Bradamante/Acte III
ACTE III.
Scène I.
Cesse de condamner, en me forçant de vivre,
Le juste désespoir où ma doleur me livre.
Ma mort, ma seule mort peut effacer l’affront
Qu’un revers si cruel imprime sur mon front.
Du trop heureux Léon la fatale victoire
Pour jamais, sans retour, m’a fait perdre ma gloire,
L’éclat s’en est terni si-tôt qu’il a vaincu,
Et vivant sans honneur j’ai déjà trop vécu.
La valeur fut toujours votre charme sensible,
Mais pour être vaillant doit-on être invincible,
Et tous ceux que la gloire aux combats fait courir,
Sont-ils, faute de vaincre, obligés de mourir ?
Si le dur poids des fers, après votre défaite,
À de honteuses loix vous laissoit voir sujette,
Je plaindrois vos malheurs ; &, dans ce triste sort,
Il vous seroit permis de souhaiter la mort.
Mais, Madame, Léon, par plus d’une victoire
A fait voir quelle part il avoit à la gloire ;
Et vous pouvez, sans honte, avouer un vainqueur,
Qui n’aspire jamais qu’à toucher votre cœur.
Loin d’abuser des droits que ce grand nom lui donne,
Il se soumet à vous, vous offre une couronne ;
Et toute autre, forcée à finir ses mépris,
Le verroit sans regret triompher à ce prix.
Ne crois point m’éblouir par de vains avantages.
Ce que tu dis est bon pour de foibles courages ;
Mais après un défi suivi de vingt combats,
Bradamante a dû vaincre, ou ne survivre pas.
Mon amour le vouloit aussi-bien que ma gloire.
Quel charme m’a contrainte à céder la victoire ?
Vingt fois j’ai vû Léon, craignant de m’approcher,
Foiblement se défendre, & n’oser me toucher ;
Mais plus il me rendoit le triomphe facile,
Plus j’ai fait pour l’abattre un effort inutile.
À mes coups, sans obstacle, il se livroit en vain,
Un pouvoir invisible a retenu ma main ;
Et prête à le percer, ma tremblante colere
A trouvé malgré moi de la honte à le faire.
À voir que son respect ait sû m’intimider,
Qui ne jugera pas que j’ai voulu céder ?
Est-ce ainsi qu’on soutient une noble entreprise ?
Que pensera Roger ? Que pensera Marphise ?
Moi-même, en mon esprit voulant tout repasser,
De ce triste combat je ne sai que penser.
Roger ne pouvoit craindre un succès plus contraire ;
Mais enfin, quel reproche a-t-il droit de vous faire ?
S’il a de votre gloire un généreux souci,
Quand on vous offre un trône, il doit… mais le voici.
Scène II.
Je vois quels sentimens mon malheur vous inspire,
Et lis dans vos regards ce que vous m’allez dire.
Ne vous contraignez point, parlez, accusez-moi
D’avoir pû consentir à vous manquer de foi.
Dites que sur l’éclat d’une couronne offerte
J’ai trahi mes sermens, résolu votre perte,
Abandonné mon ame à l’infidélité ;
La plainte sera juste, & j’ai tout mérité.
Ma raison, il est vrai, céde au coup qui m’accable ;
Et tel est de mes maux l’abîme épouvantable,
Qu’à quelque dur excès qu’on les veuille porter,
La colere du ciel n’y peut rien ajouter.
Mais, Madame, tombé dans ce terrible gouffre
Où l’horreur des enfers céde à ce que je souffre,
On ne me verra point, par un transport jaloux,
Permettre à mon amour de se plaindre de vous.
Celui de Bradamante est pur, ardent, sincere,
Elle a fait au combat tout ce qu’elle a pû faire ;
Et lorsqu’elle est réduite à souffrir un vainqueur,
La faute est du destin, & non pas de son cœur.
Je ne chercherai point, dans une vaine excuse,
À jouir de l’erreur d’un amant qui s’abuse.
Vous devez condamnez la langueur de mon bras.
Je n’ai point eu l’ardeur que je porte aux combats.
La victoire a pour moi vingt fois paru certaine.
Léon ne s’est long-temps défendu qu’avec peine ;
Prodigue de son sang pour épargner le mien,
Vous l’avez vû s’offrir…
Dans ce fatal combat votre ennemi, sans doute,
A craint ce qu’aujourd’hui son triomphe vous coûte.
Mais n’examinons point ce triste événement.
Le Ciel veut à Léon immoler votre amant ;
Ses ordres sont des loix qu’on ne sauroit enfreindre :
Encore un coup, de vous je n’ai point à me plaindre.
L’amour vous place au trône ; &, quand vous y montez,
Il vous donne encor moins que vous ne méritez.
Sur un trône éclatant Léon m’offre une place ;
Mais, si pour l’accepter j’avois l’ame assez basse,
Roger, qui doit tout faire afin de m’acquérir,
M’aimeroit-il si peu qu’il le voulût souffrir ?
Et comment éviter ce qui me désespere,
Quand vous avez rendu votre hymen nécessaire ?
Ce funeste défi qu’autorisa le roi,
N’a-t-il pas au vainqueur engagé votre foi ?
J’ai promis, il est vrai, je ne puis m’en dédire,
Je dois subir la loi que j’ai voulu prescrire ;
Mais cet engagement vous ôte-t-il les droits
Que sur moi, sur mon cœur vous donne un premier choix ?
Verrez-vous de Léon récompenser la flamme
Sans que par mille efforts votre amour…
Dans l’état déplorable où le destin m’a mis,
Quels efforts contre lui peuvent m’être permis ?
Lorsque je n’ai pour vous sceptre ni diadême,
Ce trop heureux rival vous place au rang suprême.
Confus, sans nul espoir qui doive m’animer,
Que puis-je faire ?
Arrachez-moi le sceptre, ôtez-moi la couronne,
Loin de vous en blâmer, c’est moi qui vous l’ordonne.
Pour un cœur généreux qui sait les dédaigner,
Vivre avec ce qu’on aime est plus que de regner.
Quand d’un pareil dessein le mien seroit capable,
Léon…
Et Roger que jamais les plus sanglans combats…
Viennent cent ennemis, je ne les craindrai pas.
Seul contr’eux, sans trembler, je saurai vous défendre ;
Mais un revers affreux qui ne se peut comprendre,
Me rendant de moi-même ennemi malgré moi,
Dès que Léon… Mes maux… J’en suis saisi d’effroi.
Si vous pouviez savoir quel rigoureux martyre…
Madame, plaignez-moi, je n’ai rien à vous dire.
Ce trouble m’en dit trop, & je commence à voir
Ce que me cache en vain un trompeur désespoir.
Qui l’eût crû ? Vous brûlez d’une flamme nouvelle,
Et n’osant vous résoudre à paroître infidéle,
Vous voulez que Léon, devenu mon époux,
Vous mette en liberté de disposer de vous ;
Que prêtant une excuse à votre amour timide…
Quoi, vous pouvez penser que mon cœur…
Oui, perfide,
Un autre objet te charme, & j’ouvre enfin les yeux
Sur ce qui t’a banni si long-temps de ces lieux.
C’est peu que pour Léon tu reviennes sans haine,
Lui dont par toi la mort sembloit être certaine,
Tu souffres qu’au combat il prévienne ta foi,
Pour t’enlever un prix qui n’étoit que pour toi ;
Et quand tout est permis à ta juste colere,
Tu m’oses demander ce que ton bras peut faire ?
Juste ciel ! De ma flamme on peut se défier.
Et bien, il t’est aisé de te justifier.
Si ton cœur est constant, ta main doit être prête.
Marche, cours à Léon arracher sa conquête,
Par un beau désespoir cherche à te secourir,
Ou donne-moi du moins l’exemple de mourir.
Rien ne m’arrêtera quand il te faudra suivre.
Pour moi, pour mes malheurs vous cesseriez de vivre ?
Non, de mon imprudence ils sont le juste effet ;
Et je dois…
Léon est mon vainqueur, tu veux que je l’épouse,
J’y consens ; ne crains point que j’éclate en jalouse,
Et par un indigne & bas emportement
Je permette l’injure à mon ressentiment.
De ton cœur aveuglé sui la pente fatale,
Va triompher du mien auprès de ma rivale,
Et jouïs, si tu peux, en violant ta foi,
Des douceurs d’un repos qui t’étoit sûr par moi.
Tu le sais. Quel bonheur eût approché du nôtre !
Il n’y faut plus penser, je vivrai pour un autre.
Je ne le cache point, mon devoir étonné
Des troubles de mon cœur se trouvera gêné ;
Mais peut-être à ton tour tu sentiras mes peines ;
Et sous le poids honteux de tes nouvelles chaînes,
Regrettant mon amour, tu te repentiras
D’avoir pû vivre heureux, & de ne l’être pas.
Je vous l’ai déjà dit, Madame, il faut me taire ;
Mais si vous connoissiez…
Scène III.
J’offensois Bradamante, & sa fidélité
Mettoit contre Léon sa gloire en sûreté ?
Pour l’éblouir, le trône avait trop peu de charmes ?
Rien n’est plus incertain que le succès des armes,
Ma sœur, les plus grands cœurs l’ont cent fois éprouvé ;
Vous le savez.
Et quand on vous trahit…
Il doit voir comme vous que j’ai trahi sa flamme ;
Et contre mes projets mettre les siens au jour,
Si mon ambition déplaît à son amour.
Scène IV.
Croire qu’à me trahir la couronne l’engage ?
Perdez, ma sœur, perdez un soupçon qui l’outrage.
Ah, mon frere ! Pourquoi vouloir vous abuser ?
Sa langueur au combat se peut-elle excuser ?
Léon, dont on voyoit l’inquiétude extréme,
Tâchoit en reculant d’épargner ce qu’il aime ;
Et son bras, que sa vûe avait intimidé,
N’auroit jamais vaincu si le sien n’eût cédé.
Non, on ne comprend pas dans l’orgueil qui l’inspire…
Je sai, je comprends tout, & je ne puis rien dire.
Si pendant le combat son bras s’est retenu,
De ce qui l’arrêtoit le pouvoir m’est connu.
Prête à verser du sang, l’horreur qui la désarme
D’un ascendant secret me découvre le charme ;
Je vois ce qu’elle-même elle n’a pû savoir.
Ce qui m’arrive, ô ciel, se peut-il concevoir !
Adieu, ma sœur, cessez d’accuser Bradamante,
C’est offenser sa gloire, elle a l’ame constante ;
Et de tous les amans que brûlent de beaux feux
Je suis le plus à plaindre, & le plus malheureux.
Scène V.
Dans quel aveuglement sa passion le jette !
Il veut de Bradamante excuser la défaite ;
Et quand Léon triomphe, & qu’on l’ose épargner,
Il cherche à ne pas voir qu’elle aspire à regner.
Si son ambition l’emportoit sur sa gloire,
À quoi bon ce combat ? Pourquoi cette victoire ?
Puisque Léon s’offroit…
Si ses premiers refus ont soutenu sa foi,
Elle a voulu cacher sa lâche indifférence,
Et paroître forcée à manquer de constance.
Vingt fois elle triomphe, & quand Léon combat,
Elle n’a plus de bras, son courage s’abat !
Quand elle auroit changé, sa faute est excusable.
Par mille qualités Léon est estimable ;
Vous-même à leur éclat vous laissant éblouir…
Le crime est fait, il faut l’empêcher d’en jouïr,
Par mon propre intérêt à ce crime sensible…
Madame…
Scène VI.
Aux plus vaillans guerriers qu’on ait ouï vanter,
Jusqu’ici Bradamante avoit su résister,
Et puis qu’elle vous cede, on a sujet de croire
Qu’avec vous en tous lieux vous traînez la victoire,
Elle vous est soumise, & vous lui commandez.
L’amour sur tous les cœurs a des droits bien fondés ;
Et brûlant d’une flamme aussi pure qu’ardente,
J’ai dû l’avoir pour aide à vaincre Bradamante.
Elle est votre conquête, & se donnant à vous,
Sans doute, elle remplit ses desirs les plus doux.
Mais avant le défi qu’on lui permit de faire,
Elle étoit engagée à Roger, à mon frere,
Il l’aime ; & je prétens, les armes à la main,
Quand votre hymen s’apprête, en rompre le dessein.
Je dois peu redouter cette fiere entreprise,
Lorsqu’on vainc Bradamante, on peut vaincre Marphise ;
Et s’agissant pour moi d’un bien si plein d’appas,
Tout l’Univers armé ne m’étonneroit pas.
Mais contre cet hymen ma surprise est extrême
De ne voir pas Roger se déclarer lui-même.
J’apprens qu’il est ici. Qu’il se montre, il est beau
Que par lui mon triomphe ait un éclat nouveau.
À l’objet de mes vœux s’il ose encor prétendre,
S’il y garde des droits, qu’il vienne les défendre.
Comme c’est un rival digne de ma valeur,
Je l’accuse déjà de trop peu de chaleur,
Et croi ne pas jouïr assez de ma victoire,
Tant qu’il laisse manquer sa défaite à ma gloire.
À l’espoir d’un vainqueur tout semble être permis,
Mais cet espoir pourroit vous avoir trop promis.
Marphise que jamais le péril n’épouvante,
Saura mieux résister que n’a fait Bradamante ;
Et Roger, dont l’amour pressera le courroux,
Plus que Marphise encor est à craindre pour vous.
Si l’ardeur du courage à l’amour se mesure,
Aimant plus que Roger, la victoire m’est sûre ;
Quelque valeur qu’il ait, c’est ce qu’il connoîtra ;
Qu’il vienne, qu’il paroisse.
J’aime qu’à mon défi ce noble orgueil réponde,
Mais j’ai parlé ; prenez un bras qui vous seconde,
Si Bradamante veut avec vous s’engager,
Je combattrai contre elle, & vous contre Roger.
Quoi qu’on doive être sûr de sa valeur extrême,
Un amant n’a jamais exposé ce qu’il aime.
Mais puisque ce combat a pour vous tant d’appas,
Sans peine je saurai trouver un autre bras.
Obtenez seulement que le roi le permette.
Du choix que je ferai vous serez satisfaite.
Sur-tout arrêtez l’heure, & m’en avertissez ;
Léon qui l’attendra sera prêt.
C’est assez.