Boubouroche et autres pièces/Gros Chagrins
GROS CHAGRINS
le 2 décembre 1897..
GABRIELLE. — Ah ! ma chère ! ma chère !
Ah ça ! mais, tu pleures !
Ah ! ma chère ! ma chère !
Mon Dieu, que se passe-t-il ?
Une chaise !… donne-moi une chaise !
Tiens !
Merci !… Un verre d’eau, veux-tu ?
Tout de suite !… Mon pauvre chat ! Mon pauvre chat !… Pour Dieu, qu’est-ce qui t’est arrivé ?… Tiens, bois !
Merci ! — Aide-moi à dégrafer mon boa. Tâte mes mains !
Tu as une fièvre !…
Je suis comme une folle !
Calme-toi ; je t’en supplie ! Tu me tournes les sangs !
Je suis comme une folle, je te dis.
Bois encore un peu. Là !… Voilà !… Te sens-tu un peu mieux ?
Oui… non… oui… Je ne sais pas !… Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Soyez donc une honnête femme !
Enfin que se passe-t-il ?
Ce qui se passe ?… Il se passe que mon mari me trompe !
Non ?
Si !
Qu’est-ce que tu me dis là !
La vérité.
GABRIELLE. — Allons donc !
Fernand ?
Fernand !
Qu’est-ce qui aurait pu croire ça de lui ?
Crois-tu, hein ? Après neuf ans de mariage ! En pleine lune de miel !
Eh bien, nous sommes propres, toutes les deux !
Ah bah !… Est-ce que toi aussi ?…
Non ; moi, ce n’est pas cela. Seulement, imagine-toi que j’ai tous les ennuis : ma belle-mère est à l’agonie et je suis sans bonne.
Allons donc !
C’est comme je te le dis.
Tu as renvoyé Euphrasie ?
Ce matin !
En voilà une histoire !
Ne m’en parle pas ; j’en suis malade. D’autant plus que c’était une perle, cette fille !
C’est vrai ?
Une perle ! Un diamant ! Elle avait toutes les perfections ! — Mais voleuse !…
Qu’est-ce que tu veux ! Quand ce n’est pas ça, c’est autre chose. Ainsi moi ; … tu te rappelles Adèle, ma femme de chambre ?
Parfaitement. Une grande bringue qui avait une tête de brochet ?
Précisément !
Eh bien ?
Est-ce qu’un jour je ne l’ai pas pincée en train de se débarbouiller avec mon éponge de… toilette ?
Pas possible ?
Ma parole d’honneur !
Ah ! la sale bête ! Je l’aurais tuée !
Tu es bonne ! On n’a pas le droit. — Qu’est-ce que je disais donc ? (Éclatant.) Ah oui ! Alors voilà, ma chère ; il me trompe !
Eh là ! Eh là !
Hi ! Hi ! Hi !
Es-tu bien sûre, au moins !
Ah ! Dieu !
Mon pauvre chou ! Mon pauvre chat !
Ah ! oui, va, tu peux me plaindre ! Je suis assez malheureuse.
Mais je te plains de tout mon cœur ! Ah ! bien sûr non, tu n’avais pas mérité ça !
Enfin, est-ce vrai ?
Voyons, conte-moi ça en détail. Dis-moi tes peines, ma chérie ; cela te soulagera toujours un peu.
Eh bien voilà. (Elle se mouche, se tamponne les yeux, etc.) Tu sais que Fernand va à la Bourse tous les jours ? Moi, je reste seule, et je m’ennuie. Alors, qu’est-ce que je fais ?
Tu retournes ses poches, je connais ça.
Parfaitement. Et je fouille dans son secrétaire.
Tu as la clé ?
J’en ai fait faire une.
Ce que tu as bien fait !
N’est-ce pas ?
Tiens !…
Oh ! ce n’est pas par curiosité !
Bien sûr, non !
C’est par prévoyance !
Sans doute !
Mieux vaut avoir deux clés qu’une seule. Au moins si on perd la première…
On a la seconde.
Voilà tout. — Et à propos ; que je te fasse rire ! Est-ce que je t’ai conté que l’autre jour, j’avais perdu la clé de chez nous ?
Ta clé ! Non ! Quand ?
La semaine dernière ! Comment, je ne t’ai pas dit cela ?
En voilà la première nouvelle !
Ah ! ma chère !… Ça a été toute une histoire ! J’avais passé la soirée chez maman, figure-toi. Tu sais que maman, le jeudi soir, donne du thé et des petits fours ? Bon ! Minuit sonnant, je saute en fiacre ; j’arrive chez nous, je grimpe mes trois étages quatre à quatre. Une fois à ma porte, pas de clé !
Pas de clé ?
Pas l’ombre !
Ça, c’est drôle ! Et ton mari ?
Au cercle !
Un vrai guignon !
Crois-tu ! Avec ça, pas de lumière ! Je n’ai jamais tant ri. Je suis restée sur le palier jusqu’à deux heures du matin à attendre le retour de Fernand ! (Fondant brusquement en larmes.) Fernand !… Ah ! le gredin ! Ah ! le monstre !… Il me trompe !… — Où donc en étais-je ?
Aux poches retournées.
C’est juste. — Eh bien, j’y ai trouvé une lettre, dans sa poche.
Une lettre oubliée ?
Parfaitement !
GABRIELLE. — Ah ! le gredin !
Mon Dieu, que les hommes sont bêtes ! Ce n’est pas à nous que ces oublis-là arriveraient !
Oh ! non !
De qui, la lettre ?
Devine !
Ma foi…
Ne cherche pas, va ! C’est tellement monstrueux, tellement abject, tellement ignoble ! — Rose Mousseron ?
De Parisiana ?
Oui, ma chère ; de Parisiana ! Cette fille qui chante :
J’ai z’une petite maison
À Barbe
À Barbe
J’ai z’une petite maison
À Barbizon !
Ce n’est pas l’air.
Si.
Non.
Si.
Tu te trompes.
Tu es sûre ?
Je te jure ! Tiens, c’est comme ça.
J’ai z’une petite maison
À Barbe
À Barbe
J’ai z’une petite maison
À Barbizon !
LES DEUX FEMMES. — J’ai z’une petite maison.
Tu as raison. Je confondais avec l’Almée de la rue du Caire. Recommence un petit peu, pour voir.
J’ai z’une petite maison
À Barbe
À Barbe
J’ai z’une petite maison
À Barbizon !
Tu y es.
Ça ne doit pas être bien malin, d’avoir du succès au café-concert.
Parbleu ! — Et alors ?
Quoi, alors ?
Pour m’en finir avec ton histoire ?
Quelle histoire ?
L’histoire de la lettre.
Quelle lettre ?
La lettre de Rose Mousseron ?
La lettre de Rose Mousseron ?… Ah oui ! Une lettre immonde, ma chère ! pleine de saletés et d’horreurs ! Une véritable dégoûtation !
Tu l’as sur toi, mon cœur ?
Non.
CAROLINE. — Trois pas en avant et un petit coup de pied.
Tant pis.
Ah ! les lâches ! Ah ! les misérables, les infâmes ! Voilà pourtant à qui nous sacrifions tout, notre jeunesse, nos illusions, nos pudeurs ! (Elle sanglote.) Jamais, tu entends bien, jamais je ne pardonnerai ça à Fernand ! Mon Dieu, que je souffre ! Pour sûr, je vais avoir une attaque de nerfs !
Je t’en prie, Gabrielle, pas d’attaque ! Puisque je te dis que je suis sans bonne !
Donne-moi un peu d’eau de mélisse !
Tout à l’heure. — Tiens, mon petit chat, tu ne sais pas ce que tu vas faire ?
Si ! Je vais me suicider.
Mais non. Tu vas rester à dîner avec moi. Ça te changera le cours des idées.
À dîner ?… Je ne peux pas !
Pourquoi ?
Nous dînons chez les Brossarbourg. (Au comble de la joie.) Il paraît que ce sera charmant. On dansera jusqu’à l’aurore ! — Et pendant que j’y pense : tu connais le pas de quatre, Caroline ?
Oui.
Veux-tu être bien mimi avec ta pauvre affligée ?
Certainement.
Apprends-le-moi, dis ?
Comment donc !
Trois pas en avant et un petit coup de pied. (Exécutant le mouvement.)
Tra la la la, tra la la la !
Comme ça ?… Tra la la la, tra la la la !
Tu y es !…
Ce n’est pas difficile !
Pas pour deux sous !… Tra la la la ! Tra la la la ! Bien balancé… et en mesure !
Tra la la la ! Tra la la la !