Bramante et l’Architecture italienne au XVIe siècle/3

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Henri Laurens, éditeur (p. 62-76).

III. — Pontificats de Clément VII et de Paul III.

Michel-Ange. Antonio da San Gallo le Jeune. Vignole.

Michel-Ange. — La prise de Rome en 1527, par les armées du connétable de Bourbon, fut un événement d’une importance exceptionnelle dans l’évolution de la civilisation romaine. Toute la joie tranquille de cette société raffinée, heureuse et calme, s’effondre en un instant : c’est un horrible réveil après le beau rêve de la Renaissance. L’école artistique, qui avait atteint un si haut degré de beauté, est brusquement arrêtée dans son développement ; tous les élèves de Bramante et de Raphaël, tous les disciples de la Renaissance, quittent Rome et portent leur art gracieux dans d’autres villes d’Italie.

À Rome, c’est pendant quelques années, pendant la fin du pontificat de Clément VII surtout, une période de profonde tristesse : il faut panser les blessures et réparer les ruines. Toute la douleur de cet âge sera exprimée par Michel-Ange, et rien ne peut nous la faire mieux sentir que des œuvres telles que le Tombeau de Jules II et ceux des Médicis, qu’il avait commencés sous Jules II et Léon X, pendant les jours les plus heureux de la Papauté, mais qu’il reprend sous Clément VII et Paul III, en en modifiant profondément le caractère, après avoir subi dans son cœur de Romain et de Florentin toutes les douleurs des sièges de Rome et de Florence.

L’exemple de la Tombe de Jules II est typique. Dans cette œuvre, dont les premiers projets remontent à 1509, nous voyons d’abord l’âme même de Jules II diriger la pensée de Michel-Ange. À ce pape guerrier qui rêve de délivrer, et de dominer toute l’Italie, qui a combattu et triomphé toute sa vie, Michel-Ange veut élever un monument comme seuls en eurent les Pharaons ou les empereurs romains. Quarante statues accumulées autour d’un mausolée triomphal devaient célébrer la gloire du pape conquérant. Mais lorsque, trente ans plus tard, Michel-Ange put enfin achever l’œuvre longtemps interrompue, elle sortit de ses mains méconnaissable. Non seulement les projets grandioses sont abandonnés, faute de temps et d’argent pour les réaliser, mais l’œuvre change entièrement de caractère. De joyeuse et triomphale qu’elle devait être, elle devient triste et sévère. La farouche figure de Moïse, qui ne devait être primitivement qu’une figure accessoire devient le centre du monument, le constitue pour ainsi dire tout entier et met sur tout ce tombeau une expression de sauvage terreur. Je n’insisterai pas sur les détails de cette tombe, si incohérente qu’elle serait inexplicable si l’on ne savait qu’elle fut faite en utilisant tant bien que mal des fragments sculptés à diverses reprises en vue de projets différents. Il faut remarquer pourtant combien frappantes sont la sécheresse et la nudité de toutes les parties supérieures, faites tardivement, et combien elles contrastent par leur tristesse avec le brillant décor et la richesse de tous les fragments de date antérieure.

La chapelle funéraire des Médicis et les Tombeaux qu’elle renferme nous permettront de faire des constatations analogues : commandés par Léon X, au milieu des splendeurs et des triomphes de la papauté, ces tombeaux ne furent terminés que vingt ans plus tard, après la tristesse des invasions et de la défaite. Plus encore que la tombe de Jules II, ils portent la marque du désespoir qui étreignit l’Italie dans ces jours funestes, et Michel-Ange y a mis la plus poignante expression de la douleur d’une grande âme pleurant les malheurs de sa patrie. L’œuvre qui a été toute transformée en cours d’exécution n’est plus qu’un fragment des projets primitifs, et seules quelques statues sont là disant la pensée du maître. Mais ces statues sont si belles que notre esprit subjugué les admire comme une des œuvres les plus géniales de l’art, sans penser à critiquer la partie architecturale qui, toute mutilée, est devenue pour ainsi dire incompréhensible[1].

Pl. 13.


Cliché Alinari.
SAINT-PIERRE DE ROME.
Projet en bois de San Gallo, façade.


Cliché Alinari.
SAINT-PIERRE DE ROME.
Projet en bois de San Gallo, partie latérale.

Cette période sombre qui suivit les jours du sac de Rome ne fut pas de très longue durée, et, dès l’avènement de Paul iii, une ère nouvelle s’ouvre à Rome. Paul iii, Farnèse, agit comme un grand seigneur, et le caractère de son pontificat sera l’importance des constructions civiles. Dans cette Italie, où de toutes parts les princes doivent songer à défendre leur couronne et leur vie, les préoccupations religieuses s’affaiblissent : on a trop peur de Charles-Quint pour ne pas un peu oublier Dieu. On cesse de construire des églises, pour construire des châteaux forts et des palais. Au milieu de leurs guerres, les rois et les princes vont être moins chrétiens et plus sensuels que jamais : c’est l’âge de Cellini et du Primatice, de Jules Romain et de Paul Véronèse. Jamais la nudité n’a prédominé dans l’art comme à cette époque.

Il est une œuvre qui est très profondément empreinte du caractère de cet âge, c’est le Tombeau du pape Paul iii, où un élève de Michel-Ange, Guglielmo della Porta, ne craint pas, sous prétexte de représenter une Vertu, de sculpter une statue de femme nue, et non pas seulement, comme l’avait fait Michel-Ange pour les tombeaux des Médicis, une statue de femme dont la douleur et le désespoir semblaient faire oublier la nudité, mais une nudité outrageusement sensuelle, et telle que les successeurs de Paul III furent obligés de la faire recouvrir.

Un des grands événements du pontificat de Paul iii fut la réception de Charles-Quint à Rome. Les armées espagnoles n’entrent plus en ennemies mais en alliées, et il s’agit de fêter le souverain qui tient dans ses mains la papauté, comme il tient toute l’Europe. C’est pour l’honneur que Paul iii conçoit l’aménagement du Capitole, qui fut vraiment la première grande œuvre architecturale de Michel-Ange, œuvre de véritable génie où il mit toute la force de sa pensée. Devant elle il semble que toutes les autres productions de la Renaissance soient petites et qu’il faille remonter au moyen âge pour retrouver pareille grandeur.

L’aménagement de la place du Capitole comprend trois palais : au fond le Palais des Sénateurs, dont le perron seul fut construit par Michel-Ange, et qui fut terminé plus tard par Girolamo Rainaldi, avec une sensible modification de ses projets, et deux palais latéraux, identiques (Pl. 10), construits très fidèlement, sauf la fenêtre centrale, d’après les dessins de Michel-Ange.

Tout dans ces palais concourt à l’impression de puissance : le grand ordre de pilastres embrassant deux étages et la forte corniche qui les surmonte, les lourds frontons des fenêtres, ainsi que les ouvertures du rez-de-chaussée, avec les colonnes trapues qui soutiennent leur architrave. Les reliefs énergiques, la vigueur et la simplicité des lignes fortement accusées par les ombres, donnent à la façade un aspect de plénitude et de force ; la balustrade ornée de statues, qui la couronne, corrige ce qu’elle aurait de trop sévère et achève de faire d’elle, pour la place du Capitole, le décor à la fois somptueux et puissant que devait désirer Paul iii. Ce qui ajoute encore de l’intérêt à cette œuvre, c’est que toutes ces formes, grand ordre, ouvertures au rez-de-chaussée, architraves, balustrades, statues terminales, sont des nouveautés dans l’architecture des palais.


Antonio da San Gallo le Jeune fut, à côté de Michel-Ange, le grand architecte de cet âge. Son œuvre capitale est le palais Farnèse (Pl. 10). Ce palais, commencé sous Léon x pour le cardinal Farnèse, et qui devait être d’abord relativement modeste, ne prit ses proportions actuelles que lorsque le cardinal devint le pape Paul iii. Son caractère se ressent des deux époques de sa construction : les fenêtres, avec la disposition de leurs frontons, avec la grâce des colonnes légères qui les bordent, appartiennent à l’époque et à l’art de Léon x ; elles mettent sur la façade du palais une élégance qui disparaît totalement à l’intérieur, pour faire place au sentiment de force qui est le trait essentiel de l’art sous Paul iii. Dans le vestibule encombré de colonnes, dans le cortile où, soit au rez-de-chaussée, soit au premier étage, s’ouvrent de puissantes arcades rappelant celles du Colisée ou du théâtre de Marcellus, San Gallo renonce à l’ordre corinthien et à l’ionique, aux styles gracieux de l’art grec que ses prédécesseurs avaient toujours préférés ; il comprend la valeur du dorique et il en tire des effets de grandeur qui n’ont été égalés que par Palladio à la Basilique de Vicence.

Le palais Farnèse, laissé inachevé par San Gallo, fut terminé par Michel-Ange à qui l’on doit le second étage de la cour, la corniche et la fenêtre centrale de la façade.

Vignole, dont l’art a les plus grandes analogies avec celui de San Gallo, qui a la même sévérité, la même grandeur, construit pour les Farnèse le palais de Caprarole. Ce château polygonal, avec ses bastions, a l’aspect d’une forteresse ; mais, sur toutes les murailles, Vignole prodigue le décor des colonnes et des arcades. Son œuvre ressemble à un château fort français, qui serait revêtu de la parure de l’art antique.

Le château Saint-Ange, qui avait rendu de si grands services à Clément vii, en lui servant de forteresse et d’abri, qui l’avait sauvé lors de la prise de Rome, Paul iii va le prendre en particulière affection : il y ménage des appartements où Pierino del Vaga met des chefs-d’œuvre d’art décoratif. Le décor des salles, tout en peintures, est une suite de l’art de Raphaël, et prépare celui d’Annibal Carrache au Farnèse.

Et il faut citer enfin, pour compléter les œuvres dues aux Farnèse, les jardins que Paul iii fit si magnifiquement dessiner au milieu des ruines du Palatin.

À côté des palais des Papes, nombre de palais et de villas sont alors commandés par les grandes familles de Rome, et surtout par les cardinaux.

Le palais Spada, construit en 1540 pour le cardinal Capodiferro, a une façade qui est inspirée de celle du palais dell’Aquila de Raphaël. La recherche du décor sculpté a une plus grande importance encore dans la cour du palais et atteint à une beauté qui semble n’avoir été que rarement égalée (Pl. 11). Cette belle décoration est l’œuvre du lombard Giulio Mazzoni.

La villa Médicis, construite pour le cardinal Ricci da Montepulciano, est, elle aussi, un bijou digne des maîtres du début du siècle. Comme au palais Spada, c’est le principe du décor sculpté qui prédomine, avec cette particularité que l’on emploie des bas-reliefs antiques encastrés dans les murs, et c’est bien là un des témoignages les plus intéressants de l’amour de cet âge pour tout ce qui rappelait l’antiquité. Mais à côté de ce placage, à côté de cette accumulation de bas-reliefs qui couvrent tous les murs, il y a dans la façade de cette villa quelque chose de plus architectural, le portique, qui est peut-être la plus belle entrée de palais qu’il y ait à Rome (Pl. 12). C’est une grande ouverture divisée par deux groupes de colonnes accouplées, avec cette disposition, qui date de la chapelle Pazzi de Brunelleschi et qui fut si souvent employée au xvie siècle, notamment dans l’école de Bramante, d’une haute baie centrale en plein cintre accostée de deux ouvertures architravées. Une tradition vague veut que Michel-Ange ait été pour quelque chose dans cette façade, et vraiment, en raison de son exceptionnelle beauté, en raison aussi de son analogie avec les palais du Capitole, soit par la puissance de la conception, soit par le style des chapiteaux et la forme des perrons, soit surtout par la disposition du portique, semblable à celui de la façade intérieure du palais des Conservateurs au Capitole, cette attribution me paraît devoir être maintenue.

C’est encore un cardinal, Hippolyte d’Este, qui, au même moment, construit à Tivoli la villa d’Este, villa capitale dans l’évolution de l’architecture, en raison de la disposition de ses jardins et de ses eaux. Tout ce qui avait été fait jusqu’alors, même les villas des Médicis à Florence, semble petit à côté de cette œuvre nouvelle. Surtout, c’est la première fois que les eaux prennent une place aussi importante, et cela tient au site dans lequel sont placés les jardins qui s’étagent sur les pentes de la colline de Tivoli dont les eaux abondantes permirent de disposer partout des bassins, des jets d’eaux, surtout des cascades, et de créer un ensemble qui, nulle part ailleurs, n’a pu être imité.

Si, pendant cet âge, la papauté s’intéresse peu à la construction des églises, il en est cependant une qu’elle ne saurait négliger, ce Saint-Pierre auquel de si grandes sommes ont déjà été consacrées. Antonio da San Gallo le Jeune, qui avait été l’élève de Bramante, va reprendre l’œuvre dès la mort de Peruzzi, qui avait succédé à Raphaël. Nul n’a fait pour cette église des projets plus nombreux et plus différents, adoptant d’abord, comme l’avait fait Raphaël, la croix latine. Mais rencontrant alors de graves difficultés dans la répétition, le long des nefs, des gigantesques piliers portant la coupole, il en arrive, dans son projet définitif, à une sorte de moyen terme, où l’église est en croix grecque, mais s’allonge en avant par un grand portique qui la relie à un bâtiment isolé, la loge de la Bénédiction, qui sert de façade à toute l’église.

Pl. 14.


Cliché Alinari.
PALAIS DES DOGES, À VENISE.
L’escalier des Géants.


Cliché Alinari.
PALAIS DES DOGES, À VENISE.
Partie construite par Bergamasco.

Ce projet parut si beau que l’on ne se contenta pas de le fixer par des dessins, mais que l’on en fit faire un modèle en bois, modèle que l’on conserve encore à Saint-Pierre et qui est un document inappréciable pour l’histoire de l’architecture à cette époque (Pl. 4 et 13).

Le plan est encore assez voisin de celui de Bramante et surtout de celui de Peruzzi ; il se distingue d’eux par une tendance à la simplification des lignes, mais il garde malgré cela, par la multiplicité des espaces, une très grande complication, et cette complication fut un des principaux arguments dont se servit Michel-Ange pour le faire abandonner.

À l’extérieur, malgré l’excessive accumulation des formes architecturales, il faut louer le beau décor des grandioses absides et surtout la coupole, avec la double galerie de son tambour et sa puissante lanterne terminale.

La plus grande curiosité du projet de San Gallo est sans doute dans les hauts clochers qui flanquent la façade : c’est là une conception très éloignée de la Renaissance, et que Michel-Ange, avec raison, traitera d’œuvre gothique.

Le seul travail que San Gallo eut le temps d’exécuter fut la reprise des piliers et des murs de Bramante ; très justement, il comprend que ces piliers, déjà trop légers pour la coupole que ce maître avait conçue, seraient absolument insuffisants pour celle qu’il projette. Et il reprend toutes les fondations, que Bramante négligeait toujours, poussé par la fièvre de Jules II qui avait hâte de voir les murs sortir de terre. La grande œuvre de San Gallo à Saint-Pierre a été de donner aux piliers et aux murs les forces nécessaires. C’est grâce à ce qu’il fit que Michel-Ange, plus tard, put si rapidement et si facilement élever sa coupole, et c’est grâce à lui que sa solidité défie les siècles.

  1. Voir mon article sur l’Architecture des Tombeaux des Médicis dans la Gazette des Beaux-Arts. Janv. 1908.