Bradamante/Acte I

La bibliothèque libre.
Bradamante
Poèmes dramatiquesBordeletTome 5 (p. 511-522).
Acte II  ►


ACTE I



Scène I.

BRADAMANTE, DORALISE.
Bradamante.

Donne contre Roger des bornes à ton zéle,
Tes soupçons lui font tort, il n’est point infidéle ;
Trop d’amour m’a toujours répondu de sa foi,
Pour le croire touché d’une autre que de moi.
Même ardeur à tous deux nous rend l’ame constante ;
En quelque lieu qu’il soit, il aime Bradamante ;
Et sensible au malheur qui m’accable aujourd’hui,
Il soupire pour moi comme je fais pour lui.

Doralise.

La valeur de Roger aux plus fiers redoutable,
Pour vous toute guerriere a pû le rendre aimable ;

Mais de vos sens séduits c’est trop croire l’erreur,
Que de le préférer au fils d’un empereur.
Constantin vous offrant l’empire de la Grece,
Méritoit pour ce fils toute votre tendresse,
Il vous l’a demandée, & ses ambassadeurs
Ont long-temps combattu vos injustes froideurs.
Cependant c’est en vain que Léon vient en France,
Qu’il rend toute la Cour témoin de sa constance,
Vous dédaignez ses vœux ; & les loix du devoir
Pour vous faire obéir demeurent sans pouvoir.
Qu’a donc fait ce Roger de si digne de plaire,
Qu’au diadême, à tout, votre amour le préfere ?
Par quels soins, quels devoirs a-t-il pû vous charmer ?

Bradamante.

Il m’aime, & c’est assez pour me le faire aimer,
Mille & mille vertus, dont l’éclat l’environne,
L’emportent sur celui dont brille une couronne.
Pour un cœur noble et grand, la gloire a des appas
Que sans un nom fameux le plus haut rang n’a pas.

Doralise.

Mais Aimon votre pere à cet amour s’oppose ?

Bradamante.

Cet amour, je l’avoue, à son courroux m’expose ;
Mais lors qu’autorisés à disposer de moi,
Mes freres à Roger engagerent ma foi,
Satisfait de leur choix, il l’apprit sans colere ;
Et parce que Léon met ses soins à me plaire,
Qu’il m’offre un diadême, il faut, pour l’accepter,
Trahir mille sermens que je dois respecter ?
De cette lâcheté mon cœur est incapable.

Doralise.

Où l’amour est parfait, l’inconstance est blâmable ;
Mais je voudrois savoir par où vous présumez
Que vous êtes aimée autant que vous aimez.
Roger qui par Léon voit traverser sa flamme,
S’abandonne aux fureurs qui possédent son ame,
Il part, il doit en Grece aller sur son rival
Jusqu’au milieu des siens, porter le coup fatal.

Cependant ce Roger qu’on veut qui vous adore,
Cache ce qu’il devient, & Léon vit encore.

Bradamante.

Cruelle, n’ai-je point d’assez vives douleurs ?
Quel plaisir te fais-tu de voir couler mes pleurs ?
Roger… Ah, quel surcroît aux maux dont je soupire !
Sans doute il ne vit plus puisque Léon respire ;
C’est en vain que je cherche à douter de son sort,
Les jours de son rival m’assurent de sa mort.

Doralise.

Elle auroit fait éclat ; jamais un long silence
D’un guerrier tel que lui n’a trahi l’espérance,
S’il meurt, c’est en héros qu’il termine ses jours ;
Mais croyez-moi, Madame, il suit d’autres amours,
Et tâche de cacher dans une obscure vie
La honte qu’il se fait de vous avoir trahie.
Sans cela pensez-vous qu’il vous pût oublier ?
Il sait ce qu’en tous lieux on a fait publier,
Que qui pourra sur vous remporter la victoire,
Du nom de votre époux doit espérer la gloire ;
Tantôt contre Léon le champ doit être ouvert.
Pourquoi ne prendre pas un diadême offert,
Et vouloir nous réduire aux mortelles alarmes
Que nous donne pour vous le sort douteux des armes ?
Vous pouvez y périr, Léon est renommé.

Bradamante.

Je le sai, son courage est partout estimé,
Mais à ce que je suis ta crainte fait injure,
Je combats pour Roger, la victoire m’est sûre ;
Et ce bras, toujours prêt à soutenir ma foi,
Fera voir que lui seul était digne de moi.

Doralise.

Si je ne craignois pas… Mais Léon qui s’avance
Mieux que moi là-dessus vous dira ce qu’il pense.



Scène II.

LÉON, BRADAMANTE, DORALISE.
Léon.

Madame, permettez pour la premiere fois
Que je me plaigne à vous de vos injustes loix.
Plus je touche au moment où j’y dois satisfaire,
Plus je sens que mon cœur à moi-même est contraire.
Pour lui votre conquête est le plus grand des biens,
Mais quand je m’y prépare, il en hait les moyens ;
Et confus dans ses vœux qu’il approuve & rejette,
Voulant vous acquérir, il craint ce qu’il souhaite.
Non qu’un combat l’étonne ; il sait trop de quel prix
Est l’adorable objet dont on le voit épris.
Viennent tous ces Guerriers, dont la haute vaillance
A rempli l’Univers du renom de la France,
Qu’ils m’osent disputer le nom de votre époux.
Ferme, & sans m’étonner, je les attendrai tous ;
Et pour en triompher, malgré leur avantage,
Il suffit que l’amour seconde mon courage.
Mais ce même courage, intrépide aux combats,
Où contre mes rivaux je laisse agir mon bras,
Ce courage si ferme, & que rien n’épouvante,
Frémit, se laisse abattre au nom de Bradamante,
Il se rend, il lui céde, & je n’ai plus de cœur
Dès qu’il faut acquérir le nom de son vainqueur.
Ah ! Madame, changez une loi si cruelle,
Ne désespérez point l’amant le plus fidéle ;
Et par mes seuls devoirs laissez-moi remporter
Ce qu’en vous combattant je n’ose mériter.

Bradamante.

Prince, depuis un mois je vous ai fait connoître
Quelle je fus toujours, & quelle je veux être.
Vous m’aviez demandé ce temps pour m’engager
À quitter un dessein que rien ne peut changer.
À quoi que votre amour pour le rompre s’obstine,
Ce n’est qu’à mon vainqueur que ma main se destine ;
Et prêts à disputer la victoire entre nous,
Le trouble qui vous gêne est indigne de vous.
Mais je vois ce qui met ce trouble dans votre ame,
Il vous paroît honteux de combattre une femme ;
Et c’est ne vous donner à vaincre qu’à demi,
Que de vous mettre en tête un si foible ennemi.

Léon.

Avec tout l’Univers qui les vante, les prise,
Je sais qu’on craint partout Bradamante & Marphise,
Que leur valeur est rare, & qu’en plus d’un combat
Des plus fameux exploits elle a terni l’éclat ;
Mais malgré tout le bruit que fait leur renommée,
Où prendre un ennemi dans Bramante aimée,
Et comment se résoudre à combattre, à s’armer,
Quand le cœur qui se rend n’est fait que pour aimer ?

Bradamante.

Hé bien, Seigneur, hé bien, si vous m’en voulez croire,
Nous ouvrirons le champ seulement pour la gloire.
Pour rendre en ce défi tout égal entre nous,
Renoncez au dessein de vous voir mon époux,
Étouffez un amour qui vous nuit, & me blesse.
Nous pourrons joindre alors la valeur à l’adresse,
Et voir qui de nous deux, dans ce noble intérêt,
Avec plus de fierté soutiendra ce qu’il est.

Léon.

Et l’amour sur les cœurs prend-il si peu d’empire,
Qu’au moment qu’on le veut on puisse s’en dédire ?
Du combat jusqu’ici j’ai voulu m’affranchir
Pour faire agir mes soins, tâcher de vous fléchir ;

Mais tous ces soins n’ont fait qu’offrir mieux à ma vûe
Les rares qualités dont vous êtes pourvûe.
Mon mal s’en est accru ; le trait qui m’a blessé,
Dans mon cœur plus avant s’est toujours enfoncé ;
Et mes tristes devoirs n’ont servi qu’à me rendre
Capable d’un amour & plus fort & plus tendre.
Mais quelle est mon erreur, & que puis-je espérer
De qui pour mon rival se plaît à soupirer ?
Ma tendresse a beau faire, un autre a pris la place,
Roger, l’heureux Roger…

Bradamante.

Roger, l’heureux Roger…N’en dites rien de grace,
Il est absent, Seigneur ; & si quelque souci
Vous le fait voir à craindre…

Marphise.

Vous le fait voir à craindre…Ah ! Que n’est-il ici !
Pour empêcher mon cœur de se laisser abattre,
Que n’ai-je, au lieu de vous, ce rival à combattre ?
Avec combien de joie & de ravissement
Lui ferois-je éprouver…

Bradamante.

Lui ferois-je éprouver…Vous parlez en amant.
Roger est dangereux, sa valeur est extrême,
Tout le monde lui céde, & Bradamante même ;
Cependant Bradamante a le bras, a le cœur
Capable d’étonner le plus hardi vainqueur ;
Et ce triomphe heureux dont l’ardeur vous entraîne,
Peut-être à l’obtenir aurez-vous quelque peine.
La gloire est un grand prix, s’il m’y faut renoncer,
Ce n’est que par ma mort qu’on m’y pourra forcer.

Marphise.

Moi, vouloir votre mort ? Que dites-vous, Madame ?
C’en est fait, je le vois, plus d’espoir pour ma flamme.
J’avois crû, s’agissant de gagner votre cœur,
Que vous n’affectiez point un combat de rigueur ;
Que ce seroit assez pour avoir cette gloire,
Que sur vous par l’adresse on cherchât la victoire,

Et qu’où l’amour ne vainc que pour être soumis,
Un triomphe cruel n’étoit jamais permis ;
Mais puisque vous voulez une entiere défaite,
Il faut, Madame, il faut vous rendre satisfaite.
Après ce dur aveu je sais ce que je doi,
Vous n’aurez point de peine à triompher de moi.
Sans m’opposer au bras qu’arme tant d’injustice,
J’irai de tout mon sang vous faire un sacrifice,
Et, cherchant à mourir, présenter à vos coups
Ce cœur que je n’ai pû rendre digne de vous.
Du moins, comme à l’amour, ma triste vie est dûe,
C’est par vous & pour vous que je l’aurai perdue ;
Et j’aurai la douceur dans mes derniers soupirs,
D’avoir, en expirant, contenté vos désirs.

Bradamante.

Seigneur, le sang n’est pas ce que mon cœur demande ;
Pour désarmer mon bras il suffit qu’on se rende ;
Et quand il vous plaira me dédaigner assez
Pour rougir du projet où vous vous abaissez,
Quelque juste sujet qu’une autre eût de s’en plaindre,
Renonçant à l’amour vous n’avez rien à craindre.
Maîtresse de ma foi, je répons de vos jours.

Léon.

Continuez, Madame, il vous vient du secours.
Marphise qui paroît, affermit dans votre ame
Le généreux mépris que l’on fait de ma flamme.
Je vous laisse avec elle, & vais me préparer
À ce qu’en vain encor je voudrois différer.



Scène III.

BRADAMANTE, MARPHISE, ISMENE, DORALISE.
Marphise.

Avouez-le, Madame, il faut de la constance
Pour regarder le sceptre avec indifférence ;
Et Léon, dont l’hymen vous doit faire régner,
Est d’un rang que sans peine on ne peut dédaigner ;
Il vous en aura peint le solide avantage.
Quelquefois à céder un moindre charme engage,
Et je ne sai pourquoi je veux craindre aujourd’hui
Que vous ne combattiez moins pour vous que pour lui.
Pardonnez cette crainte à l’amitié sincere
Qui me fait partager les sentimens d’un frere.
Roger de votre amour se fait un tel bonheur,
Que s’il falloit vous perdre il mourroit de douleur.

Bradamante.

Roger a mérité cette noble tendresse
Qui fait que dans son sort une sœur s’intéresse,
Mais de pareils soupçons me sont injurieux,
Et Marphise devroit me connoître un peu mieux.
C’est peu que pour Roger j’aye osé de mon pere
Par d’éclatans refus m’attirer la colere.
Sur vingt amans vaincus mon triomphe a de quoi
Justifier ma flamme, & signaler ma foi ;
Et je puis mépriser ce qu’on en voudra croire,
Quand de si sûrs témoins répondent de ma gloire.

Marphise.

Vingt amans, il est vrai, n’ont que pour leur malheur
Osé de votre bras éprouver la valeur,

Mais leurs efforts trompés n’ont rien qui nous étonne.
Ces vingt amans vaincus n’avoient pas de couronne ;
Et Léon contre vous, après tant de combats,
A des secours plus forts que celui de son bras.

Bradamante.

Et si cette couronne a pour moi tant de charmes,
Quel motif m’a portée à recourir aux armes ?
Par ses ambassadeurs Constantin me l’offroit,
Léon par son hymen à mes vœux l’assuroit.
Pour ne l’accepter pas je me suis déclarée ;
Et la foi qu’à Roger j’ai de nouveau jurée,
Ne laissant nul espoir d’ébranler mon amour,
M’a fait, pendant six mois, exiler de la cour.
Sur moi par ses rigueurs qu’a pû le duc mon pere ?

Marphise.

Ce fut sans doute aimer que braver sa colere ;
Mais à qui vous vaincra promettre votre main,
C’est rendre de l’amour le triomphe incertain.
Si de l’ambition vous êtes possédée,
On impute au hazard la victoire cédée ;
Et le nom de vainqueur qui vous donne un époux,
Met Léon en état d’être digne de vous.
On peut se repentir d’un refus magnanime.

Bradamante.

Je puis ne vaincre pas, vous m’en faites un crime ;
Mais quel moyen plus sûr ai-je eu de m’engager
À devenir le prix de l’amour de Roger ?
Mon pere sur mes vœux par-là n’a plus d’empire,
Aux loix de mon défi le roi l’a fait souscrire ;
Et tout favorisant un si noble dessein,
Il ne tient qu’à Roger de mériter ma main.
Quand à le couronner l’amour par moi s’apprête,
Que ne vient-il, l’ingrat, disputer sa conquête ?
Mais peut-être qu’ailleurs un mérite éclatant
L’arrête en des liens…

Marphise.

L’arrête en des liens…Lui ? Le croire inconstant ?
Ah ! Vous voulez changer.

Bradamante.

Ah ! Vous voulez changer.C’en est assez, Madame,
Soupçonnez ma conduite, & doutez de ma flamme,
Le champ s’ouvre ; aujourd’hui mon bras doit être armé,
Et vous saurez bientôt si Roger est aimé.



Scène IV.

MARPHISE, ISMENE.
Ismene.

Après ce qu’elle a fait votre crainte m’étonne.
Léon n’a pû lui faire accepter la couronne ;
Et quand vous la voyez s’apprêter au combat…

Marphise.

Pour de fausses vertus il est un faux éclat.
Si contre lui d’abord elle se fût armée,
Tu ne me verrois pas inquiète, alarmée ;
Mais avoir consenti qu’il ait, pendant six mois,
Essayé par ses soins de mériter son choix,
Avoir pû l’écouter sans dédain, sans colere,
N’est-ce pas faire voir qu’elle immole mon frere ?
Et que peut un absent dans ces devoirs rendus,
Contre l’offre d’un trône, & des soins assidus ?

Ismene.

Mais craignant en secret que Bradamante l’aime,
Quand vous la condamnez, n’est-ce point pour vous-même ?
Et Léon vous est-il assez indifférent…

Marphise.

Au plaisir de régner la plus fiere se rend,

Je l’avoue, & Léon, s’il m’offroit son hommage,
D’un indigne refus n’essuieroit pas l’outrage.
Te faut-il dire plus ? D’un sentiment jaloux
Ma vanité blessée anime mon courroux.
Il aime Bradamante, a-t-elle plus de charmes,
A-t-elle plus que moi de renom dans les armes ?
Ai-je moins de mon bras signalé la valeur ?
Enfin, soit pour Roger dont je plains le malheur,
Soit pour moi, qui voudrois une gloire éclatante,
Je ne puis voir Léon amant de Bradamante ;
Et pour rompre les nœuds qui les pourroient unir,
Il n’est point d’entreprise où je n’ose venir.
Si contre leur hymen je n’ai point d’autre voie…
Mais que vois-je ? Timante ! Ah, quel sujet de joie !
Pour finir les ennuis soufferts jusqu’à ce jour,
Me vient-il de mon frere apprendre le retour ?



Scène V.

MARPHISE, TIMANTE, ISMENE.
Marphise.

Qu’est devenu Roger ?

Timante.

Qu’est devenu Roger ?Roger, toujours le même,
Après un long exil, vient revoir ce qu’il aime.
L’éloignement faisoit son plus cruel souci.

Marphise.

Que mon bonheur est grand de le savoir ici !
Où pourrai-je le voir ?

Timante.

Où pourrai-je le voir ?Sa flamme impatiente
L’a fait en arrivant voler chez Bradamante ;

Avant que de paroître il veut l’entretenir.

Ismene.

Il n’est rien que l’amour ne lui fasse obtenir.
Quand à l’ambition elle seroit sensible…
Sa valeur jusqu’ici l’a fait voir invincible.
Nous saurons par l’accueil qu’en recevra Roger,
À quoi l’amour pour lui peut encor l’engager.