieusement Lavernié, j’ai couché avec une maîtresse à lui.

Lestenet éclata de rire et appliqua une claque sonore sur la cuisse du journaliste en le traitant d’aimable farceur ; mais le poète Georges Lahrier, qui était philosophe à ses moments perdus, dit simplement :

— Eh ! ne blaguons pas sans savoir ! D’abord, c’est toujours l’obliger que débarrasser un ami d’une femme qui l’avait trompé. Voilà déjà qui tombe sous le sens.

— Parbleu ! exclama Lavernié, et puis enfin, si je l’ai fait, c’est parce que l’ami lui-même m’avait engagé à le faire. Oh ! mon cas est assez spécial, mais il n’a en soi rien d’extraordinaire, étant basé sur l’éternelle niaiserie humaine et ce besoin de forfanterie qui est la première manifestation de la bêtise, comme l’instinct de la conservation est la première manifestation de l’intelligence. Avez-vous un quart d’heure à perdre ? L’histoire vaut assez la peine d’être écoutée et il y a profit à tirer de la morale qui s’en dégage.

— Bah ! dit Fabrice, un quart d’heure ! on peut toujours risquer cela !

— D’autant, répliqua le jeune homme ! que vous en serez quittes pour m’enlever la parole si cette histoire vous embête, comme celle du petit navire qui n’avait jamais navigué.

Et ayant fait revenir un plateau de bocks mousseux, en prévision d’une narration un peu longue, Lavernié parla comme suit :

Il y avait plus de dix ans que nous nous tutoyions, quand nous avons cessé de nous voir, Laurianne et moi, il y a six mois de cela.

Je l’avais connu au Quartier, à l’époque où je faisais mon droit. Ce n’était pas un aigle, mais c’était un bon diable, en sorte qu’il m’avait plu tout de suite et que je continuai à le voir assidûment, une fois les études terminées. Laurianne m’aimait beaucoup aussi et c’était rare qu’il laissât s’écouler la semaine sans donner un coup de pied jusqu’au journal, en sortant de son ministère, comme dans la chanson du Brésilien. Il arrivait, prenait une chaise, et dévorait silencieusement les journaux, s’interrompant de temps en temps pour jeter un coup d’œil furtif sur ma copie, ou pour compter des yeux la quantité de feuilles noircies alignées devant moi, côte à côte. Timide, de cette timidité puérile des gens qui se savent un peu bornés et se sentent dans un milieu qui n’est pas le leur, il était sage comme une petite fille, parlait tout bas, comme dans une église, et reniflait pendant des heures, par crainte d’attirer l’attention en se mouchant. Enfin, la pâture quotidienne achevée et le paraphe posé au bas de la dernière page, nous descendions au boulevard, prendre à une terrasse quelconque le vermouth de l’amitié.

Le plus souvent, ces jours-là, nous passions la soirée ensemble ; Laurianne me prenait sous le bras et m’entraînait jusque chez lui, place du Théâtre, à Montmartre, où nous dînions en camarades, moi, Laurianne et la maîtresse de Laurianne. Mes enfants, une rude fille, cristi ! Des carnations !… Un vrai Rubens ! Je l’avais prise en amitié à cause de ses belles couleurs et aussi de son bon caractère ; et, de fait, il était impossible de réaliser mieux que cette fille le type idéal de la femme d’ami. Pas de nerfs ! Toujours de bonne humeur ! Je n’ai jamais rencontré — j’ai pourtant connu bien des femmes — de camarade plus charmante et plus gaie.

Nous jouions ensemble comme des gosses ; je lui pinçais le gras des bras, ou les hanches, et elle m’envoyait des taloches que je lui rendais avec usure, tandis que Laurianne, la pipe à la bouche, criait :

— N’aie pas peur, Lavernié, vas-y ; tape dessus ; la bête est dure !

J’ai toujours aimé ces jeux de brute.

II

Un soir, comme en sortant de table j’avais emmené Laurianne prendre un bock dans une brasserie du boulevard Clichy, je ne sais quelle idée me prit de lui dire à brûle-pourpoint :

— Ah ! c’est égal, Angèle est vraiment une belle fille !

Bon, ne voilà-t-il pas mon bonhomme qui me regarde fixement et me demande si elle me plaisait.

Je lui dis :

— Elle me plaît sans me plaire. Je la trouve belle fille, voilà tout. En voilà encore une question !

Il reprit :

— C’est que si, des fois, tu avais envie de coucher avec elle, il ne faudrait pas te gêner pour moi.

Ceci me cassa bras et jambes.

Je le regardai, à mon tour.

— Ah çà ! lui dis-je, qu’est-ce qui te prend ?

Et, comme il s’enfermait dans un drôle de rire, dans une goguenarderie édifiée qui affectait de se faire discrète :

— Oh ! mais une minute ! m’écriai-je ; notre amitié est trop ancienne pour se pouvoir accompagner d’équivoques et de faux-fuyants. Si tu as une pensée de derrière la tête, tu vas lui donner la volée, ou je vais, moi, régler les bocks, prendre mon chapeau et cavaler. Comme tous les gens qui n’ont rien à cacher, je suis pour les maisons de verre. Explique-toi, et finissons-en.

À ces mots, tirant de sa pipe une bouffée de fumée qu’il lâcha avec une savante lenteur :

— Ces amoureux sont inouïs, fit Laurianne. Ils crient leur secret sur les toits, et ils s’étonnent que les couvreurs, ayant des oreilles, les entendent !…

Je demandai :

— Qui ça, amoureux ?

— Toi !

— Moi ?

— Oui.

— De qui ?

— D’Angèle.

— D’Angèle ?

— Parbleu !

Il ricanait.

— Tu me prends pour un aveugle ? fit-il. Je ne m’aperçois pas de ton petit manège, sans doute ? et je ne te vois pas, depuis longtemps, tourner autour de ses jupes ? Allons, sois franc ; en as-tu envie, oui ou non ?

— Certainement, j’en ai envie, dis-je ; et c’est le moindre hommage que je puisse rendre à la grâce de cette jolie fille. Mais de là à me livrer à des petits manèges et à tourner autour de ses jupes, il y a une nuance. N’insiste pas : tu me blesserais. Il n’est pas dans mes habitudes d’abuser de la confiance des personnes pour leur dérober leur argent, leurs montres ou leurs bonnes-amies.

— Eh, bon Dieu ! qui te parle de cela ? fit Laurianne. Je te connais, peut-être ? Je sais à qui je parle ? Je n’en suis pas moins pour ce que je disais : ne te gêne pas si le cœur t’en dit. D’abord, Angèle, en voilà assez comme ça ; six mois de liaison, merci bien ! je n’ai pas beaucoup l’habitude de m’éterniser dans le collage. Quant à me fâcher, tu peux être tranquille, mon vieux : celle qui me brouillera avec un ami n’est pas encore près d’être fondue.

Je répondis à Laurianne qu’il me faisait suer avec ses bravades, qu’il avait été découpé sur le patron du commun des mortels et que si je lui jouais le tour de le prendre au mot, il me le reprocherait toute sa vie, en quoi, il n’aurait pas tort ; Mais là-dessus il s’emballa, déclara que je valais mon pesant de beurre salé avec mes allures de César et mes airs de vouloir assujettir le monde à mes petites manières de voir ; ajoutant que sa vie, après tout, n’était pas un reflet de la mienne et exaltant l’esprit d’indépendance dont les bonnes fées l’avaient gratifié au berceau.

Détaché, il lança au loin un jet de salive.

— Et puis tu as raison, fit-il ; restons-en là. Je ne discute pas avec les enfants.

— Pourquoi ? dis-je. Je discute bien avec les imbéciles.

— Lavernié !

D’un coup de poing abattu au fer du guéridon et qui mit les soucoupes en joie, Laurianne me rappelait aux convenances. Mais je lui coupai le fil du discours :

— Eh ! tu m’assommes, m’écriai-je, avec tes largeurs de vue ! Est-ce que tu me crois un gobe-mouche ?

— Mon cher…

— Mon cher, finissons-en. J’ai horreur des phrases à effet et des gens qui battent la grosse caisse sur la peau d’âne des mots creux. Voilà une heure que tu sues sang et eau à essayer de m’intéresser : tu ne m’intéresses pas ; c’est bien simple. Tu veux me la faire : tu ne me la feras pas ; c’est bien simple. Fais ton profit de ces paroles, et rends grâce à mon affection, si elle a sa rude franchise, d’avoir aussi sa probité ! Touchant les femmes des autres, à chacun son avis ; pour moi, j’ai là-dessus des idées à ce point arrêtées et nettes que si jamais je pinçais un ami, fût-ce le plus ancien et le plus cher, à me chahuter ma maîtresse, je lui casserais les reins ; tu m’entends ?… et ceci sans l’ombre d’un scrupule.

— Ouat ! fit Laurianne.

Il haussait les épaules.

— Alors, tout de bon, demanda-t-il, tu te figures que je pourrais hésiter un moment entre un vieux camarade comme toi, et Angèle, que j’ai ramassée je ne sais plus où et qui n’est jamais qu’une grue, pour en finir ?

— Ne parle donc pas comme ça, lui dis-je ; Angèle est une brave et une excellente fille, qui s’est toujours bien conduite avec toi et qui a plus à se plaindre de toi que tu n’as à te plaindre d’elle. Ce que tu viens de dire est une lâcheté.

Il comprit qu’il avait lâché un mot de trop, car il rougit légèrement.

— Au surplus, conclut-il, c’est simple : si tu tiens à Angèle, prends-la ; laisse-la si tu n’en veux pas ; ça m’est bien égal, après tout. Je t’avertis que dimanche prochain je passe la journée à la campagne, ce qui fait qu’Angèle sera seule. À bon entendeur, salut ! Tu feras ce que tu voudras.

Et sur ce mot, nous prîmes congé l’un de l’autre.

III

Ceci se passait un jeudi.

Le dimanche, — ce fut comme un fait exprès, — je m’éveillai plus tôt qu’à l’ordinaire, et tout de suite l’idée d’Angèle m’arriva. Car enfin, il faut bien dire la vérité : Laurianne, en me demandant si elle me plaisait, ne m’avait pas posé une question si bête ; elle me plaisait certainement ; elle me plaisait même beaucoup. Vous comprenez, on a beau ne plus être un gamin et avoir passé l’âge où l’on tombe en extase devant les figures de cire des devantures de perruquiers, vous, moi, tous enfin, tant que nous sommes, nous n’en avons pas moins, comme dit le poète, le cochon qui nous dort dans l’âme et auquel il n’en faut pas lourd pour s’éveiller. Or, je ne sais rien de dangereux comme ces jeux de mains avec les femmes ; ça vous fiche dedans, avant même qu’on ait eu le temps d’y penser, et c’est précisément ce qui m’était arrivé avec la femme de Laurianne : à force de lui lancer des calottes pour rire et de la bousculer dans les coins, j’avais fini, non, si vous voulez, par en devenir amoureux, mais tout au moins par la désirer violemment.

Naturellement j’avais gardé cela pour moi ; mais depuis le jour de notre entrevue, j’avais vécu dans un état d’hésitation et de perplexité extrême, tellement cet imbécile m’avait bouleversé les idées avec ses airs d’indifférence. C’est vrai, les histoires de lassitude rapide, les protestations de satiété et de désintéressement, tout cela avait été dit avec une telle apparence de sincérité que, ma foi, je m’y étais presque laissé prendre.

Je restai donc une grande demi-heure à me retourner d’un flanc sur l’autre en me demandant ce que j’allais faire, conservant toujours dans l’oreille l’écho de la phrase de Laurianne : « Je t’avertis que dimanche prochain je passe la journée à la campagne, ce qui fait qu’Angèle sera seule », également partagé entre le désir de la femme et le désir non moins ardent de m’épargner une action dont, malgré tous mes raisonnements et mes tentatives de conciliation avec ma propre conscience, je sentais bien que je me repentirais plus tard.

Toujours la vieille histoire d’Hercule entre la vertu et la volupté.

Et, en somme, le cas était embarrassant : car, d’une part, si j’ai été créé avec la répugnance innée des petites saletés de l’espèce en question, d’autre part j’ai toujours pensé que l’homme ne pouvait rien tant regretter au monde que d’avoir manqué par sa faute la femme qu’il convoitait et qu’il eût pu avoir.

Pour en finir, je me décidai brusquement. Je sautai à bas de mon lit, je mis mon pantalon et mes bottes et je filai d’une seule traite à Montmartre, priant le bon Dieu pour que Laurianne y fût et le diable pour qu’il n’y fût pas.

Ce fut le diable qui m’écouta.

Angèle vint m’ouvrir.

— Tiens, c’est toi !

(Parce qu’il faut vous dire que nous nous tutoyons.)

— Oui, dis-je tranquillement, c’est moi ; comme je passais dans le quartier, je suis monté vous dire bonjour.

— Tu es bien aimable, reprit-elle ; seulement, tu sais, Charles n’y est pas. Il est allé à la campagne et il ne reviendra que demain. Ça ne fait rien, entre tout de même.

J’entrai.

Elle était encore en tout matin, n’ayant sur elle qu’une méchante camisole et un jupon qui, à chaque pas qu’elle faisait, lui dessinait les jambes à travers la chemise. Moi, naturellement, j’avais pris une figure de circonstance, l’air désappointé du monsieur qui a raté une rencontre. Du reste, il m’arrivait une chose sur laquelle je n’avais pas compté : un embarras d’écolier de septième, que je ne m’étais jusqu’alors connu devant aucune femme et qui me prenait tout à coup devant cette bonne fille réjouie avec laquelle, depuis des mois, je m’étais si peu gêné de jouer avec des délicatesses de porc-épic.

Expliquez ça si vous le pouvez, mais pour un rien je fusse rentré me coucher. Heureusement, l’idée que ma visite suivie d’un retrait précipité serait rapportée à Laurianne le lendemain, et que je pourrais servir de cible aux moqueries de cet imbécile, me rendit toute mon énergie.

Brusquant les choses, je demandai à Angèle où elle comptait déjeuner.

— Ma foi, fit-elle, je n’en sais rien.

— Eh bien, habille-toi, lui dis-je ; je te paye à déjeuner au moulin de Sannois.

Elle sauta de joie ; je vis le moment où elle allait m’embrasser, puis elle tourna les talons et disparut comme un coup de vent.

Pendant un quart d’heure, vingt minutes, je l’entendis chanter en s’habillant, de l’autre côté de la cloison, et j’en conclus, ce que j’avais toujours pensé, que la pauvre fille, avec Laurianne, n’avait guère de distractions. Bref, à midi, nous étions dans le train, à une heure nous étions à table, et à deux heures la jeune Angèle, que j’avais confortablement grisée, bavardait comme une petite pie, en riant de tout sans savoir pourquoi.

Je jugeai donc le moment venu de proposer une excursion.

Elle accepta à l’instant même, se leva de table, et, devenue sérieuse, vint remettre son chapeau devant la glace, après quoi elle prit mon bras.

Je connaissais aux environs un coin de forêt fait à plaisir pour les mystérieuses promenades des amoureux. Je l’y entraînai sournoisement ; elle, bonne fille, ne voyait rien, marchait toujours, sans défiance ; incapable, d’ailleurs, de réunir deux idées de suite. Ce ne fut que quand elle vit autour d’elle l’ombre épaisse de la forêt qu’elle parut se reconnaître.

Elle s’effara, eut un brusque mouvement de recul :

— Où donc nous mènes-tu ? demanda-t-elle.

Je répondis :

— Viens toujours, viens. Tu ne crains pas que je t’assassine ?

Mais elle refusait d’avancer, mise en garde, flairant l’on-ne-sait-quoi d’un numéro pas inscrit au programme. Et tout à coup, elle comprit.

Elle s’exclama : « Non ! non !… oh non ! », la bouche dérobée, les paupières tombées entre son regard, qui prenait peur, et le mien, qui la renseignait.

Deux ou trois fois :

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! fit-elle. Je veux retourner ! Allons-nous-en !

Elle tenta de fuir. Mon bras l’enferma à la taille, d’une ceinture étroite et douce.

— Angèle !

Elle répéta :

— Laisse-moi ! Je ne veuxd pas, je te dis ! Je ne veux pas !

Elle commençait à m’affoler.

De ma main, remontée à sa nuque, je la forçais vers mon baiser tendu.

— Qui le saura ?

— Laisse-moi !

— Je te veux…

Les mots n’étaient plus que des murmures irritant de frôlement nos deux bouches. Soudain, elles se rencontrèrent. Alors elle demeura sans force, fleur épanouie et charmante que je n’eus que la peine de la cueillir… Un instant après, mon Laurianne n’avait plus rien à souhaiter, ayant enfin triomphé en ses extraordinaires ambitions.

J’appris alors d’Angèle elle-même qu’elle m’aimait depuis longtemps déjà, ce qui me surprit sans m’étonner outre mesure, attendu que nous autres, gens de lettres, nous avons toujours eu l’honneur d’arriver dans la considération des femmes immédiatement après les cabotins.

Je vous prie de croire que la constatation de ce fait est exempte de toute vanité.

IV

Nous passâmes une journée charmante dans la solitude du tête-à-tête, ou, pour mieux dire, du bouche à bouche, et nous ne revînmes à Paris qu’assez tard. Nous avions pris le dernier train du soir, un train bourré de canotiers dont les hurlements furieux nous arrivaient par les glaces baissées, mêlés au roulement du wagon. J’avais fait le voyage sans mot dire, enfoncé dans mon coin, maussade, mécontent, malade de cette triste réaction des sens qui suit l’apaisement du désir. Pourtant, je ramenai Angèle jusqu’à sa porte, où je l’embrassai une dernière fois avec toute la conviction que j’y pus mettre et où nous prîmes rendez-vous pour le lendemain.

Ce même lendemain, comme je flânais sur le boulevard, quelqu’un m’emprisonna les coudes par derrière et hurla de façon à ameuter la foule :

— Tiens, tu es donc sorti de Poissy !

Et à cette fine plaisanterie, sentant d’une lieue son Laurianne, je n’eus pas besoin de me retourner pour répondre en toute assurance :

— Comment vas-tu, espèce d’imbécile ?

Nous causâmes ; il avait passé son bras sous le mien, et nous marchions doucement, côte à côte ; Laurianne, retour de la campagne, était gai comme un pinson, et il me narra en détails tous les plaisirs de sa journée.

Je répondis :

— Allons, tant mieux ; comme ça, nous ne nous serons ennuyés ni l’un ni l’autre.

Je n’avais pas sans un petit battement de cœur lâché cette déclaration ; mais Laurianne n’y vit que du feu.

— Ah ! fit-il curieusement, qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai fait, dis-je, ce que tu m’avais conseillé de faire.

— Moi ?

Il s’était arrêté net, et il attachait sur le mien un œil rond et stupéfait de poule qui a trouvé vingt sous.

— Je ne sais pas ce que tu veux me dire ! Je t’ai conseillé quelque chose ?

Je repris :

— Mais oui, mon vieux ! Tu sais bien, à propos d’Angèle ?

— D’Angèle ?

— Eh oui, parbleu, d’Angèle ! Voyons, rappelle-toi donc, jeudi, à la brasserie !… Fichtre ! tu as la mémoire courte !

Lui, cependant, cherchait toujours.

— D’Angèle ? d’Angèle ? Je veux être pendu…

Mais brusquement :

— Ah oui ! Eh bien ?

— Eh bien, déclarai-je, ça y est !

— Bah ! fit-il tranquillement ; c’est vrai ?

— Parfaitement vrai. Comme tu m’y avais engagé, je suis allé chez toi hier, j’ai emmené Angèle à Sannois, je l’ai grisée comme une petite caille, et tout s’est passé le mieux du monde. C’est, maintenant, pour avoir l’honneur de te remercier.

Il m’avait écouté, très calme, un mince sourire au coin des lèvres.

— Tu la fais bien, dit-il d’un air malin.

Je bondis.

— Quoi, je la fais bien ? Tu crois que c’est une blague ?

Il sourit :

— Tiens !…

— Ah ! par exemple, m’écriai-je, ceci est bien la chose du monde à laquelle je m’attendais le moins ! Et sur quoi te bases-tu, je te prie, pour croire à une plaisanterie ?

— D’abord, si c’était vrai, répondit Laurianne, tu ne viendrais pas me le dire ; et puis ensuite, mon vieux, tu sais, le jour où Angèle me trompera, ce ne sera pas avec toi.

— Très bien ! dis-je ; voilà une pierre dans mon jardin que je suis ravi d’y recevoir : elle m’enlèverait mon dernier remords si j’en eusse conservé quelqu’un ! Rien de tel comme un coup de fer rouge sur l’amour-propre pour cicatriser les scrupules ! Décidément, tu as pour moi toutes les prévenances. Donc, voilà qui est bien compris : non seulement Angèle n’a pas été à moi, mais encore elle n’est pas pour moi ; c’est dur, mais enfin, c’est comme ça ; et je n’ai plus, dans ces conditions, qu’à te féliciter comme tu le mérites.

Sur quoi, voyant venir trois heures, je serrai la main de Laurianne et m’en fus retrouver Angèle qui m’attendait devant ma porte.


V

Pendant un mois, les choses continuèrent de ce train. Deux, trois, quatre fois la semaine, plus ou moins, Angèle m’arrivait sans prévenir ; nous passions la journée ensemble, après quoi je filais au journal, où souvent je trouvais Laurianne m’attendant depuis un quart d’heure en fumant des cigarettes dans la salle de rédaction. Naturellement nous rentrions dîner, puis nous achevions la soirée dans une brasserie du quartier, et tout cela n’avait rien que de très agréable. C’était une liaison en règle, à l’ennui près.

Malheureusement tout a une fin. Un jour qu’Angèle était chez moi, nous fûmes brusquement arrachés à la douceur de l’intimité par un violent coup de sonnette qui nous fit sauter comme des carpes. Angèle me souffla :

— Ne bouge pas !

Je répondis d’un simple mouvement de tête ; et nous demeurâmes immobiles, la bouche ouverte, dans l’attente d’un nouvel appel. Il y eut un instant de calme, puis, de nouveau, un carillon effroyable ébranla le silence profond de l’appartement, en même temps qu’une voix criait de l’autre côté de la porte :

— Ouvre, Lavernié, c’est moi !

— Ô mon Dieu, murmura Angèle, c’est la voix de Charles !

— Oui, dis-je.

Et je sautai du lit.

Angèle, affolée, criait :

— Rodolphe, n’y va pas, je t’en prie !

Mais, comme bien vous pensez, je ne l’écoutai pas ; je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte, et, en chemise, les pieds nus, la main sur la serrure :

— C’est toi, Laurianne ? demandai-je.

— Oui, répondit Laurianne.

J’ouvris.

Laurianne entra comme une bombe, cramoisi, les yeux hors de la tête.

— Angèle ! hurla-t-il.

— Quoi Angèle ?

— Elle est ici ! Allons, ne mens pas, il est inutile de mentir. Je te dis qu’Angèle est ici !

— Certainement elle est ici, fis-je. Qu’est-ce qui te dit le contraire ?

Il reprit :

— Tu es son amant ?

— Certainement, fis-je une seconde fois ; il y a un mois que nous couchons ensemble ; et je ne crois pas te l’avoir caché.

Mais il n’entendit pas ou ne voulut pas entendre.

Les lèvres couleur de porcelaine :

— Canaille ! cria-t-il ; gredin ! drôle !

Je répliquai doucement :

— Pardon, s’il y a un drôle ici, c’est toi.

— Moi ?

— Oui, toi. Et puis un peu de calme, ou alors ça va se gâter. Je ne veux pas de scandale chez moi ; je tiens à la considération des concierges et du voisinage, et les faiseurs de chiqué feront bien de se tenir sur leurs gardes ; je suis homme à les empoigner par la boucle du pantalon et à les envoyer méditer, dans la cage de l’escalier, sur l’inconvénient qu’il y a à jouer les épileptiques devant les gens de sens rassis. Là dessus, causons. De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a, déclara Laurianne, que tu es un faux ami ! Il y a que tu t’es joué de ma bonne foi, que tu as dupé ma confiance et que tu as abusé de mon hospitalité.

— En quoi faisant ?

— En me dérobant ma maîtresse.

Je me mis à rire.

— C’est toi qui me l’as donnée.

— Moi ? Quand ?

— Je précise : tu me l’as donnée le vingt-sept Août dernier, à neuf heures quarante-cinq du soir, dans un café situé boulevard de Clichy au coin de la rue Fromentin.

Collé comme un timbre-quittance :

— Pas un mot de vrai ! cria Laurianne.

Ceci m’exaspéra :

— Comment ! pas un mot de vrai ?… Eh bien, tu ne manques pas d’audace ! Alors, non… — Pardon ! Tout à l’heure !… — tu ne me l’as pas, ta maîtresse, fourrée de force entre les doigts, après avoir, pauvre petite ! sacrifié sa dignité de femme et l’intimité d’un passé que tu entachais de gaîté de cœur, à l’imbécile plaisir de te donner en spectacle et de jouer au casseur d’assiettes ? Tu ne m’y as pas convié, peut-être, à en prendre à mon aise et à faire comme chez moi ? Et « En voilà assez, d’Angèle ! » et « Je n’ai pas beaucoup l’habitude de m’éterniser dans le collage », et « Crois-tu que j’hésiterai jamais entre un camarade et une femme ! » : Mirages ? Illusions ? Chimères ? Tu n’as pas dit un mot de tout cela et c’est moi qui en ai menti ?

Il m’écoutait, l’œil fou. les paupières battantes.

— Si j’ai, dit-il, tenu ce langage, c’est que j’ai eu, pour le tenir, des raisons dont j’étais seul juge. Tu aurais dû le comprendre.

— Je ne l’ai pas compris.

— Tant pis, car ça ne fait l’éloge ni de ta délicatesse ni de ta perspicacité.

Les nerfs commençaient à me faire mal.

Fixant Laurianne dans les yeux :

— Veux tu, dis-je, ma façon de penser ? Tu es un grotesque !

— Plaît-il ?

— Tu es, répétai-je, un grotesque ! Je te le crie en pleine figure afin que tu n’en ignores pas ; et c’est bien la moindre des choses qu’ayant péché par vantardise, tu expies par humiliation. Sur ce, l’incident est clos. Si c’est une affaire que tu cherches, je suis à ta disposition. Quant à ce qui est de rester plus longtemps en chemise, à t’écouter dire des niaiseries, c’est un four ! Le devoir m’appelle, comme on dit dans les opéras. Tu peux te retirer. Bonsoir.

Ce discours aurait dû le calmer ? Je t’en souhaite !… Qu’est-ce qu’il fait ? Il m’appelle maquereau !… Oh dame, alors, moi je ne me connais plus ; je lui lance une double paire de gifles, qui lui retourne successivement le nez du côté cour et du côté jardin, et je l’envoie, d’une poussée, promener à l’étage au-dessous.

J’étais furieux.

Je rentrai donc et je dis à Angèle :

— Ma chère enfant, voici ce qui se passe : M. Laurianne, qui avait la chance imméritée d’avoir pour maîtresse une belle et bonne fille, n’a rien trouvé de mieux à faire que de me pousser de force dans tes bras, en me demandant comme un service de le débarrasser de toi : voilà. Tu roules des yeux comme des meules, je comprends ça, mais en fin de compte tel est le fait. Je lui ai, comme tu n’es pas sans le savoir, rendu le service qu’il sollicitait de ma complaisance, et je suis devenu ton amant, pour son plus grand bien, pour le mien, et pour le tien également, je l’espère. Aujourd’hui, averti — par qui ? je n’en sais rien — d’un état de choses que je n’avais, d’ailleurs, pas pris le soin de lui dissimuler, M. Laurianne m’arrive comme un épileptique et me couvre de reproches et d’injures. Aux reproches, j’ai opposé autant d’objections dictées par la sagesse même, mais aux injures j’ai simplement répondu par une magistrale calotte. Le résultat de ce petit vaudeville tout intime, c’est que Laurianne, inévitablement, va te flanquer à la porte. Or, comme je ne vois aucune espèce de raison pour te faire payer de ton pain et de ton lit les faveurs dont tu as bien voulu me gratifier, tu vas rentrer purement et simplement chez toi, tu y feras un paquet de tes frusques, tu viendras me reprendre pour dîner et nous nous mettrons ensemble : ça durera ce que ça durera.

Elle se montra touchée de cette proposition, m’embrassa les larmes aux yeux et s’en alla.

Je l’attendis une heure, puis deux, puis trois : elle ne rentra ni dîner ni coucher.

Le lendemain seulement, en me levant, je reçus une lettre d’elle, m’avisant que je n’eusse plus à compter sur ses visites, tout étant fini entre nous. Suivait le récit d’une scène qu’elle avait eue avec Laurianne, à son retour : scène grotesque, s’il en fut, et qui terminait dignement l’épopée. Laurianne s’était traîné genoux avec des sanglots et des cris, la suppliant de ne plus me voir, lui jurant pardon et oubli, l’appelant son amour, sa joie, sa suprême consolation, et cætera, et cætera ; le tout entremêlé de promesses de mariage et de menace de se jeter par la fenêtre.

C’était d’un bête à faire pleurer.

Je fourrai la lettre dans ma poche et pris bravement mon parti de mon veuvage prématuré, non sans vouer un fond de secrète reconnaissance à l’excellente créature qui m’avait procuré six semaines d’une liaison sans fatigue, agréablement couronnée d’une rupture sans tiraillement !

Quant à Laurianne, il ne m’a jamais pardonné, ce qui m’est suprêmement égal, et c’est depuis ce temps qu’il me traite de canaille, ce qui m’est plus égal encore.