Boubouroche et autres pièces/Lidoire
LIDOIRE
les 6,8 et 9 juin 1891.
LIDOIRE. — Manque personne, mon lieutenant.
Scène PREMIÈRE
Silence à l’appel ! — Manque personne, mon lieutenant.
Comment ça, il ne manque personne ? Voilà une chambrée de douze lits où vous êtes tout de suite trois.
Dam’, mon lieutenant, vous savez c’que c’est : quand c’est q’les bleus viennent d’arriver, c’est aux hommes ed’la classe à prend’ la semaine, la garde à la police, à l’écurie, et tout. D’ailleurs, v’pouvez vous assurer.
Je le sais bien, que je peux m’assurer ; je n’ai pas besoin de votre permission. — D’abord, pourquoi donc est-ce vous qui rendez l’appel ce soir ? Où est le brigadier Sauvage ?
À l’hôpital.
À l’hôpital ? (Haussement d’épaules.) C’est bien le moment de tirer au cul.
Y tire pas au cul, mon lieutenant. Y ya arrivé un sale coup au pansage d’à c’t’ après-midi : un coup de sabot en pleine figure…
C’est bon. (Désignant un lit.) Qui couche là ?
Chaussier, puni sall’ police.
MARABOUT. — Oui, mon lieutenant.
Vous êtes un bleu, vous ?
Oui, mon lieutenant.
Vous en avez bien l’air. (Il lui retrousse le bas de sa veste.) Vous n’avez pas de bretelles. Prenez votre couverte ; vous allez descendre à la boîte.
C’est jeune, mon lieutenant ; ça compte à l’escadron d’à seulement c’matin ; ça fait que ça ne sait pas ’core…
Raison de plus. Ça lui apprendra. D’ailleurs on a besoin de beaucoup d’hommes punis pour casser, le matin, la glace des abreuvoirs. — Ah çà, c’est dégoûtant, ici ! En voilà une bauge ! Qui est de chambre ?
Je vous fais mon compliment. Des quarts ! Une gamelle !… c’est du propre ! Vous n’êtes pas un bleu, vous ; ce n’est pas de ce matin que vous comptez à l’escadron, et vous la connaissez il y a belle lurette. Mais l’important n’est pas de la connaître : c’est de la pratiquer. Voilà. Méditez cette parole et prenez votre couverte.
les punitions qu’il vient de porter.
— Lidoire !
Mon lieutenant ?
Demain matin, au réveil, vous me commanderez quatre hommes de corvée pour le pain.
Quat’ hommes !… J’ pourrai jamais, mon lieutenant. Je n’ n’avais déjà eq’ trois ; su’ les trois n’en v’là déjà deux d’ désignés pou’ la corvée de glace, et faudra qu’ j’en trouve quat’ pour la corvée de pain ?
Oui.
Eh ! où c’est que c’est t’y qu’vous voulez que je les prenne ?
Vous les prendrez où vous voudrez. Si vous croyez que ça me touche !…
Scène II
Enfant de salaud qui dit : « Si vous croyez que ça me touche !… » Bien sûr que ça devrait te toucher, sale tringlo !… turco !… fantassin !… (Il redescend en scène. Un temps. De l’autre côté de la cloison, on entend : « Silence à l’appel ! Manque personne, mon lieutenant ».) Ça me démolit, moi, ces choses-là ! Ça me coupe mes moyens, rasibus. J’voulais justement préparer ma revue de détails pour ed’main, astiquer mon fourbi et tout ; et ben j’vas préparer peau de balle et peau de zébie, et en fait d’astiquage (Il abat sur son lit un furieux coup de poing.) j’vas astiquer ma plaque de couche. Et allez donc ! ça fait le compte !
La classe donc ! La classe !
Eh ! Lidoire ! Demain, au réveil, t’ auras à me commander quatre hommes pour la corvée de pain, t’entends ?
Zut !
En calot, pantalon de treillis et blouse, les quatre hommes.
Zut !
J’ai oublié de vous dire, Lidoire. En veste et pantalon de cheval, les quatre hommes, pour la corvée de pain. Veillez-y, hein ?
Et képi.
Ah ! voleux de métier où tout le monde commande sans qu’y y ait seulement un lascar pour savoir de quoi qu’y retourne ! « En veste ! » qu’y dit l’un ; « En blouse ! » qu’y dit l’autre ! Ed’ veste en blouse, d’ bottes en sabots et d’ pantalon d’ cheval en pantalon de treillis, j’ finirai ben par prend’, moi aussi, ma couverte !… Et y en a comme ça qui rengagent ! Qu’est-ce que faut qu’y z’ayent dans la peau ?… (Il se soulève sur les poings et se hisse jusqu’à sa chandelle.) La la ! Si y a jamais qu’un congé de rengagement pour em’ tomber su’ eun’ dent creuse… (Il souffle la lumière.) j’suis pas près d’avoir eun’ fluxion… Bonsoir ma cocotte.
LE SOUS-OFFICIER. — Veillez-y, hein ?
Lidouère !… Lidouère !… Lidouère !…
— Eh ? Quoi ? Qui c’est qu’ est là ? C’est-y toi, La Biscotte ?
Scène III
Oui, c’est moi… Mon pau’ ieux… s’ suis saoul comme eun’ vache.
Viens te coucher, si c’est qu’ t’ es plein.
Mon ’ieux salaud…, m’en vais te dire une bonne chose : m’ rappelle pas où qu’est mon pucier.
Tu t’ rappelles pas où qu’est ton pucier ?
Non, mon ’ieux… S’ sais pas comment qu’ ça se fait…, m’ rappelle pas où qu’il est… Où qu’il est mon pucier, Lidouère ?
C’est y couenne, hein, un homme qu’est bu !… (Il saute du lit, vient au secours de cette pitoyable détresse.) Allons, arrive ! (Sous les aisselles, il a empoigné son copain. Celui-ci fait un pas, bute du pied et donne du nez en avant.) Hé là ! Attention donc !
… S’ suis saoul.
Eh je l’ cré ben, q’ t’ es saoul ! Y s’a même payé ta fiole, et salement, c’ t’y-là qui t’a vendu ça pour du sirop de radis noir. Quien, le v’là ton pucier, couche toué. (Lui-même regagne son lit, en hâte.) J’ suis gelé, bonsoir de bonsoir !
Ah çà, qu’éq’ tu fabriques ? C’est t’y q’ tu vas pas pagnotter ?
Mon pau’ ieux, ’vais t’ dire un’ bonne chose… s’ peux pas ertirer ma culbute.
Tu peux pas te déculotter ?
Non, mon ’ieux.
Eh ben, y a du bon ! À c’ t’ heure ici faut cor’ que j’ me lève, moi, alorss ? (Faussement indigné.) T’ eun’ n’as pas le trac, tu sais bien. (Il saute du lit.) T’as d’ la veine d’êt’ un pays, va !
Mon ’ieux salaud… ’ai rud’ment rigolé, t’ sais… Y a un civil qui m’a mis une claque.
Allons donc !
Oui, mon ’ieux… ; s’lai rencontré chez la mère Paquet, l’ civil… « Trompette, qu’y me dit comme ça…, s’ sais qu’est-ce que c’est… eq d’êt’ trompette… s’ l’ai été, moi, trompette, qu’y dit… » Bon Dieu, s’ suis t’y saoul !
Mais non ! C’est des menteries.
C’est des menteries ?
Quand ej’ te l’ dit. Mets tes fesses là, vieux farceur, que je t’enlève tes sous-pieds.
Pour t’en ervenir au civil… « Eh ben, mon ’ieux, comme s’y dis… t’as eun’ poire à êt’ trompette, toi, ’core ! Tu m’ fais marrer, quand tu viens raconter eq’ t’as été trompette… Trompette !! Pour êt’ trompette, mon ’ieux, faut savoir donner le coup de langue… C’est pas tout de faire « ta ta ta », il faut faire « ta da ga da ». C’est pas vrai !
Si.
Bon, voilà le civil… qui me met une claque… C’est épatant, hein, ça ?
Pour sûr, c’est épatant.
Mais j’y bourrerai l’ nez, moi, au civil… tu sais.
C’est ça. Range-toi voir un peu, que je te fasse ta couverte.
Allons, oust ! Enl’vez l’ bœuf ! Au chenil ! À c’ t’heure ici, c’est-y à peu près comme tu veux ?
Des fois.
En ce cas, ça va bien. Bonsouèr !
La Biscotte.
… r’ci, Lidouère… te r’mercie beaucoup… merci bien !…
T’ sais, mon ’ieux, s’ me l’ rappellerai… qu’est-ce que tu as fait pour moi… S’ me l’ rappellerai toute ma vie… q’ t’es venu me sercher à la porte… q’tu m’as er’tiré mon falzar, mon s’ako et mes tartines… q’tu m’as fourré au pieu, kif-kif eun’ maman ! (Lidoire, agacé, ramène son drap par-dessus sa tête.) Pour sûr… que s’ me le rappellerai… (Il s’émeut à mesure qu’il parle. Il finit par s’asseoir dans son lit et, avec un grand geste mou qui voudrait désigner Lidoire) : Quien, Lidouère, veux-tu que j’ te dise ?… Eh ben, t’es un bon cochon !… voilà qu’est-ce que tu es… ; t’es un bon cochon… oui, t’es un bon salaud !… S’ai q’ toi d’ami à l’escadron, mon ’ieux dégoûtant… (Attendrissement qui se mouille de larmes.) T’as eun’ pauv’ gueule… S’ peux pas la r’garder sans avoir évie d’ pleurer, tel’ment qu’à m’ rappelle l’ patelin…
LA BISCOTTE. — C’est épatant, hein, ça ?
J’ n’entends pus ren. C’ coup ici, j’ cré qu’ ça y est tout de même… N’est que temps.
C’ t’épatant !… C’ t’épatant ! (À droite et à gauche de son lit, il se penche, comme pour voir dessous. Puis d’une voix qui s’enhardit :) Lidouère !… Lidouère !… Eh ! Lidouère !…
C’ qu’il a fait ?
Mon ’ieux, c’ t’ épatant !… y a un client sous mon lit… qui le soulève avec son dos…! s’ monte ! s’ monte ! s’ monte !… Ah ! c’est épatant !
C’est la soûlerie, poivrot ! Dors donc !
… la soûlerie… la soûlerie… pas la soûlerie, bien sûr !… (Frappé d’une idée.) Oh ! bon Dieu ! s’ parie qu’ c’est l’ civil… qui s’aura fourré sous mon pieu… et qui le soulève… pour m’embêter. Faut qu’ z’ aille voir…
Vingt gueux ! c’ qu’y a cor’
Mon ’ieux salaud… vais te dire une bonne chose… s’ m’ai fichu les quat’ fers en l’air et à c’t’ heure… s’ peux pus me r’lever… S’sais pas comment q’ça se fait… faut croire que je suis trop saoul !… Viens-moi r’lever, dis, Lidouère…
Eh bé, t’enn’n’as une, de paille ! Tu s’ras frais, ed’main, pou’ monter à cheval, fé la corvée et la manœuvre ! (Sautant sur pieds une fois encore.) Oui, j’ te vas er’lever, soûlaud ! (Il s’exécute), mais tâche voir cor’ à ertomber : j’ te laisse l’ derrière à l’air, tu verras un peu si t’y coupes !
… l’ derrière à l’air ?
Oui, l’ derrière à l’air !…
LIDOIRE. — j’ te laisse l’ derrière à l’air, tu verras un peu si t’y coupes !
Eh ben, mon colon !
C’est comme ça. Tu m’embêtes, à la fin des fins.
Ah ! (Changement de ton.) Bon Dieu, que s’ai souèf !
Quoi qu’ tu dis ?
S’ crèv’ de souèf, mon pau ’ieux.
Qué qu’ tu veux que j’y fasse ?
Porte-moi à bouère, s’il te plaît.
J’ai point d’eau.
Yen’ n’a dans la cruche.
All’ est gelée.
Fais la cuire su’ l’ poêle.
Su’ el’ poêle ! su’ el’ poêle…
LA BISCOTTE. — C’ t’y d’ ma faute à moi, si s’ suis saoul ?…
T’as pas besoin de faire une tête comme ça.
Boué donc !
C’ t’y d’ ma faute à moi, si s’ suis saoul ?… (Il boit.) D’abord, s’ te dirai une bonne chose : y a pas d’ honte à êt’ saoul… ; t’ sauras ça, mon vieux.
Bien sûr non, qu’il n’y a point d’honte. C’est des choses qu’arrivent à tout le monde. L’ déshonneur, c’est d’embêter les personnes comme tu l’ fais ; d’ fair’ prend’ la semaine à un copain comme v’là moi, ed’ l’obliger à se balader (Il montre ses pieds nus) en bottes molles, à ménuit, par un froid de pus de vingt degrés au thermomètre du maréchal des logis-chef, q’ les hommes de garde en prennent la faction en sabots ! (La Biscotte veut placer un mot.) C’est bon ! À c’t’ heure, t’as bu, pas vrai ? Eh ben, rompez !
Oui, es’suis qu’un cochon !… T’as raison, Lidouère… ’suis qu’un mufle !… S’ déshonore l’armée française !…
Veux-tu me fiche la paix, La Biscotte !
S’ déshonore l’armée que j’ te dis !… S’ suis pus digne d’êt’ trompette en pied !… S’ veux me lever !…
Pourquoi faire ?
S’ veux aller au magasin… rend’ ma trompette au capitaine d’habillement ! (Tandis que Lidoire, affolé, cherche à tâtons des allumettes, lui, a détaché sa trompette pendue près de son sabre, à la tête de son lit. Il la porte à sa bouche et sonne. Sons rauques, épouvantables.) S’ suis déshonoré !… S’ suis pas seul’ment foutu ed’ donner le coup de langue !… Quien ! s’ vas la casser, ma trompette !
Veux-tu laisser ça ! Bon Dieu !… Casser ta trompette, à présent ! Un effet de grand équipement, que t’y couperais pas du Conseil et d’un an au moins d’Biribi !
’m’en fiche un peu, d’ Biribi ! S’ voudrais êt’ claqué ! Rend-moi ma trompette, que j’ te dis !
Oh ! contr’ appel.
Scène IV
Ah çà ! qu’est-ce que vous faites là, vous ?
J’fais rien, mon lieutenant.
Vraiment ? Prenez votre couverte, mon brave, je m’en vais vous apprendre à garder de la lumière après l’extinction des feux et à faire le comédien avec un dolman et une trompette. Allons vite !
La Biscotte fourré à l’ours par eun’ température pareille, c’est la congexion forcée… (Courte hésitation.) Y a rien de fait ! (Il saute sur sa charge, passe son pantalon de treillis et enfile sa blouse par-dessus son dolman.) Après tout, quoi ? Ça compte su’ le congé,
LIDOIRE. — J’ vous suis.
(Il prend sa couverture) J’ vous suis.
Passez devant.
Scène V
Lidouère !… Lidouère !… Lidouère !…