Bourses de voyage (1903)/Partie 2/VIII

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Bourses de voyage
Deuxième partie
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



VIII
La nuit vient.

Ainsi s’écoula cette première matinée du voyage de retour. La vie de bord allait reprendre sa régularité habituelle, dont la monotonie ne pouvait être rompue que par les incidents de mer, très rares, lorsque le temps est beau et le vent favorable.

Comme à l’ordinaire, le déjeuner fut servi dans le carré où se réunissaient les passagers sous la présidence de M. Patterson, et par les soins du steward.

Comme à l’ordinaire également, Harry Markel fit apporter son repas dans sa cabine.

Cela même parut quelque peu singulier à Will Mitz, puisqu’il est d’usage que le capitaine s’assoie à la table du carré des navires de commerce.

C’est en vain que Will Mitz chercha à lier conversation avec John Carpenter ou autres de l’équipage. Il ne sentit rien de cette camaraderie qui s’établit si facilement entre gens de mer.

Étant données les fonctions qu’il devait remplir à bord de l’Elisa Warden, le second de l’Alert aurait bien pu le traiter d’égal à égal.

Le repas achevé, Will Mitz remonta sur le pont avec les jeunes garçons qui lui faisaient si bon accueil.

Pendant l’après-midi, les distractions ne manquèrent pas. La brise étant modérée, la vitesse moyenne, des lignes furent mises à la traîne du haut de la dunette, et les passagers se livrèrent au plaisir d’une pêche qui fut fructueuse.

Aux plus ardents, Tony Renault, Magnus Anders, Niels Harboe, Axel Wickborn, se joignit Will Mitz, qui était un vrai pécheur et très habile.

Il n’ignorait rien du métier de marin, doué d’une adresse et d’une intelligence qui n’échappèrent ni à Harry Markel ni au maître d’équipage.

Cette pêche dura plusieurs heures. On prit des bonites, d’excellente qualité, même un de ces esturgeons de grande taille, dont les femelles, pesant jusqu’à deux cents livres, portent un million d’œufs, espèce très abondante dans l’Atlantique et la Méditerranée.

Les lignes ramenèrent plusieurs de ces merluches qui suivent les bâtiments en troupes nombreuses, des scyphias, des épées de mer du genre espadon, et aussi quelques gymnotes, au corps allongé en forme de serpent, qui fréquentent plus volontiers les parages de l’Amérique.

M. Horatio Patterson, avant que Will Mitz eut pu le retenir, ayant eu l’imprudence de saisir à pleine main une de ces gymnotes, une décharge électrique l’envoya rouler jusqu’à l’habitacle.

On courut à lui, on le releva, et il lui fallut quelque temps pour se remettre.

« Il est dangereux de toucher ces bêtes-là… lui fit observer Will Mitz.

— Je m’en aperçois… trop tard, répondit M. Patterson en détirant ses bras engourdis par la secousse.

— Après tout, déclara Tony Renault, on dit que ces décharges font merveille pour les rhumatismes…

— Alors, ça va bien, puisque je suis de nature rhumatisante, et me voici guéri pour jusqu’à la fin de mes jours ! »

L’incident auquel les passagers prirent le plus d’intérêt fut la rencontre de trois ou quatre baleines.

Ces cétacés ne sont pas communs dans les parages des Antilles, que les baleiniers n’ont pas l’habitude de considérer comme lieux de pêche.

« C’est en plein Pacifique plus particulièrement que les bâtiments leur donnent la chasse, raconta Will Mitz, soit au nord, dans les vastes baies de la Colombie anglaise, où elles déposent leurs petits, soit dans le sud, sur les cotes de la Nouvelle-Zélande.

— Est-ce que vous avez fait la pêche à la baleine ?… demanda Louis Clodion.

— Oui, pendant une saison, à bord du Wrangel de Belfast, aux abords des îles Kouriles et dans la mer d’Okhotsk. Mais il faut être équipé de pirogues, de lignes, de harpons, de harponneurs. Cela ne va pas sans grands risques, lorsqu’on est entraîné hors de vue, et cette pêche fait bien des victimes.

— Est-elle avantageuse ?… dit Niels Harboe.

— Oui et non, répondit Will Mitz. L’habileté, c’est bien, mais la chance, c’est mieux, et, trop de fois, il arrive qu’une campagne finisse sans qu’il ait été possible d’amarrer une baleine ! »

Au surplus, celles qui venaient d’être signalées soufflaient à trois milles au moins de l’Alert, et il fut impossible de les approcher de plus près, au vif regret des passagers. Même en se couvrant de toile, le trois-mâts n’aurait pu les gagner en vitesse. Elles filaient vers l’est avec tant de rapidité, qu’une pirogue aurait eu grand peine à les rejoindre.

À mesure que le soleil s’abaissait sur l’horizon, la brise tendait à calmir.

Les nuages du couchant, épais et livides, restaient immobiles. Si le vent se levait de ce côté, ce serait un vent d’orage qui ne durerait pas. À l’opposé s’accumulaient de grosses vapeurs montant jusqu’au zénith, qui rendraient la nuit très obscure.

Il était même à craindre que le ciel s’illuminât d’éclairs et retentit des éclats de la foudre. La chaleur était très forte, la température lourde, l’espace saturé d’électricité. Pendant que les lignes étaient dehors, Harry Markel avait dû faire mettre l’une des embarcations à la mer, quelques-uns de ces poissons étant tellement lourds qu’on n’aurait pu les hisser directement à bord.

La mer restant calme, cette embarcation ne fut pas remontée à son poste. Harry Markel avait sans doute ses raisons pour la laisser dehors.

L’Alert portait toute sa voilure, de manière à profiter des derniers souilles. Aussi Will Mitz pensait-il que le capitaine reprendrait une autre bordée vers le nord-est dès que la brise viendrait à fraîchir. Durant toute la journée, il avait vainement attendu que l’ordre fût donné de virer de bord, et ne parvenait pas à comprendre les intentions de Harry Markel.

Le soleil disparut derrière les gros nuages, dont l’épaisse couche interceptait ses derniers rayons. La nuit allait tomber rapidement, car le crépuscule est de courte durée sous les latitudes voisines du Tropique.

Harry Markel conserverait-il cette voilure jusqu’au jour… Will Mitz ne le pensait pas. Un orage pouvait éclater, et l’on sait avec quelle violence, quelle rapidité ils se déchaînent au milieu de ces parages.

Un bâtiment, surpris tout dessus, n’a pas le temps de larguer ses écoutes, d’amener ses voiles. En quelques instants, il peut engager, et, pour se relever, est forcé de couper sa mâture.

Un marin prudent ne saurait donc s’exposer à de tels risques, et, à moins que le temps ne soit absolument sûr, il est préférable de rester seulement sous les huniers, la misaine, la brigantine et les focs.

Vers six heures, après être monté sur la dunette où M. Patterson et ses jeunes compagnons étaient alors réunis, Harry Markel ordonna de relever la tente, ainsi qu’on avait soin de le faire chaque soir. Puis, ayant une dernière fois observé le temps :

« À serrer les cacatois et les perroquets », commanda-t-il.

Cet ordre, aussitôt transmis par John Carpenter, l’équipage se mit en mesure de l’exécuter. Il va sans dire que, suivant leur habitude, Tony Renault et Magnus Anders gravirent les haubans du grand mât avec une légèreté, une souplesse qui provoquaient toujours chez le mentor autant d’admiration que d’inquiétude… et, aussi, de regret de ne pouvoir les imiter.

Cette fois, Will Mitz les suivit, non moins leste qu’eux. Ils atteignirent presque au même moment les barres, et tous trois s’occupaient de serrer le grand perroquet.

« Tenez-vous bien, mes jeunes messieurs, leur dit-il. C’est une précaution qu’il faut toujours prendre, même quand le navire ne roule pas…

— On tient bon, répondit Tony Renault. Ça ferait trop de peine à M. Patterson si nous tombions à la mer ! »

Tous trois suffirent à serrer la voile contre la vergue, qui avait été amenée sur le ton du grand mât, après que cette opération eut été achevée pour le cacatois.

En même temps, les matelots en faisaient autant au mât de misaine ; puis le grand foc, le clin-foc et la voile de flèche d’arrière furent rentrés.

Le navire demeura sous ses deux huniers, sa misaine, sa brigantine, son petit foc, que les derniers souffles de la brise gonflaient à peine.

Légèrement appuyé par le courant qui portait à l’est, il ne ferait que peu de route jusqu’au lever du soleil.

Mais Harry Markel ne serait pas surpris si quelque brusque orage tombait à bord.

En quelques instants, on aurait cargué la misaine et mis les deux huniers au bas ris.

Lorsque Will Mitz fut redescendu avec Tony Renault et Magnus Anders sur la dunette, il observa la boussole, éclairée par la lampe d’habitacle.

Depuis le matin, l’Alert devait avoir couru d’une cinquantaine de milles vers le sud-est, et il pensait que le capitaine allait prendre un autre bord pour la nuit, cette fois en direction du nord-est.

Harry Markel s’aperçut bien que son passager témoignait quelque surprise à le voir maintenir sa route. Mais, sévère observateur de la discipline, Will Mitz ne se fût pas permis de présenter aucune observation à cet égard.

En effet, après avoir regardé une dernière fois le compas, alors que Corty tenait la barre, il examina l’état du ciel et vint s’asseoir au pied du grand mât.

À ce moment, Corty, ne risquant point d’être entendu, s’approcha d’Harry Markel et lui dit :

« Il semble bien que Mitz ne pense pas que nous soyons en bonne route !… Eh bien, on l’y mettra cette nuit, lui et les autres, et rien ne les empêchera de gagner Liverpool à la nage, si les requins leur laissent bras et jambes ! »

Probablement le misérable trouva la remarque très plaisante, car il partit d’un violent éclat de rire, que Markel réprima d’un regard.

En ce moment, John Carpenter le rejoignit.

« Nous gardons le grand canot à la traîne, Harry ?… demanda-t-il.

— Oui, John, il peut nous servir…

— Si nous avions besoin d’achever la besogne au dehors ! »

Ce soir-là, le dîner ne fut servi qu’à six heures et demie. Sur la table figurèrent plusieurs des poissons pêchés dans la journée, et que Ranyah Cogh avait convenablement accommodés.

M. Patterson déclara n’avoir jamais rien mangé de meilleur… surtout les bonites, et il exprima l’espoir que les jeunes pêcheurs sauraient en prendre d’autres de la même espèce au cours de la traversée.

Après le dîner, tous remontèrent sur la dunette, où ils comptaient attendre que la nuit fut close pour regagner leurs cabines.

Le soleil, caché derrière les nuages, n’avait point encore disparu sous l’horizon, et l’obscurité ne serait pas complète avant une grande heure.

Or, Tony Renault, à cet instant, crut apercevoir une voile dans la direction de l’est, et, presque aussitôt, la voix de Will Mitz se fit entendre :

« Navire par bâbord devant. »

Tous les regards se dirigèrent de ce côté. Un grand navire, portant ses huniers et ses basses voiles, apparaissait à quatre milles au vent. Sans doute, il trouvait là un peu plus de brise, et, grand largue, faisait route à contrebord de l’Alert.

Louis Clodion et Roger Hinsdale allèrent chercher leurs lorgnettes et observèrent ce bâtiment qui s’approchait, cap au nord-ouest.

« Damné navire ! murmura John Carpenter à Harry Markel. Dans une heure, il sera par notre travers !… »

Cette réflexion que venait de faire le maître d’équipage, Corty et les autres l’avaient faite également. Si le vent tombait, les deux bâtiments resteraient encalminés pendant la nuit, peut-être à un demi-mille, un quart de mille l’un de l’autre !… Or si, une première fois, sur la cote d’Irlande, Harry Markel avait pu se féliciter de ne pas en avoir fini avec ses passagers, les circonstances n’étaient plus maintenant les mêmes. L’argent de Mrs Kethlen Seymour était à bord et, dans le voisinage de ce navire, le misérable pourrait-il mettre ses projets à exécution ?…

« Malédiction ! répétait John Carpenter, nous n’arriverons donc jamais à nous débarrasser de cette pension-là ?… Est-ce qu’il faudra encore attendre la nuit prochaine ?… »

Le bâtiment, profitant du restant de brise, s’approchait de l’Alert. Mais celle-ci ne tarderait pas à lui manquer.

C’était un grand trois-mâts, à destination soit d’une des Antilles, soit de l’un des ports du Mexique.

Quant à sa nationalité, impossible de la reconnaître, puisque son pavillon ne flottait pas à la corne de brigantine. Cependant il semblait bien que ce bâtiment devait être américain, d’après sa construction et son gréement.

« Il ne parait pas lourdement chargé… fit observer Magnus Anders.

— En effet, répondit Will Mitz, et je croirais volontiers qu’il navigue sur lest. »

Trois quarts d’heure après, le navire n’était plus qu’à deux milles de l’Alert. Comme le courant le portait vers le nord-ouest, Harry Markel espérait qu’il dépasserait l’Alert. Pour peu qu’il fût à cinq ou six milles entre une heure et quatre heures du matin, en admettant qu’il y eût lutte à bord, les cris ne pourraient être entendus à cette distance.

Une demi-heure plus tard, lorsque le crépuscule prit fin, aucun souffle de vent ne se faisait sentir. Les deux bâtiments étaient encalminés à moins d’un demi-mille.

Vers neuf heures, M. Patterson, d’une voix que brouillait déjà le sommeil, dit :

« Allons, mes amis, est-ce que nous ne pensons pas à réintégrer nos cabines ?…

— Il n’est pas tard… monsieur Patterson, répondit Roger Hinsdale.

— Et dormir de neuf heures du soir à sept heures du matin, c’est trop, monsieur Patterson, ajouta Axel Wickborn.

— Et vous reviendrez en Europe gras comme un moine, monsieur Patterson, déclara Tony Renault, en arrondissant les bras autour de son ventre.

— N’ayez la moindre crainte à ce sujet, répliqua le mentor. Je saurai toujours me tenir dans les limites convenables entre la maigreur et l’obésité.

— Monsieur Patterson, vous connaissez le dicton qui nous vient des sages de l’antiquité ? … » reprit Louis Clodion.

Et il commença les premiers vers de ce distique de l’école de Salerne :

« Sex Itoras dormire, sat est

Juveni senique… continua Hubert Perkins.

Septem pigro… poursuivit John Howard.

Nulli concedimus octo ! » acheva Roger Hinsdale.

Si M. Horatio Patterson fut flatté d’entendre cette citation latine sortir successivement de la bouche des lauréats, inutile d’insister à cet égard. Mais enfin, il avait bonne envie de dormir, et il répondit :

« Restez, si cela vous plaît, à respirer l’air du soir sur la dunette… Mais moi… je serai ce piger… je serai même ce nullus, et je vais me coucher…

— Bonne nuit, monsieur Patterson ! »

Le mentor redescendit sur le pont et rentra dans sa cabine. Une fois allongé sur son cadre, le hublot ouvert afin d’obtenir plus de fraîcheur, il s’endormit du sommeil des justes, après que ces mots se furent échappés de sa bouche :

« Rosam… letorum… angelum ! »

Louis Clodion et ses camarades demeurèrent une heure encore en plein air. Ils causèrent du voyage aux Antilles, rappelant telle ou telle circonstance qui les avait frappés, songeant, au retour dans leurs familles, à cette joie de raconter tout ce qu’ils avaient fait, tout ce qu’ils avaient vu depuis leur départ.

De même que Harry Markel avait hissé son feu blanc à l’étai de misaine, de même le capitaine du navire inconnu avait hissé le sien à l’avant.

C’est prudent par ces nuits obscures, alors que courants et contre-courants peuvent occasionner des collisions. De la dunette on voyait osciller le fanal de ce bâtiment qui, sans changer de place, se balançait sous l’action d’une longue boule.

Tony Renault se promettait bien, cette fois, de ne point dépasser les sex horas, recommandées par l’école de Salerne. Avant cinq heures du matin il aurait quitté sa cabine, il serait sur la dunette. Et, si ce navire se trouvait encore par le travers de l’Alert, on hisserait le pavillon pour lui demander sa nationalité.

Enfin, vers dix heures, tous les passagers étaient endormis, sauf Will Mitz, qui se promenait sur le pont.

Mille pensées agitaient l’esprit du jeune marin. Il songeait à la Barbade… où il ne reviendrait pas avant trois ou quatre ans… à sa mère qu’il serait si longtemps sans revoir… à son embarquement sur l’Elisa Warden… à la position qu’il allait y occuper… à ce voyage qui le conduirait à travers des mers nouvelles pour lui…

Puis il songeait à l’Alert, sur lequel il avait pris passage… à ces jeunes garçons pour lesquels il éprouvait tant de sympathie… Tony Renault et Magnus Anders l’intéressaient surtout par leur goût pour la navigation.

Puis, c’était l’équipage de l’Alert, ce capitaine Paxton, dont la personne lui inspirait une involontaire répulsion, ces marins, si peu enclins à l’accueillir !… Jamais il ne se les fût imaginés tels, et reviendrait-il de cette défavorable impression ?…

Tout à ses préoccupations, Will Mitz allait du gaillard d’avant à la dunette. Quelques-uns des matelots étaient étendus le long des bastingages, les uns dormant, les autres causant à voix basse.

Harry Markel, voyant qu’il n’y avait rien à faire cette nuit, était rentré dans sa cabine, après avoir donné l’ordre qu’on le prévînt si le vent fraîchissait.

John Carpenter et Wagah, postés sur la dunette, regardaient le feu du trois-mâts dont l’éclat faiblissait. Une légère brume commençait à se lever. La lune étant nouvelle, les étoiles s’éteignant derrière les vapeurs, il régnait une profonde obscurité.

Il arriva donc que le navire voisin de l’Alert ne fut bientôt plus visible. Mais il était là… Si des cris se faisaient entendre, il mettrait ses embarcations à la mer et peut-être recueillerait-il quelques-unes des victimes ?…

Ce bâtiment devait compter vingt-cinq ou trente hommes d’équipage… Comment soutenir la lutte s’il l’engageait ?… Dans ces conditions, Harry Markel avait raison d’attendre… Et il l’avait dit : ce qui ne se ferait pas cette nuit se ferait l’autre… À mesure que l’Alert s’éloignerait des Antilles dans la direction du sud-est, les rencontres de bâtiments seraient plus rares… Il est vrai, au jour, si les alizés reprenaient, Harry Markel devrait virer et courir une bordée au nord-ouest, ou cela aurait paru trop suspect à Will Mitz…

Tandis que John Carpenter et Wagah s’entretenaient ainsi sur la dunette, deux des hommes causaient à bâbord, près du gaillard d’avant.

C’étaient Corty et Ranyah Cogh. On les voyait souvent ensemble, car Corty rôdait toujours autour de la cuisine pour attraper quelque bon morceau que le cuisinier lui tenait en réserve.

Et voici ce qu’ils disaient, — ce que d’ailleurs devaient se dire leurs compagnons, auxquels il tardait tant d’être enfin maîtres de l’Alert :

« Décidément, Harry y met trop de prudence, Corty…

— Peut-être, Cogh, et peut-être n’a-t-il pas tort !… Si on était sûr de les surprendre dans leurs cabines pendant qu’ils sont endormis, on les expédierait sans qu’ils aient eu le temps de pousser un cri…

— Un coup de coutelas à la gorge, cela nous gêne un peu pour appeler au secours…

— Sans doute, Ranyah, mais il est possible qu’ils essaient de se défendre !… Et ce maudit bâtiment ne s’est-il pas rapproché au milieu de la brume ?… Que l’un de ces garçons se jette à la mer et parvienne à gagner le navire, le capitaine aura vite fait d’envoyer une vingtaine d’hommes à bord de l’Alert !… Nous ne serons pas en nombre pour résister et c’est à fond de cale qu’on nous reconduira aux Antilles, puis de là en Angleterre !… Cette fois, les policemen sauront bien nous garder en prison… et tu sais ce qui nous attend, Ranyah !…

— Le diable s’en mêle, Corty !… Après tant de bonnes chances, cette mauvaise qui amène ce navire sur notre route !… Et ce calme qui survient !… Et quand je pense qu’il ne faudrait qu’une heure de bonne brise pour nous déhaler à cinq ou six milles…

— Ça viendra peut-être avant le jour, répliqua Corty. Par exemple, prenons garde à ce Will Mitz, qui ne me paraît point homme à se laisser surprendre…

— Je lui ferai son affaire, déclara Ranyah Cogh, dans sa cabine ou sur le pont, n’importe où il sera !… Un bon coup entre les deux épaules !… Il n’aura même pas le temps de se retourner, et, aussitôt, par-dessus le bord…

— N’était-il pas tout à l’heure à se promener sur le pont ?… demanda Corty.

— En effet, répondit Cogh, et je ne le vois plus… à moins qu’il ne soit sur la dunette…

— Non, Ranyah… Il n’y a que John Carpenter et le steward, et voici même qu’ils en descendent…

— Alors, répondit Ranyah Cogh, Will Mitz sera rentré dans le carré… Si ce satané navire n’était pas là, ce serait le moment… et, en quelques minutes, plus un seul passager à bord…

— Puisqu’il n’y a rien à faire, conclut Corty, allons dormir. »

Ils regagnèrent le poste, tandis que deux hommes restaient de quart à l’avant.

Will Mitz, blotti sous le gaillard où il ne pouvait être aperçu, avait entendu cette conversation. À présent il savait tout… Il savait entre quelles mains était tombé le navire… Il savait que le capitaine était Harry Markel… Il savait que ces misérables voulaient jeter les passagers à la mer… Et cet abominable forfait eût été accompli déjà sans la présence du bâtiment que le calme retenait à proximité de l’Alert !