Boutou-Kely - Souvenirs de la Vie malgache
Aussitôt que j’eus ramené mon interprète Jean Fararane en son pays, ce gamin s’empressa de prendre femme... Une fiancée de quatorze ans échut à cet amoureux de quinze : Madeleine, fille de mon cordonnier Rainizafy...
Dès lors, ce vieux Malgache crut convenable et peut-être avantageux d’engager avec moi des luttes de générosité.
— Voici les bottines que vous m’avez commandées... Elles sont bien finies, vraiment très belles... Cependant j’hésite à vous en demander le prix. Devons-nous exiger un salaire de nos parens? Depuis que mon gendre a quitté l’autre côté pour revenir à Tananarive, vous le traitez bien, le nourrissez bien, l’habillez bien et prenez soin de sa petite fortune... Vous êtes son père et sa mère. Ma fille est votre bru. Vous serez le grand-père de mes petits-enfans...
Cette alliance ne suffisait pas pourtant à assurer entre nous une confiance réciproque. L’homme blanc inspire au nègre une crainte naturelle; puis, l’indigène de Madagascar, constamment et cruellement exploité par ses chefs, soupçonne toujours chez un supérieur quelque arrière-pensée de lucre ou de tyrannie. Enfin les appréhensions de Rainizafy redoublaient sans doute en raison des avertissemens reçus d’en haut; les agens du palais surveillaient étroitement les maisons françaises ; et tout sujet de la reine, suspect de fréquenter chez moi, risquait d’expier durement le mince avantage de mon amitié.
De mon côté, j’observais une prudente réserve. Je connaissais par expérience la duplicité malgache et n’ouvrais pas ma porte à un nouveau venu sans procéder à une petite enquête.
Or des bruits déplorables couraient sur mon cordonnier. À la mission française, où nous avions célébré le mariage de Jean, le père de Madeleine passait pour un esprit aveugle, livré aux pires superstitions. Avant les noces de sa fille, il avait consulté les devins qui fouillent les entrailles des poules noires, trouvé néfaste le jour fixé par l’évêque, et retardé la cérémonie de vingt-quatre heures sous ce coupable prétexte… La supérieure des sœurs en disait davantage encore. Pour elle, le bonhomme était sorcier.
Il faut avouer que la mine du personnage justifiait assez cette opinion. Ceux qui l’avaient rencontré n’oubliaient plus cette longue silhouette : une chevelure grisonnante, une figure à grimaces, éclairée de petits yeux clignotans ; sous une bouche où l’âge avait fait des brèches, une barbe de bouc, insigne du Hova. La chemise blanche, autour du corps maigre, toute droite sur deux pieds nerveux, deux pieds de grimpeur dont les doigts s’agitaient sans cesse… En somme un masque de vieux satyre, confirmant, d’ailleurs, une réputation d’obstiné polygame.
Bref, nos relations étaient restées très vagues jusqu’au jour où, malade, je reçus sa visite. Il m’apportait une corbeille d’œufs frais… m’exprimait ses souhaits de rétablissement… se perdait en formules banales…
Sans pouvoir démêler au juste le souci caché sous son front noir, je devinais, à la crispation de ses lèvres, au mouvement de sa main fouillant sa barbe, à l’inquiétude de son regard, qu’il taisait un sujet grave…
Il revint le lendemain, renforcé, cette fois, pour doubler son courage, d’un superbe nègre à traits réguliers, à nez droit, à fines dents blanches.
— Voici mon aîné, Rakoute, me dit-il… Il est soldat… C’est le sort des pauvres gens ; les officiers recruteurs n’épargnent que les riches. Mon fils n’est parvenu qu’à se faire classer dans la garde royale… C’est un avantage, car, en cas de guerre, il sera dispensé d’aller à la côte ; mais il a fallu offrir des cadeaux aux chefs, et réellement nous avons dû faire de gros sacrifices qui grèvent toute la famille… J’ai deux autres garçons, Boutou et Faralahy… Ils sont encore aujourd’hui avec leur mère, à Souanirane, au sud de la ville ; demain, je vais les amener chez vous ; je ne puis plus les garder, vous les conduirez là-bas, au loin, où vous voudrez, de l’autre côté…
Cette résolution inattendue ne laissait pas de m’intriguer. J’appelai mon interprète, qui m’aida à débrouiller l’affaire, et m’en fit comprendre les dessous.
Rainizafy avait pour femme légitime Euphrasie, une captive d’origine sakalave, amenée à Tananarive après une défaite de sa tribu. Affranchie par son maître ou rachetée par son mari, Euphrasie jouissait d’une liberté absolue. Trente ans s’étaient écoulés sans qu’on la vît à la corvée des esclaves, et Rakoute prouvait sa qualité de Hova par le service militaire. Cependant on soupçonnait Madeleine de s’être mariée richement. Les héritiers de l’homme auquel la mère était jadis échue en partage avaient récemment revendiqué la propriété de la fille. Redoutant le scandale public d’un procès et, plus encore, les exigences clandestines des juges, mon interprète venait de trancher la difficulté en libérant sa jeune femme à prix d’argent. Ce premier succès encourageait les soi-disant maîtres d’Euphrasie ; Boutou et Faralahy, les deux jeunes frères, allaient être mis en vente au prochain marché.
— Hélas ! monsieur, disait le père, pour notre famille c’est le déshonneur, pour mes petits, c’est pis que la mort…
— Allons donc ! l’esclavage domestique n’est pas si dur ! Quel intérêt un maître trouverait-il à maltraiter des serviteurs encore enfans ?
Rainizafy me regarda en face, sourit, et, les larmes aux yeux, recula d’un pas, comme en présence d’un obstacle imprévu, insurmontable…
Rakoute alors parla, avec l’ampleur et la redondance que tous les Malgaches déploient naturellement dans leur discours :
— Vous ne les connaissez pas, les marchands d’hommes qui achètent chez eux et revendent au loin. Ecoutez donc ce que je vais vous apprendre… Tantôt ils recrutent des gens à la campagne pour la capitale, tantôt ils en expédient de Tananarive dans les provinces. Cela varie suivant les besoins de la place, la hausse ou la baisse, les occasions diverses. Ils sont nombreux, très nombreux certainement !… Leur commerce est considérable, très important à coup sûr, soit qu’ils opèrent isolément, soit qu’ils mettent par groupes leurs capitaux en commun… L’esclavage nous vient de nos pères ; si les blancs l’abolissaient subitement, ce serait un trouble terrible pour Madagascar… Mais il est permis néanmoins de dire ceci : nous avons le cœur serré quand nous voyons passer les défilés lamentables des troupeaux humains qui s’éloignent au delà de l’Emyrne, vers des villages inconnus, jusqu’à vingt jours de marche !…
— Que me contes-tu là, mon ami ? Chaque vendredi, je parcours le marché de Tananarive. Je n’y ai jamais vu plus de trente esclaves exposés.
— Le marchand de toiles, reprit lentement le jeune homme, apporte rarement au Zouma plus de quatre ou cinq pièces d’étoffe. Et pourtant il accumule chez lui de gros approvisionnemens... Chacun doit cacher ce qu’il possède. Il ne fait pas bon étaler sa richesse : c’est la livrer sans défense aux convoitises des grands... Si le marché ne vous paraît pas suffisamment pourvu d’hommes, venez à Souanirane, chez Andriamaharo, Ratsimanjeny, Ramarotoby, Rainingory ou Rainitsizehena, ou encore, à l’ouest du faubourg, chez Rainilaitsirofo... Vous pourrez acheter là, en gros ou en détail, nombre de porteurs, de femmes ou d’enfans... Dans votre voisinage même, au nord-ouest de la résidence générale, Randretsavola gagne des monceaux d’argent. Ravokatra lui fait concurrence au quartier d’Isoaraka... Mais leur chef à tous est Rainibonaly... C’est un homme cruel et redoutable. Pour dresser les jeunes garçons au travail, il les frappe, les garrotte, les prive de nourriture...
Enhardi par mon attention, Rakoute devenait loquace, entrait avec simplicité dans des détails tels que le souvenir de l’odieux traitant, éleveur autant que maquignon, évoque encore en moi des images de harem-écurie, de femmes-poulinières :
— Oh! monsieur, nous vous supplions, ne laissez pas mes petits frères tomber en pareilles mains !...
Je finis par céder aux objurgations du père et du fils : j’acceptai le principe du rachat, et promis de faire procéder aux premières offres, au marchandage, aux palabres, à toutes les formalités de l’affranchissement.
Trois cent quarante-cinq francs!... Ce fut le montant de la dépense, ensemble les frais d’enregistrement, les honoraires du scribe, l’obole d’usage offerte aux divers témoins de l’acte, les menues commissions, avouées ou occultes...
— C’est un peu cher, fit observer mon curé, le Père Bauzac, missionnaire du quartier de Mahamasine. — Il se trouvait chez moi au moment où Rainizafy, tout joyeux, m’annonçait la conclusion du marché. — Je n’ai jamais vu payer ici plus de trente piastres[1] un marmot au-dessous de huit ans.
— Que voulez-vous ! Il faut compter avec les intermédiaires. Qui sait si Rainizafy lui-même n’a pas prélevé pour ses plaisirs un léger escompte sur le rachat de ses fils ?
— Tiens... tiens... fit le prêtre en souriant dans son épaisse barbe grise, vous commencez à les connaître, nos bons Malgaches.
Puis se tournant vers l’indigène, il l’interrogea dans la langue du pays : — Sont-ils baptisés, au moins, tes petits?
— Pas encore, monpera. Ils sont déjà circoncis, mais n’ont pas commencé leurs classes... Je ne sais s’il faut les envoyer chez les Français, les Anglais ou les Norvégiens...
Je résolus sur-le-champ cette question, mais il restait à régler celle du baptême.
— Pour Faralahy, pas de difficultés, dit le missionnaire, nous le baptiserons quand vous voudrez. Mais Boutou, si je me le rappelle, a certainement atteint l’âge de raison. Il devra suivre notre enseignement deux années de suite avant de devenir chrétien. Or notre mission n’a pas de poste à Souanirane, et je ne dirige, à Mahamasine, qu’un simple externat de garçons.
— Boutou ne pourra donc fréquenter votre école que s’il demeure chez moi?
Le religieux avait fait avant moi cette hypothèse.
— Vous nous recrutez des prosélytes, répondit-il, c’est bien; vous les logez chez vous, c’est encore mieux... Faites donc, et que Dieu vous récompense.
La livraison des deux petites âmes eut lieu sans retard. Jamais rapprochement de types plus dissemblables ne montra mieux de quel singulier mélange de races est issue la population de l’Emyrne.
Boutou aurait pu passer pour un enfant d’Europe ou d’Asie. A voir ce teint à peine cuivré, ces cheveux lisses, cette tête ronde, ce nez mince et légèrement retroussé, cette physionomie ouverte, illuminée d’un regard très droit, on pouvait être tenté d’accorder quelque créance à la théorie contestable qui assigne aux Hovas une origine malaise.
Faralahy, mon petit dernier, était noir comme l’ébène. Sous une épaisse enveloppe de cheveux crépus, son crâne s’allongeait, fuyait, se renflait : spécimen authentique qu’on déposera quelque jour avec honneur dans un musée d’anthropologie, vitrine des Dolichocéphales. Ses yeux énormes, sans expression, ne brillaient dans son visage que par un contraste de couleurs. Un vrai Sakalave, celui-là... la chair même, la rude anatomie, le pigment brûlé des pillards sauvages qui battent librement la brousse du Bouine et du Menabé...
— Bonjour, vazaha! me dit Boutou, rassuré par la présence de Madeleine, et curieux évidemment d’examiner de près un homme blanc... Faralahy, effarouché se cachait dans la jupe de sa mère.
— On ne dit pas « bonjour, vazaha! » Boutou-Kely[2], reprit Euphrasie, on dit « bonjour, monpera. » Elle ne connaissait d’autres Européens que les missionnaires et croyait que tous les étrangers, tous les vazahas, avaient droit au titre de « mon père. »
Son père... Et pourquoi pas? J’aurais pu avoir un fils de cet âge.
Conformément à l’avis du curé de Mahamasine, il fut convenu que cet enfant habiterait ma maison, confié aux soins de sa sœur et de son beau-frère, tandis que Faralahy resterait près d’Euphrasie.
— Monsieur n’oubliera pas de donner désormais deux sous de plus par jour pour le riz et la viande des domestiques... Il convient aussi d’acheter deux ou trois yards de cotonnade blanche afin de vêtir le gamin...
Beau parleur autant que bon économe, Jean cumulait chez moi les fonctions d’interprète et celles d’intendant... Il n’aimait pas les occasions de dépenses nouvelles et semblait, en me soumettant le budget de mon jeune pensionnaire, vouloir me laisser seul responsable de ma prodigalité.
Boutou s’était présenté la veille sous une épaisse loque de drap grenat, débris d’une ancienne livrée usée à Paris par Jean, alors simple groom, au début de sa carrière. À ce haillon, on allait substituer une chemise, plus décente certainement, mais vraiment bien légère pour la température des hauts plateaux... Ma sollicitude paternelle s’en émut.
Jean se mit à rire, assez irrévérencieusement.
— La veste rouge ! c’était pour faire honneur à Monsieur ! De sa vie le gamin n’a possédé de vêtement... Jusqu’ici son père et sa mère l’ont laissé patauger tout nu dans les rizières, à la pêche des crevettes, des crabes et des petits poissons... Ils ne savent pas encore habiller les enfans, ces sauvages-là!
Il les appelait sauvages... telle était la distance que le contact des Européens, un voyage en France, une assimilation partielle aux idées étrangères, avaient mise entre eux et lui...
Bientôt Boutou m’apparaissait tout joyeux de son nouveau costume. Arraché au monde des primitifs, devenu le fils du vazaha, il franchissait le seuil d’une vie supérieure, et, très fier, il se redressait comme un homme, en s’enveloppant d’une petite pièce rectangulaire de toile, son lamba.
Le lamba, cet élément principal du costume malgache, sert à la fois de langes aux enfans, de drap aux épousés, de linceul aux morts. Le nourrisson passe les premiers mois de sa vie sur le dos de sa mère, dans la poche qu’elle forme en rejoignant les extrémités du lamba par-dessous les bras et autour de la taille. Adolescens et adultes, nobles, hovas, esclaves, tous mettent leur coquetterie à se draper dans cet oripeau national, dont ils courbent les plis, relèvent les bords, rejettent les pans avec une grâce savante.
Les tissus, les couleurs, les dessins varient à l’infini... d’Amérique, d’Angleterre, de France et d’Allemagne affluent les cotonnades, les lainages et les soieries... mais l’industrie indigène conserve une prérogative sacrée : la fabrication des linceuls, l’unique travail auquel les gens d’Emyrne apportent une préoccupation artistique. Ces lambas de morts sont fort beaux; le nombre et la richesse en sont proportionnés à l’importance du défunt. La pièce de soie malgache, imperméable, de couleur cachou, se recouvre parfois d’étoffes précieuses en quantité telle qu’il faut vingt hommes pour porter en terre un cadavre ainsi paré.
Le lamba jeté sur l’épaule, Boutou explore sa nouvelle demeure.
— C’est si joli, la maison du vazaha!...
Ce qu’il admire, c’est une de ces villas à l’usage des Européens que les Malgaches bâtissent en brique ou en pisé. Constructions de pacotille, en réalité, où tous les détails trahissent l’inexpérience de l’ouvrier... Le travail de menuiserie n’est pas sans de regrettables négligences, et il règne une aimable fantaisie dans les dimensions des fenêtres et des portes. Inspecter fréquemment sa toiture est d’une bonne économie, du moins à l’approche de la saison pluvieuse, car, si quelque tuile a cédé, c’est par paquets que l’eau pénètre à l’intérieur... les plafonds s’écroulent en abominables gâchis de boue rougeâtre...
Était-il étonnant que l’admiration de Boutou fût provoquée au plus haut point? Nous-mêmes, après six nuits passées sous des cases de paillotte, nous avions levé les bras d’enthousiasme, à l’aspect coquet et séduisant de ces habitations ceintes d’élégantes vérandahs, entourées de balcons suspendus.
Au jardin, l’enfant restait en longues contemplations devant la volière, pleine pour lui d’un perpétuel divertissement. Les perruches et les cardinaux jacassaient sur le bambou supérieur; au-dessous roucoulaient ces tourtereaux à queue écarlate que les indigènes appellent « mangeurs de bananes ». Au niveau du sol, des cailles blotties dans les coins; des sarcelles et de grosses poules d’eau à crête rouge, accroupies dans un bassin de zinc, taquinées, volées, battues par un merle noir-blanc-jaune, qui bégayait quelques mots de malgache et m’appelait Vazaha, lui aussi. Cet oiseau parlait, et les autres chantaient à la gloire de l’éminent naturaliste qui les portraictura en si vives couleurs sur les planches de ses albums ; tous voulaient porter le nom de ce savant explorateur ; en dépit des variétés de leur plumage et des discordances de leur ramage, ils se reconnaissaient entre eux pour les membres d’une même famille, la famille des Aves madagascarienses Grandidieri.
Sous les berceaux de vignes et les guirlandes empourprées de l’arbre de Bougainville, au pied des lilas de Perse, des grenadiers, des pêchers et des pommiers, à travers les rosiers, les géraniums et les héliotropes, Boutou poursuivait ses billes... Dans ce cadre un peu factice d’horticulture européenne, le petit sauvage conservait la grâce naturelle de ses mouvemens inappris, sans entraves, sans efforts... Qu’un cri soudain, un bruit du dehors, un brouhaha lointain vînt frapper son oreille, l’enfant, penché à terre, se relevait d’un bond, se redressait subitement, semblait humer l’air, prendre le vent. Comme les Malgaches errans qui s’orientent d’instinct dans les régions inexplorées et perçoivent le danger sous les espèces les moins saisissables, il embrassait d’un coup d’œil net et rapide tout le paysage environnant : au pied de la ville, la belle plaine de rizières qu’arrose l’Ikoupe... puis les libres espaces, les monticules déboisés, les vallonnemens verts de l’Emyrne... et là-bas, au sud, le massif étage qu’un air transparent rapproche, l’Ankaratra mystérieux, le refuge ancien, où suivant les croyances, les âmes des ancêtres émigrent et trouvent le repos...
Mon fils d’adoption avait-il quitté pour toujours ces rizières et cette brousse?... Déjà, il considérait comme siens mes parterres et mes pelouses... Mais, bien qu’il se fût promptement familiarisé sous mon toit, ma personne n’en restait pas moins pour lui l’objet d’un respect assidu, d’une vénération constante, d’une dévotion scrupuleuse... Ce fanatique poussait même l’intolérance jusqu’à assujettir tous ses compagnons de jeu aux obligations qui m’étaient dues.
— Voici Samson, l’esclave de la fiancée de Rakoute, il allait quitter la maison sans avoir dit bonjour au vazaha.
Rakoute change de fiancée tous les huit jours, et je n’éprouve aucun besoin de me faire présenter un nègre de plus.
Samson ahuri, le nez sous le lamba, se laisse traîner par la main et risque à chaque mouvement de rester accroché quelque part.
Boutou évolue adroitement au milieu des meubles, des bibelots et des livres... répare en passant le désordre causé par son ami... saisit délicatement une tasse qu’il aperçoit en détresse et la replace soigneusement sur la soucoupe correspondante...
Idée de hiérarchie, idée de symétrie... son avoir mental s’augmente de jour en jour.
Au collège d’Ambouhipou, à une lieue de Tananarive, les Pères de la Mission française célèbrent la Fête-Dieu. Si les Malgaches se soucient peu, en général, de la morale évangélique, ils se prêtent volontiers aux manifestations du culte. L’église est leur lieu de réunion et de distraction.
Les concurrences sont nombreuses auxquelles les prêtres catholiques se sont heurtés dans la grande île africaine !... Les quakers, les indépendans, les anglicans, les luthériens de Norvège et d’Amérique ont plus d’agens... et plus d’argent. Des religieux de nationalité française, quoique reconnus, sont suspects au premier ministre, grand chef d’une église malgache dont il fait l’instrument de son pouvoir... Aussi, sous l’apparente indifférence des autorités indigènes, se cache une hostilité sourde qui se traduit trop souvent aux dépens d’innocentes victimes.
Pourtant les peuples du Sud aiment la pompe et l’éclat de la liturgie romaine; les gens de l’Emyrne et du pays betsiléo, comme les Betsimisarakes de Tamatave, s’attachent aux menus objets de dévotion qui leur rappellent les anciens fétiches. Enfin les processions agréent particulièrement à tous ces néophytes.
Aujourd’hui donc, une longue colonne s’empresse vers le lieu de la réunion ; elle descend de la place d’Andouhale par le sentier abrupt de l’Est et trace des circuits sur les pentes rocheuses jusqu’aux marais d’Ambouhipou... Les étrangers, les grands et les riches, assis sur la chaise découverte appelée filanzane, mettent à profit l’agilité de nombreux porteurs... Les missionnaires montent de petits chevaux qui gravissent d’un pied sûr, malgré leur piètre apparence, les raidillons escarpés du pays sans route... Des marchands forains sont établis à la porte du collège; ils offrent des fruits, du manioc, des patates et même du riz bouilli qu’ils enveloppent dans des feuilles de bananier...
A travers le grand parc, sous les manguiers, les eucalyptus et les hauts camphriers, l’évêque, entouré d’acolytes, élève l’ostensoir qui resplendit dans la fumée de l’encens. Derrière le dais, les élèves d’Ambouhipou sont groupés sous la conduite d’un diacre nègre... C’est un Français, originaire de Nossi-Bé, l’une de ces petites îles de l’océan Indien où la navigation et le commerce ont depuis de longues années infusé aux aborigènes du sang d’Europe... Parmi les habitans de la Grande-Terre, le vicaire apostolique n’a pu recruter aucun prêtre jusqu’à ce jour. L’esprit de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, ne souffle pas encore sur l’âme malgache... De toutes les chrétientés voisines, une seule manque à l’appel, celle des lépreux, que la loi écarte. Chassés de partout, ces déshérités cachent dans la campagne la honte et la puanteur de leur chair blanchie, tuméfiée, désagrégée. La mission leur a construit des cases de refuge; un apôtre est désigné pour porter jusque-là des mots de résignation et d’espoir.
Les villageois d’Ambouhidenpoune, d’Ambouhipène, d’Antanjounbate, de Fenouarive, d’Ambouhidatrime et d’Ambouhitraze sont venus se joindre aux citadins de Tananarive. Chaque Père dirige sa troupe chantante de fidèles. A la tête des groupes se trouvent les deux principaux auxiliaires du prêtre : le sacristain et le magister indigènes. Ils ont été soigneusement choisis parmi les catéchumènes les plus instruits et les plus zélés, mais trop souvent, hélas! l’appât d’un salaire élevé, promis par une mission rivale, provoque dans cette élite même de regrettables apostasies.
Le concert manque d’ensemble : autant de cantiques que de paroisses, et les paroisses se suivent de près. Quand les voix sont fatiguées, on nasille des litanies. Un orchestre à grand tapage, dont les cuivres emplissent l’air de dissonances, annonce l’école des Frères de la Doctrine chrétienne... Les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny surveillent un nombreux défilé d’élèves dont les visages noirs s’égaient sous des voiles blancs; toutes ces jeunes agitées font effort pour prendre la mine recueillie qui sied à leur costume virginal... Des lambas de soie, des robes à frou-frou, de fines chaussures devant lesquelles les pieds nus se trouvent humiliés : ce sont les favorites de quelques Français notables... Elles occupent leur rang devant tous, devant Dieu même... Le mariage légitime, d’importation récente, ne se célèbre encore qu’exceptionnellement à Madagascar.
Ces inconscientes qui procurent à leur famille l’aisance, l’opulence même, ne provoquent ici qu’une envie sincère et sans mélange. Et les voilà qui portent la bannière de Sainte-Marie... l’Egyptienne sans doute.
Ce singulier voisinage n’incommode nullement un bon Frère coadjuteur, le Frère forgeron, qui se livre à une manifestation pieuse derrière la statue de son patron saint Eloi. Une grande ombrelle à doublure verte préserve d’un soleil trop ardent sa tête nue de vieil ouvrier, blanchie sur l’enclume... Soixante-douze ans d’âge, quarante ans de discipline ecclésiastique, trente ans de travail en terre malgache, tels sont ses états de service... Le brave religieux a pourtant la démarche alerte encore. La foi le soutient; sa prière se dégage de la cacophonie des cantiques, sa charité s’exalte au tintamarre incohérent des pauvres chrétiens noirs.
Laissant la foule massée en flots compacts autour du grand reposoir illuminé, je quitte Ambouhipou et rentre en ville.
Boutou trotte derrière moi… Du plus loin qu’il aperçoit mon filanzane et mes porteurs, il court à son vazaha comme un soldat se porte au feu.
— J’ai vu Monseigneur, sous le grand parasol blanc… Il y avait beaucoup de Pères autour, et tous s’étaient couverts d’or en l’honneur de Jesou-Christi… Moi, je ne sais pas encore les cantiques, je les écoute pour les apprendre, et, dans la prière qui marche, je pense que je suis comme le roi d’Afrique dont inculpera Bauzac m’a raconté l’histoire…
— Quel roi d’Afrique ?
— Celui qui a traversé le désert avec ses bœufs et ses esclaves pour suivre l’Étoile et trouver Jesou-Christi enfant. Bethléem est de l’autre côté, Jesou-Christi était vazaha…
J’avais déjà plus d’une fois entendu formuler à Madagascar cette remarque qui semble pénible à l’amour-propre des indigènes… cependant Boutou en atténuait l’amertume par une phrase apprise à l’école :
— … Il était vazaha, mais il a aimé tous les hommes, les noirs comme les blancs…
— Bravo ! tu ne perds pas ton temps au catéchisme. Quelle était donc cette oriflamme que tu portais si fièrement ?
— C’est l’image de saint Jean, le frère de Jesou-Christi. Jean baptisait dans la rivière ceux qui venaient à lui… Moi aussi je désire être baptisé. Vous serez mon parrain et me donnerez un nom nouveau, un nom vazaha… Je voudrais m’appeler comme un de ces saints qui allaient à la mort pour dire la bonne parole de Jesou-Christi. Ils n’avaient pas peur. Les Malgaches ne sont pas si courageux…
Et l’enfant citait le vieux proverbe de son pays : « Mamy ny aina : la vie est sucrée. »
Mais une autre de ses récentes impressions lui revenait en tête et s’échappait dans son discours ; c’était l’inconduite de son camarade Samson : — Croiriez-vous qu’il s’est caché derrière un arbre pour regarder passer les petites filles de Ma Sœur ? Je crains qu’il ne soit jamais chrétien…
Non seulement Boutou savait assez de catéchisme pour étonner les vieux devins et les vendeurs d’amulettes, condamner les sorciers-empoisonneurs, confondre jusque dans le village sacré d’Ambouhimangue les grands prêtres de l’idole Rafantaka, mais en peu de semaines il avait appris à lire, et, le jour du marché, assis devant ma porte, il initiait un public d’esclaves et de porteurs au contenu de la gazette : Ny Malagasy.
Puissant moyen de propagande française que cet organe de publicité indigène… Les débuts en furent timides. On se bornait à y reproduire des télégrammes et des chroniques d’Europe, à enregistrer sans commentaires les nouvelles de l’île… Mais les communications de l’agence Reuter, sauf les mésaventures du roi Béhanzin, laissaient indifférens les lecteurs nègres, et, pour répandre les nouvelles de l’intérieur, le courant rapide et mystérieux, qu’on nomme en Afrique la poste du désert, précédait généralement toute autre publication.
Brusquement, l’entreprise, d’abord hésitante, se prononça par un coup d’éclat… La feuille, transmise de main en main, descendit du plateau central, pénétra jusqu’aux tribus les plus lointaines de Sakalaves indépendans, de Bares et d’Antaimoures. Du cap d’Ambre au cap Sainte-Marie, des régions Antankares aux provinces Antandroys, ce fut comme une traînée de poudre… On avait osé traduire et imprimer la fable des Animaux malades de la Peste… Coutumier des locutions obliques, le Malgache voyait sous l’allégorie une allusion flagrante, une attaque directe aux agissemens du premier ministre… Évidemment cette fable n’avait pu être imaginée qu’à Madagascar et pour Madagascar.
L’histoire du meunier de Sans-Souci faillit coûter la vie à plusieurs personnes au moins ; les imprimeurs indigènes du journal durent quitter l’atelier sous les menaces d’un prince moins scrupuleux que le grand Frédéric…
Alors, autour du porte-voix, se produisit un véritable concours de gens désireux d’exhaler une plainte étouffée jusqu’alors, une rancune trop longtemps contenue. C’était un peuple entier qui prenait conscience de lui-même, hurlait sa souffrance, appelait au secours.
« Malgaches, nos compatriotes, disaient des correspondans anonymes, et vous tous chers habitans de Madagascar, nous écrivons ceci pour vous, nos parens, afin de vous faire connaître la situation de notre contrée, le pays des Cinq Mille de l’Ouest, car nous sommes tous issus d’une commune origine, quoique naturellement séparés par des montagnes, des rivières et divers plateaux…
« Au pays des Cinq Mille de l’Ouest, les gros poissons mangent les petits. Ils sont vraiment extraordinaires les moyens blâmables qu’emploient, pour se procurer de l’argent, Ratsimba, dixième honneur, gouverneur de Betafo, et ses collègues les officiers, les juges et les chefs de village…
« Nous n’écrivons pas ceci pour le premier ministre, car nous lui avons fait souvent entendre nos réclamations, mais toujours sans résultat. Les pétitions que nous lui avons adressées se sont accumulées. Quelques-unes, peut-être, ont été arrêtées en route, et ne sont pas parvenues jusqu’à la capitale ; cependant nombre de gens se sont plaints à Rainilaiarivony lui-même, soit en l’arrêtant, tandis qu’il passait au nord du palais, soit en pénétrant chez lui, à Tananarive ou dans ses propriétés...
« Ratsimba continue néanmoins de nous terroriser en déclarant qu’il jouit de la confiance de la reine et du premier ministre. Ils sont nombreux ceux dont il a injustement ordonné la mort : Ilaitsaramanana, Jaonarivelo, Rainibemarana, Rainibetokotany et tant d’autres ! Il impute à ses administrés des crimes imaginaires, accusant de bigamie les veufs remariés et de concubinage les gens dont l’union légitime est inscrite sur le registre du gouvernement. Les condamnés mis aux fers sont ruinés d’abord, relâchés ensuite. Les procès se trament dans le mystère et se règlent entre quatre murs, par des menaces violentes. Beaucoup d’habitans ont dû s’enfuir. Et voilà pourquoi les voyageurs rencontrent tant de brigands et de détrousseurs sur les routes des Cinq Mille de l’Ouest...
« Depuis quatre années qu’il gouverne Betafo, Ratsimba s’est enrichi. Il n’avait que six esclaves en arrivant de la capitale, il en a quatre-vingts maintenant, ses rizières couvrent de vastes étendues, et nous savons qu’il cache dans ses coffres plus de soixante-dix mille piastres. »
La traduction peut donner de ce factum une idée assez exacte, car ces rédacteurs improvisés ont tous subi l’influence de la pédagogie étrangère, et la langue malgache, écartée de ses formes primitives, envahie de néologismes, asservie aux adaptations et imitations, ne se retrouve là que sensiblement modifiée, allégée, abrégée. L’emploi journalier de cet idiome a créé autour des esprits une atmosphère ambiguë ; d’où la difficulté, pour les lecteurs du journal, de discerner les productions originales des pastiches, les auteurs noirs des rhéteurs européens.
En dépit de cet effacement du caractère national, un écrivain d’un génie purement indigène se révéla tout à coup... Plus de doute alors... La vieille éloquence des ancêtres éclatait, dans toute sa pureté, comme un diamant parmi les verroteries. Le style coloré paraissait, relevé de métaphores heureuses, spontanées, naturelles à l’artiste qui voit et qui sent... La composition même, l’ordre des argumens obstinément répétés et comme martelés, prouvaient une complète insouciance de notre logique... À la précision du détail, à la sûreté du trait, à la clarté de l’allusion, on reconnaissait un homme initié à tous les arcanes de la vie malgache. L’expérience douloureuse de l’oppression et de la misère communes pouvait seule inspirer cette conviction de pensée, cette sincérité d’accent, cette ardeur de polémique... C’est à peine si un excès de symbolisme biblique trahissait par momens l’ancien élève des missions anglaises.
Il disait les efforts, les déceptions, le découragement du Hova courbé sous un régime de corvée sans salaire. Dans ses « pièges cachés », il montra les espérances des faibles tombant aux embûches des puissans. « Vivrons-nous longtemps sous le règne des Nabuchodonosor? Peuple malgache, seras-tu toujours comme la couleuvre qu’on écrase ? Elle n’a ni la dent qui mord, ni la main qui griffe, ni le pied qui rue. »
On mit à prix la tête du publiciste anonyme; sa vie fut bourrelée d’inquiétudes... Pour soustraire sa femme et ses enfans aux persécutions menaçantes, il dut les éloigner de la capitale, les cacher dans la campagne... Les soupçons s’égarèrent longtemps; mais une inadvertance dévoila l’auteur aux yeux de son père. Le vieillard fut saisi de terreur, fit entendre à son fils les plus durs reproches, le menaça de délation... Le poète poursuivit néanmoins son œuvre, s’ingéniant à tromper toute surveillance, à diriger ses manuscrits par une filière occulte, à communiquer secrètement avec ses protecteurs européens... Et le peuple, soutenant l’effort du juste inconnu, accueillait avec un enthousiasme avide les paroles de vérité.
Il n’est pas de souffrance sans répit, de douleur sans détente; le Malgache, oublieux comme l’enfant, fait vite trêve à l’affliction. Les lamentations des opprimés alternaient avec des chansons joyeuses. Le journal Malagasy fixait ces œuvres légères que les indigènes improvisateurs entourés de leur troupe de bardes et de leur chœur de femmes, vont déclamer, au son de la lyre appelée valia, dans les maisons des grands personnages, — ils célèbrent les naissances, les circoncisions, les guérisons, les réunions de famille. Bajo, l’un de ces chefs de troupe, consentit, non sans peine et moyennant un prix considérable, à se laisser imprimer. Le contrat, passé devant témoins, fut rédigé en bonne forme; il y manque pourtant la signature d’une des parties...
Bajo et ses compagnons consacrèrent une journée à la dictée des meilleures pièces de leur répertoire... C’étaient de longues cantilènes d’amour où les strophes se succédaient, sans ordre ni progrès, toutes débordantes de la passion de l’homme à demi sauvage qui chante son désir.
De-ci, de-là, une image d’une véritable ampleur :
« O ma bien-aimée, tu es la mer dont le sein s’irrite et se soulève, et je suis la pirogue qui se laisse balancer au gré de la tempête. » Ailleurs, l’amant se vantait, avec une précision comiquement puérile, d’une victoire malheureusement rare à Madagascar, celle de l’Amour sur l’Argent : « Les hommes blancs, ô ma belle, t’offrent pour te séduire un kiroube (1 fr. 25), et même un louchou (2 fr. 50), mais tu restes avec moi, qui ne puis te vêtir que d’un lamba de toile américaine de petite largeur... »
Le poète chantait aussi les flots, les rochers et les caïmans, l’ikoupe et la Betsibouke, dont les eaux confondues, en aval de Mevatanane, roulent à Majunga... A l’en croire, on goûte de charmans plaisirs à Tsinjouarive, la maison de plaisance de la reine, où, sous les grands bois, près des cascades, les gentils seigneurs et les aimables dames de la cour d’Emyrne s’ébaudissent librement loin des regards indiscrets et des remontrances importunes.
Sur un rythme rapide et cadencé, Bajo suivait le voyage du porteur de fardeaux à travers la Grande Ile. « Le piéton quitte Tamatave où l’on achète les étoffes à bon marché, et il va, pendant deux jours, le long de la mer, sous de belles allées dont les arbres sont empanachés d’orchidées parasites... Il gagne ainsi le carrefour où convergent les sentiers de la côte et ceux de l’intérieur, Andevoranto, la ville voluptueuse et malsaine... mais il doit en partir dès l’aube avant que le vent ne soulève la barre. On remonte le fleuve en chantant, sur une pirogue chargée d’hommes et de marchandises. Il faut près de quatre heures pour atteindre ainsi Maroumby, d’où l’on se dirige, toujours vers l’Ouest, au milieu de terrains sans maître ni culture... Voici les hautes cimes de la forêt dont le vaste silence n’est troublé que par le cri du coq de pagode et les appels des babakoutes... Dans le village, à l’entrée de la case, l’esclave a déposé sa charge, et il pénètre chez l’hôtesse pour y sécher son corps trempé de pluie, oublier ses fatigues dans une lampée de jus de canne... Ankeramadinike ! Ambouhibéhasine ! Maridaze ! Alaroubie ! Bientôt le porteur aperçoit près des nuages, sur la montagne, les tourelles altières du palais de la reine, les clochers de pierre, les maisons de brique; c’est la fin du travail et le but du voyage, la ville de repos et de ressources, pleine de bœufs, de riz, de rhum et de filles aux hanches provocantes... Mais une fâcheuse compagne, la Fièvre des côtes, a suivi l’insouciant voyageur. »
Si les Malgaches lettrés lisent avec intérêt les œuvres que les Européens leur ont traduites, notamment la Bible et les récits merveilleux de la Vie des Saints, tous s’arrachent passionnément ces poèmes indigènes où se retrouvent l’image des paysages vus, l’évocation des peines endurées, l’écho des voluptés connues.
Les professionnels sont rares dont la réputation soit comparable à la gloire de Bajo, mais on compte en foule les amateurs qui ont reçu le don de la musique et des chants. Il est fréquent d’entendre à Tananarive un groupe d’indigènes répéter un refrain populaire, tandis que le soliste improvise au gré de son imagination le texte du couplet dont la mesure seule est fixée d’avance.
C’est ainsi qu’on célébrait chez moi mon anniversaire… Le chœur de mes porteurs et de mes voisins était dirigé par un jeune bouffon qui se croyait certainement l’égal des plus grands poètes. La figure de ce polisson vaut qu’on la dessine au passage. Un strabisme intermittent brisait son regard, déconcertait l’expression d’une physionomie mobile, mais fine. Le corps fluet, très maigre, n’accusait aucune disproportion, mais le costume affichait une véritable passion de mascarade : les lambas se bigarraient de ramages criards, reproduisaient à l’infini la tête d’un personnage célèbre, une statue, un palais, une cathédrale, une locomotive passant sur un pont, ou quelque tableau d’un genre plus léger… Les vagues Siciles où Molière plaçait ses Mascarilles et ses Scapins ne virent jamais plus extravagant ni plus effronté valet de comédie… Il répondait au nom de Patsalahy qui signifie : « Crevette mâle… » Sa tête, souvent troublée de fumées alcooliques, hébergeait un mélange d’idées imprévu, disparate, picaresque : traditions purement malgaches, notions simiesques des mœurs d’Europe, mauvaises passions de toutes les humanités, superstitions de nègre, scrupules chrétiens… Il préparait des philtres mystérieux pour enchanter la dulcinée rebelle, mais il se confessait à la date du 13 juillet, qui était pour lui la veille d’une grande fête…
Patsalahy préludait généralement à l’inspiration poétique par une danse de caractère… Il rythmait le pas pour faire trois fois le tour de la salle, un pouce en l’air, en simulant du bras des mouvemens d’aile… Puis il se fixait, le poing sur la hanche, et enseignait quels sont les grands peuples qui se partagent l’univers. — « Il y a les Français qui demeurent à Paris, les Anglais qui habitent l’England, les Norvégiens qui sont en Norway, les Arabes à Pour-Saïd, le Betsimisarakes à Tamatave, et les Malgaches à Madagascar. »
Telle était l’ethnologie de Patsalahy.
— Mais, reprenait-il, tous les blancs ne sont pas de l’autre côté, il en est aussi venu dans notre capitale. — Suivaient les adresses et les professions des Européens établis à Tananarive ; à chaque nom s’ajoutait quelque remarque facétieuse qui terminait la strophe et fournissait la rime.
Il ne se donnait aucun divertissement en ville sans que cet aède fantaisiste trouvât moyen de s’y glisser… Un jour donc que l’on saluait au passage un de nos explorateurs les plus connus, Crevette-mâle honorait de sa présence notre réunion… Pourtant nous dûmes insister près de lui. Il n’était pas en veine de versification malgache... et ce fut en français qu’il entonna tout d’un coup d’une voix tonitruante, avec un luxe de gestes, au complet ahurissement de son auditoire :
Les femmes, ne m’en parlez pas !
Parbleu, les femmes sont exquises,
Mais ça fait faire des bêtises,
Et ça nous met dans l’embarras...
Boutou fait de grands et rapides progrès, commence à écrire calcule en français aussi bien qu’en malgache. Comme je résiste rarement au désir qu’il m’exprime dans ma langue, il sait mettre gentiment ma faiblesse à profit ; cela lui vaut des billes, des balles, des gâteaux de riz et des oranges. Monpera Bauzac, pourtant plus sévère que moi, s’est montré, lors du dernier examen, très satisfait de son catéchumène. L’écolier de la troisième classe a glorieusement passé dans la seconde, au milieu de grands garçons.
Son nouveau maître, ancien élève du collège d’Ambouhipou, se nomme Pierre Rakoutoumalala... ce Hova matin brigue ma faveur et mes subsides... Voilà pourquoi, dans l’intention de me ménager des surprises, il enrichit de mots nouveaux le vocabulaire français de mon fils adoptif... Je forme néanmoins le projet d’enlever l’enfant à cette sollicitude intéressée, et je préfère à ce pédagogue indigène mes compatriotes, les Frères de la Doctrine chrétienne...
Boutou ne partage pas mon sentiment : l’école des Frères est éloignée de ma maison... le régime de l’internat est bien dur...
— Vous êtes mon père et ma mère, et ferez de moi tout ce qu’il vous plaira. Mais si je vais à la classe qui dort, je serai triste et pleurerai beaucoup de ne plus voir mon vazaha chaque jour.
— Je quitterai prochainement ton pays, mon enfant; tu dois t’accoutumer à ne plus me voir.
— Jamais je ne m’y accoutumerai... Quand il n’y aura plus de vazaha, il n’y aura plus de Boutou.
— As-tu donc envie de me suivre de l’autre côté de la mer?
— Je voudrais aller partout où vous irez... Je n’ai pas peur de la mer. Il y a, sur le bateau, des cuisines où le riz bout, des salles où l’on mange, des lits où l’on dort... Mais pour gagner Tamatave, il faut marcher sept jours à l’Est, puis au Nord, et je suis trop petit, je ne pourrais pas vous suivre...
— Je te mettrais dans un panier, je te donnerais deux porteurs. — Oh ! ce serait facile alors ! Quel bonheur ! je verrais Bourbon, Marseille, Paris, et la maison de vos ancêtres, au sud-ouest de votre capitale... J’ai appris beaucoup de choses nouvelles depuis que je suis chez vous, mais c’est encore bien peu, je veux savoir davantage, étudier plusieurs années, et, plus tard, comprendre tout ce que vous lisez là...
Du geste et du regard, l’enfant embrasse les volumes rangés dans ma bibliothèque, les brochures, les journaux, les documens entassés sur les tables...
Dois-je me réjouir ou m’alarmer de cette ardeur extrême, de l’effervescence si prompte d’un cerveau tout neuf?... Ne faut-il pas, ici comme en France, redouter le danger du surmenage?...
En l’espèce, ce danger n’est pas apparent. Boutou est d’humeur égale; il aime le mouvement et court au grand air, joue volontiers et avec entrain... Le courrier d’Europe lui a récemment apporté de Paris un superbe polichinelle; c’est avec des explosions de gaieté et des rayonnemens d’orgueil que le gamin montre aux négrillons du quartier ce vazaha bossu qu’il gouverne avec une ficelle... Il s’amuse de son pantin blanc, moi de mon enfant noir... Mais, pour moi, le jeu s’aggrave d’une charge d’âme, les ressorts que je meus sont complexes et délicats. Comment diriger l’éducation de Boutou? Quel résultat puis-je espérer?
Un instant d’étude critique fait vite apercevoir le terme défini de culture intellectuelle que les Malgaches, en général, semblent incapables de franchir. Les peuplades côtières sont restées entièrement réfractaires aux efforts des musulmans comme aux prédications des chrétiens. C’est dans l’intérieur de l’île que les missionnaires européens ont trouvé leur champ d’activité. Les habitans du plateau central ont, par de remarquables progrès, surpassé de beaucoup les tribus environnantes. Adresse manuelle, assimilation rapide des idées concrètes, mémoire des mots, des formes et des sons, voilà assurément des qualités précieuses. Elles suffiraient à nous recommander le Hova, s’il se résignait sincèrement, par vertu, bon vouloir, intérêt ou contrainte, à subir une direction supérieure. Mais les complaisances inouïes des éducateurs rivaux, qui se disputent à Tananarive la faveur des écoliers, ont développé au plus haut point la présomption naturelle au nègre. L’élève des Missions paye promptement ses maîtres d’ingratitude et de dédain, et cet enfant gâté se complaît dans l’illusion stérile qu’il se fait à soi-même et produit chez les autres, au moyen d’une somme très faible de connaissances superficielles. Après le succès du premier élan, Boulon devait-il, comme ses compatriotes, s’arrêter court?
Il appartenait certainement à l’élite de la race... dans le vague atavisme que révélaient la structure de son crâne, le dessin de ses traits, la clarté de son teint, je me flattais de trouver la garantie d’une intelligence perfectible, capable de tenir toutes les promesses du début... c’était bien l’individu désigné pour la sélection... Déjà l’influence de l’éducation se traduisait heureusement chez lui par les sentimens si rares de modestie et de confiance...
J’hésitais pourtant à parachever l’œuvre commencée... L’expérience ne pouvait réussir qu’en Europe, loin de la corruption inconsciente, des contacts avilissans, des promiscuités bestiales de la vie des noirs... Et encore les exemples des Malgaches, admis en France à nos écoles industrielles ou militaires, ne sont-ils pas encourageans. Sans prétendre engager avec nous et chez nous une lutte inégale, nos élèves, tout pleins d’espérances d’abord, comptaient déployer utilement leur activité dans leur pays ; mais replongés sans conseil, sans appui, sans contrôle, dans le milieu d’origine, ils ont fait retour à la barbarie primitive, ne gardant de la civilisation française que nos vices...
Peu soucieux de ces graves questions, Boutou, dans mon antichambre, annonce à ses parens son prochain départ.
— Que veux-tu, mon homme? dit Euphrasie à Rainizafy, le cadet n’est plus à nous... Il est le fils du vazaha dont il parle aujourd’hui la langue. Il quittera la terre des ancêtres; l’autre côté attire et nous le prendra... Nous ne reverrons plus notre enfant, mais il sera heureux;... il nous oubliera peut-être, mais nous serons fiers de lui.
Comme pour justifier cette prédiction, Boutou fait justement sur son jeune frère l’essai de ses facultés récentes :
— Ecoutez donc Faralahy, monsieur. Je lui enseigne le français... Il sait déjà : ny alika, le chien; et ny trano, la maison; il peut aussi compter jusqu’à quatre, mais ne veut pas aller plus loin... Il a la tête dure... C’est un vilain nègre.
Et Faralahy, croyant que ces mots font partie de la leçon, répète, les yeux écarquillés, avec des efforts d’articulation : — Vilain nègre, vilain nègre...
Pour moi, témoin muet et songeur, la scène de famille m’apporte un doute nouveau... N’est-il pas à craindre qu’à son retour d’Europe, l’enfant ne découvre en sa mère aussi une pauvre créature noire, ignorante et grossière?
— Par ici, monsieur, par ici ! dit Boutou qui me tire par le pan de ma jaquette... en bas, dans la grande salle, au Nord, tous les parens de mon camarade Samson vous attendent.
— Tous les parens!... que me veulent-ils?
— Hier, Samson m’a demandé : « Le vazaha ne te fait pas peur à toi ? » J’ai répondu : « Oh ! non. » Et il a dit : « Ma sœur est très malheureuse, il faut prier ton vazaha de la secourir... » Alors je lui ai dit d’amener sa famille chez moi... et que je lui montrerais mon vazaha.
Dans la salle du Nord, sur des nattes, le long du mur, tous les parens de Samson sont accroupis en rang d’oignons. Une femme, modelée suivant cette plastique qui semble la revanche de beauté prise par les esclaves sur les patriciennes; auprès d’elle, un homme de quarante ans, le mari sans doute. Puis un garçon d’une vingtaine d’années: des cheveux lisses, une fine moustache, tous les indices d’une filiation de gens libres... un cousin, me dit-on... Sur la même ligne, trois vieilles, ridées, ravagées, édentées, la lèvre bavarde pendante en bénitier, de celles enfin que Rabelais nomme des sempiternenses... On en rencontre de tout temps en tout pays... Enfin, à l’extrémité, quelque chose comme une brosse arrondie, une boule de cheveux crépus, ras et blancs, coiffant un visage noir, à traits énormes, et tout un être si difforme, si cassé, d’une vétusté telle qu’au vêtement seul on peut en démêler le sexe...
— Oh, oh ! fis-je en regardant l’aïeule, celle-là date au moins du règne d’Andrianampoinimerina.
— Vous dites vrai, Tompokolahy[3], c’est Andrianampoinimerina lui-même qui me fit captive... J’étais noble alors, là-bas, dans le Sud, et jolie, jolie, plus jolie encore que ma petite-fille Ramiadane que vous voyez là... Le roi d’Ambouhimangue m’a prise... Depuis ce temps, je suis esclave, et mes petits-enfans, hélas! le sont aussi, sauf ce jeune homme qui fut libéré par son père, le maître de sa mère.
Elle désignait du doigt le garçon à cheveux lisses que j’avais remarqué dès l’abord...
— Soyons brefs. Tu veux ta liberté?... C’est une petite affaire. Vaux-tu dix piastres en tout ?
— Merci, Tompokolahy... mon maître ne me permet pas de me racheter; il s’enorgueillit de ses esclaves, même quand il ne peut plus leur imposer de corvée... Il est d’ailleurs bon pour les vieillards; la case où j’habite lui appartient; il permet à mes petits-enfans d’y demeurer et de m’y nourrir. Je n’ai besoin, pour moi, que d’un peu de riz... C’est pour Ramiadane que nous sommes venus vous supplier.
Ramiadane elle-même prit la parole :
— Autrefois, j’étais ici la servante de Ralay. Ralay me traitait bien, trop bien peut-être, car sa femme fut jalouse et me fit vendre... Je tombai alors entre les mains d’un marchand d’hommes nommé Rainiale, qui m’emmena dans l’Ouest, pour m’embarquer sur un boutre arabe et m’expédier en Mozambique... Cette vente au de la des mers est interdite par la loi... Aussi Raoulidina, l’un des gouverneurs du Bouine, ayant connu les projets de Rainiale, confisqua tous les esclaves de ce marchand... Je suis restée plusieurs mois au service de ce gouverneur, au fort de Mevatanane. Mais Raoulidina est tombé en disgrâce, à cause de son amitié pour les Français qui récoltent l’or au Bouine. Il a dû revenir à la capitale, avec tous ses serviteurs. Il ne songe aujourd’hui qu’à sauver sa tête et n’est plus -assez fort pour défendre ses biens. Rainiale m’a reprise et menace de me reconduire aux Arabes. Il ne me laisse que quinze jours pour trouver à Tananarive un acheteur qui lui donne de moi soixante-sept piastres... Je lui cache que je suis enceinte, car il exigerait davantage... Être affranchie ou rester esclave, cela m’est indifférent, mais nous n’avons plus de mère, et je voudrais demeurer ici près de mon petit frère Samisaona.
— Ces sentimens t’honorent, ma pauvre fille, mais que veux-tu que j’y fasse?... d’autres m’adressent chaque jour des requêtes de ce genre, et souvent le prix est moins élevé...
— Ce n’est pas un présent, c’est un prêt que nous demandons, interrompit le mari... j’ai une boutique et des marchandises aux environs de Mevatanane, au pays des mines d’or. Je vais y retourner, tout liquider... dans un mois, je vous rendrai les soixante-sept piastres.
— Es-tu sûr de penser encore à ta femme, quand tu reverras ta boutique?
— Je resterai chez vous, dit Ramiadane, je serai votre esclave; si mon mari ne revient pas, vous pourrez me revendre.
— Tu te trompes, je ne le pourrais pas !... Et d’ailleurs qui me garantit ta parole? Qui me remboursera si tu prends la fuite?
— Nos rizières resteront, fit le cousin.
— Vendez-les tout de suite, vos rizières !
Le jeune homme esquissa une moue... Il préférait évidemment sa terre à sa cousine. Alors commençait un concert de lamentations et de supplications. Les trois vieilles sempiterneuses psalmodiaient sur un ton aigu avec des notes de tête... la captive d’Andrianampoinimerina soutenait la phrase d’une voix de basse... Peu touché du dévouement dont il était l’objet, indifférent aux plaintes qui m’émouvaient en sa faveur, le jeune Samson riait à l’écart.
Ce fut Boutou qui trouva le mot de la fin :
— Sauvez-la, monsieur, comme vous m’avez sauvé.
Je me laissai aller une fois de plus à la curiosité de savoir si, par exception, des Malgaches seraient honnêtes.
— Allons, retirez-vous, nous avons quinze jours devant nous ; je m’en accorde huit pour prendre mes renseignemens. Si aucun de vous n’a menti, je vous promets que Ramiadane ne quittera pas son petit frère. — Et je conclus en style indigène : — Ayez confiance, je vous le dis, ayez confiance, vous qui ne me trompez pas... Chacun sait à Madagascar que je n’ai jamais manqué à ma parole.
Chaque jour, du mois de novembre au mois de mars, un orage violent s’abat sur l’Émyrne. Vers cinq heures du soir, le vent s’élève, des nuages noirs s’approchent, s’accumulent, s’effondrent. De déchirans éclairs revêtent de lueurs pâles les sommets sombres des montagnes, les gorges s’emplissent de fracas. Les places de la ville se transforment en lacs, les rues deviennent cours d’eau, les pentes torrens, les fondrières cascades... Toutes sortes d’objets flottent et s’entremêlent : paillassons des clôtures rompues, planches et pieux, nattes en lambeaux, chiffons, peaux, carcasses... Des esclaves, à peine vêtus d’une légère rabanne, courent, la tête sous la pluie, les jambes dans l’eau, portant des vases de grès qu’ils placent sous les gouttières. Dans la joie d’éviter ainsi la longue corvée de la fontaine, ils s’éclaboussent, s’arrosent, se pourchassent, en poussant des cris aigus...
Puis, au matin, tout reparaît plus pur; un air infiniment léger dilate les poumons, détend les nerfs... Le chaud soleil dessèche et pulvérise la boue d’argile... On voit éclater les germes et s’ouvrir les fleurs... Tananarive étale à l’azur du jour ses maisons lavées, ses rocs blanchis, ses jardins plus frais et plus embaumés.
D’avril à novembre, c’est l’aridité... Au loin la terre rouge a des aspects de brique cuite, et la nuit, sur le fond obscur des côtes pierreuses, flamboient les lueurs de fiers incendies qui jaillissent en fusées d’étincelles, soulèvent et dispersent les toits de chaume... La paille de riz, qui sèche autour des maisons, ajoute des senteurs marécageuses aux puanteurs de la capitale, où moisissent, pourrissent et fermentent sur place tous les détritus d’une population étroitement agglomérée.
Le mépris des règles élémentaires de l’hygiène s’aggrave par l’observance de rites imprudens, quand viennent les jours consacrés au culte des trépassés... On ouvre les portes des tombeaux et les chefs de famille descendent sous le terre-plein pour apaiser les mânes... On renouvelle alors les linceuls et on offre aux morts étendus sur la dalle de granit ce qu’ils aimèrent, durant leur vie : du rhum aux buveurs, du tabac aux fumeurs, des verges aux maîtres qui frappaient leurs esclaves... Ces cérémonies se prolongent en libations abondantes près des reliques plutôt craintes que vénérées... Or ces incantations provoquent justement la malédiction des morts... Dans les cases familiales, sur les tribus couchées pêle-mêle au hasard des nattes et des matelas, s’abat un fléau terrible : le typhus.
En août 1894, ma maison même fut frappée.
………………….
Au premier étage, dans une chambre très aérée, très éclairée, Boutou repose sur un lit européen, et sa petite tête cuivrée fait tache dans la blancheur des draps et des oreillers... Sans cesse quelqu’un veille auprès de lui... tantôt Euphrasie, la mère, qu’on empêche à grand’peine d’apporter du riz à Tentant, et tantôt la douce Ramiadane.
Cette belle et robuste esclave accomplit ainsi chez moi son service volontaire; elle attend que son mari, en retard déjà de six semaines, rapporte enfin de l’Ouest les piastres de l’emprunt. Docile et dévouée, la garde-malade soigne avec respect le fragile petit être auquel la moindre imprudence serait funeste, et j’ai la sécurité qu’elle se conformera rigoureusement à mes recommandations. La nuit, Rainizafy et Jean ont l’ordre de m’éveiller en cas de crise. Nous avons éloigné Madeleine, qui allaite un nouveau-né; pourtant Boutou s’égayait des vagissemens de son neveu.
De temps en temps, muni des fioles désignées par le médecin, paraît Arm, l’infirmier, un brave soldat d’infanterie de marine, né en Alsace, mais naturalisé Français... Il a longtemps servi au Tonkin dans la légion étrangère. Les indigènes l’appellent le docteur Arm, et lui témoignent une confiance absolue... C’est qu’ils sentent cet homme du peuple proche d’eux, osent facilement l’aborder, et l’initient sans honte à leurs secrètes misères.., L’autre docteur, le vrai, ne se prononce pas sur le cas de Boutou; il attend que la maladie évolue; mais Arm, de son coup d’œil d’empirique, a tout de suite aperçu des symptômes alarmans ; il est inquiet et m’inquiète...
Le missionnaire arrive; c’est son habitude de visiter tous ses écoliers malades… Ces jours-ci, il est fort occupé… Mon filleul est prêt pour le baptême, mais d’autres catéchumènes paraissaient récemment plus gravement atteints qui sont maintenant complètement guéris.
— En cas d’urgence, me dit le prêtre, vous pourrez baptiser votre protégé vous-même.
Et il me rappelle les paroles rituelles.
— Ça va mieux, monsieur, beaucoup mieux… proteste l’enfant avec gentillesse. — Il ne se permettrait pas de se plaindre devant moi et prend avec une obéissance parfaite les remèdes… bien sûr il les croit un peu fétiches, toutes ces drogues qu’apporte le soldat blond, l’Alsacien aux yeux bleus de gnome.
Ce docteur Arm nous dit qu’il faut distraire les malades… Voici le pantin, le pantin habillé de soie bleue… l’être difforme s’agite, son visage de carton grimace imperturbablement ; efforts inutiles, Boutou ne rit plus…
Depuis plus de dix jours, la fièvre n’a pas cédé : « Je veux me lever, aller à la messe, à l’école. » L’enfant se redresse, debout sur son lit, et, les bras tendus vers la fenêtre, veut sauter à terre. Le 2 septembre, au soir, un frisson violent le secoue tout entier. Il crie : « J’ai froid, j’ai froid », se plaint vivement du ventre… Jean me tire par la manche et me fait songer au baptême. Trois gouttes d’eau, ces paroles récitées… Mon sacerdoce me parut si étrange, je fus si troublé devant ce petit corps douloureux que j’oubliai de nommer l’âme… ce nom vazaha, tant souhaité, j’omis de le donner à Boutou…
……………….
Le surlendemain, vers 3 heures du matin, j’entendis du bruit dans la chambre. Je me levai. L’enfant gémissait, timidement, par intervalles, il éprouvait une soif ardente. Jean, dans le corridor, allumait une lampe pour préparer un breuvage ; le grand Rainizafy se tenait debout près du lit, ne sachant que faire.
Je pris la main du mourant ; le pouls ne battait plus… Lui, m’abandonnait cette main, mais dédaignait mon assistance, et, les yeux fixés sur son père, ce fut en malgache qu’il parla :
— Babeo aho, babeo aho[4].
Il demandait qu’on le suspendît, comme autrefois, dans le lamba de ses parens pour le réchauffer doucement à la tiédeur du corps.
Déjà Rainizafy, devenu attentif et tendre comme une femme, se drapait, s’empressait, pliait l’échine, offrait la poche de son lamba… Mais aux lèvres et aux narines de l’enfant parut une mousse verdâtre… il voulut se soulever… retomba sans mouvement, et sur le miroir tendu devant sa bouche, je recueillis son souffle suprême.
Le père demeurait interdit, debout derrière moi, observant mes gestes, déçu de mon impuissance. « Lui qui est vazaha, pensait-il, pourquoi ne sauve-t-il pas mon fils ? »
Et tandis que nous restions tous deux en silence devant le corps inerte et toujours plus froid, nous entendîmes un grand cri, un cri de bête blessée, et vîmes, dans une étoffe blanche sur laquelle flottaient de longs cheveux gris, une forme noire, sèche, hâve, qui se précipitait à travers la chambre et tombait comme une masse au pied du lit de mort… Les sanglots entrecoupaient des paroles incohérentes que je ne comprenais pas.
Je demandais à Jean : « Que dit-elle ? » Lui, levant les épaules d’un air résigné, répondit simplement : « Elle se lamente. »
Elle se lamentait, elle bégayait ces plaintes qui sont de toutes les langues et que nul ne saurait traduire :
— Boutou-kao, Boutou-kely[5] !
Vainement avait-elle cru le donner au vazaha, il lui tenait toujours aux entrailles, son Boutou-Kely.
Le père et la mère tinrent conseil :
— Je vais me rendre à Souanirane dès le petit jour, disait Euphrasie à son mari… Je préviendrai nos parens, nous balayerons la maison, tendrons le sol et les murs avec des nattes…Nous convierons les voisins, et tous seront prêts pour la corvée lorsque tu arriveras avec l’enfant…
Jean m’entraîna à l’écart ; suivant l’usage, il prit de longs détours pour aboutir à une demande de subsides.
— Nous porterons Boutou à l’église, puisque vous l’avez fait chrétien. On y chantera quelque cantique, et nous irons ensuite à la Maison des ancêtres… C’est très long, la cérémonie malgache. Tous les parens, tous les voisins viendront faire des discours, offrir à la famille en deuil quelques parcelles d’argent… On enveloppera le corps du lamba mortuaire, on ouvrira le tombeau, on déposera le petit paquet à l’intérieur, près des autres, sur une dalle de l’armoire de pierre, et il faudra enfin redresser la porte et la sceller au mortier… Nous ne serons pas de retour avant ce soir… Et les enterremens coûtent très cher ici, malgré les offrandes des amis. Il y a des familles qui s’endettent pour ensevelir dignement leurs morts… On ne tue pas de bœuf quand il ne s’agit que d’un enfant, surtout d’un enfant pauvre… Je crains cependant que mes beaux-parens manquent d’argent… Le lamba de soie brune vaut de sept à huit piastres, et il faut donner quelques pièces de monnaie aux autorités de la commune… J’acceptai la charge dernière du rôle que j’avais assumé; mais je pris soin d’interdire en cette circonstance le rhum qui transforme en débauches leurs funérailles.
Euphrasie quitta ma maison à la première heure, comme elle l’avait dit... Quelques instans après, le père descendait lentement l’escalier, tenant sur ses grands bras allongés son fils étendu, déjà raide. Au rez-de-chaussée, il s’enferma dans la salle de bain; assisté de deux autres noirs, il lava le cadavre....
Et voici le dernier épisode :
Au seuil de ma maison on a apporté un filanzane de femme, simple corbeille soutenu par deux brancards. Rainizafy y place Boutou vêtu de son lamba le plus neuf... le lamba de la procession... nous recouvrons cette humble civière d’un drap blanc sur lequel nous déposons religieusement tous les grands calices blancs de mon parterre d’arums.
Au moment où les porteurs soulèvent le léger fardeau, le grand sorcier à barbe de bouc, dont l’œil est resté sec jusque-là, me prend les mains et fond en larmes.
— Oh! monsieur, monsieur, il est parti votre petit ami!
De la terrasse, je suis quelque temps des yeux ce cortège: sur les épaules des esclaves s’éloigne le monceau de fleurs... Seuls Rainizafy et Jean, navrés, marchent derrière, la tête basse.
En rentrant chez moi, j’entends des appels furieux, des hurlemens de sauvage, des trépignemens, des coups de poing contre une porte. Quelqu’un est resté là, oublié, enfermé, qui trouble, inconsciemment sans doute, le recueillement de ma demeure attristée... Quel est ce maladroit, cet inconvenant personnage? C’est Faralahy, « le vilain nègre ».
Il y a un an, Boutou était semblable à celui-là. Et j’ai vu son âme éclore, son intelligence s’ouvrir, son cœur s’épanouir au sein d’une vie nouvelle. Bien qu’il ne fit encore qu’entrevoir l’existence promise, il ne balançait plus entre ses parens selon la chair et le père de son esprit; il voulait vivre chez ces hommes blancs dont on lui racontait tant de prodiges, comprendre leurs œuvres, s’unir à leur labeur, contempler leur idéal. Son rêve l’entraînait vers ce merveilleux pays d’Europe où l’espace est supprimé, la nature assujettie, l’art vainqueur. Mais la terre des ancêtres le tenait encore et l’a repris pour toujours: il est parti, mon petit ami!...
Euphrasie, Madeleine et leurs parentes de Souanirane ont dénoué leurs cheveux, et mis par-dessus leurs vêtemens des tuniques d’un bleu sombre. Ramiadane aussi a pris le deuil, puisque je suis son maître, et que j’ai perdu mon fils.
ROBERT DUMERAY.