Bourses de voyage (1903)/Partie 2/V

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Bourses de voyage
Deuxième partie
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



V
Sainte-Lucie.

La traversée entre la Martinique et Sainte-Lucie s’effectua avec autant de régularité que de rapidité. Le vent soufflait du nord-est en fraîche brise, et l’Alert, tout dessus, enleva dans la journée les quatre-vingts milles qui séparent Saint-Pierre de Castries, le principal port de l’île anglaise, sans avoir changé ses amures.

Toutefois, Harry Markel, ne devant arriver en vue de Sainte-Lucie qu’à la tombée du jour, comptait mettre en panne pour donner dans le chenal au lever du soleil.

Pendant les premières heures de la matinée, les plus hauts sommets de la Martinique se montraient encore. Le mont Pelé, que Tony Renault avait salué à son arrivée, reçut de lui un dernier adieu.

Le port de Castries se présente sous belle apparence entre d’imposantes falaises. C’est une sorte de vaste cirque dans lequel la mer a fait irruption. Les navires, même de fort tonnage, y trouvent des mouillages très surs. La ville, bâtie en amphithéâtre, étage gracieusement ses maisons jusqu’aux crêtes environnantes. Elle est, ainsi que la plupart des villes de l’Antilie, orientée au couchant, de manière à être abritée contre les vents du large et les plus violentes perturbations atmosphériques.

On ne s’étonnera pas que Roger Hinsdale regardât son île comme très supérieure à toutes les autres du groupe. Ni la Martinique, ni la Guadeloupe ne lui paraissaient dignes d’une comparaison. Ce jeune Anglais, tout rempli de la morgue britannique, d’attitude un peu hautaine, excipait à toute occasion de sa nationalité, ce qui faisait sourire ses camarades. À bord, toutefois, il ne laissait pas d’être soutenu par John Howard et Hubert Perkins, moins « britannisés » que lui, sans doute. Mais, lorsque le sang anglo-saxon coule dans les veines, il faut admettre que ses globules ont des vertus spéciales, et ne pas autrement s’en étonner.

Du reste, à l’exemple de Louis Clodion et de Tony Renault, et peut-être par un sentiment chez lui très naturel, il se promettait de faire les honneurs de Sainte-Lucie, où ses parents avaient occupé une haute situation parmi les notables de l’île.

D’ailleurs, la famille Hinsdale y possédait encore des propriétés importantes, plantations et sucreries, des établissements agricoles en état de grande prospérité. Ces propriétés étaient administrées pour son compte par un gérant, M. Edward Falkes, qui, prévenu de la prochaine arrivée du jeune héritier des Hinsdale, devait se mettre à sa disposition pour toute la durée de la relâche.

Il a été dit que Harry Markel ne chercherait pas à entrer de nuit dans le port. Aussi, lorsque la mer fut étale, et avant que le jusant commençât à se faire sentir, alla-t-il mouiller à l’intérieur d’une petite crique, afin de ne point être entraîné au large.

Le matin venu, Harry Markel vit qu’il serait nécessaire d’attendre quelques heures pour appareiller. La brise étant tombée après minuit, elle reprendrait sans doute de l’ouest, lorsque le soleil aurait atteint quelques degrés au-dessus de l’horizon.

Néanmoins, dès l’aube, Roger Hinsdale, le premier, M. Patterson, le dernier, tous apparaissaient sur la dunette afin de respirer un air plus frais que celui des cabines. Ils avaient hâte de contempler en pleine lumière ce littoral entrevu la veille à travers les ombres du soir.

Et, s’ils n’avaient connu l’histoire de Sainte-Lucie, c’est qu’ils n’auraient pas écouté Roger Hinsdale avec l’attention qu’y mit le mentor.

De fait, il faut bien l’avouer, l’histoire de Sainte-Lucie ne différait guère de celle des autres îles des Indes Occidentales.

Après avoir été habitée par les Caraïbes, Sainte-Lucie, déjà livrée aux travaux de culture, fut découverte par Christophe Colomb à une date qui n’est pas plus précisée que celle à laquelle arrivèrent les premiers colons. Ce qui est certain, c’est que les Espagnols n’y fondèrent aucun établissement avant l’année 1639. Quant aux Anglais, ils n’en gardèrent la possession que durant dix-huit mois, au milieu du xviie siècle.

Cependant, lorsque les Caraïbes furent emmenés par eux de la Dominique, ainsi que cela a été mentionné, les îles voisines se révoltèrent. En 1640, les indigènes fanatisés se jetèrent sur la colonie naissante. La plupart des colons furent assassinés, et seuls échappèrent au massacre ceux qui purent s’embarquer et fuir.

Dix ans après, quarante Français, conduits par un certain Rousselan, homme de résolution, vinrent s’établir à Sainte-Lucie. Rousselan épousa même une Indienne, s’attacha les indigènes par son intelligence, son habileté, et, pendant quatre ans, jusqu’à sa mort, assura la tranquillité du pays.

Les colons qui lui succédèrent se montrèrent moins habiles. À force de vexations et d’injustices, ils provoquèrent les représailles des Caraïbes, qui se vengèrent par des tueries et des pillages. Les Anglais jugèrent alors l’heure favorable à une intervention. Flibustiers et aventuriers envahirent Sainte-Lucie, qui put espérer retrouver le calme au traité d’Utrecht, par lequel l’île fut déclarée neutre.

« Enfin, demanda Niels Harboe, est-ce depuis cette époque que Sainte-Lucie appartient aux Anglais ?…

— Oui et non, répondit Roger Hinsdale.

— Je dis non, précisa Louis Clodion, qui avait lu tout ce qui concernait cette île des Antilles où devait relâcher l’Alert. Non, car, après le traité d’Utrecht, la concession fut donnée au maréchal d’Estrèes, qui y envoya des troupes en 1718 pour protéger la colonie française.

— Sans doute, répliqua Roger Hinsdale. Toutefois, sur les réclamations de l’Angleterre, cette concession fut annulée au profit du duc de Montagne…

— D’accord, riposta Louis Clodion ; mais, sur de nouvelles réclamations de la France, elle fut également annulée…

— Et qu’importait, puisque les colons anglais y restèrent ?…

— S’ils y restèrent, il n’en est pas moins vrai qu’au traité de Paris de 1763, la souveraineté pleine et entière de cette colonie fut attribuée à la France ! »

sainte-lucie. — les deux pitons de la soufrière[1]

C’était la vérité, et Roger Hinsdale, très résolu à défendre sa cause, dut le reconnaître. Puis, pendant la période qui suivit, Sainte-Lucie vit sa prospérité s’accroître avec le nombre des établissements fondés par les colons voisins de Grenade, de Saint-Vincent, de la Martinique. En 1709, l’île comptait près de treize mille habitants, esclaves compris, et, en 1772, plus de quinze mille.

Toutefois, Sainte-Lucie n’en avait pas fini avec les puissances qui se disputaient sa possession, et Roger Hinsdale put ajouter :

« En 1779, l’île fut reprise par le général Abercrombie et repassa sous la domination britannique…

— Je le sais, répondit Louis Clodion, qui s’entêtait de son côté, mais le traité de 1783 la rendit encore une fois à la France…

— Pour redevenir anglaise en 1794, déclara Roger Hinsdale, qui ripostait date pour date.

— Allons !… s’écria Tony Renault, tiens bon, Louis, et dis-nous que Sainte-Lucie a revu flotter le pavillon français…

— Assurément, Tony, puisqu’elle est reconnue colonie française en 1802…

— Pas pour longtemps, affirma Roger Hinsdale. À la rupture de la paix d’Amiens, en 1803, elle fut restituée à l’Angleterre, et, cette fois définitivement, il faut le croire…

— Oh ! définitivement !… s’écria Tony Renault en faisant une pirouette assez dédaigneuse.

— Décidément, Tony, répondit Roger Hinsdale, qui s’échauffait et voulut mettre dans sa réponse toute l’ironie possible, est-ce que tu aurais la prétention de la reprendre à toi tout seul ?…

— Pourquoi pas ?… » répliqua Tony Renault, en se donnant des attitudes de conquérant.

Il est certain que Niels Harboe, Axel Wickborn, Albertus Anders n’avaient aucun intérêt dans cette discussion entre Anglais et Français. Ni le Danemark ni la Hollande n’avaient jamais réclamé une part de cette colonie si disputée. Et peut-être Magnus Anders aurait-il pu les mettre d’accord en la réclamant pour la Suède, qui ne possédait même plus un îlot dans l’archipel.

Mais, comme la discussion menaçait de s’aggraver, M. Horatio Patterson intervint par un opportun quos ego renouvelé de Virgile, et que n’aurait point désavoué Neptune.

Puis, plus doucement :

« Du calme, mes jeunes amis, dit-il. Est-ce que vous allez partir en guerre ?… La guerre, ce fléau humain !… la guerre… Bella matribus detestata ; ce qui signifie…

— En bon français, s’écria Tony Renault, « détestables belles-mères ! »

Et, sur cette répartie, toute la bande d’éclater de rire, tandis que le mentor se voilait la face.

Bref, tout cela finit par un serrement de main, un peu contraint de la part de Roger Hinsdale, très franc de la part de Louis Clodion. Puis il fut stipulé entre les deux nations que Tony Renault ne ferait aucune tentative pour arracher Sainte-Lucie à la domination anglaise. Seulement, ce que Louis Clodion aurait eu droit d’ajouter, les passagers de l’Alert allaient bientôt le constater de visu et de auditu, c’est que, si Sainte-Lucie arbore actuellement le pavillon britannique, elle n’en conserve pas moins, et de façon indélébile, la marque française par ses mœurs, ses traditions, ses instincts. Débarqués à Sainte-Lucie, Louis Clodion et Tony Renault seraient fondés à croire qu’ils foulaient le sol de la Désirade, de la Guadeloupe ou de la Martinique. Un peu après neuf heures, la brise se leva, et, ainsi que l’espérait Harry Markel, elle venait du large. Bien qu’il s’agisse de l’ouest, cette expression est juste en ce qui concerne Sainte-Lucie, qui n’est couverte ni au levant ni au couchant. Absolument isolée entre la mer des Antilles et l’Océan Atlantique, elle est exposée des deux côtés aux violences des vents et de la houle.

L’Alert fit aussitôt ses préparatifs d’appareillage. Dès que l’ancre fut remontée au bossoir, le trois-mâts, sous son grand hunier, sa misaine, sa brigantine, prit de Terre pour quitter ce mouillage et contourner l’une des pointes qui ferment le port de Castries.

Ce port a nom le Carénage, — il est l’un des meilleurs de l’archipel antilian. Ainsi s’explique l’entêtement de la France et de l’Angleterre à s’en disputer la possession. Dès cette époque, on s’occupait d’achever la construction des quais, d’établir les cales et les appontements, de manière à satisfaire tous les besoins du service maritime. Il n’est pas douteux que le Carénage ne soit destiné à un grand avenir. C’est là, en effet, que les steamers viennent s’approvisionner de charbons importés d’Angleterre, dans les vastes entrepôts, incessamment ravitaillés par les navires du Royaume-Uni.

Quant à Sainte-Lucie, si elle n’égale pas en étendue superficielle les plus grandes des Îles du Vent, elle n’en comprend pas moins six cent quatorze kilomètres carrés, et sa population se chiffre par quarante-cinq mille habitants, dont cinq mille figurent au compte de Castries, sa capitale.

Sans doute, Roger Hinsdale eût été heureux que la relâche se fût prolongée plus de temps que dans les autres Antilles déjà visitées. Il aurait voulu montrer file en détail à ses camarades. Mais le programme du voyage ne lui accordait que trois jours, et il fallait s’y conformer.

sainte-lucie. — un dépôt de charbon à castries (Cliché Algernon E. Aspinall.)

D’ailleurs, il ne s’y trouvait plus aucun membre de la famille Hinsdale, définitivement installée à Londres. Toutefois, les propriétés qu’elle y possédait étaient considérables, et il allait être là comme un jeune land-lord qui vient parcourir son domaine.

Après que l’Alert eut mouillé au Carénage, vers dix heures, Roger Hinsdale et ses camarades, accompagnés de M. Patterson, se firent mettre à terre.

La ville leur sembla proprement entretenue, avec des places spacieuses, des rues larges, des ombrages toujours si désirables sous ce climat brûlant des Antilles. Toutefois, ils ressentirent cette impression dont il a été parlé plus haut : elle leur parut plus française qu’anglaise.

Aussi Tony Renault ne put retenir cette observation que Roger Hinsdale accueillit avec un certain dédain :

« Décidément… nous sommes en France… ici ! »

Les passagers avaient été reçus à l’appontement par le gérant qui devait les guider pendant leurs excursions. M. Edward Falkes ne négligerait pas de leur faire admirer les superbes plantations de la famille, principalement ces champs de cannes, si renommés à Sainte-Lucie, et dont les productions rivalisent avec celles de Saint-Christophe, où se récolte le meilleur sucre de l’Antilie.

Dans la colonie, le chiffre des blancs était alors assez limité, à peine un millier. Les gens de couleur et les noirs l’occupaient en majorité, leur nombre s’étant surtout accru depuis l’abandon des travaux du canal de Panama, qui les laissa sans ouvrage.

L’ancienne habitation Hinsdale, où demeurait M. Edward Falkes, était vaste et confortable. Située à l’extrémité de la ville, elle pouvait aisément loger les passagers de l’Alert. Roger, qui tenait à en faire les honneurs, leur proposa de s’y installer pendant la durée de la relâche. Chacun aurait sa chambre et M. Patterson occuperait la plus belle de toutes. Il va de soi que les repas seraient pris en commun dans la grande salle à manger, et que les voitures du domaine seraient à la disposition des touristes.

La proposition de Roger Hinsdale fut acceptée avec empressement, car, en dépit de sa morgue originelle, le jeune Anglais était généreux et serviable, bien qu’il agît toujours avec une certaine ostentation vis-à-vis de ses camarades.

Du reste, s’il ressentait quelque jalousie, c’était plus particulièrement envers Louis Clodion. À Antilian School, toujours rivaux, ils se disputaient les premières places. On n’a point oublié qu’ils étaient arrivés tous deux en tête du concours pour les bourses de voyage, dead heat, comme on dit sur les champs de course, ex æquo, — disait Tony Renault, — ce qu’il traduisait par « le même cheval » en jouant sur les mots equus et æquus, au grand scandale du susceptible mentor.

Dès le premier jour, les excursions commencèrent à travers les plantations. Les forêts superbes de cette île, l’une des plus salubres des Antilles, n’en couvrent pas moins des quatre cinquièmes. On fit l’ascension du morne Fortuné, haut de deux cent trente-quatre mètres sur lequel sont établies les casernes, des mornes Asabot et du Chazeau — rien que des noms français, on le voit — et où est installé le sanatorium. Puis, vers le centre, les touristes visitèrent les Aiguilles de Sainte-Alousie, cratères endormis qui pourraient bien se réveiller un jour, car les eaux des étangs voisins s’y maintiennent en ébullition constante.

Ce soir-là, de retour à l’habitation, Roger Hinsdale dit à M. Patterson :

« À Sainte-Lucie, il faut aussi se défier des trigonocéphales comme à la Martinique… Il y a des serpents dans notre île… et non moins dangereux…

— Je n’en suis plus à les craindre, déclara M. Patterson, qui prit une attitude superbe, et je vais même faire empailler le mien pendant notre relâche ?…

— Vous avez raison !… » répondit Tony Renault, qui eut peine à garder son sérieux.

Aussi, le lendemain, M. Falkes fit-il porter le terrible reptile chez un naturaliste de Castries auquel, après l’avoir pris à part, Tony Renault expliqua ce dont il s’agissait. Le serpent était empaillé déjà et depuis de longues années… On n’en voulait rien dire à M. Patterson… La veille du départ, l’empailleur ferait rapporter le serpent à bord de l’Alert.

Précisément, le soir même, avant de se mettre au lit, M. Patterson écrivit une seconde lettre à Mrs Patterson. Que, de sa plume, nombre de citations d’Horace, de Virgile ou d’Ovide eussent coulé sur le papier, on ne saurait en être surpris, et d’ailleurs l’excellente dame y était habituée.

Cette lettre, que le courrier d’Europe emporterait le lendemain, rapportait avec sa scrupuleuse exactitude les détails de ce merveilleux voyage. M. Patterson, plus précis que dans sa première lettre, relatait les moindres incidents, accompagnés de réflexions toutes personnelles. Il racontait comment s’était faite l’heureuse traversée du Royaume-Uni aux Indes Occidentales, comment il était parvenu à dompter le mal de mer, quelle consommation il avait faite de ces noyaux de cerises dont Mrs Patterson l’avait si intelligemment pourvu. Il parlait des réceptions à Saint-Thomas, à Sainte-Croix, à Saint-Martin, à Antigoa, à la Guadeloupe, à la Dominique, à la Martinique, à Sainte-Lucie, en attendant celle que leur réservait cette généreuse et magnanime Mrs Kethlen Seymour à la Barbade. Il prévoyait que la traversée de retour s’effectuerait aussi dans les conditions les plus favorables. Non ! pas de collisions, pas de naufrages à craindre ! — L’océan Atlantique serait clément aux passagers de l’Alert, et les outres d’Éole ne videraient pas sur eux le souffle des tempêtes !… Mrs Patterson n’aurait donc point à ouvrir le testament que son époux avait cru devoir libeller avant le départ, ni à profiter des autres dispositions si prévoyantes qui avaient été prises en vue d’une éternelle séparation… Lesquelles ? … c’est ce que ce couple si original était seul à connaître.

Puis M. Patterson narrait la grande excursion à l’isthme de la Martinique, l’apparition du trigonocéphale entre les branches d’un arbre, la violence du coup qu’il avait porté à ce monstre, monstrum horrendum, informe, ingens, cui la lumière n’avait pas été enlevée, mais la vie !… Et maintenant, bourré de paille, les yeux ardents, la gueule ouverte, dardant sa triple langue ophidienne, il n’en était pas moins des plus inoffensifs !… On voit l’effet que produirait ce superbe reptile lorsqu’il serait en bonne place dans la bibliothèque d’Antilian School.

Il convient d’ajouter, entre parenthèses, que les dessous de cette affaire ne devaient jamais être révélés. Le secret en fut religieusement gardé, même par Tony Renault, bien que l’envie de tout dire dût plus d’une fois lui venir aux lèvres. Et la gloire que l’intrépide mentor avait acquise, en cette mémorable rencontre avec un serpent empaillé, resterait entière !

M. Patterson terminait cette longue lettre par un éloge bien appuyé, bien senti, du capitaine de l’Alert et de son équipage. Il n’avait qu’à se louer de l’excellent steward auquel était confié le service du carré, et dont il entendait récompenser les soins par une haute gratification. Quant au capitaine Paxton, jamais chef de navire, ni dans la marine de l’État ni dans la marine de commerce, n’avait mieux mérité d’être appelé Dominus secundum Deum, le maître après Dieu !

Enfin, avant tendrement embrassé Mrs Patterson, M. Patterson mettait, sous les dernières lignes de la lettre, cette signature à paraphes compliqués qui dénotait chez ce digne homme un véritable talent calligraphique.

Ce serait le lendemain matin seulement que les touristes rentreraient à bord vers huit heures. Ils passèrent donc cette soirée dans l’habitation dont Roger Hinsdale tenait à leur faire les honneurs jusqu’au dernier moment.

Quelques amis de M. Edward Falkes avaient été invités à prendre place à table, et, comme d’habitude, après les toasts à la santé de chacun, chaque convive but à Mrs Kethlen Seymour. Dans quelques jours, les jeunes boursiers auraient fait la connaissance de cette grande dame… La Barbade n’était plus loin… La Barbade, la dernière relâche dans ces Antilles dont les lauréats garderaient un éternel souvenir !

Cependant, cet après-midi-là, il s’était produit un incident d’une telle gravité que l’équipage put croire que la situation allait être irrémédiablement compromise.

On le sait, Harry Markel ne laissait descendre ses hommes à terre que pour les besoins du bord. La plus simple prudence lui commandait d’en agir ainsi.

Mais, vers trois heures, il fut nécessaire de prendre livraison de viande fraîche et de légumes, dont le cuisinier Ranyah Cogh avait fait acquisition sur le marché de Castries.

Sur l’ordre de Harry Markel une des embarcations fut armée pour conduire le cuisinier au quai avec un des matelots, nommé Morden.

Le canot poussa, et, quelques minutes après, il était revenu à l’arrière de l’Alert.

À quatre heures, lorsque le maître d’équipage l’eut renvoyé à terre, quarante minutes s’écoulèrent avant son retour.

De là, vives inquiétudes d’Harry Markel, que John Carpenter et Corty partagèrent. Qu’était-il arrivé ?… Pourquoi ce retard ?… Des nouvelles venues d’Europe faisaient-elles planer des soupçons sur le capitaine et l’équipage de l’Alert ?…

Enfin, un peu avant cinq heures, l’embarcation se dirigea vers le bord.

Mais, avant qu’elle eût accosté, Corty s’écria :

« Ranyah revient seul !… Morden n’est pas avec lui…

— Où peut-il être ?… demanda John Carpenter.

— Dans quelque cabaret, où il sera tombé ivre-mort !… ajouta Corty.

— Ranyah aurait dû le ramener quand même, dit Harry Markel. Ce damné Morden est capable de parler plus qu’il ne faut sous l’excitation du brandy ou du gin !… »

C’était probablement ce qui avait eu lieu, et ce fut ce que l’on apprit de la bouche même de Ranyah Cogh. Tandis qu’il s’occupait des acquisitions au marché de la ville, Morden l’avait quitté sans rien dire. Poussé par ses goûts d’ivrognerie qu’il ne pouvait satisfaire à bord, il était échoué, en ce moment, sans doute, dans quelque cabaret. Le cuisinier chercha à retrouver son compagnon. Ce fut en vain qu’il visita les tavernes du quartier maritime ! Impossible de remettre la main sur ce maudit Morden, qu’il eût amarré au fond du canot.

« Il faut à tout prix le retrouver… s’écria John Carpenter.

— Et nous ne pouvons le laisser à Sainte-Lucie ! … Il bavarderait… Il ne sait plus ce qu’il dit quand il a bu, et nous aurions bientôt un aviso à nos trousses !… »

Ces craintes n’étaient que trop sérieuses, et jamais Harry Markel n’avait couru un danger plus grand !

Donc nécessité de réclamer Morden. C’était d’ailleurs le droit et le devoir du capitaine… Il ne pouvait laisser à la côte un homme de l’équipage, et on le lui rendrait dès qu’il aurait établi son identité. Pourvu qu’il n’eût pas parlé à tort et à travers !…

Harry Markel allait descendre à terre pour demander au bureau maritime de rechercher le matelot en bordée, lorsqu’une embarcation se dirigea vers l’Alert.

Il y avait alors dans le Carénage un stationnaire chargé de la police du port. Or, c’était précisément un de ses canots, monté par une demi-douzaine d’hommes sous les ordres d’un officier, qui s’approchait. Il n’était plus qu’à une demi-encâblure, lorsque Corty s’écria :

« Morden est dedans ! »

En effet, Morden « était dedans » et doublement, aurait-on pu dire. Après s’être séparé du cuisinier, il avait été s’attabler dans un tap du dernier ordre. Bientôt ivre-mort, on l’avait ramassé, et le canot du stationnaire le reconduisait à bord de l’Alert, où il fut nécessaire de le hisser avec un palan.

sainte-lucie. — la jetée de la soufrière à castries
(Cliché Algernon E. Aspinall)

Lorsque l’officier eut pris pied sur le pont :

« Le capitaine Paxton ?… demanda-t-il.

— Me voici, monsieur, répondit Harry Markel.

— Cet ivrogne est bien un de vos matelots ? …

— En effet, et j’allais le réclamer, car nous devons lever l’ancre demain.

— Eh bien, je vous l’ai ramené… vous voyez dans quel état…

— Il sera puni, répondit Harry Markel.

— Mais… une explication, capitaine Paxton, reprit l’officier. Dans son ivresse… des phrases incohérentes lui échappaient, à ce matelot… Il parlait de campagnes dans le Pacifique… de ce navire Halifax dont il a été dernièrement question… de cet Harry Markel qui le commandait, et dont nous avons appris l’évasion de la prison de Queenstown ?… »

On se figure quels efforts Harry Markel dut faire pour se contenir, pour ne rien perdre de son sang-froid en entendant l’officier. John Carpenter et Corty, moins maîtres d’eux, détournant la tête, s’étaient peu à peu éloignés. Très heureusement, l’officier ne remarqua point leur trouble et se borna à demander :

« Capitaine Paxton… qu’est-ce que cela signifie ?…

— Je ne puis l’expliquer, monsieur, répondit Harry Markel. Ce Morden est un ivrogne, et, quand il a bu, on ne sait ce qui lui passe par la tête…

— Ainsi il n’a jamais navigué à bord de l’Halifax ?

— Jamais, et voilà plus de dix ans que nous courons les mers ensemble.

— Alors, pourquoi a-t-il parlé de cet Harry Markel ?… insista l’officier.

— Cette affaire de l’Halifax a fait grand bruit, monsieur… Il était question de l’évasion des malfaiteurs, lorsque nous avons quitté Queenstown… On en a parlé souvent à bord… Ce sera resté dans la mémoire de cet homme… C’est la seule explication que je puisse donner à ces propos d’ivrogne… »

Au total, rien n’aurait pu inspirer à l’officier le soupçon qu’il se trouvait en face de Harry Markel, ni que cet équipage ne fût pas celui du capitaine Paxton. Il termina donc l’entretien en disant :

« Qu’allez-vous faire de ce matelot ?…

— L’envoyer pour huit jours à fond de cale, où il se dégrisera, répondit Harry Markel. Et, même, si je n’étais à court d’hommes, — j’en ai perdu un dans la baie de Cork, — j’aurais débarqué Morden à Sainte-Lucie… Mais il m’eût été impossible de le remplacer…

— Et quand attendez-vous vos passagers, capitaine Paxton ?…

— Demain matin, car nous mettrons à la voile au plein de la mer.

— Bon voyage alors…

— Merci, monsieur. »

L’officier rembarqué, le canot s’éloigna pour rejoindre le stationnaire.

Il va de soi que Morden, qui n’entendait, qui ne comprenait rien dans son ivresse brute, fut affalé dans la cale à grands coups de pied. Le fait est qu’il avait failli faire tout découvrir en parlant de l’Halifax et d’Harry Markel.

« J’en ai encore une sueur froide !… dit Corty, en s’essuyant le front.

— Harry, observa John Carpenter, nous devrions partir cette nuit même… sans attendre nos passagers !… Il fait trop chaud pour nous dans ces satanées Antilles…

— Et, quand nous serons partis, répondit Harry Markel, on comprendra ce qu’a dit Morden !… Tout sera découvert… et ce stationnaire aura vite fait de se lancer à notre poursuite !… Si vous tenez à être pendus, je n’y tiens pas, moi… et je reste. »

Le lendemain, dès huit heures, les passagers étaient à bord. Il parut inutile de les mettre au courant de l’incident de la veille. Que l’un des matelots se fût enivré, cela n’avait aucune importance.

L’ancre à pic, les voiles éventées, l’Alert sortit du port de Castries, et, cap au sud, fit route vers la Barbade.

  1. D’après une photographie gracieusement communiquée par la Société de géographie.